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Un étudiant étranger au Chili : de l’Unité populaire au coup d’État (1972-1973)

Retour d’expérience

Traduit par Marie-Pierre Durand (trad.)

p. 317-319


Texte intégral

Ce texte est une transcription de l’allocution orale faite à Rennes pendant le colloque et traduite par Marie-Pierre Durand que nous remercions vivement.

1Je vais parler en espagnol, parce que je préfère ma propre langue pour remémorer le Chili de 1972-1973. J’aimerais commencer par raconter pourquoi je suis allé au Chili. Je terminais mes études d’ingénieur agronome à Guayaquil, en Équateur, et je travaillais à ce moment-là dans un programme de réforme agraire avec une organisation syndicale équatorienne. Sur les recommandations d’un professeur et ami, je devais aller à Montpellier faire un master sur des thèmes agricoles et c’est ainsi que ma femme et moi avions commencé à étudier le français. Dans les derniers jours de mes démarches, j’ai vu une affiche sur les murs de mon université qui disait : « Bourse pour étudier l’économie agraire au Chili. » Ce jour-là je suis rentré chez moi et j’ai dit à mon épouse : « Nous n’allons plus en France, nous allons au Chili. » Car l’expérience qui avait lieu au Chili était une expérience valable pour nous tous en Amérique. En effet, le Chili était une voie ouverte où l’on pouvait apprendre et l’on pouvait vivre. Les camarades paysans et les camarades ouvriers chiliens nous ont grand ouvert leurs portes, à nous tous qui venions de l’extérieur : Latino-Américains, Européens, quelques Nord-Américains. Le groupe d’étudiants qui se réunissait à ce moment-là sur le campus de l’université catholique était en majorité uruguayen, mais nous avions des camarades péruviens, colombiens et nous étions deux Équatoriens, qui avions fait connaissance là-bas. Il s’est passé beaucoup de choses, nous avons fait beaucoup de choses ensemble, nous avons participé très souvent à des manifestations avec l’Unité populaire, ces manifestations étaient des véritables fêtes pleines de chants.

2Nous savions par ailleurs qu’il y avait des mouvements très forts, parce que nos camarades chiliens en parlaient en permanence. Mon fils avait à peine six mois quand nous sommes arrivés au Chili ; par hasard nous avons fait la connaissance de notre voisine qui était médecin et qui en voyant le petit, est devenue très amie avec ma femme ; peu à peu nous sommes devenus intimes, et un jour elle nous a dit, je veux que vous voyiez quelque chose. Et elle nous a emmenés dans la cave de sa maison. Et elle nous a montré l’hôpital qu’elle avait installé pour recevoir les blessés qu’il y aurait dans les jours à venir.

3Quand s’est produit le coup d’État militaire, ça a été réellement une guerre. On entendait des tirs, en permanence, jour et nuit, et dans la nuit on voyait même voler des avions qui éclairaient tout Santiago. Et peu après on entendait des bombes éclater, touchant des quartiers entiers, auxquels ensuite, bien entendu, on barrait l’accès. Des endroits où auparavant l’on pouvait aller et participer à la vie sociale ont été complètement fermés. Des photos, divulguées par la suite sous le manteau ont montré qu’à l’emplacement de ces petites maisons, il n’y avait plus que des décombres.

4Pour nous, sur le plan personnel, la vie est devenue terriblement dangereuse. Quand nous allions au supermarché, avec ma femme et notre toute petite fille née à Santiago, il y avait des pancartes montrant des photos de jeunes gens et jeunes filles, avec des légendes qui disaient : « Ils sont étrangers. Ce sont des étrangers qui sont venus tuer des Chiliens, si tu les vois, dénonce-les. » C’était cela la vie à Santiago après le coup d’État. Des amis qui ont disparu. Il ne restait d’eux que le silence, les gens avaient peur de parler. Nous nous racontions ce que nous savions. Mon ami uruguayen et son épouse, qui était sur le point d’accoucher, sont partis dans une voiture qu’on lui a prêtée, les militaires les ont arrêtés, leur fils est né dans la voiture, et lui, il a disparu. Mon camarade équatorien avait un problème avec son visa d’étudiant qui était arrivé à expiration et il m’a demandé de l’accompagner chez les carabiniers pour lancer un processus de renouvellement. Le directeur de l’École d’économie, est venu avec nous pour l’accompagner, pour témoigner qu’il était bien étudiant et aussi par sécurité. Nous sommes entrés tous les trois ensemble dans ce bureau, qui davantage qu’un bureau, était une sorte de vestibule, où il y avait des chaises pour ceux qui attendaient et un petit bureau, avec un militaire assis-là. Tous deux se sont approchés, l’étudiant avec son passeport, pour expliquer ce dont il avait besoin. Ils nous ont fait asseoir et attendre, et ensuite ils ont appelé notre ami et ils l’ont fait entrer, tout seul, le directeur a voulu l’accompagner mais ils ne l’ont pas laissé faire. Ils l’ont fait passer par une porte. Nous avons attendu une demi-heure, une heure..., puis le directeur s’est approché pour demander :

« – Qu’est ce qui arrive à l’étudiant ? Le militaire qui nous avait reçu n’était plus là, c’était un autre. Il nous a demandé :
– L’étudiant ? Non, il n’y a aucun étudiant Monsieur.
– Mais il était avec nous, il était ici !
– Non, il n’y a pas d’étudiant, répéta le militaire.
– Mais il est sorti par cette porte, il est allé régler la question de son visa.
– Non, non, c’est impossible. »

5Il a ouvert la porte, et la porte donnait sur une cour. Nous sommes repartis sans notre ami. Cinq jours ont passé, et un jour, nous rentrions à la maison, avant le couvre-feu, qui commençait à cinq heures de l’après-midi, et l’hiver à Santiago est froid ; une personne était arrêtée devant notre maison, et c’était lui. Il était complètement perdu, il balbutiait, il avait de la barbe, il était sale, il sentait très mauvais, on l’a fait entrer à la maison, on l’a fait prendre un bain, se changer. Il était incapable de parler. Son épouse était désespérée parce qu’elle l’avait perdu, elle avait un enfant de l’âge du mien. On l’a appelée au téléphone, elle est venue le chercher avec l’ambassadeur d’Équateur, et on l’a emmené chez lui à l’Ambassade. Quand il a pu revenir à la vie, notre ami a raconté tout ce qui lui était arrivé. On l’avait fait monter dans un camion, on l’avait emmené au stade national, on l’a fusillé cinq fois, avec la tête complètement couverte, avec des tirs qui étaient des tirs à blanc, mais quelques-uns de ceux qui étaient avec lui sont partis et ne sont jamais revenus. Et un jour on lui a dit : « Tu t’en vas. » Ils lui ont ouvert la porte, il est sorti, il ne savait pas où il était. Il était totalement perdu. C’est certainement une des expériences personnelles les plus dures que j’ai vécues dans ma vie.

6Ensuite, nous avons voulu quitter le Chili, avec ma femme et mes deux enfants très jeunes. Mon père était sénateur de la République en Équateur et, de par sa position il avait un contact direct avec le gouvernement équatorien, et à travers celui-ci, avec l’ambassade d’Équateur. L’ambassadeur a dit : « Non, ne le laissez pas partir maintenant, car quel que soit le moyen qu’il utilisera pour s’en aller, il va être arrêté. » Nous avons déménagé à l’ambassade d’Équateur, où il y avait peut-être cinquante ou soixante personnes dans la même situation. Il nous a fallu un mois et demi pour sortir du Chili. Je n’ai pas pu retourner au Chili jusqu’en 1995, parce que je ne me sentais pas capable d’y retourner. Le Chili a retrouvé un dynamisme propre, et aujourd’hui, nous espérons tous en Amérique, que le Chili reprenne le cours de son histoire, qu’il avait perdu quand la Moneda a été bombardée. Merci.

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