Introduction
p. 15-36
Texte intégral
Les débuts de l’enquête
1Lorsque je suis partie dans les Andes de Bolivie en 1999, j’envisageais de mener une recherche sur la figure type du « vampire » andin : le lik’ichiri ou kharisiri. Ce prédateur est un humain qui viendrait retirer la substance vitale de ses victimes : la graisse et/ou le sang. L’extraction entraîne divers symptômes notamment des maux de ventre, un amaigrissement marqué et un affaiblissement généralisé. Dans les cas les plus graves, elle peut être mortelle. Au cours de l’histoire, plusieurs catégories sociales ont été soupçonnées, parfois accusées, de compter en leur sein des lik’ichiri : Espagnols, moines franciscains, propriétaires terriens, métis, ingénieurs des mines, médecins, commerçants et paysans indigènes. De nos jours, le lik’ichiri, sous d’autres formes et dans d’autres contextes, continue de susciter la crainte, tant en milieu urbain qu’en milieu rural. Loin d’être un phénomène local, la peur du lik’ichiri se retrouve dans l’ensemble de l’aire andine (Pérou, Équateur, Bolivie)1, les termes qui le désignent variant selon les régions2.
2L’étude du lik’ichiri m’avait enthousiasmée car elle mêlait rumeur, maladie et accusation. Avant de partir « sur le terrain », plusieurs collègues m’avaient néanmoins conseillé d’être prudente : je pouvais être soupçonnée d’être lik’ichiri et chacun illustrait cette mise en garde par une anecdote. Je prenais leurs recommandations très au sérieux car les châtiments réservés aux individus accusés d’être des preneurs de graisse étaient sévères : confiscation des biens et exclusion de la communauté (Wachtel, 1992 ; Rivière, 1991), maltraitance physique pouvant aller jusqu’à l’homicide (Rivière, op. cit.). Je partis ainsi sur le terrain avec une certaine appréhension, celle d’être considérée comme un lik’ichiri potentiel. Je dois avouer que le projet de mener une enquête ethnographique n’atténuait nullement cette inquiétude : partir dans des communautés andines pour récolter des données et réaliser une thèse de doctorat en France n’était-il pas aussi une forme de prédation ? La réflexion de Joselo à mon arrivée dans la communauté d’Urur Uma ne fit que confirmer ce sentiment : « Vous les sociologues, vous nous étudiez comme des fourmis. Après, vous écrivez un livre et nous, en échange, nous n’avons rien. » Joselo devenu par la suite un très bon ami, avait pointé un thème majeur : la relation entre la prédation (ici l’appropriation et l’exploitation) et l’échange. Pour contrecarrer ces imputations (« elle prend sans contrepartie »), je devais entrer dans des rapports de réciprocité avec les habitants des communautés ; je devais transformer une relation appréhendée par mes interlocuteurs comme asymétrique et négative (l’appropriation) en relation d’échange. Les liens de compérage que j’ai noués avec plusieurs familles, le partage du travail collectif (activités agricoles, entretien des routes ou des canaux d’irrigation) ou encore la participation aux charges rituelles firent disparaître la méfiance initiale et contribuèrent à mon intégration dans les différentes communautés. Cette considération à la fois pratique et morale de mon travail d’ethnographe allait par la suite faire écho à la problématique centrale de mes recherches : l’échange permet-il de neutraliser la prédation (réelle ou symbolique) imputée à des humains et/ou à des entités surnaturelles ?
3Cette interrogation n’avait pas seulement été inspirée par une exigence personnelle (légitimer l’enquête ethnographique) mais aussi par un héritage intellectuel. C’est en effet sous la forme de la lutte et de la rencontre coloniale, de la domination et de l’exploitation que la « prédation » du lik’ichiri avait été analysée dans la plupart des interprétations académiques andinistes (nous y reviendrons). Je m’interrogeai initialement sur le processus de sélection et d’accusation : qui soupçonne-t-on et/ou accuse-t-on d’être un preneur de graisse humaine ? Assez rapidement, je pus constater que si les figures du lik’ichiri étaient manifestement instables, les contenus des énoncés révélaient des éléments plus ancrés historiquement et moins sujets aux aléas, comme le rapport au corps et à la personne ou encore les représentations et les traitements du conflit. Plusieurs thèmes ont alors progressivement retenu mon attention :
4– Le rôle des contenants et des contenus, l’ouverture et la fermeture des corps : « Quand le lik’ichiri nous prend la graisse, on a mal au ventre parce que le vent est entré dedans », m’avait-on dit. Pour éviter ce drame, il était conseillé de manger suffisamment.
5– Le rôle des pensées/souvenirs (yuyay) : d’une manière générale, il fallait éviter de penser au malheur car, me disait-on, « quand tu y penses, ça devient vrai ».
6– Les rapports de communication entre la proie et le lik’ichiri : mes interlocuteurs soulignaient que la victime ne devait surtout pas voir le lik’ichiri quand il lui prenait sa graisse car cette vision entraînait une mort certaine.
7La façon de se nourrir, l’état émotionnel et les pensées qu’il suscite, les interactions sensorielles entre la victime et son victimaire figuraient comme des éléments clés pour comprendre les amorces et les caractéristiques des manifestations des lik’ichiri. Ceci étant, les discours sur la prédation étaient loin de se cantonner au lik’ichiri. Je décidai alors d’étendre mes investigations à l’ensemble des entités prédatrices réputées se manifester dans les communautés où je séjournais afin de compléter voire de généraliser ces premiers résultats.
8Les lik’ichiri étaient en effet censés agresser les individus uniquement en dehors de leur communauté. Leurs attaques étaient occasionnelles et nous le verrons, intimement rattachées au contexte de la migration. En revanche, loin d’être exceptionnel, le danger de prédation imputé à des forces surnaturelles ponctuait la vie quotidienne de mon entourage. Dans les deux communautés où j’ai mené mes recherches la première année, j’ai immédiatement été frappée par un point : la peur des habitants, celle d’être vidé de leur contenu, celle d’être dépossédé d’une substance vitale ou bien celle d’être « mangé » (mikhusqa). Cette peur était permanente et si l’individu relâchait ponctuellement son attention, il risquait d’être « pris » et « dévoré » par un diable souterrain, un mort ou un esprit. Des gestes ordinaires comme broyer des tomates, aller chercher de l’eau à une source ou faire paître des moutons étaient toujours soigneusement contrôlés. Tout était l’occasion d’une mise en garde.
9Je tiens à souligner que c’est mon comportement sur le terrain qui m’a procuré en premier lieu les informations les plus précieuses. Comme le souligne Jeanne Favret Saada (2009), être présent sur le terrain induit d’y occuper une place et d’en tirer les conséquences : accepter de participer et d’être affecté c’est-à-dire d’être altéré par l’expérience vécue. Pour les comunarios3, j’étais une jeune fille que ma famille avait laissé partir seule dans un pays étranger dont j’ignorais tout, y compris la langue. Ce statut me valut beaucoup de compassion et d’attention. J’étais même parfois infantilisée et mon entourage, féminin surtout, avait à mon égard une attitude maternelle et protectrice. Or, mon comportement était jugé « irresponsable » car périlleux et je recevais quotidiennement de nombreuses recommandations. Généralement bienveillantes, celles-ci étaient teintées d’inquiétude, parfois accompagnées de reproches : je ne mangeais pas assez, je traversais la rivière à la nuit tombée, je me laissais envahir par la colère ou la nostalgie ou encore ne me raclais pas la gorge lorsque je sortais de la maison la nuit pour aller dans le patio.
10Si pour être acceptée dans la communauté, je devais nouer des rapports de réciprocité avec les habitants, pour être intégrée, je devais me situer comme une proie potentielle et mettre en place des dispositifs visant à me prémunir de toute agression : contrôler rigoureusement mes faits et gestes, mon état émotionnel et mes pensées. Au fil des jours, les comunarios ne venaient plus parler à l’ethnographe mais bien à une personne qui comme eux, risquait d’être vidée ou mangée. J’occupais ainsi la place des personnes auprès desquelles je vivais et pouvais partager, du moins par moments, leurs expériences émotionnelles et leurs pensées. Le fait de replacer les sens et le vécu au centre de mon enquête ethnographique a transformé celle-ci en expérience ethnographique (Hastrup, 1995). Comme les personnes qui m’entouraient, j’ai pu éprouver la hantise de la perte et de la dévoration et je dois dire que c’est avec un certain soulagement que je regagnais Cochabamba où je résidais entre mes séjours sur le terrain.
Se prémunir
11Les recommandations incessantes dont je faisais l’objet (et par là les affects non représentés qui venaient me bouleverser), les mises en garde que l’on pouvait adresser aux enfants ou à ceux qui partaient de la maison ont orienté la suite de mes recherches. Elles signifiaient d’une part, que l’individu pouvait être à tout moment l’objet d’une attaque prédatrice et d’autre part, que l’individu avait une responsabilité. Néanmoins, celle-ci ne portait pas toujours sur la nature de l’échange établi avec ses prédateurs potentiels mais parfois sur le comportement intime de l’individu, sa façon de manger ou sa manière de penser. Si j’avais été frappée au premier abord par l’ampleur de la peur, j’avais ensuite été interpellée par les dispositifs complexes mis en place par les individus pour se protéger. Je réalisais que la peur, ressentie et exprimée par mes interlocuteurs, ne témoignait pas pour autant d’une soumission inconditionnelle des humains envers des entités surnaturelles. Cette observation devait orienter la problématique générale de mon étude : comment les populations du Nord Potosi parviennent-elles à rendre compte, à travers leurs discours et leurs pratiques, de l’équilibre instable des relations nouées avec leurs prédateurs surnaturels ?
12Il y avait pourtant un élément décisif que je n’avais pas encore pris en considération. Le contrôle du corps, la maîtrise de l’état émotionnel et celle des pensées me semblaient en effet circonscrits à l’intimité de l’individu. En voulant balayer les résidus de transcendance qui hantent parfois certaines interprétations des phénomènes religieux dans les Andes, je me figurais une société atomisée où chaque individu était protégé par le caractère privé des usages du corps et celui invisible des pensées. L’individu apparaissait comme totalement autonome et séparé du monde surnaturel. Selon mon interprétation, l’individuation des manières de faire et de penser qui se révélait, pensais-je, dans les recommandations, rendaient invisibles les rapports entre les individus et les forces surnaturelles qui les entouraient. Mais pour mes interlocuteurs, l’« intérieur » n’est pas imperméable. Le corps physique doit en effet être conçu comme non « clôturé » par la peau et la pensée comme non « clôturée » par le corps. Pour les comunarios, les techniques corporelles, physiques et cognitives, constituaient des moyens d’agir concrètement sur eux-mêmes mais aussi sur la relation qui les unissait à des entités surnaturelles. En prenant comme support le corps et la pensée, l’ensemble des mises en garde ne se rapportait qu’à des modalités de relations et de l’agir. Je décidai de les confronter avec celles de l’échange : comment définir ces relations ordinaires, exercées par un individu par l’entremise du corps et de la pensée, par rapport à l’échange établi dans des contextes rituels par le biais d’offrandes et de libations d’alcool par exemple ?
13Ces interrogations visaient à éclairer deux thématiques centrales en anthropologie. La première se rapporte aux relations qui unissent les humains aux forces du monde qui les entourent dans leurs interactions quotidiennes et/ou rituelles. L’étude de la prédation m’a permis en effet de décrire et d’analyser les intentions que les humains imputent à des entités surnaturelles et de comprendre l’interdépendance et les causalités qui les relient (autonomie, soumission, coercition)4. Nous verrons que cette étude renvoie à des questions récurrentes de l’anthropologie sur l’ontologie des êtres surnaturels, sur la place de l’homme dans le monde (est-il un élément parmi d’autres ?) et sur la responsabilité du malheur biologique et social. La seconde thématique se réfère au lien entre la prédation et l’échange dans les Andes, thématique que j’ai exploré à travers la question de la neutralisation de la prédation. Il s’agissait en effet de tisser des liens entre différentes entités réputées prédatrices et des mécanismes corporels (l’alimentation, le contrôle de soi par exemple), qui n’ont pas toujours été mis en perspective dans cette région. Mon argumentation s’est développée à partir des interprétations classiques des andinistes selon lesquelles la prédation est neutralisée par la réciprocité. Pour mieux saisir la portée de cette dernière remarque, il convient à présent de définir le terme de prédation et d’évoquer brièvement son usage en anthropologie, notamment pour l’anthropologie américaniste.
La prédation
14J’emprunterai à Philippe Descola les définitions de l’échange, du don et de la prédation :
« L’“échange” se caractérise comme une relation symétrique dans laquelle tout transfert consenti d’une entité à une autre exige une contrepartie en retour5. Les deux autres [le don et la prédation] « sont asymétriques : soit qu’une entité A prenne une valeur à une entité B (ce qui peut être sa vie, son corps ou son intériorité) sans lui offrir de contrepartie, et je nomme “prédation” cette asymétrie négative ; soit au contraire, qu’une entité B offre une valeur à une entité A (ce peut-être elle-même) sans en attendre de compensation, et j’appelle “don”, cette asymétrie positive » (Descola, 2005, p. 426).
15Le terme de prédation a progressivement émergé dans les travaux des anthropologues des Basses Terres à partir de la fin des années 1980 pour mieux comprendre des phénomènes sociaux dont le paradigme de l’échange, jusqu’alors dominant dans cette aire régionale6, ne parvenait pas à rendre compte. Le primat de l’échange fut remis en cause en effet par des pratiques diverses associées tant à la guerre (rapts de femmes ou d’enfants, trophées pris sur des victimes, cannibalisme réel ou métaphorique), qu’à la chasse et la consommation de gibier, ou plus généralement aux rapports aux esprits, à la construction de la personne ou au fonctionnement des systèmes de parenté. Ces pratiques laissaient entrevoir que la société amazonienne reposait davantage sur la tension qui s’instaure entre ennemis et sur l’appropriation de la différence d’autrui pour établir le renouvellement des capacités génésiques7. Il ne faudrait pas conclure cependant que le succès du concept de prédation dans les Basses Terres, qui doit beaucoup aux travaux d’Eduardo Viveiros de Castro, exprimerait une quelconque « essence » de la « relationnalité » amazonienne ou de l’importance que revêt pour eux la chasse ou la guerre. On peut considérer comme Philippe Descola (op. cit.) nous y invite, qu’il s’agit d’un schème relationnel, qui certes a trouvé en Amazonie une terre d’élection mais que rien n’interdit d’étudier ailleurs.
16Par contraste, la littérature consacrée à l’aire andine s’est, jusqu’à aujourd’hui encore, fondée sur le paradigme de l’échange. Celui-ci régulerait de façon prépondérante les relations économiques, sociales et religieuses ; il serait lié au système de production et de reproduction sociale des familles et des communautés paysannes. L’ayni par exemple est un échange de services, de faveurs ou de travail régi par une réciprocité dite symétrique ou égalitaire. C’est un compromis réalisé sur l’honneur entre les deux partenaires de l’échange. L’ayni peut aussi résulter d’une participation spontanée et solidaire pour aider un voisin ou une famille (Mendoza et alii, 1994). De même, l’institution du compadrazgo ou compérage unit les différents parents par des liens d’échange réciproque et constitue un système d’entraide mobilisé en premier lieu dans les activités agropastorales.
17Étant donné l’absence de fluidité entre communautés de chercheurs, les développements propres à l’anthropologie des Basses Terres n’ont pas été les mêmes dans les Andes. Précisons tout d’abord que l’économie des populations des Andes rurales est d’abord liée à leurs activités agropastorales et non à la chasse qui n’est aujourd’hui pratiquée que par certains groupes (Urus, Chipaya par exemple). En revanche, les guerres (ch’aqwa) et les batailles rituelles (tinku) entre ayllus8 ont donné lieu à plusieurs travaux mais la plupart les ont considérées au prisme du dualisme et de la complémentarité. Dans le Nord Potosi, l’ayllu est composé de divers segments qui s’articulent selon un principe dualiste de division en moitiés. Le grand ayllu est formé d’ayllus mayores qui à leur tour se divisent en ayllus menores puis en ayllus minimos ou cabildos, enfin en communautés. Chaque grand ayllu est divisé en deux niveaux hiérarchiques : Alaxsaya (Haut) et Manqhasaya (Bas). Tristant Platt (1987, 1988) a bien décrit l’organisation des territoires aymaras soulignant leur caractère hiérarchique et segmentaire : probablement depuis l’époque préhispanique, le territoire aymara se basait sur la possibilité de concilier égalité et hiérarchie, batailles rituelles (tinku) et guerres violentes (ch’aqwa), dans le cadre d’une symétrie duale entre deux moitiés opposées Alax saya et Manqha saya. Pour l’auteur, il s’agit de deux types de complémentarité offrant « des modèles contrastés pour exprimer les relations entre deux adversaires sociaux, en vue de leur future “unité” » (Platt, 1988, p. 403, trad. pers.). Le cannibalisme réalisé pendant les guerres entre ayllus (ch’aqwa) n’a été enfin que très partiellement étudié et à ma connaissance, seul Tristan Platt (2010) s’est véritablement attaché à analyser cet exocannibalisme dont les modalités semblent d’ailleurs étroitement liées à la prédation9.
18La prédation a largement été considérée en revanche dans les travaux sur les rapports des sociétés andines aux entités surnaturelles. Mais dans la majeure partie des interprétations, la prédation imputée à des divinités de l’inframonde viendrait sanctionner un défaut de réciprocité, donc une défaillance de la relation dont les humains seraient responsables. Si l’accent a parfois été mis sur la faim insatiable de ces entités et sur le caractère imprévisible de leur prédation (Harris, 1987 ; Harris et Bouysse-Cassagne, 1988 ; Fernández Juárez, 1999), celle-ci demeure subordonnée à l’échange ; elle ne figure pas comme une modalité relationnelle à part entière :
« Ceux du manqha pacha ont besoin de manger et, s’ils ont très faim ou si les offrandes offertes par les gens sont insuffisantes, ils sont capables de “manger” quelqu’un (ils rendent malades ou font mourir). Par ailleurs, ils donnent à manger ou de quoi vivre à ceux qui les vénèrent et qu’ils rendent malades, ils sont aussi de grands guérisseurs. La relation entre les humains et ceux du manqha pacha se fonde sur la réciprocité et la dépendance mutuelle ; mais le comportement des diables n’est pas toujours prévisible et leur bénédiction pas toujours automatique [...]. Il s’agit donc d’une force sauvage, non pleinement socialisée et par conséquent pas toujours contrôlable [...]. Les êtres qui aujourd’hui peuplent le manqha pacha ont considérés comme des “diables” ; mais le caractère incontrôlable des forces qu’ils déclenchent ne remet pas en cause les relations réciproque entre eux et les humains » (Harris et Bouysse-Cassagne, 1988, p. 248, trad. pers.).
19Il s’agit donc de décrire en priorité des « accrocs » de la réciprocité, la prédation étant presque exclusivement appréhendée comme une modalité dégradée de la relation d’échange normalement instituée. La notion de réciprocité est également corrélée avec celle du pacte dont la rupture, établie par les hommes, expliquerait que les esprits viennent manger les humains10. Dans ces interprétations, les rapports qu’entretiennent les populations des Andes avec les êtres surnaturels seraient principalement contractuels11 et la prédation demeure essentiellement entendue comme une procédure de rectification pratique et/ou morale de l’échange. Dans les interprétations « classiques » des andinistes, l’infortune est en résumé conçue comme l’expression d’un manque de réciprocité, parfois d’un déséquilibre entre l’homme et son espace symbolique. Ceci étant, l’offrande est définie comme un moyen de compenser un défaut de réciprocité et la thérapie comme visant à son rétablissement (Molinié, 1985) ou à « la réconciliation de l’homme avec l’univers » (Véricourt)12. Ces analyses m’ont conduite à l’interrogation suivante : les humains ne peuvent-ils pas concevoir les êtres surnaturels comme foncièrement prédateurs ? Dans ce cas, la prédation est-elle neutralisée par l’échange ?
20Si le thème de la prédation a été délaissé par les andinistes au profit de celui de l’échange dans le champ du religieux, il a parfois été mis en avant dans le champ du politique. Contrairement aux Basses Terres où la prédation n’est pas liée à une réflexion politique mais à une critique de l’école française d’anthropologie, dans les Andes, la prédation a pu être analysée par certains auteurs sous l’angle de la domination et de l’exploitation13, essentiellement à partir des rumeurs de lik’ichiri. Le thème du kharisiri, assimilé à l’Espagnol, apparaît pour la première fois historiquement dans la seconde moitié du xvie siècle, lors du mouvement millénariste du Taqui Oncoy marquant le refus de l’ordre colonial et la victoire des huacas (les divinités andines) sur le Dieu chrétien (Wachtel, 1992)14. Le lik’ichiri a constitué ainsi un « support exemplaire » pour traiter de la colonisation et de la résistance des Indiens. Par la suite, il est devenu une figure emblématique de l’« Autre » colonial, ethnique ou exploiteur. Si ces interprétations se fondent sur des faits historiques, leur systématisation n’a parfois pas évité les écueils de l’essentialisme. Elles se fondent pour beaucoup sur une vision du monde bipolaire où la prédation serait toujours exogène15. Il y aurait un monde andin peuplé d’humains et de divinités mus par la réciprocité et un monde européen, colonialiste et capitaliste régi par la prédation (l’exploitation acharnée, l’appropriation, la domination). On pourra pourtant soulever les questions suivantes : la prédation n’est-elle qu’une modalité de relation extérieure et toujours issue de la société dominante ? Ne pouvons-nous pas considérer la prédation comme un schème relationnel du conflit sans réduire pour autant celui-ci à l’expression d’une lutte anticolonialiste et anticapitaliste, qui plus est, dont la portée serait relative à la « nation indigène » tout entière ? Le mode de la prédation ne peut-il pas exister à « l’intérieur » et si c’est le cas, doit-il être toujours considéré comme une contamination (une importation de l’étranger) ? Si je propose de m’attacher à l’étude du corps pour comprendre les relations entre humains et entités surnaturelles, je compte ici porter mon attention sur les modalités du conflit à l’échelle de la communauté. Je m’appliquerai à étudier les différents discours qui ponctuent le quotidien des habitants comme les rumeurs, les ragots ou encore les accusations dans les conflits de voisinage.
Une convergence interrégionale
21Pour initier ce champ d’investigation, je me suis limitée à l’étude de la prédation dans les discours ayant trait à l’infortune et à la conflictualité. Précisons que les mentions de la prédation ont une visée soit préventive (la manifestation d’un esprit prédateur est utilisée a priori par le locuteur pour prédire un événement), soit étiologique (elle est donnée a posteriori pour interpréter un événement passé). En outre, la prédation figure toujours en tant qu’imputation. Dans les discours, sa mention manifeste ainsi une impossibilité de se perpétuer en raison d’une perte. Dans les discours étiologiques, les humains sont avalés par les entités de l’inframonde, dans les accusations, les individus sont mangés (par leurs ennemis) par exemple. La mention de la prédation vient ainsi confirmer un même rapport positionnel entre le locuteur (ou son groupe d’appartenance) présenté comme victime et des entités à qui il attribue une prédation potentielle. La prédation est présentée comme un mode de relation exclusivement subi. Et s’il y a une disposition ou une « métaphysique », elle est plutôt celle de la « contre-prédation » c’est-à-dire vouée à mettre en place des moyens pour neutraliser la prédation. Il s’agit donc ici de restituer le point de vue des affectés de la prédation et non le point de vue de ses agents, le point de vue d’individus ou de groupes qui dans ces sociétés des Andes se définissent comme des proies mais qui, nous allons le voir, ne s’y résignent pas. Cet ouvrage est consacré aux différentes modalités partagées par ces populations pour contrer la prédation.
22Je commencerai par montrer son importance dans les représentations de l’infortune. J’insisterai ensuite sur les spécificités et les intentionnalités imputées à chaque entité prédatrice. Cette différenciation permettra d’analyser les mobilisations rituelles de l’échange et des offrandes. Je montrerai que ces mobilisations sont pourtant insuffisantes pour neutraliser la prédation des entités surnaturelles. Cette impuissance va alors obliger les individus à développer d’autres façons de composer avec cette prédation imputée : l’empêcher, l’ignorer et la légitimer. Dans la mesure où c’est dans le ventre que les individus expérimentent l’infortune de la prédation, nous verrons en effet que pour la contrer, les individus vont s’efforcer d’ériger, dans le corps, des obstacles et d’interdire ainsi l’intrusion d’agents extérieurs pathogènes. Nous nous consacrerons ensuite à l’étude des différentes mobilisations du yuyay et plus généralement, à la gestion du croire. Nous verrons que la neutralisation passe par l’« anti-pensée », une négation paroxystique, non de l’échange comme dans le cas de la prédation, mais de la relation. Ce refus de la relation s’illustrera également dans l’étude des rapports de communication entre les humains et leurs prédateurs surnaturels. Nous terminerons par l’examen de la prédation imputée à d’autres humains (comme les lik’ichiri) dans les rumeurs, les discours étiologiques, les ragots et les accusations. La confrontation de ces différents types de discours permettra de montrer le rôle cardinal de la prédation dans les représentations et les traitements du conflit. Elle illustrera enfin une dernière façon de composer avec la prédation : il ne s’agira plus de la contrer mais de l’accepter en la justifiant. Nous ferons référence au rôle des conversions pentecôtistes dans ce processus.
23Mon propos consiste à aborder un cas andin non plus seulement à partir du répertoire conceptuel classique pour cette aire culturelle mais ausi à partir de celui initialement développé pour le contexte des Basses Terres. Je n’emploierai pas le concept de la prédation contre celui de l’échange mais j’étudierai plutôt la manière dont ces deux modes de relation se combinent. Cet ouvrage s’inscrit donc dans une discussion plus large et actuellement en cours visant à contribuer à la reformulation de la relation entre le corpus ethnologique andin et celui des Basses Terres américaines, notamment amazonien. Grâce à cette convergence interrégionale, nous verrons que si l’échange occupe une place fondamentale dans les Andes, il laisse parfois la place à d’autres modes de relation et d’action pour contrer la prédation, et que c’est dans et par le corps, que les individus les établissent.
Méthodologie
24Mes recherches sont fondées sur un travail de terrain comparatif mené essentiellement entre 1999 et 2002 entre trois communautés des Andes boliviennes. Villa Entre Ríos est située dans une zone périurbaine et habitée par des personnes immigrant de la région agricole et minière du Nord Potosi. Cette vague de migration initiée dans les années 1980 avec la privatisation des mines et la colonisation du Chaparé pour cultiver la coca, se poursuit encore aujourd’hui. Suivant à rebours cette trajectoire de migration, je me suis rendue au Nord Potosi, à Urur Uma, la communauté d’origine de la plupart de ces migrants. Par contraste avec Entre Ríos, Urur Uma est une communauté agro-pastorale d’une trentaine de familles dont les revenus proviennent essentiellement des migrations saisonnières. Mon enquête m’a conduite enfin à Tanga Tanga, communauté paysanne des vallées où une dizaine de familles vit tout au long de l’année.
25Ce travail comparatif m’a permis de confronter en permanence les discours de mes interlocuteurs. Je n’étais pas la seule à le faire puisque lorsque je changeais de communauté, je partageais les notes ethnographiques que je venais de recueillir avec mes nouveaux interlocuteurs. Cette démarche était un embrayeur de réflexivité manifeste dont je me suis largement inspirée tout au long de cet ouvrage. Dans la mesure où j’avais suivi leur parcours de migration, les distinctions qu’établissaient mes interlocuteurs entre un « ici » et un « là bas » faisaient écho à des trajectoires personnelles. Leurs commentaires réflexifs pouvaient alors être ponctués par la nostalgie, la jalousie, la rancœur, la culpabilité mais aussi par le doute, l’ambivalence, l’insatisfaction, le tourment et l’effort de cohérence pour justifier des parcours de vie et relier des catégories identitaires habituellement compartimentées, parfois opposées (Charlier, 2007). Leurs hésitations étaient enfin inhérentes à ma position. Leurs discours réflexifs étaient en effet provoqués par ma pratique professionnelle (je leur faisais partager mes données) mais aussi par mon exogénéité d’où la nécessité pour l’anthropologue de se présenter en tant que « sujet situé16 ». L’ensemble de mes altérités (mon origine, mon statut social, mon âge, mon genre, ma situation familiale, mon corps par exemple) était bien évidemment un autre embrayeur de dynamique réflexive. Par conséquent, la réflexivité des discours que je m’attachais à considérer et à étudier était générée par des différences comprenant plusieurs échelles et s’emboîtant les unes dans les autres. En retour, l’attitude réflexive de mes interlocuteurs m’incitait moi aussi à me situer alors même que j’essayais de légitimer mon travail ethnographique (la « prise » de données) et que mon intégration sur le terrain semblait se fonder sur le fait que je me situe comme une proie.
26Les données que je vais présenter sont issues de différents énoncés : des énoncés ordinaires préventifs (recommandations, prophylaxie) et étiologiques, des narrations (cuentos) de rencontres d’entités surnaturelles. Les cuentos sont des récits traitant ici des manifestations d’entités prédatrices sans référence précise dans le temps, ni identification des protagonistes. Les cuentos englobent parfois les témoignages d’expériences personnelles directes (du narrateur, d’un parent ou d’un ami intime) ou bien d’une personne identifiée et connue par le narrateur. Exception faite de ceux qui s’adressent à l’anthropologue suite à sa sollicitation, les énoncés des cuentos sont actualisés dans la vie sociale ordinaire en raison de contextes favorables (périodes, moments, lieux) et/ou quand le narrateur considère qu’un individu est amené à prendre un risque (traverser la rivière, aller faire paître les moutons sur telle montagne). Le cuento accompagne donc une recommandation et il a une visée pratique. Mise en garde, il sert aussi de justification dans les interprétations étiologiques : untel a été victime d’une entité surnaturelle et chacun se met à raconter un cuento. Les suffixes emphatiques précisent la posture épistémique du locuteur par rapport à ce qu’il rapporte : citons l’emploi de puni (certainement, sans aucun doute) et chá (probablement)17. Pour Bruce Manheim (1999) « la validité d’un énoncé est évaluée en fonction de la manière dont il s’adapte au contexte de la situation (principalement au contexte du discours) et au monde » (1999, p. 51, trad. pers.). C’est la dimension pragmatique d’un récit qui fait que celui-ci est considéré comme vraisemblable (chiqa). Il s’agit donc de restituer des données issues d’un savoir partagé à la fois formel et pratique.
Le cadre de l’enquête18
Le Nord Potosi
27Le Nord Potosi actuel (provinces Bustillo, Bilbao, Ibañez, Chayanta et Charcas) est situé sur le territoire de l’ancienne chefferie aymara Charka. Sous la domination inca (1450-1535), les Charcas purent conserver une relative autonomie et bénéficier de privilèges. La conquête espagnole en revanche affecta sensiblement l’intégrité des chefferies aymaras et de leurs ayllus19.
28Après l’invasion européenne, les descendants des anciens caciques aymaras (mallku) s’organisèrent pour défendre leur juridiction contre les nouvelles démarcations administratives imposées par la Colonie. Celle-ci créa en effet de nouvelles unités juridictionnelles, civiles et ecclésiastiques, au niveau régional et au niveau local. Cette structure administrative coloniale allait perdurer plus de deux cents ans. Au niveau régional, la majeure partie des territoires des deux chefferies Qaraqara et Charka fut fragmentée et répartie en deux provinces coloniales à la fin des années 1560 : la provincia de Chayanta et la provincia de Porco. Les Charka (et les Qaraqara) perdirent aussi leurs terres dans les vallées et yungas de Cochabamba (Espinoza Soriano, 1981 ; Medinaceli, 2003 ; Platt et alii, 2006). Par ailleurs, le régime colonial « créa les conditions pour une économie intimement liée à l’extraction minière et pour la formation d’haciendas sur les terres usurpées des ayllus, surtout dans les vallées fertiles où les conditions étaient favorables à l’agriculture » (Mendoza et alii, 1994, p. 12). Il mit en place la mita minera : il s’agissait de déplacer des personnes (mitayos) pour qu’elles servent de main-d’œuvre dans les mines de Potosí. Le vice-roi Toledo fit appel aux mallku pour l’organiser20. La mita fut abolie en 1812. Pour éviter le travail forcé dans les mines, de nombreux mitayos ne revinrent jamais dans leur ayllu d’origine ce qui entraina une diminution sensible de la population (Mendoza et alii, op. cit.).
29Au niveau local, la colonie établit les encomiendas ou repartimientos. Il s’agissait de remettre aux conquistadors un nombre déterminé de tributaires obligés de prêter leurs services personnels aux encomenderos. Les abus et les menaces de ces derniers provoquèrent les plaintes des mallku. Les populations indiennes furent obligés de se réunir dans les nouveaux villages de réduction (pueblo de reducción) créés dans les années 1570 par le vice-roi Toledo afin de mieux les contrôler pour la perception du tribut et l’évangélisation21.
30À partir du xviiie siècle, une nouvelle génération de caciques et de fonctionnaires métis apparut composée de mozos ou vecinos. Comme le souligne Tristan Platt (1997), certains d’entre eux profitèrent de leur position pour exploiter les Indiens de la même façon que les mallku et les encomenderos. Après la révolte des Indiens des années 1780 (dont le leader local était Tomás Katari), les Espagnols menèrent une politique très dure contre les langues andines et les caciques indigènes furent remplacés par des percepteurs espagnols ou métis. Ces derniers soumirent la majorité des ayllus aux intérêts des bourgs durant tout le xix e siècle et une bonne partie du xxe siècle (Platt, op. cit.).
31En 1825, la république de Bolivie fut proclamée mais la période républicaine ne fit qu’accroître la désintégration des ayllus de Chayanta. Les Indiens furent exploités par les criollos qui tentèrent d’imposer des politiques agraires visant à libéraliser le marché des terres et du même coup à faire disparaître les ayllus22. Durant toute cette période et la première moitié du xxe siècle, la résistance indigène fut acharnée et les révoltes furent nombreuses (Platt, 1997).
32Le début de la seconde moitié du xxe siècle fut marqué par la loi de Réforme agraire de 1953 promulguée par les syndicats paysans de Cochabamba et le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR). Cette réforme bénéficia surtout aux métis et aux vecinos des villages. Elle encouragea la petite propriété privée à la campagne et l’hispanisation forcée. Contrairement à la région des Hauts Plateaux dépourvue d’hacienda, dans les vallées, la réforme imposa les syndicats grâce à la présence de colons et de métis. Elle accéléra ainsi la déstructuration sociale et spatiale des ayllus dans la mesure où les syndicats évincèrent les autorités indigènes et furent contrôlés par les métis des villages. Les autorités traditionnelles des Hauts Plateaux (suni) perdirent le contrôle administratif et politique dans les vallées et aujourd’hui, seuls quelques ayllus maintiennent le contrôle de leurs terres de maïs dans les vallées (Le Gouill, 2013 ; Platt, 1992, 1997).
Les ayllus Amayas et kharacha
Structure du grand ayllu Chayanta, Mendoza et alii (1994, p. 20).
33
34L’ayllu Aymaya est situé au centre ouest de la province Bustillo du Nord Potosi23. Nous avons vu qu’au Nord Potosi, les grands ayllus sont divisés en deux moitiés : Alaxsaya (Haut) et Manqhasaya (Bas). Dans ce cadre, l’ayllu Aymaya appartient au grand ayllu Chayanta qui comprend les ayllus suivants : Laymi, Puraka, Chullpa, Jukumani (moitié Alaxsaya), Chayantaka, Sikuya, Kharacha, Aymaya, Panakachi (moitié Manqhasaya).
35Cette organisation hiérarchique et segmentaire est actualisée chaque année, au cours de tinku, notamment celui de Chayanta, le 3 mai, pour la fête de la Croix : des individus issus des deux moitiés du grand ayllu Chayanta s’affrontent à tour de rôle. À ces batailles rituelles, s’ajoutent des guerres entre ayllus frontaliers et de moitiés opposées, motivées par l’extension des terres agricoles et des pâtures. Au xxe siècle, l’ayllu Aymaya (allié avec Kharacha) fut en guerre contre Laymi. Aymaya et Kharacha ont également combattu ensemble contre les ayllus Kawalli et Jilawi (département Oruro). Les ayllus Aymaya et Kharacha sont aussi unis grâce à des alliances matrimoniales24 ; la majorité des mariages se fait entre les deux ayllus (le modèle de l’alliance consiste en une endogamie de moitié).
36Pour obtenir des ressources non disponibles sur les Hauts Plateaux, les membres des ayllus Aymaya et Kharacha cultivent des terres dans les vallées où ils ont un autre domicile25. Aymaya conserve des terres dans les vallées de Mik’ani (sud de San Pedro de Buena Vista) et Kharacha entre San Pedro, Kinamara et Qarasi. Mais depuis la réforme agraire de 1953, seules quelques familles continuent de pratiquer la culture bizonale.
Les communautés d’Entre Ríos, Aynach Urur Uma et Tanga Tanga
37À mon arrivée en Bolivie, je fis la connaissance de Natalia à Cochabamba. Celle-ci était née dans la région du Nord Potosi, dans la communauté d’Aynach Urur Uma26 (ayllu Aymaya, province Bustillo). Confrontés à des problèmes familiaux, ses parents, Segundino et Venancia, décidèrent de quitter Willka Phujyu (ayllu Kharacha)27 pour venir s’installer à Pucro. Après avoir exercé divers emplois, Segundino entra en fonction dans la mine de Pucro en 1977. Deux années plus tard, Venancia tomba enceinte. Elle choisit d’accoucher dans sa communauté, à Urur Uma, afin de bénéficier du soutien de sa famille. Elle donna naissance à son premier enfant : Natalia. Quelques mois plus tard, elle rejoignit son époux à Pucro. En 1986, la mine ferma ; nous étions entrés dans la période des privatisations qui conduisit à une migration massive de la population du Nord Potosi vers Cochabamba. Natalia avait alors six ans. Comme de nombreux mineurs, Segundino décida de quitter les Hauts Plateaux pour rejoindre le Chaparé, zone tropicale humide où l’on pouvait cultiver la feuille de coca. C’était le début de la colonisation de cette région des Basses Terres. Depuis Bolivar et avec deux compagnons, Segundino partit à la recherche de terres. Munis d’une machette, les trois hommes marchèrent dans la forêt durant trois jours, sur des terres jamais défrichées, puis arrivèrent sur des terres plates (pampa) idéales pour l’agriculture. Ils s’y installèrent et nommèrent l’endroit Uncía Sindicato car tous trois étaient originaires de la province Bustillo dont la capitale est Uncía :
« On a planté un drapeau et on s’est installés là. On a défriché et on a construit une maison. Puis, j’ai commencé à planter de la coca. Mais ma famille était restée à Uncía. Alors, j’ai décidé d’acheter un terrain à Sacaba [à Entre Ríos]. Comme ça, Venancia a pu venir avec les enfants à Entre Ríos. Ils ne pouvaient pas venir à Uncía Sindicato car à cette époque, il n’y avait pas d’école. Il n’y avait pas de chemin non plus. On ne pouvait rejoindre Uncía Sindicato que depuis Bolivar. Depuis San Gabriel, il fallait marcher une journée pour arriver à Bolivar et une autre pour arriver à ma parcelle [lote]. Je restais seul là-bas pendant six mois puis je revenais. Venancia est tombée malade. Alors Natalia allait à Cochabamba pour ramasser les fruits et les légumes tombés des camions. Puis Venancia les vendait. C’était très dur. On se disputait beaucoup avec Venancia car moi, je voulais qu’elle me rejoigne au Chaparé et elle, elle voulait rester à Sacaba pour que nos enfants étudient » (Segundino, Entre Ríos, originaire de Kharacha)28.
38Segundino parvint ensuite à acheter une parcelle de terrain dans la communauté de Tuska Pujio rebaptisée Villa Entre Ríos en 1995. Culminant à environ 2 500 m d’altitude, Villa Entre Ríos jouxte la ville de Sacaba, la capitale de la province du Chaparé, et se trouve à quelques kilomètres seulement de Cochabamba. L’activité de Segundino continua jusqu’à la fin des années 1990, période durant laquelle l’éradication de la coca se fit de plus en plus systématique. Il revint alors à Entre Rios et travailla comme maçon dans la région alors que Venancia ouvrait une épicerie dans la communauté. En 2000, la plupart des mineurs qui s’étaient installés à Villa Entre Ríos abandonnèrent la culture de la feuille de coca. Certains revinrent au Nord Potosi, d’autres restèrent à Villa Entre Ríos pour exercer divers emplois (maçons ou boulangers notamment). Ces premiers colons furent vite rejoints par les membres de leur famille. Natalia s’était quant à elle consacrée à ses études. Après l’obtention d’un baccalauréat, elle entreprit des études d’agronomie à Cochabamba. Mais les difficultés économiques de ses parents l’obligèrent à chercher un travail pour financer la poursuite de ses études. Elle déposa une annonce dans une agence pour être employée de maison. Elle offrit ainsi ses services à un couple d’expatriés durant deux années et obtint son premier diplôme universitaire. En 2000, ses employeurs déménagèrent à La Paz et elle fut contrainte de les suivre. Elle commença des études de marketing. Une relation de confiance et d’amitié se tissa très tôt entre Natalia et moi et elle proposa de m’emmener à Entre Ríos29 me présenter sa famille. Chaque dimanche, j’eus alors la joie de passer des moments avec ses parents et ses cinq frères et sœurs. Par la suite, Segundino et Venancia me proposèrent de rester dans la communauté et d’habiter chez eux. En 1999, je m’installai à Entre Ríos durant plusieurs mois.
39Si la plupart des habitants étaient installés définitivement à Entre Ríos, beaucoup partageaient encore l’année entre ce lieu de migration et le Nord Potosi où ils conservaient une activité agricole, politique et religieuse. C’était le cas du cousin de Natalia, Indalicio, qui vivait chez sa tante, Venancia, en compagnie d’Esperanza et travaillait comme boulanger dans la ville de Sacaba. En octobre, la période des semailles allait commencer et il devait retourner à Urur Uma pour planter des pommes de terre. Il me proposa de l’accompagner. C’est ainsi que j’ai pu élargir le cadre de mon enquête et découvrir le campo30 de Bolivie. Nous partîmes en bus de nuit pour Llallagua en prenant soin d’emporter des couvertures puisque nous allions quitter les vallées pour nous rendre sur les Hauts Plateaux, à plus de 3 400 mètres d’altitude. Le trajet dura environ huit heures. Arrivés à Llallagua, un taxi nous amena jusqu’au Jatun Mayu, la rivière qui marque la limite territoriale entre l’ayllu Aymaya et celui de Kharacha. Comme nous étions à la saison des pluies, nous dûmes traverser la rivière à pied puis continuer notre marche durant une demi-heure en direction de la montagne gardienne Huancarani au pied de laquelle est située Aynach Urur Uma31. Indalicio me présenta à ses parents, Modesto et Elvira. Il leur expliqua que j’avais vécu plusieurs mois chez Venancia, la sœur de Modesto. Je fus reçue très chaleureusement et cette famille allait devenir ma seconde famille d’accueil. Modesto et Elvira vivaient en compagnie de Felix, alors âgé de cinq ans. L’année suivante, ils me demandèrent d’être la marraine de celui-ci, ce que j’acceptai avec joie.
40La communauté d’Urur Uma contrastait nettement avec celle d’Entre Ríos en raison de son paysage mais aussi à cause de la faible densité de population : une trentaine d’unités familiales vivait en habitat dispersé dans des maisons en adobe. Pour un œil non averti comme le mien, seules les couleurs vives des aguayos32 rappelaient ça et là que des humains vivaient sur ces terres qui semblaient s’étirer à l’infini. Pourtant, pour mes interlocuteurs, la communauté et l’ayllu constituaient un espace bel et bien délimité, clos et protégé. En revendiquant une appartenance à cette unité territoriale, ils mettaient l’accent sur une organisation sociale autochtone fondée à la fois sur des liens de parenté (ils se réclament d’un ancêtre commun : la grande majorité des habitants a le même patronyme, Condori), des liens politiques et religieux (soumission à la même autorité élue par les membres de l’ayllu, système de charges, divinités tutélaires), enfin des liens matériels, économiques et socioprofessionnels (ce sont des communautés paysannes). Les habitants d’Urur Uma se consacrent en effet à l’agriculture rythmée par deux saisons : une saison des pluies (de novembre à février) et une saison sèche. À l’aide de la traction animale, ils se dédient essentiellement à la culture de pommes de terre pour la consommation et d’alfa pour le fourrage des animaux. Modesto et Elvira cultivaient aussi de l’orge, des oignons, des fèves, des petits pois et d’autres tubercules (oca et papaliza)33. Ils gardaient plus de la moitié de la production de pommes de terre pour la confection du ch’uño (pomme de terre déshydratée)34 dont j’appris au fil du temps à apprécier le goût âpre. Un quart de la production était réservé aux semences tandis que le dernier quart était destiné à la consommation et à la vente. À Urur Uma, cette dernière est relativement rare dans la mesure où la production, trop faible, est tout juste suffisante pour permettre l’autosubsistance alimentaire. En février, nous devions nous contenter de manger du ch’uño à chaque repas en attendant impatiemment la récolte à venir. L’élevage constitue l’autre activité principale. Comme la plupart des comunarios, Modesto et Elvira possédaient une vingtaine de moutons, deux bœufs, deux ânes et des poules. Enfin, la terre est enrichie grâce au guano de mouton35 tandis que les bouses ovines servent de combustible pour cuisiner. Chaque dimanche, nous nous rendions au marché de Llallagua pour y acheter des produits importés et transformés et plus rarement, pour vendre une partie de la production agricole et des animaux. Mais la part la plus importante des revenus était garantie par la migration saisonnière entre décembre et le Carnaval et au mois d’août. Les hommes migraient le plus souvent à Llallagua et à Cochabamba mais aussi à Oruro, Santa-Cruz, La Paz ou au Chaparé. Les femmes restaient à Urur Uma et en profitaient pour aller rendre visite à leur famille ce qui me permit d’aller souvent dans l’ayllu Kharacha, dans les communautés de Willka Phujyu (Villca Pujyo) et de Mirq’i Aymaya (Mercaymaya).
41À Urur Uma, Modesto était l’un des seuls à exploiter encore les terres qu’il avait conservées dans les vallées. Les autres familles avaient loué ou vendu leurs parcelles aux habitants des vallées. Ces terres se situent dans la communauté de Suarani (située sur un versant de la montagne Achakaniri) où huit familles sont installées tout au long de l’année. En mai 2000, j’ai accompagné Modesto dans les vallées. Nous avons marché durant six jours en compagnie de trois ânes et d’un chien. Elvira m’avait demandé de prendre des photos de la maison et des champs de maïs afin de revoir un lieu qui lui était si familier auparavant. Si Elvira faisait le trajet tous les ans durant sa jeunesse en effet, elle n’était pas retournée à Suarani depuis vingt ans. Modesto est resté à Suarani environ deux mois. Il a pu récolter douze quintaux de maïs36. Il y est retourné en octobre pour les semailles.
42Ce voyage dans les vallées m’avait motivé pour y poursuivre mes recherches. J’assistai à une réunion du syndicat paysan dans le bourg de Mik’ani (Nord Potosi, prov. Charkas) et demandai en quechua l’autorisation de m’établir dans une communauté voisine. J’obtins rapidement l’accord des dirigeants. De nombreuses personnes me connaissaient déjà : elles se rendaient chaque année sur les Hauts Plateaux en période de semailles ou de récoltes des pommes de terre et m’y avaient rencontrée ou bien avaient entendu parler de moi. Mais un autre facteur contribua à obtenir l’accord des dirigeants. Beaucoup de personnes se souvenaient de l’anthropologue anglaise Olivia Harris. Elle avait séjourné dans la région afin de mener des recherches sur les Laymis des vallées. Elle était alors venue plusieurs fois à Mik’ani. C’est dans ce contexte qu’Apolinario, un habitant de la communauté de Tanga Tanga, proposa de m’héberger dans sa famille. Lorsque nous arrivâmes, son épouse, Justina, fut très intriguée : elle était originaire d’Urur Uma37. J’appris par la suite qu’elle était l’amie de Venancia : enfants et jeunes filles, elles faisaient paître les moutons ensemble. Après leur mariage, les deux femmes quittèrent Urur Uma et ne s’étaient jamais revues. Apolinario et Justina ont trois enfants dont l’un était alors instituteur à San Pedro de Buena Vista. Ils vivaient en compagnie de leur belle fille Elisa, de leur fille Victoria et de leur fils Rene.
43La communauté de Tanga Tanga est quasiment inaccessible aux mois de janvier et de février puisque la route qui permet de s’y rendre est traversée par la rivière San Pedro dont les eaux montent sensiblement en saison des pluies. En dehors des mois pluvieux, je pouvais rejoindre le bas de la montagne de Mik’ani en camion depuis Llallagua (un départ hebdomadaire) en douze heures environ. Un camion reliait également Cochabamba à San Pedro de Buena Vista d’où je marchais environ huit heures dans le lit de la rivière avant d’atteindre Tanga Tanga. Comparé à Urur Uma, cette communauté était très peu peuplée, une dizaine d’unités familiales seulement y était installée (il n’y avait quasiment pas de migration saisonnière). Les hommes partageaient le même patronyme, Kusi Mamani et m’expliquaient qu’ils étaient originaires du bourg Aymaya où certains conservaient un habitat. Tanga Tanga fait également partie de l’ayllu Aymaya mais comme nous l’avons mentionné, les familles de ces vallées sont aujourd’hui organisées en syndicats paysans38.
44À l’exception de deux jeunes instituteurs, les autres habitants se consacraient à l’agriculture et à l’élevage. Mais contrairement à Urur Uma, ils contrôlaient trois niches écologiques et de ce fait, avaient trois lieux d’habitation39. Le premier en haut de la montagne (patapi, lomapi) où ils s’installaient de Carnaval à la fin du mois de mai et se consacraient au pâturage des animaux (chèvres, moutons et bœufs). Le deuxième sur le versant de la montagne où ils vivaient de juin à mi-octobre afin de cultiver le maïs principalement. Enfin le troisième, en bas de la montagne (urapi), parfois près de la rivière (mayupi) où ils résidaient à partir du mois d’octobre. En raison de ce contrôle, la production agricole y était nettement plus variée que sur les Hauts Plateaux. Si la plupart des terres étaient destinées à la culture du maïs, du blé et des pommes de terre, ils cultivaient aussi de l’arachide, des légumineuses et quelques légumes en petite quantité. Près du San Pedro, on trouvait des arbres fruitiers permettant de déguster des figues, des citrons, des oranges, des limes, des anones et des goyaves.
Le pentecôtisme
45À Entre Ríos, l’implantation de l’église « les Assemblées de Dieu de Bolivie » va de pair avec l’arrivée des migrants dans la communauté. Leur conversion au pentecôtisme constitue aujourd’hui le ciment de leurs relations et de leur unité40. Elle est appréhendée comme un indice biographique ; la conversion se confond avec l’expérience de la migration.
46Les églises pentecôtistes « Les Assemblées de Dieu » furent fondées dans les années 1910 aux États-Unis puis se propagèrent rapidement en Amérique, notamment au Brésil à partir des années 193041. Elles arrivèrent en Bolivie en 1946 (Rivière, 1997). L’expansion de groupes évangéliques en Bolivie commença après la Révolution nationale de 1952 qui encouragea la migration d’une importante population d’origine indigène et paysanne vers les villes, s’accentua dans les années 1970 alors que se développait une crise structurelle marquée par une perte de légitimité des instances économiques et sociales de cohésion et de médiation (partis, syndicats, plus faible présence de l’Église catholique, etc.), et dans les années 1980 avec la mise en œuvre de politiques néolibérales (Rivière, op. cit.). Comme dans les pays voisins, c’est principalement en raison du courant pentecôtiste que l’on explique l’expansion des groupes évangéliques en Bolivie (idem)42. Les « Assemblées de Dieu de Bolivie » s’implantèrent dans la communauté d’Entre Ríos à la fin des années 1980, selon certains témoignages, grâce aux revenus du pasteur.
47La moitié des habitants d’Urur Uma s’était également convertie au pentecôtisme en 2000. Comme à Villa Entre Ríos, ce sont les « Assemblées de Dieu de Bolivie » qui s’établirent dans la communauté dans les années 1980. Si dans la région les oppositions entre les « catholiques » et les « évangéliques » ont donné lieu à des conflits meurtriers dans les années 1950, elles ont été pacifiées dans les années 198043. À la fin des années 1990, un temple fut construit et depuis, des cultes s’y déroulaient deux fois par semaine.
Le quechua
48Les ayllus Aymaya et Kharacha sont d’origine aymara, comme l’illustre l’ensemble des toponymes (montagnes, fleuves, communautés) de la région. La langue aymara a néanmoins tendance à disparaître au profit du quechua. Lors de mon séjour, les personnes âgées étaient exclusivement monolingues (aymara) tandis que les personnes d’une trentaine d’années parlaient à la fois l’aymara (leur langue maternelle) et le quechua. Les jeunes et les enfants, s’ils comprenaient l’aymara, parlaient en quechua devenu leur langue maternelle. La diffusion du quechua dans ces ayllus tient à l’influence des centres urbains et à la proximité des routes reliant les communautés à ces centres, enfin et surtout, à l’économie minière : dans les mines de Potosí, de nombreux travailleurs étaient des migrants provenant de zones où l’on parlait quechua (départements de Cochabamba et de Chuiquisaca notamment) et les relations commerciales et interpersonnelles se faisaient en quechua. Enfin, en raison de leur migration (à Oruro et à Cochabamba notamment) et de leur scolarisation, les hommes et les enfants parlaient également l’espagnol. Il faut néanmoins souligner les différences qui séparent les trois communautés où j’ai séjourné : à Villa Entre Rios ainsi qu’à Urur Uma, la plupart des hommes et des enfants maîtrisaient parfaitement l’espagnol tandis que la majorité des femmes et les personnes âgées l’ignoraient ; en revanche, à Tanga Tanga, les habitants ne parlaient pas ou très peu espagnol. Les échanges que j’ai pu réaliser avec mes interlocuteurs se sont faits en espagnol et en quechua. La transcription et la traduction en quechua des longs récits de Venancia ou de Segundino présentés dans cet ouvrage ont été réalisées en collaboration avec leur fille, Natalia.
Notes sur l’orthographe du quechua
49Le dictionnaire pentavocalique de Herrero y Sánchez de Lozada (1983) a constitué mon ouvrage de référence. Pour la transcription des mots en quechua, j’ai appliqué les règles du trivocalisme (a, i, u) puisque c’est l’othographe trivocallique qui a cours dans la normalisation officielle du quechua de Bolivie.
50Dans le cas des toponymes (aymaras pour la plupart), j’ai choisi de les écrire tels qu’ils figurent dans l’ouvrage Atlas de los ayllus de Chayanta de 1994, dont les cartes m’ont servi de référence. J’ai parfois indiqué leur hispanisation comme par exemple Aynach Urur Uma devenant Ururuma Baja en espagnol. Enfin, pour les emprunts, j’ai seulement signalé ceux d’origine aymara (<A), ceux d’origine espagnole étant trop nombreux. Pour ces derniers, j’ai conservé l’orthographe espagnole (cielo et non syilu par exemple) excepté pour certains emprunts dont le sens espagnol originel a largement été réélaboré en quechua comme animu (< ánimo) par exemple.
Abréviations dans le texte
51L. C. : Laurence Charlier
52trad. pers. : traduction personnelle
53<A : terme d’origine aymara
54Litt. : littéralement
Carte 1. – La Bolivie, la ville de Cochabamba et la région du Nord Potosi. La communauté Villa Entre Rios jouxte la ville de Sacaba.
55
Carte 2. – La région du Nord Potosi. Localisation des ayllus Aymaya et Kharacha (Hauts Plateaux et vallées). La communauté Aynach Urur Uma est située au nord-est de l’ayllu Aymaya (Puna), la communauté de Tanga Tanga est localisée à côté de Mik’ani dans les vallées.
56
Carte réalisée par Tristan Platt et Olivia Harris parue dans Platt (1978, p. 1086).
Notes de bas de page
1 Ses ramifications s’étendraient jusqu’aux populations amazoniennes préandines (Bellier et Hocquenghem, 1991).
2 Les termes kharisiri (ou khari-khari) (< A) et lik’ichiri (< A) correspondent à l’Altiplano bolivien, ceux de pishtaco ou pishtaku au centre Nord et Nord-ouest du territoire péruvien actuel, enfin nak’aq ou nacac sont employés dans le centre-sud des Andes péruviennes. Selon Gérald Taylor (1991), les racines lexicales quechuas pishta et naka correspondent à l’acte global de sacrifier rituellement : égorger, écorcher, écarteler, dépecer. Quant aux termes aymaras, kharisiri et lik’ichiri, ils proviennent respectivement des verbes khariña signifiant « couper quelque chose en morceaux avec un objet tranchant (couteau) » (ou encore « égorger un animal ») et lik’ichsuña signifiant « retirer la graisse » (Rivière, 1991).
3 Membres d’une communauté.
4 Ces questions constituent le cœur des recherches anthropologiques menées sur l’agentivité. Voir Monod Becquelin et Vapnarsky (2010).
5 L’auteur précise que selon cette définition, l’échange correspond à ce que Lévi-Strauss entend parfois par « réciprocité », à savoir un transfert qui requiert une contrepartie.
6 En particulier parmi les chercheurs structuralistes nourris par les lectures de l’Essai sur le don de Mauss (1923-1924) et Les structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss (1967).
7 Voir notamment : Descola (1993, 2005), Taylor (1993), Fausto (1999, 2001), Surrallés (2003), Viveiros de Castro (1992, 1993).
8 L’ayllu correspond à un groupe de personnes liées entre elles par des liens de parenté, réels ou fictifs. Ces personnes partagent un territoire, continu ou discontinu (Izko, 1992). Le tinku laisse souvent des victimes souffrant de graves lésions allant parfois jusqu’à être fatales. Pour cette raison, les tinku sont aujourd’hui encadrés par la police. Elle doit veiller au respect des interdictions comme celle de lancer des pierres ou d’utiliser des fouets.
9 Les combattants se transforment en animaux sauvages et prédateurs (ours, hibou et puma). En outre, les restes des victimes sont enterrés en offrande pour calmer la colère des montagnes affamées (Platt, 2010). Le lien complexe et étroit entre la prédation et le sacrifice apparaît essentiel et n’a été que peu étudié. Citons l’article d’Antoinette Molinié Fioravanti (1988) consacré aux tinku. L’auteure étudie les batailles rituelles en prenant appui sur l’organisation dualiste des ayllus, sur le sacrifice et sur la nécessité d’incorporer une extériorité pour se reproduire. Cette analyse l’amène à établir un lien entre les tinku et les guerres amazoniennes. Dans certains travaux également, le lik’ichiri a pu être défini comme une reproduction du sacrificateur préhispanique (Bellier et Hocquenghem, 1991, Molinié Fioravanti, 1991).
10 Ces interprétations tiennent en partie à la focale maintenue par la plupart des auteurs sur l’ambivalence des entités du manqha pacha (elles donnent/elles prennent), cette focale leur permettant, entre autres, de souligner la différence entre le diable andin (supay) et celui des évangélisateurs exclusivement mauvais (Harris et Bouysse-Cassagne, 1988 ; Taylor, 1979 notamment). Cette focale a pu contribué à donner l’image d’une « pensée andine » (lo andino) exempte de tout manichéisme.
11 Fernández Juárez, op. cit., notamment. Voir aussi Hamayon (1990) à propos des rapports contractuels dans le chamanisme sibérien.
12 Voir : Aguiló (1983), Aba et Cenda (1993), Bastien (1996), Bernand (1985, 1992), Fernández Juárez (1999), Molinié Fioravanti (1979, 1985, 1988), Ricard Lanata (2010), Rosing (1993), Van der Berg (1990), Van Kessel (1992), Véricourt (2000) notamment.
13 Une réference doit être faite à l’ouvrage de Peter Gose (1994), non seulement en raison de son titre évocateur, Deathly waters and hungry mountains. Agrarian ritual and class formation in an andean town, mais plus largement pour ses analyses. Loin d’opposer le religieux au politique, Peter Gose relie la faim et la prédation des Apu, les montagnes, à la question de l’appropriation exercée par des classes dominantes (l’exploitation des paysans par les vecinos, les propriétaires terriens).
14 Nathan Wachtel fait référence aux écrits du prêtre péruvien Cristobal de Molina. Selon ce chroniqueur, parmi les Indiens des Andes centrales, le bruit courait que les Espagnols étaient venus au Pérou à la recherche de graisse humaine qu’ils utilisaient comme un médicament contre certaines maladies. Manheim et Van Vleet (2000) précisent néanmoins qu’il faut interpréter ces allégations de Molina avec prudence : ils argumentent que ce prêtre aurait été tenté d’attribuer de fausses croyances exotiques aux peuples andins pour renforcer ses propres thèses à l’intérieur des cercles ecclésiastiques locaux. Notons aussi que pour Efraín Morote Best (1988), le lik’ichiri est une figure coloniale apparue avec la naissance de l’ordre des Bethléemites en Amérique.
15 Pour une analyse détaillée des différentes interprétations des rumeurs de lik’ichiri, voir la quatrième partie de cet ouvrage.
16 Voir Hastrup (1992).
17 Selon César Itier, chá est un « suffixe qui indique que celui qui parle connait ce dont il parle par conjecture, déduction ou supposition, voire par divination. L’emploi du conjecturel confère à la phrase un degré de probabilité important mais non absolu » (1997, p. 97).
18 Voir les cartes 1 et 2.
19 Sur l’histoire des chefferies aymaras, voir Bouysse-Cassagne (1980 et 1987), sur celle du Nord Potosi et des Charcas sous la domination inca, puis espagnole, voir Espinoza Soriano (1981), Medinaceli (2003), Medinaceli et Arze (1990), Platt (1988 et 1997), Platt et alii (2006), Wachtel (1981). Sur l’histoire des ayllus Aymaya et Kharacha, voir : Godoy (1990), Harris (1978), Mendoza et alii (1994), Platt (1978), Platt et alii (op. cit.).
20 Voir Platt (1997).
21 Sur « l’extirpation d’idolâtrie » et l’évangélisation des Indiens, voir Duviols (1971) et Wachtel (1971).
22 Voir la loi de Ex-vinculación appliquée en 1880 (Platt, 1982, 1997). Il faut aussi mentionner l’exploitation des mines de l’étain avec la présence de la Patiño Mines qui ont bouleversé la réalité économique, sociale, politique, administrative et linguistique du Nord Potosi.
23 D’après le Ministerio de asuntos Indigenas y Pueblo Originario, le territoire de l’ayllu Aymaya recouvre une superficie de 237,51 km² pour un total de 3 326 habitants en 2007 (Le Gouill, communication personnelle).
24 Ces alliances permirent aux Kharachas d’obtenir des terres (islas) dans l’espace aymaya. Nous reviendrons en détail sur ces guerres et ces alliances dans la quatrième partie de cet ouvrage.
25 Voir les travaux de Platt (1978 et 1981 notamment) sur le « bizonage » et le « double domicile ».
26 Toponyme aymara. Sur certaines cartes, il est parfois hispanisé devenant : Ururuma Baja. Par commodité, j’emploierai « Urur Uma » pour « Aynach Urur Uma » dans le texte.
27 Communauté de Segundino. Dans les ayllus, la résidence est patrilocale.
28 Toutes les citations de mes interlocuteurs ont été recueillies entre 1999 et 2002.
29 Comme le font les comunarios, j’emploierai « Entre Ríos » pour « Villa Entre Ríos ».
30 Campagne.
31 Nom de la communauté et du cabildo Le cabildo (ou ayllu minímo) d’Aynach Urur Uma est placé sous l’autorité du jilanqu élu par les comunarios pour une durée de six mois La durée de la charge de jilanqu varie de six mois à un an selon l’importance du cabildo. D’ordinaire, le jilanqu appartient à la catégorie des originarios, les populations d’origine. Elles ont le privilège de posséder les meilleures terres et les parcelles les plus grandes (Mendoza et alii, 1994).
32 Pièce de tissu rectangulaire destinée d’ordinaire à porter des charges (bébé et enfant, petits bois, produits de la récolte etc.), à se couvrir les épaules et le dos ou encore utilisé pour les tables d’offrandes.
33 Oxalis tuberosa et ullucus tuberosum, plantes cultivées pour leur tubercule comestible.
34 La déshydratation se fait grâce à l’exposition successive et répétée au gel nocturne et au soleil.
35 Certains ajoutent également du phosphate et de l’urée.
36 La production de Modesto varie entre dix et quinze quintaux par an, selon les pluies.
37 Pour une analyse des mariages entre individus de la Puna et des vallées, on pourra se référer aux travaux de Platt (1978, notamment).
38 Certaines communautés des vallées comme celle de Suarani ont la particularité de cumuler les deux systèmes d’organisation. Elles ont donc à la fois un jilanqu et un dirigente.
39 Sur le thème de la distribution spatiale des ressources et le contrôle de plusieurs niches écologiques dans le Nord Potosi, on pourra consulter l’article de Platt (1981).
40 Lors de mon dernier séjour en 2013, la « vague évangélique » semblait néanmoins en déclin. Il semble que celui-ci ait été amorcé avec le renforcement des politiques nationales multiculturelles et la présidence d’Evo Morales qui valorise la « tradition indigène » pour la patrimonialiser et l’injecter dans différents circuits (culturels, économiques, politiques).
41 Deux Nord-Américains d’origine suédoise fondèrent les « Assemblées de Dieu » dans la région de Belem avant d’arriver dans les années 1930 à Recife et d’autres régions méridionales. La multiplication des convertis fut fulgurante et les « Assemblées de Dieu » devinrent l’église pentecôtiste principale du Brésil. En 1930, elle comptait 14 000 membres, en 1950 120 000 et en 1965 950 000 (Bastian, 1994).
42 Voir aussi Canessa, 2004.
43 Des membres de l’église évangélique Unión Bautista (Union baptiste) construisirent leur première église à Mirq’i Aymaya (ayllu Kharacha) puis petit à petit, s’établirent dans les autres communautés dont Urur Uma. À cette époque, une sécheresse sévissait et selon mes interlocuteurs, les baptistes affirmaient avec autorité aux catholiques qu’ils devaient se convertir pour qu’il pleuve à nouveau et que les récoltes soient abondantes. Les tensions entre les deux groupes religieux furent de plus en plus vives et un jour, le pasteur évangélique de la communauté de Mirq’i Aymaya fut tué. Selon les témoins, celui-ci ne voulait pas que les catholiques assistent au culte ce qui donna lieu à un échange d’insultes. Quelques jours plus tard, pendant le culte, les catholiques tentèrent de capturer le pasteur mais celui-ci réussit à s’échapper. Fatigué, il fut rattrapé par les catholiques des alentours. Il fut tabassé à mort. Le conflit ne s’arrêta pas là. Quelques mois plus tard, lors de la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, les catholiques furent insultés par les baptistes, ce qui entraina un massacre : la plupart des baptistes furent tués, les autres s’échappèrent tandis que leurs maisons étaient brûlées. La communauté d’Urur Uma fut marquée par l’arrivée de plusieurs groupes religieux au xxe siècle. Les premiers furent les Bahaïs (religion née en Perse) avec qui les catholiques avaient des relations pacifiques.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016