Le témoignage des diplomates français face au coup d’État civilo-militaire.
Ambassade de France. Santiago du Chili, septembre 1973
p. 321-337
Texte intégral
À Roland Husson, in memoriam.
1« Aurora Libertatis Chilensis », alors que, déchirant les rêves de liberté des « républiques aériennes1 » les tentatives d’indépendance hispano-américaines échouent en sanglantes guerres civiles et dictatures militaires à l’aube du xixe siècle, au Chili, le processus d’émancipation, de définition juridique de la « nation » et de structuration de l’État, s’accompagne d’une relative « stabilité » politique, au cours d’une guerre civile larvée entre les différents groupes d’influence. Le pouvoir se concentre entre les mains des « notables ». Cependant, la république naissante développe une voie constitutionnelle, cherchant à élargir progressivement le degré de participation et de jouissance des droits fondamentaux de chaque citoyen. La « nation » chilienne se proclame, en chantant son hymne national, « le tombeau des hommes libres ou l’asile contre l’oppression ».
2Au xixe siècle, le « droit d’asile » s’impose comme l’usage politique des « bonnes manières » à conserver entre ces messieurs, Libéraux et Conservateurs, en dispute. De nombreux intellectuels hispano-américains émigrent alors vers le Chili, qui dès les premières décennies du xixe siècle leur offre l’asile politique et où certains s’intègrent à la communauté cosmopolite des architectes culturels de la nation2. Les représentants des républiques sud-américaines se réunissent et négocient la réglementation du « droit d’asile », établissent et signent des accords3.
3Au xxe siècle, à la fin des années 1930, les Fronts Populaires triomphent en France, en Espagne et au Chili. Le « droit d’asile » se trouvait jusqu’alors réservé à l’accueil individuel des personnes persécutées, mais à partir de la guerre civile d’Espagne tout change...
« Les nouvelles effroyables de l’émigration espagnole arrivaient au Chili. Plus de mille cinq cents hommes et femmes, combattants et civils, avaient franchi la frontière française. En France, le gouvernement de Léon Blum, pressée par la réaction, les entassait dans des camps de concentration, les répartissait entre les forteresses et les prisons, les parquait dans les provinces d’Afrique, aux confins du Sahara [...] Ce gouvernement du front populaire chilien décida de m’envoyer en France accomplir la mission la plus noble que j’aie jamais exercée dans ma vie : arracher les Espagnols à leurs prisons et leur offrir l’hospitalité de ma patrie4. »
4En 1970, la voie chilienne de transition démocratique vers le socialisme, proposée par l’Unité Populaire et conduite par le président Salvador Allende, constitue l’alternative d’une « troisième voie » de changement et de justice sociale, au creux d’un monde bipolaire en « guerre froide ». Cette tentative politique inédite attira le regard d’un peu partout dans le monde et suscita de grands espoirs, notamment dans les pays latino-américains et du « Tiers Monde ». Pablo Neruda, communiste, poète et Prix Nobel, est l’Ambassadeur du Chili en France. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés signale la présence au Chili en 1973 d’environ 5 000 personnes en qualité de « réfugié politique », mais à partir du coup d’État militaire tout change...
5Chili, 11 septembre 1973. L’histoire est relativement connue, elle auréole d’une triste célébrité le plus austral des pays de l’Amérique du Sud, mon pays. Ce « nous », que jusqu’à la veille du coup d’État militaire l’on conjuguait allégrement ensemble, se déchire, se vide de son sens, perd son sang...
6Quarante ans plus tard, un palais en flammes brûle encore dans la mémoire.
7¿ Dónde están ?, Où sont-ils ? – trop de questions restent sans réponse, trop de crimes restent impunis. Entre l’oubli et la mémoire, ma « lointaine province » ne cesse de trembler.
8Quarante ans plus tard, dans la bibliothèque de famille, dans une ancienne ferme aujourd’hui devenue « maison d’artistes », sans l’avoir cherché, j’ai trouvé un livre écrit par les grands-parents de mon ami Jean, compagnon de route et notre amphitryon, créateur du « Théâtre Royal d’Araucanie et de Patagonie », dans le petit village de Varembert, en Normandie.
9Je témoigne..., ce livre témoignage de Françoise et Pierre de Menthon, Ambassadeur de France au Chili entre 1972 et 1974, est un document historique rare. Il s’agit d’une narration à deux voix de la diplomatie française. L’ambassadeur Pierre de Menthon et son épouse sont des acteurs et témoins privilégiés du coup d’État militaire qui renversa le gouvernement démocratique, essayant une voie pacifique chilienne vers le socialisme, où Salvador Allende, président de la République du Chili, trouva la mort. Alors que la société chilienne sombre dans la dictature militaire, poussée par la chasse humaine déchainée par la haine, l’ambassade, la chancellerie et la résidence des Ambassadeurs de France deviennent territoire d’asile, de liberté, égalité et fraternité. Pierre et Françoise de Menthon témoignent de leur expérience vécue au Chili entre mars 1972 et juillet 1974 : « où nous nous sommes posé avec plus d’acuité des questions sur le sens de notre mission et de notre vie5 ».
10Ayant disparu des librairies, kiosques et brocantes, sauvegarder, traduire et diffuser cette « pièce d’archive » s’imposa comme une tâche inévitable. Sa lecture et sa traduction à l’espagnol6 se sont aussi enrichies des témoignages de Roland Husson, conseiller de Coopération culturelle, scientifique et technique à l’ambassade de France, entre 1973 et 1976, et de Jean-Noël de Bouillane de Lacoste, premier conseiller et ambassadeur pro-tempore, entre 1973 et 1975. Cette lecture s’appuie aussi sur des conversations amicales soutenues avec Roland Husson, au cours des trois dernières décennies et plus récemment, avec Françoise de Menthon.
11À l’occasion de ce colloque international interdisciplinaire, donc, qui soumet ce 40e anniversaire « Chili 1973-2013, à l’épreuve du temps », nous suivrons à vol d’oiseau un panoramique arbitrairement impressionniste de leur parcours vécus au Chili entre 1972 et 1976, à partir des publications suivantes : Je témoigne. Québec 1972/Chili 1973 ; et Les cahiers de Françoise, de Pierre et Françoise de Menthon : Nous avons mal au Chili, de Roland Husson ; et l’article « Santiago du Chili 1973 : trois mois insolites dans la vie d’une ambassade », de Jean-Noël de Bouillane de Lacoste.
12Chaque témoignage constitue ici une entreprise éthique personnelle, qui converge et prend sa source dans la marquante intensité de l’expérience vécue, à la fois de manière intime et en tant que diplomate français en terre étrangère...
« Cette période, remplie de multiples péripéties, mêla le pittoresque au dramatique. Temps de vie intense où nous pouvions craindre chaque jour le pire, mais où beaucoup d’instants avaient une coloration et une richesse que nous n’oublierons jamais7. »
13Pointant le regard vers son rétroviseur, Pierre de Menthon écrit sur une ligne de vie, il trace l’itinéraire d’une quête personnelle sur le « pourquoi je vis », annoncé par le titre de la collection dans laquelle cet ouvrage fut publié.
« L’espèce diplomate, dont j’ai été un spécimen ordinaire, a des qualités et des défauts dont je suis, malgré moi, pétri. En dépit de cette empreinte, j’ai apporté dans l’exercice de mes fonctions mes propres tendances8. »
14En 2003, l’ancien Conseiller Culturel d’Ambassade, Roland Husson conjugue encore au temps présent l’intime ressenti dans son livre témoignage : « Nous avons mal au Chili. »
« Pourquoi écrire sur une expérience vieille de près de trente ans ? D’abord parce qu’elle m’a marqué [...] ensuite, comme un hommage à ceux qui furent écrasés par la violence militaire et à ceux qui, le plus souvent artistes, refusèrent de se taire9. »
15En 2013, année du 40e anniversaire du coup d’État militaire au Chili, Jean-Noël de Bouillane de Lacoste publie « Santiago du Chili. Trois mois insolites dans la vie d’une ambassade », article témoignage, qu’il dédie à Françoise de Menthon.
« Je ne prétends en aucune façon faire œuvre d’historien. Mais il m’a semblé que mon expérience était assez inhabituelle pour un diplomate. Je me suis référé à mes souvenirs et à ceux de Françoise, ma femme, et j’ai repris mes modestes archives, en ne recourant à ceux du Département à La Courneuve et à Nantes que pour éclaircir tel ou tel événement10... »
16Françoise de Menthon écrit pour ne pas oublier, hic et nunc à Santiago du Chili, entre octobre 1973 et février 1974, à la manière d’un journal intime.
« Pour laisser à ces expressions leur spontanéité, je cède ma plume à Françoise, qui, dans ces notes écrites au jour le jour, a relevé ce qui l’a frappée alors que, plus que moi, elle consacrait son temps et son cœur aux réfugiés11. »
Ces diplomates français au Chili
Pierre et Françoise de Menthon avec Pablo Neruda : Isla Negra, Chili, le 26 février 1973 (D.R.).
17Mars 1972, « deuxième année » du gouvernement de l’Unité Populaire au Chili.
« Nous étions, ma femme et moi, très intéressés par l’expérience Allende [...] Notre esprit restait orienté vers la démocratie chrétienne telle qu’elle existait à ses débuts, alors que ses intentions de justice sociale n’avaient pas encore été amoindries, sinon étouffées, par les fatigues du pouvoir [...] Il nous semblait que la tentative chilienne nous porterait au-dessus de ces velléités et nous rendrait quelque peu participants d’une entreprise d’ardente recherche qui concernait au premier chef le Chili, mais pouvait avoir valeur d’exemple. Nous voulions partir en pèlerins en même temps qu’en observateurs12. »
18Peu avant leur départ, Pierre et Françoise de Menthon rencontrent à Paris le poète Pablo Neruda, ambassadeur du Chili en France.
« Pablo Neruda nous accueillit avec un charme qui nous le fit aimer sur-le-champ et qui, ô puissance du poète, nous apporta en quelques phrases l’essentiel de ce que nous avions à connaître au Chili. L’ambassadeur était le contraire d’un sectaire. Il était ouvert à chacun, compréhensif. Il aimait plaire. Il était si sûr de son pouvoir que rien ne lui paraissait difficile13... »
19Quelques jours plus tard, nouvel ambassadeur de France, Pierre de Menthon présente ses lettres de créances au chef de l’État, Salvador Allende, président de la République du Chili.
« Je m’entretiendrais trois ou quatre fois avec Salvador Allende en aparté durant mon séjour, pour aborder les questions les plus sérieuses, relatives aux relations franco-chiliennes [...] Bien entendu nous le rencontrâmes plus souvent dans des réceptions ou manifestations diverses ou bien de manière plus intime, dans des dîners, à son domicile de (rue) Tomas Moro ou à notre résidence [...] Peu manieur d’idées, le contraire d’un dogmatique ou d’un sectaire, Allende ne s’intéressait guère au marxisme théorique, mais beaucoup aux contacts humains, à la chaleur des rencontres et des réunions [...] Allende ressentait sincèrement le besoin d’atteindre la fibre populaire. Il avait la volonté de rendre service à son pays, d’améliorer la situation des petites gens. Le contact qu’il avait eu, depuis sa formation de médecin, avec la misère chilienne, l’avait marqué pour la vie. La cause de la gauche était avant tout pour lui celle de la générosité. Il y est resté fidèle jusqu’à la mort14. »
20Juin 1973, « troisième année » du gouvernement de l’Unité Populaire au Chili, Roland Husson arrive à Santiago en qualité de Conseiller Culturel et Technique.
« Je suis arrivé dans un pays en crise, il fallait acheter au marché noir l’huile, l’essence, la viande. J’ai résisté un mois à la tentation du marché noir, et même avec un salaire européen je m’en sortais à peine. Il y eut l’époque des affaires : achat de maisons ou d’objets d’art pour une bouchée de pain. Mes secrétaires parlaient des “upelientos”, dans les réunions quotidiennes à l’ambassade on s’interrogeait sur la durée du régime. Le “tancazo” du 29 juin 1973 fut perçu comme une preuve d’impuissance de l’armée. On parlait beaucoup d’un “golpe” et la gauche tentait d’organiser des manifestations. Je suis allé à celle de la Centrale Unique des Travailleurs, la CUT, et j’ai été impressionné par la foule qui descendait des “poblaciones” au centre-ville : des petits gens aux cheveux noirs, beaucoup de femmes enceintes, les jambes gonflées de varices, la bouche édentée. Le “non à la guerre civile” ressemblait une prière15. »
21Quelques jours plus tard, arrive Jean-Noël de Bouillane de Lacoste, Premier Secrétaire d’Ambassade.
« 11 de septembre 1973 : nous sommes au Chili depuis six semaines, étant arrivés tous les cinq le 21 juillet, après le long voyage Paris-Dakar-Montevideo (pour cause de tempête) Buenos Aires-Santiago. Le temps de prendre quelques contacts, au Protocole, avec les collègues, notamment ceux de la CEE (les “Neuf” à l’époque), et avec les Français du Chili. Et bien sûr, avec l’ensemble du personnel de l’ambassade, à commencer par l’Ambassadeur, déjà rencontré à Paris et avec qui nous nous entendrons très bien, puisque Pierre et Françoise de Menthon, comme nous, ont demandé de venir au Chili par intérêt pour l’expérience de l’Unité Populaire16. »
Le président Salvador Allende reçu à l’ambassade de France, Santiago du Chili, le 12 juillet 1973 (D.R.).
El golpe
22Chili, 11 septembre 1973. L’histoire est relativement connue...
« La Junte du Gouvernement du Chili – dans un climat de paix absolue et de tranquillité a été reconnue par des nombreux pays et a commencé, avec l’assentiment de tous les Chiliens, l’urgente et difficile labeur de la reconstruction nationale17. »
23Les institutions de la république se trouvent sous le contrôle des forces armées en rébellion, engagées dans la tâche de nettoyage de la société chilienne, à travers une sale guerre contre « l’ennemi interne ». Le Premier Conseiller, Jean-Noël de Bouillane de Lacoste, se rappelle ce « premier jour »...
« À 8 heures du matin, ce mardi 11 septembre, la radio publie un communiqué des forces armées en forme d’ultimatum : le Président a jusqu’à midi pour démissionner, sinon le palais présidentiel sera bombardé. À 9 h 30, un autre communiqué annonce qu’un couvre-feu total sera instauré à 15 heures dans tout le pays jusqu’à nouvel avis [...] L’ambassadeur et madame de Menthon sont partis en France le 1er septembre pour marier un de leurs fils, et je suis en charge du poste [...] Roland Husson et moi estimons qu’il sera probablement plus utile de rester à la chancellerie. C’est donc là que nous nous installons [...] 14 h 55, juste avant le couvre-feu (“toque de queda”) l’ambassadeur de Cuba me téléphone. Sa chancellerie est encerclée. On a ouvert le feu contre l’ambassade, qui a répondu [...] il prend à témoin l’ambassade de France, “pays ami”, après avoir appelé le Nonce (doyen du Corps Diplomatique) et les ambassades de Suisse et d’Autriche, pour que nous sachions que les diplomates cubains, tout en restant “très calmes”, défendront leur territoire et leur immunité diplomatique. Si je puis, de mon côté, agir au sein du Corps diplomatique18... »
24De nouveaux rapports diplomatiques s’établissent
« Dès le 12 septembre, une note du ministère d’Affaires étrangères informe les Ambassades de la constitution du Conseil militaire. Celui-ci “exerce un contrôle absolu sur le territoire national”. Il poursuivra la politique extérieure du Chili et “en particulier respectera ses engagements internationaux”. Il désire “conserver les meilleures relations d’amitié” avec les gouvernements destinataires de la note. Notre doctrine classique est qu’un État reconnaît un autre État lorsque celui-ci se constitue, mais n’a pas à le faire pour un nouveau gouvernement. En droit strict, il n’y a donc pas matière à une formalité particulière. Les relations seront simplement maintenues. C’est sous forme de note diplomatique, un accusé de réception de la note chilienne du 12 septembre qui est remis à l’ambassade du Chili à Paris le 17. Je le reçois et le transmet de mon côté, le lendemain, au ministère chilien des Affaires étrangères. Nous nous trouvons parmi les premiers à réagir positivement à la démarche de la Junte. Le journal El Mercurio titre le 19 : “La France reconnaît le gouvernement chilien19”. »
25Comme si de rien n’était...
« Un élément nous porte à ne pas rompre avec la Junte, malgré l’extrême brutalité de son intrusion sur la scène politique : c’est le jugement sévère que porte le gouvernement français sur l’Unité Populaire [...] Une note du Département en date du 23 janvier de 1974 n’hésite pas à préciser que nos réserves à l’égard de la Junte “ne portent pas sur le principe de l’intervention militaire mais sur certaines modalités de l’action menée par le nouveau régime : détentions arbitraires, tortures, exécutions sommaires20”... »
26Le Chili est soumis à une longue « période d’exception », pendant laquelle on procède à la « reconstruction » de la nation et au remodelage psychique des individus par une méthode disciplinaire militaire, dans laquelle la prison, la torture, l’exil, la mort, la disparition, menacent comme spectre de terreur paralysante.
L’asile contre l’oppression
27« Votre comportement ne peut que s’inspirer des circonstances, mais vous devez faire tout le possible sur un plan humanitaire » – ce fut les propos de Georges Pompidou, président de la République française, à l’ambassadeur Pierre de Menthon, peu avant le retour de celui-ci et de son épouse, le 21 septembre dans le premier avion en provenance de France, pour des retrouvailles en terre chilienne, sous la dictature.
28Le ministère des Affaires étrangères a confié à l’ambassadeur la mission de remettre les insignes du Grand Officier de la Légion d’Honneur à l’ancien ambassadeur du Chili en France, Pablo Neruda.
« Au lendemain de mon arrivée à Santiago, un dimanche, j’ai appris que Pablo Neruda se trouvait hospitalisé dans un état critique. Je me précipitais à son chevet. Il était trop tard. J’entendais les râles d’un homme qui agonisait. Mathilde, dans une pièce voisine, pleurait. Elle me fit comprendre, à travers ses larmes, qu’il n’y avait plus d’espoir. Je lui remis les insignes destinés à son mari, geste qui lui était d’autant plus sensible que toutes les sortes d’avanies qui avaient été réservées à Neruda durant les derniers jours. La plus cruelle d’entre elles avait été le sac de sa maison de Santiago, la nuit précédente. Des bandes des voyous avaient tout démoli, mettant une fureur implacable à ces destructions [...] Je revis Neruda le lendemain, mais cette fois dans un cercueil21. »
29Le conseiller culturel Roland Husson, poète et ami des artistes, s’est rendu à la veillée mortuaire à « La Chascona », maison de Pablo Neruda, au pied du cerro San Cristóbal à Santiago.
« Le cercueil était déjà fermé mais par une sorte de lucarne en plastique, le visage aux traits indiens ombré de barbe, était visible dans son hiératisme majestueux. Des canalisations d’eau étaient crevées, des journaux brûlés, (dont Les Lettres Françaises) et à l’intérieur des tableaux lacérés à coups de poignard... Je laissai ma carte avec les mots “nos duele Chile” (nous avons mal au Chili)22. »
30Le lendemain, Pierre de Menthon assiste, lui aussi, à titre personnel et au-delà de ses fonctions protocolaires, aux funérailles de Pablo Neruda au cimetière général à Santiago.
« Les funérailles furent un moment d’intense amitié. Elles revêtirent aussi un côté de splendeur. Quelques centaines de militants, bravant la peur, suivirent le corps de Neruda pour un dernier adieu. Ils savaient que l’occasion était probablement la dernière, de longtemps, où ils pourraient manifester leur fidélité et leur solidarité. [...] Ils tenaient à faire connaître hautement que, par-delà ces morts et à cause de ces morts, demeuraient vivantes les grandes idées, la générosité, la justice, la fraternité – spécialement en faveur des plus démunis – idéaux auxquels ils continuaient à croire, pour lesquels ils poursuivraient le combat. Voilà pourquoi ils scandaient sans fin et avec une conviction qui emportait tout, les affirmations de leur foi : “Compañero Salvador Allende, presente !”, “Compañero Pablo Neruda, presente !”
Peu d’officiels étaient là, aucun des membres de la Junte ; ceux qui les représentaient ne cachaient guère leur gêne ni la crainte que quelque incident ne survienne. Mes collègues se comptaient sur les doigts d’une main : le Suédois, le Mexicain et le Roumain étaient avec moi. Bien sûr, aucun protocole ! Neruda n’appartenait à personne mais il se donnait à tous ceux qui l’aimaient23. »
L’ambassade, un territoire de refuge
31La haine et la violence militaire déclenchent une véritable chasse humaine, partout dans le pays : « Une atmosphère de terreur chez les très nombreux Chiliens et étrangers qui, la veille encore, soutenaient le régime de Salvador Allende en toute légalité24. »
« C’était comme si les militaires avaient bombardé l’Élysée, ou la Maison Blanche, le viol de toutes les valeurs et de toutes les principes démocratiques, avec une fascination apeurée devant la force brutale, qui ne tolérait plus la moindre discussion25 ! »
32Un nouveau type d’organisation voit progressivement le jour : le Comité d’Aide aux Réfugiés, le Comité pour la Paix, le Vicariat de la Solidarité, sont créés par les églises luthérienne et catholique pour venir en aide aux persécutés. Environ une centaine de « santuarios », comme on appela ces « lieux de refuge », -maisons de famille, résidences diplomatiques, maisons de religieux, églises et couvents-, a été recensée seulement à Santiago. Ces organisations rejoignent l’action du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et du Comité intergouvernemental pour les migrations (CIM), agissant aux limites de l’impossible pour sauver la vie des gens.
« La tâche d’accueillir, avec la prudence nécessaire, mais libéralement, les réfugiés, ne pouvait s’effectuer qu’avec l’appui des services parisiens. Ainsi devions nous recevoir les crédits indispensables pour la subsistance des réfugiés dans nos bâtiments [...] Cette brusque adaptation à une situation inattendue rendait nécessaire une soigneuse harmonisation [...] L’ambassade a joué son rôle du mieux qu’elle a pu dans cette œuvre collective26. »
33Les bâtiments diplomatiques furent gardés par la police et les militaires armés. Parfois, des francs-tireurs postés aux alentours, ciblaient les réfugiés à l’intérieur même des ambassades.
« La coopération entre les chefs de missions des pays de la Communauté européenne fut précieuse. Nous éprouvions le besoin de nous serrer les coudes. Nous nous rencontrâmes fréquemment pour échanger des renseignements et coordonner notre attitude. Nos eûmes aussi des démarches concertées à faire27. »
34Le soir du 4 novembre 1974, à Santiago du Chili, pendant le couvre-feu, le corps sans vie de Lumi Videla, jeune femme militante du MIR, fut jeté dans le jardin de l’ambassade d’Italie. Elle avait été arrêtée le 21 septembre, et fut assassinée dans l’un des centres d’extermination et torture à Santiago par la DINA (police politique), qui balança son cadavre par-dessus la grille du jardin. Les jours d’après, la presse chilienne proclamait en gros titres « à la une » que la mort de la jeune femme avait eu lieu suite à une orgie des « extrémistes » réfugiés à l’ambassade d’Italie. Le 19 décembre 1973, Rolando Calderón, ancien ministre de l’Agriculture du gouvernement de Salvador Allende, réfugié à l’ambassade de Suède, reçut une balle tirée depuis l’extérieur l’atteignant à la tête, et ainsi blessé fut amené de force à l’hôpital Militaire...
35À l’ambassade de France, le Premier Secrétaire Jean Noël de Bouillane de Lacoste observe « une dimension totalement nouvelle du droit d’asile traditionnel », engendrée par le puissant afflux de personnes à l’ambassade, la chancellerie et à la résidence des ambassadeurs, demandant secours et refuge :
« Les Chiliens “de base”, autres que les personnalités politiquement engagées, sont de plus en plus nombreux. Après les premières semaines, où nous faisons leur connaissance sans difficultés, leur nombre s’accroît tellement que nous ne pouvons plus qu’enregistrer leur noms et leurs coordonnées pour réclamer des sauf-conduits. Qu’on en juge : fin septembre, ils ne sont encore que 24. Ils sont 45 au mois d’octobre – au lendemain de nos premières demandes de sauf-conduits pour des Chiliens –, 120 (dont une vingtaine d’enfants) le 2 novembre, 183 (dont 100 à la résidence) le 16 de ce mois, 230 une semaine plus tard... Au début du janvier 1974 ils seront encore 200, dont 170 “en partance”. Il est entendu que lorsqu’un asilé va gagner la France, sa famille le rejoint la veille du départ28. »
Les cahiers de Françoise
36Françoise de Menthon écrit deux cahiers, à la manière d’un journal intime, commencé le lundi 15 octobre 1973, à la résidence des Ambassadeurs de France à Santiago du Chili.
« Voilà un mois qu’Allende a été assassiné. Contrairement à notre attente, il se passe de plus en plus de drames autour de nous. Je décide de les noter, car ils évoquent tant de souffrances ! Je voudrais me les rappeler dans le détail. On a encore entendu des coups de feu sinistres dans le silence de la nuit, tout près de nous et dans le lointain29. »
37Par mesure de « sécurité », Françoise de Menthon identifie les personnes mentionnées dans son journal en utilisant seulement les initiales de leurs noms ou prénoms, véritables ou faux. Parmi les religieux mentionnés, seul le « Père M » porte des majuscules, il est « Le Prêtre ».
« De bonne heure, les deux Pères et la Sœur O... nous amènent un groupe de cinq réfugiés : une jeune femme, son enfant, et trois hommes. La Sœur O... me dit que dans la “población” elle a vu de multiples drames et enterré beaucoup de gens. Elle porte au doigt la bague d’une jeune femme dont la tête ne tenait plus que par un lambeau de chair30... »
38Parmi les réfugiés à l’ambassade de France, certains deviendront célèbres sous un surnom. Ils traversent les témoignages, qui s’entrecroisent en spirale. Jean-Noël de Bouillane de Lacoste se souvient de Françoise de Menthon et du « Mort ».
« Bien de cas des Chiliens, persécutés et réfugiés dans nos murs seraient à décrire. J’en retiens un seul, celui d’un homme que l’on appelle “El Muerto”. Plombier, puis photographe dans un journal de gauche, il est arrêté le 13 septembre. Les militaires le conduisent sur la route de l’aéroport avec d’autres prisonniers, qu’ils relâchent en leur disant de fuir, avant de leur tirer dessus. Il a la chance de n’être que blessé à la jambe, et d’être recouvert par le cadavre d’un camarade. Les militaires s’éloignent. Perdant son sang, il improvise un garrot de fortune avec une chaussette et un stylo-bille. À des carabiniers qui passent, il explique qu’il a été atteint par des francs-tireurs. On l’emmène à l’hôpital. Mais au bout de six semaines le médecin-chef s’interroge sur l’origine des blessures de son patient. Celui-ci voit venu le moment où il sera arrêté de nouveau. Divine surprise : le médecin-chef meurt d’un infarctus. Dans le désordre qui suit, le permis de sortie est signé. “El Muerto” est transporté à la résidence dans la Dyane de Madame de Menthon, sous un chargement de choux et de carottes. Il y retrouve sa fiancée, ex-religieuse française de bonne famille31. »
39Françoise de Menthon note « l‘incident », le dimanche 25 novembre 1973 à Santiago, quand son mari dut prêter main-forte à Harald Edelstam, l’ambassadeur suédois.
« Coup de téléphone de l’ambassadeur de Suède pour que Pierre vienne l’aider à soutenir la cause d’une de ses réfugiées transportée d’urgence dans une clinique. La police veut la faire sortir et l’interroger. Ce sera une grosse affaire. L’ambassadeur de Suède a été jeté par terre en s’accrochant au lit de la malade. À 15 heures tout est fini. Ils ont amené la malade avec un gros déploiement des forces. L’ambassadeur de Suède vient en fin d’après-midi à la résidence. Il est suivi jusqu’à la porte par la police. Sa voiture est fouillée à l’entrée et à la sortie. Beaucoup de réfugiés sont là, accrochés à la grille, à le regarder et à l’applaudir32. »
40Les bureaux de la chancellerie, ceux de l’ambassade et la plupart de dépendances de la résidence des ambassadeurs deviennent des dortoirs. Territoire français, ceux qu’y trouvent refuge se retrouvent sous la protection des autorités françaises. Un premier exil sur place précédent le départ en exil vers un ailleurs incertain...
« Départ de quarante réfugiés. Grand rassemblement à la grille où attendent trois autobus dont celui de l’Alliance française et un car de police. Beaucoup de forces militaires à l’extérieur. S... me dit que deux des réfugiés qui vont partir sont de la police. Ils se sont joints aux partants pour les espionner... Il a pris leurs photos.
À la chancellerie, un réfugié a une crise de nerfs ; c’est le soir, il faut appeler un médecin33. »
41Des sauf-conduits pour les réfugiés sont délivrés au compte-gouttes. Sans issue de secours, les Chiliens persécutés restent prisonniers de leur sort. Pour chacun il s’agit d’une attitude individuelle, d’une éthique personnelle... Quelques réseaux d’aide s’activent dans l’urgence pour amener des persécutés vers une « enclave de liberté », sous la protection des ambassades.
« Le Prêtre » vient me retrouver. Il est désespéré de tout ce qu’il voit. Il voudrait faire entrer dans les ambassades cent cinquante personnes encore gravement en danger. Le mardi 11 décembre est le dernier délai34. »
42Le « droit d’asile » n’étant plus reconnu à la France par la Junte militaire, l’ambassade, la chancellerie, et la résidence ne peuvent plus recevoir aucun réfugié. Ceux qui y sont déjà attendent des sauf-conduits demandés par les services de l’ambassade à la Junte militaire. C’est déjà la veille de Noël...
« Les Chiliens prennent leurs guitares et pleins d’ardeur, sans sourire, chantent et jouent tristement sur les thèmes de la révolution et de la mort. À la résidence, ils m’offrent des fleurs et jouent leurs airs mélancoliques [...] Départ de la résidence à 7 heures avec six réfugiés : Gaston le “Mort”, dont on a pu finalement réduire le plâtre et qui part appuyé sur le docteur ; madame L... avec son petit-fils, la jeune mère et ses trois enfants, dont le bébé baptisé hier. Tout se passe bien. L’avion est presque vide en ce matin de Noël35. »
Ces Français du Chili...
43Le coup d’État militaire qui renversa le gouvernement de l’Unité populaire, « l’un des revirements politiques les plus brutaux que la société moderne ait eu à connaître36 », eu un impact pour le moins « différencié » à l’intérieur de la communauté française résidente...
« J’eus un sentiment de stupeur devant ce coup. C’était comme si les militaires avaient bombardé l’Élysée, ou la Maison Blanche, le viol de toutes les valeurs et toutes les principes démocratiques37. »
44Une dictature militaire, avec l’active participation « masquée » des civils, en sale guerre contre « l’ennemi interne », s’impose.
« Nous avions d’autres amis au Chili. Ceux-là, au début n’ont pas caché leur joie, leur soulagement, à l’arrivée des militaires [...] Pour eux, le véritable drame aurait été le communisme. Pour l’éviter ils étaient décidés à tout, et ce tout a été hélas ! le fascisme38. »
45Partout dans le pays règne le terrorisme d’État, un climat de sales coups...
« À Osorno, deux professeurs français dénoncés aux autorités militaires étaient menacés d’expulsion. Je les reçus à Santiago, puis, le 18 décembre fit un voyage-éclair dans le Sud, rencontrai les militaires qui, pour me montrer leur impartialité, me confièrent la lettre de dénonciation qu’ils avaient reçue. J’eus le réflexe d’en faire une photocopie immédiatement, car moins d’une heure plus tard, un soldat vint chercher ce précieux document. Il prouvait que la lettre avait été écrite en mauvais espagnol par des francophones. Enquête faite, tout le monde au lycée pensait que cela était dû à la rivalité entre collègues. J’ai pris la décision, puisque les militaires persistaient à renvoyer les deux “gauchistes” de faire rentrer également en France les deux “dénonciateurs”. Durant ce bref séjour, je fus frappé par la violence hystérique de certaines personnes favorables à Pinochet. Le lâche temps de la vengeance était venu39. »
46Françoise de Menthon, note dans son journal :
« Je vois sur la vitrine de la boulangerie où je prends le pain chaque matin, des affiches comme celles des nazis40... »
47Cependant, la vie diplomatique mondaine à Santiago revient progressivement « à la normale »...
« Dans l’après-midi, thé des dames de la Junte au Country Club. Peu d’ambassadrices. Réunion de toutes les « momias » du pays ! Moments insupportables, quand un chansonnier s’est mis à tourner en dérision les communistes, les fusillés, le Stade National. J’ai été certainement remarquée, n’applaudissant pas au même temps que les autres41. »
48Comme si de rien n’était.
« Toute la nuit il y eut des tirs. Nous ne dormons pas. Une fois de plus, nous nous plions en deux pour traverser la chambre, en passant devant les fenêtres. Un des six réfugiés, parti avec l’organisation clandestine, est revenu. Il a eu peur. Nous sommes bien ennuyés : comment lui obtiendra-t-on un sauf-conduit42 ? »
49La communauté franco-chilienne se manifeste plutôt satisfaite du coup d’État militaire et farouchement contre la politique du droit asile, mise en place par l’ambassade de France.
« Pour les Français installés au Chili, le putsch est une divine surprise, et notre politique d’asile fait l’objet de vives critiques. La dignité souriante de notre Ambassadeur décourage celles-ci. Comment oublier cependant cette observation d’une personnalité française locale fort connue, reçue parmi les réfugiés à la chancellerie : “Je reviendrai quand vous aurez désinfecté43”. »
50Quelques années plus tard, Pierre de Menthon revient à ces années chiliennes là, il écrit :
« Il reste que, malgré nos efforts d’objectivité, une certaine passion nous conduit. La torture, la terreur, le sectarisme, la bêtise, lorsqu’on les a rencontrés à visage découvert, ne peuvent nous laisser indifférents. Ce sont des monstres qui méritent d’être pourfendus surtout lorsque les victimes sont les plus déshéritées, ceux qui venaient justement d’entrevoir le visage de l’amitié. Enfin, nous appartenons à une génération qui a eu suffisamment à connaître des dictatures pour que nous soyons justifiés à nous rebeller contre celles qui apparaissent à nouveau et dont nous ne voudrions à aucun prix voir renaître chez nous les fantômes. Toutefois, nous n’avons de leçons à donner à personne. Qui sait ce que nous aurions fait si nous avions été Chiliens44 ? »
51Le dimanche 3 février 1974, Françoise de Menthon arrête d’écrire son journal.
« J’ai arrêté ce jour de prendre des notes qui remplissent déjà deux cahiers.
Nous sommes restés en contact étroit avec des réfugiés de la chancellerie.
Les derniers sont partis début juillet, quelques jours seulement avant que nous quittions le Chili.
Ils nous ont été reconnaissants. Ils ont compris que nous avions fait notre possible pour eux.
Je les remercie, chacun en particulier, de ce qu’ils m’ont apporté.
Leur chaleur humaine et leurs souffrances m’ont ouvert le cœur et l’esprit45... »
52Pour les familles des citoyens français et/ou franco-chiliens « disparus » sous la dictature – Alphonse Chanfreau, Etienne Pesle, Georges Klein, et Jean Yves Claudet –, s’ouvre une blessure d’attente et d’angoisse inachevées46.
À l’heure du départ
53Pierre et Françoise de Menthon, l’Ambassadeur de France et son épouse quittent le Chili en juillet 1974.
« Je voudrais dire aux Chiliens qui me liront que les deux ans et demi que nous avons passés parmi eux, ma femme et moi, resteront très précieux, non seulement riches d’enseignements, mais plus encore riches de leur amitié, de tout ce qu’ils apportent de chaleur humaine. Leur enthousiasme, leurs espoirs d’abord, puis leur cruelle déconvenue, leurs souffrances physiques et morales, vivent toujours en nous47. »
54En août 1974, Roland Husson organisa la célébration du 30e anniversaire de la Libération de Paris à l’Alliance Française à Santiago, ce qui dans ces circonstances constituait à ses yeux un point de convergence « historique » franco-chilien.
« Cela avait alors beaucoup plus de sens par rapport au Chili qu’à Paris. Ce fut très émouvant. J’ai lu quelques poèmes en français et l’Aleph fit une lecture dramatique de poèmes de Max Jacob, Paul Eluard, Jacques Prévert et Louis Aragon – traduits par Enrique Lihn, Ronald Kage, Catalina Parra, ma femme et moi-même. Alors, tu vois, on essayait de maintenir une culture vivante à Santiago. C’est peut-être naïf de penser à ça dans ces moments terribles, où il y avait des morts dans les rues, mais nous on voulait faire quelque chose48. »
55Poète et homme d’action, Roland Husson saura aussi inscrire sa présence dans la mémoire et dans le cœur des Chiliens et des nombreux artistes persécutés49. Il quitte le Chili en septembre 1976.
« Nous eûmes de nombreuses réunions de travail à l’Institut et nous organisâmes souvent à la maison des dîners-buffets où des créateurs de gauche pouvaient se revoir pour la première fois depuis le coup d’État et discuter entre eux sans crainte [...] Je célébrais la force et la beauté, mais aussi les larmes d’une douleur humaine... “L’art est une blessure qui devient lumière.” C’était pour moi la meilleure définition que je pouvais donner de l’art chilien de l’époque50. »
56Après le départ de Pierre de Menthon, Jean-Noël de Bouillane de Lacoste assume la fonction d’Ambassadeur pro tempore, jusqu’à son départ en octobre 1974. Rene Lustig, successeur de Pierre de Menthon, n’arrivera à Santiago du Chili qu’en février 1975, la nomination à ce poste ayant été retardée plutôt en raison de la « politique intérieure » de la France que de celle des Affaires étrangères concernant la dictature chilienne, sous le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing.
« Ne pas faire de vagues : tel a bien été la ligne de conduite de la diplomatie française, désireuse de préserver le dialogue avec la Junte et avec lui les intérêts de la France et des Français, sans pour autant ignorer l’hostilité considérable envers la Junte qui s’est manifesté en France et plus généralement en Europe. Sans critiquer cette discrétion propre à l’action diplomatique, on aurait aimé entendre au niveau politique des propos condamnant clairement le putsch et ses séquelles, dont toutes les ambassades européennes ont rendu compte abondamment... une plus grande fermeté à l’égard de la Junte aurait été sans aucun doute possible, et souhaitable51. »
57Chili, 11 septembre 1973. L’histoire est relativement connue...
58Ángel, l’ancien portier de la chancellerie française à Santiago du Chili, était un ancien combattant basque espagnol républicain qui ayant vécu quelques années après la guerre civile d’Espagne comme « réfugié » en France, avait adopté ensuite le Chili comme terre d’exil...
« Mêlé aux réfugiés du soir au matin, il en subissait le bruit, les alarmes, les requêtes, parfois les exigences, avec un sens de la solidarité que j’ai rarement rencontré. Nous lui devons beaucoup et avant tout l’exemple qu’il donnait52. »
59« L’histoire est une fiction qui peut être prouvée », suggère l’historien italien Carlo Ginzburg, l’une des têtes de file de la micro-histoire contemporaine53. « Chili 1973-2013 », quarante années plus tard on cherche encore des corps, des bribes de mémoires résistant à l’oubli, au silence, à l’épreuve du temps...
Bibliographie
Bolivar Simón, « Tratado de Cartagena », Escritos Políticos, Alianza Editorial, Madrid, 1981 (1812).
Castedo Leopoldo, Historia de Chile (3 vol.), Ed. Zig-Zag, Santiago de Chile, 1956.
Neruda Pablo, J’avoue que j’ai vécu, traduit par Claude Couffon, Gallimard, 1975.
De Menthon Pierre, Je témoigne. Québec 1972/Chili 1973, Paris, Le Cerf, 1979.
De Menthon Pierre et Françoise, El asilo contra la opresión. Embajada de Francia, Santiago-Chile 1973, traduction et notes de Luis Pradenas Chuecas. Préface de Michelle Bachelet, Santiago, Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, 2015.
Husson Roland, Nous avons mal au Chili, France, Éditions Syllepsie, 2003.
De Bouillane de Lacoste Jean-Noël, « Santiago du Chili. Trois mois insolites dans la vie d’une ambassade », Revue d’Histoire Diplomatique, Paris, Éditions A. Pedone, 2003.
Libro Blanco del Cambio de Gobierno en Chile, 11 de septiembre de 1973, Secretaría de Gobierno, Editorial Lord Cochrane, Santiago de Chile, 1973.
Paniagua Patricio, Un diplomate français à Santiago (film), Paris, Les films du Tamarin, 2009.
Pradenas Chuecas Luis, Théâtre Aleph, archéologie d’un rêve. Chili – France, 1966-1995, thèse de doctorat, vol. 2, UFR Sciences Sociales, université Paris 7 – Denis Diderot, 1995.
Notes de bas de page
1 Bolivar Simón, « Tratado de Cartagena », Escritos Políticos, Alianza Editorial, Madrid, 1981 (1812).
2 « Ici trouvèrent refuge et considération les Argentins qui échappèrent à la haine de Rozas [sic] et des “caudillos” de l’intérieur, quelques “orientales” (Uruguayens) et ceux qui furent persécutés pendant les guerres civiles du Pérou, Bolivie, Équateur, Colombie et Venezuela... », Encina Francisco, Castedo Leopoldo, Historia de Chile (3 vol.), Ed. Zig-Zag, Santiago de Chile, 1956.
3 « Tratado sobre el Derecho Internacional », Montevideo, 1889 ; « Convención sobre el Asilo », La Habana, 1928 ; « Convención sobre Asilo Político », Montevideo, 1933 ; « Tratado sobre Asilo y Refugio Político », Montevideo, 1939.
4 Neruda Pablo, J’avoue que j’ai vécu, traduit par Claude Couffon, Gallimard, 1975.
5 De Menthon Pierre, Je témoigne. Québec 1972/Chili 1973, Paris, Le Cerf, 1979, p. 11.
6 De Menthon Pierre et Françoise, El asilo contra la opresión. Embajada de Francia, Santiago-Chile 1973, traduction et notes de Luis Pradenas Chuecas. Préface de Michelle Bachelet, Santiago, Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, 2015.
7 De Menthon Pierre, op. cit., p. 78.
8 Idem, p. 8.
9 Husson Roland, Nous avons mal au Chili, France, Éditions Syllepsie, 2003, p. 13.
10 De Bouillane de Lacoste Jean-Noël, « Santiago du Chili. Trois mois insolites dans la vie d’une ambassade », Revue d’Histoire Diplomatique, Paris, Éditions A. Pedone, 2003, p. 55.
11 De Menthon Pierre, op. cit., p. 78.
12 Idem, p. 34-35.
13 Idem, p. 36.
14 Idem, p. 40-43.
15 Husson Roland (entretien personnel), in Luis Pradenas Chuecas, Théâtre Aleph, archéologie d’un rêve. Chili – France, 1966-1995, thèse de Doctorat, vol. 2, UFR Sciences Sociales, université Paris 7 – Denis Diderot, 1995.
16 De Bouillane de Lacoste Jean-Noël, op. cit., p. 55.
17 « Justificacion histórica », Libro Blanco del Cambio de Gobierno en Chile, 11 de septiembre de 1973, Secretaría de Gobierno, Editorial Lord Cochrane, Santiago de Chile, 1973.
18 De Bouillane de Lacoste Jean-Noël, op. cit., p. 56.
19 Idem, p. 61.
20 Idem, p. 62.
21 De Menthon Pierre, op. cit., p. 59-60.
22 Husson Roland, op. cit., p. 51.
23 De Menthon Pierre, op. cit., p. 61-62.
24 De Bouillane de Lacoste Jean-Noël, op. cit., p. 57.
25 Husson Roland, op. cit., p. 42.
26 De Menthon Pierre, op. cit., p. 69-70.
27 Idem, p. 77.
28 De Bouillane de Lacoste Jean-Noël, op. cit., p. 64.
29 De Menthon Françoise, in Pierre De Menthon, op. cit., p. 79.
30 Idem, p. 96.
31 De Bouillane de Lacoste Jean-Noël, op. cit., p. 65.
32 De Menthon Françoise, in Pierre De Menthon, op. cit., p. 102.
33 Idem, p. 103.
34 Idem, p. 107.
35 Idem, p. 115-117.
36 Peyrefitte Alain, « Préface », in Pierre De Menthon, op. cit., p. iii.
37 Husson Roland, op. cit., p. 42.
38 De Menthon Pierre, op. cit., p. 141.
39 Husson, Roland, op. cit., p. 55.
40 De Menthon Françoise, idem, p. 101.
41 Idem, p. 104.
42 Idem, p. 121.
43 De Bouillane de Lacoste Jean-Noël, op. cit., p. 68.
44 De Menthon Pierre, op. cit., p. 142.
45 De Menthon Françoise, idem, p. 124.
46 En 1998, une plainte est déposée par leurs familles au tribunal de Paris. En décembre 2010, en absence des accusés, ayant renoncé à se faire représenter par un avocat, niant à la justice française le droit de les poursuivre, à la cour d’assises de Paris sont dictées des condamnations par contumace allant de 15 ans de prison à la détention à perpétuité. Au Chili, en janvier 2014, un juge chilien a lancé un mandat d’arrêt contre neuf militaires retraités de l’armée de l’air, accusés d’avoir arrêté, séquestré, torturé, assassiné et fait disparaître, à Temuco en septembre 1973, le citoyen français, ancien prêtre et militant socialiste, Etienne Pesle de Menil...
47 De Menthon Pierre, op. cit., p. 140.
48 Husson Roland (entretien personnel), in Luis Pradenas Chuecas, idem.
49 Voir : Paniagua Patricio, Un diplomate français à Santiago (film), Paris, Les films du Tamarin, 2009.
50 Husson Roland, op. cit., p. 105.
51 De Bouillane de Lacoste Jean-Noël, op. cit., p. 67-68.
52 De Menthon Pierre, op. cit., p. 71.
53 Ginzburg C., À distance. Neuf essais sur le point de vue de l’histoire, Paris, Gallimard, 2001 ; Le juge et l’historien, Considérations en marge du procès Sofri, Verdier, 2007 ; Le Fil et les traces. Vrai faux fictif, Verdier, Paris, 2010.
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Le 11 septembre chilien
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