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Préface

p. 11-14


Texte intégral

1Les recherches sur les sociétés andines ont ouvert de nouveaux chantiers au cours des dernières décennies. Il est un domaine cependant qui n’avait pas été traité de manière approfondie pour cette région, celui de la prédation et des techniques corporelles, physiques et cognitives mises en œuvre pour s’en préserver ou tout au moins pour l’atténuer. C’est dire qu’avec ce livre Laurence Charlier Zeineddine présente une recherche pionnière qui fera date pour l’anthropologie andiniste. Il est le résultat d’une longue et patiente recherche que j’ai eu le plaisir d’accompagner depuis le jour où, venant de son Aquitaine, elle est venue s’inscrire en doctorat à l’Ehess.

2Il est impossible de résumer dans une courte préface le contenu d’un ouvrage aussi riche et touffu. Parmi les thèmes développés, plusieurs me semblent incontestablement novateurs.

3Laurence Charlier Zeineddine montre tout d’abord que les hommes et les femmes sont constamment des proies potentielles d’entités de l’inframonde ou d’autres humains, destin auquel on ne peut momentanément échapper que par des comportements et des activités intellectuelles appropriés. Jusqu’à présent, c’est essentiellement à partir du schéma de la réciprocité que l’accent a été mis pour caractériser les relations entre les personnes et différentes entités dans le cadre d’un rapport intentionnel ou d’une rencontre fortuite, que ce soit dans un espace proche ou lointain ou pendant le jour ou la nuit. C’est parce que l’on met en place des dispositifs appropriés que ces entités se montrent bienveillantes envers les individus et la société locale. On fait des rituels, des offrandes et des sacrifices pour obtenir de bonnes récoltes, des troupeaux abondants, éloigner le malheur et connaître la suerte, terme qui désigne à la fois la chance, la santé, la prospérité, individuelle ou collective. Dans ce livre, Laurence Charlier Zeineddine montre que si l’on ne peut évacuer la réciprocité, les relations entre les hommes et les nombreuses entités qui habitent le monde sont beaucoup plus complexes. De larges pans de la vie des habitants des communautés quechuaphones (et aymarophones pourrions-nous ajouter) ne s’inscrivent pas entièrement dans le schéma général connu. L’infortune ne résulte pas seulement d’un défaut de réciprocité, d’un déséquilibre, d’un relâchement dans la pratique rituelle, etc., comme cela a souvent été décrit dans les travaux andinistes classiques.

4Ce constat, Laurence Charlier Zeineddine l’a fait parce qu’elle n’a pas centré sa recherche sur les moments forts de l’année (rituels communautaires, fêtes patronales) ou sur quelques personnages importants détenteurs de pouvoirs particuliers (chamanes, autorités traditionnelles, etc.), objets privilégiés de publications récentes. Il a surgi des observations minutieuses et des conversations qu’elle a eues avec les personnes qu’elle a côtoyées au cours de longs séjours dans trois communautés quechuaphones où il lui fallait se comporter comme une cholita, une indigène, équipée des savoirs nécessaires et capable de mettre en œuvre les procédures requises pour se protéger. Son approche pourrait être qualifiée de pragmatiste : c’est au quotidien, dans les interactions, attentive aux émotions et attentes du moment qu’elle a pu évaluer la dangerosité des entités « diaboliques » ambivalentes (saqra, en quechua1), sommée elle-même par ses interlocuteurs de prendre les mesures adéquates pour se prémunir, enregistrant les rumeurs et les ragots qui enclenchent des procédures d’accusation dont les effets sont parfois redoutables. Sa recherche pluricentrée lui a également permis de confronter ses hypothèses dans plusieurs contextes et avec des interlocuteurs dont les histoires sont sensiblement différentes (migrants installés dans les centres urbains, visiteurs des grandes foires où ils sont amenés à côtoyer des inconnus, convertis aux nouvelles églises évangéliques, etc.).

5L’expérience de l’enquête de terrain nous a appris que lorsque l’on dialogue avec les paysans indigènes des communautés andines, d’infinies précautions doivent être prises lorsque l’on évoque des entités dangereuses. De la surprise et de la crainte peuvent se lire dans leur regard lorsque l’on parle avec brusquerie et sans discernement des fléaux qui détruisent les récoltes (gelées, grêle, etc.) ou de toute entité chargée de pouvoir (saqra). La parole prononcée peut en effet les faire advenir et provoquer le malheur. Bruce Mannheim, anthropologue et linguiste, a justement souligné la relation étroite entre les paroles et les objets. Pour les quechuaphones, écrit-il, « la langue est une partie et une parcelle du monde naturel. Les paroles sont consubstantielles aux objets [...] Le langage est dans le [et fait partie du] monde naturel2 ». Cela ne surprendra sans doute pas ceux qui travaillent sur l’efficacité des paroles rituelles. Mais Laurence Charlier Zeineddine ajoute un nouvel élément puisqu’elle montre que non seulement la parole et le geste mais aussi la pensée ont le pouvoir d’activer la relation avec l’une ou l’autre de ces entités sans qu’aucune parole ne soit nécessairement prononcée. Pour empêcher la prédation, il convient donc de contrôler les pensées et les émotions, mettre en œuvre une stratégie d’« anti-pensée » écrit-elle : ne pas penser à l’entité qui menace, ce qui bien entendu ne signifie pas que l’on doute de son existence. À ce propos, l’auteure montre bien que la croyance ne correspond pas à un état stable résultant d’une attitude « passive » mais à une relation et à un acte qui établit un lien et une obligation entre le sujet et l’objet (esprit, divinité, etc.). Il y a un agir incessant entre l’un et l’autre. S’éclaire ainsi la déclaration si souvent entendue lors de nos enquêtes à propos des entités actives de l’inframonde (Si no crees, no pasa nada : « Si tu n’y crois pas, rien ne se produira »). Par exemple, les os des chullpas peuvent être inoffensifs si l’on n’y pense/croit pas, et devenir même de simples marchandises, dangereux dans le cas inverse, susceptibles de causer des maux divers. Il en va ainsi du rapport établi (ou non) avec de multiples entités, humaines et autres, matérielles ou immatérielles, qu’elles appartiennent à ce monde-ci ou à l’inframonde lequel, comme cela est bien écrit, « plus qu’une catégorie ontologique d’appartenance doit être conçu comme une modalité de l’agir ».

6Pour se prémunir des attaques, les agents doivent avant tout contrôler leur corps, le maintenir clos de sorte qu’aucune entité ne puisse le pénétrer. Un des moyens pour acquérir plus de force (kallpa) est de consommer les produits récoltés localement et de travailler les champs. Ils doivent aussi contrôler leurs pensées et leurs affects puisque penser ou évoquer peut activer l’entité redoutée. Les analyses de l’auteure sur le rôle des pensées/souvenirs (yuyay) constitue certainement un des apports les plus novateurs de ces dernières années. Le concept yuyay renvoie à la fois à la conscience, à la mémoire et à l’activité rituelle. Il tisse ensemble le présent et le passé en vue d’une action dans le futur, un rituel par exemple3. Penser/se souvenir ne sont donc pas seulement des activités cognitives : ces verbes, que l’on ne peut dissocier, renvoient à une efficacité performative de la pensée et de la mémoire. C’est dans le sunqu que se fait le lien entre la personne et le monde qui l’entoure. Le terme sunqu (chuyma en aymara) désigne le « cœur » mais aussi tous les organes assurant la circulation des liquides et fluides4. Le sunqu est le siège principal des affects et de la pensée, le réceptacle des entités et des forces, positives et négatives selon le moment, qui proviennent de l’extérieur et qui sont généralement associées à un lieu déterminé.

7Son livre enrichit considérablement nos savoirs sur les notions de personne et de corps. Il montre bien que celui-ci n’est pas une entité constituée une fois pour toutes mais composite et changeante. Les attaques prédatrices ne sont pas les mêmes à tous les âges pas plus que les moyens mis en œuvre pour les contrer. La force (kallpa) détenue varie selon les périodes de l’existence et les moments de l’année. La graisse, qui métonymise le corps et le représente, augmente avec l’âge et ne se tarit pas complètement, à la différence du sang qui s’épuise.

8Les interactions sensorielles sont également finement analysées. Elle montre par exemple que le regard peut créer et activer une relation qui devient une rencontre (tinku) entre un humain et une entité saqra. On ne peut donc regarder le « diable », le foudroyé, etc., sous peine d’être saisi, de perdre son animu (une des composantes de la personne) et de mourir.

9Laurence Charlier Zeineddine enrichit, sans les contredire, les études sur le lik’ichiri (appelé aussi kharisiri, pishtaku, etc.), le preneur de graisse qui affaiblit ses victimes, provoquant une maladie et souvent leur mort. Le lik’ichiri est sans doute une des seules entités andines avec laquelle aucun échange, aucune négociation n’est possible. L’auteure s’intéresse plus aux rumeurs étiologiques et aux actions du lik’ichiri qu’à ses origines, laquelle est rarement identifiable par ses victimes. Il apparaît cependant que ce terrible personnage est le plus souvent associé à une extériorité, géographique et sociale (qui n’épouse pas exactement les frontières ethniques comme certains travaux l’ont prétendu). C’est à partir des tensions et conflits du moment que l’on tente d’identifier cet ennemi, en tenant compte de l’histoire et des parcours de la victime. Le lik’ichiri est dans un entre-deux ontologique : il est mi homme, mi saqra puisque comme les entités qui appartiennent à cette catégorie (Nina k’araq par exemple), il séduit ses victimes, leur prend leur force vitale et se manifeste à certaines périodes de l’année. Dans le monde rural on entend souvent dire qu’il est particulièrement actif au mois d’août, « le mois qui a une bouche » (phaxsi laqani en aymara), durant lequel on fait divers sacrifices aux entités de l’inframonde. On ne peut s’étonner que les lik’ichiri soient plus entreprenants à cette époque. Il participe aussi de cette effervescence des forces de la nature qui ajoute à la crainte et au désarroi. Le fait que les lik’ichiri soient plus actifs dans les lieux isolés ou inconnus et pendant la nuit relève d’une même logique de classification et de marquage du temps et de l’espace ; lieux ou moments de transition dangereux qui échappent au pouvoir des hommes (Rivière, 1991).

10Les pages consacrées aux « croyants », membres de l’église pentecôtiste, révèlent enfin les tensions entre systèmes d’interprétation concurrents. Mais aussi les chevauchements car les uns et les autres tentent de conjurer ce qui menace l’équilibre de la société, les migrations notamment qui « vident » la communauté, la prive d’une partie de sa force de travail, réduit le nombre de participants aux charges communautaires et font que l’on abandonne certaines fêtes et rituels (abandon recommandé par les pasteurs des nouvelles églises). Le phénomène de conversion résulte sans doute de causalités multiples. La question est ouverte de savoir dans quelle mesure le pentecôtisme modifie la perception du malheur : à propos des cas de lik’ichiri décrits, assisterait-on au passage d’une conception persécutive à une conception plus axée sur la faute individuelle ? C’est ce que semblerait confirmer le cas du volage Feliciano, victime d’un (ou une) lik’ichiri, dont la maladie est essentiellement envisagée comme une sanction, un châtiment divin. Il n’appartient pas à l’église pentecôtiste, mais il subit ses injonctions éthiques.

11Les comunarios dont nous parle Laurence Charlier Zeineddine sont bien au confluent de forces antagonistes qui travaillent les villages de l’intérieur et de l’extérieur. Il fallait beaucoup de talent et d’empathie pour en déchiffrer les causes et les effets. Et surtout, ce qu’elle a fait, échapper au « diable » de l’essentialisation et d’interprétations trop simplistes et univoques.

Notes de bas de page

1  Saxra, phiru, ñanqha, etc., en aymara.

2  Mannheim, 1991 : 104, cité par Duranti, 2000 : 281. Propriété partagée avec l’aymara et sans doute d’autres langues amérindiennes.

3  Voir également les dérivés de la racine am- en aymara. Amuyu : pensée, conscience. Amuyaña : penser, comprendre, se rendre compte de quelquechose, déduire, être conscient. Amtaña réfère à une action qui est à la fois orientée vers le passé et vers le futur ; ce verbe signifie méditer, se souvenir, se rappeler, communiquer (dans les rêves par exemple) mais aussi planifier, passer un accord, s’engager, avoir une intention...

4  Le « cœur » (sonqo, chuyma) du lama que l’on a égorgé lors d’un sacrifice est disposé au centre de la table rituelle (avec d’autres ingrédients). Il comprend le cœur (organe) mais aussi le foie et les poumons. Cet ensemble devient alors un canal de médiation permettant la communication entre les officiants et l’entité à laquelle le sacrifice est destiné (mallku, achachila, apu par exemple).

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