Le syndicalisme chilien malgré le coup d’État. Une invitation à dépasser l’approche sociologique dominante
p. 239-248
Texte intégral
Les éditeurs de cet ouvrage remercient Annick Madec de son aimable relecture de cet article et de plusieurs autres contributions des chapitres vi et vii.
1Le coup d’État de 1973, on le devine, marque une bifurcation significative dans l’histoire du syndicalisme chilien. Pourtant, il marque aussi, avec la même violence, la pensée intellectuelle et sociologique sur les syndicats. En effet, depuis le rétablissement de la démocratie en 1990, la réflexion sur le syndicalisme s’est presque exclusivement limitée à la dénonciation des blessures infligées par la rupture de l’ordre politique et des politiques déployées à partir de ce moment-là. Le résultat a été le développement d’un sentiment de crise teinté de nostalgie : aujourd’hui les syndicats ne seraient que l’ombre de ceux qui existaient avant la rupture de l’ordre en question.
2Dans le cadre de l’anniversaire du coup d’État chilien, nous voulons mener une réflexion mettant en question la manière dont est abordée la question syndicale et, plus généralement, la société civile chilienne depuis le retour de la démocratie. Nous défendrons l’idée que, d’un certain point de vue, le syndicalisme chilien a été beaucoup plus résistant qu’on ne l’affirme couramment et que cette résistance nous invite à étudier différemment le devenir des syndicats après le coup d’État : il s’agit moins de s’interroger sur ce que les syndicats ont perdu que sur ce que les syndicats ont fait pour survivre, quoi qu’il en soit, aux effets de la dictature.
3Nous développerons ici deux idées pour justifier cette hypothèse. Premièrement, nous soutiendrons que l’on a eu tendance à exagérer le caractère « exceptionnel » de l’évolution de la syndicalisation depuis 1973. Malgré tout, l’intérêt des travailleurs chiliens pour les syndicats a été beaucoup plus solide que l’on ne le dit. Deuxièmement, sur la base des résultats d’une recherche menée entre 2009 et 20131, nous soutiendrons que les syndicats ont développé des stratégies alternatives de revendication pour contourner les obstacles imposés à la grève par le contexte dictatorial. Ces formes de revendication à première vue « défensives », peuvent, nous le montrerons, devenir l’expression de demandes moins immédiates même si elles demeurent limitées au lieu de travail. En se focalisant exclusivement sur la grève ou la mobilisation dans l’espace public, le monde des experts et intellectuels aurait donc exagéré la passivité des syndicats au cours des années 1990, en niant leur condition de « sujets ».
4Nous procéderons en trois temps. D’abord, nous donnerons quelques repères historiques sur le syndicalisme chilien. Ensuite, à partir d’une mise en perspective historique et internationale, nous discuterons la signification de l’évolution récente de la syndicalisation. Enfin, nous signaleront les principaux traits du répertoire d’action développé par les syndicats au cours des années 1990 et les implications de ce changement en termes de lutte politique. Dans les conclusions, nous reviendrons sur la question des catégories au moyen desquelles nous réfléchissons sur le devenir des syndicats depuis le coup d’État.
Quelques repères historiques
5Le mouvement syndical naît au Chili à la fin du xixe siècle en réponse à la précarité des conditions de vie et de travail du salariat urbain et minier, mais il gagne du terrain surtout après les années 1950, avec la loi de syndicalisation des travailleurs du secteur rural (1957).
6La première grande centrale syndicale, représentative au niveau national et interprofessionnel, est créée en 1909 sous le nom de Gran Federación Obrera de Chile. En 1919, le changement de nom de cette organisation devenue la Federación Obrera de Chile (FOCH), symbolise l’abandon d’une culture mutualiste et la naissance d’un syndicalisme politique. Depuis lors, les centrales syndicales qui ont successivement conduit le mouvement syndical chilien2 affichent une visée révolutionnaire et maintiennent des relations étroites avec les partis de gauche.
7La radicalité du syndicalisme chilien est attribuée, en partie, à la violence d’État contre les travailleurs3. En effet, la première tentative réelle de solution pacifique de la question sociale par les pouvoirs publics a lieu en 1924, avec les dites « lois sociales » (leyes sociales). Cet ensemble de réformes, qui demeure presque inchangé jusqu’en 1970, légalise les syndicats et établit des garanties minimales pour les travailleurs. Pourtant, la violence étatique contre les syndicats renaît régulièrement. Elle a été particulièrement forte pendant le gouvernement de Carlos Ibañez del Campo (1927-1931 et 1952-1958) et de Gabriel Gonzalez Videla (1946-1952).
8Salvador Allende propose un programme pour intégrer définitivement les travailleurs et réussit à ce que la Central Única de trabajadores (CUT) s’engage auprès de l’Unidad Popular (UP). Cet engagement n’a pas empêché la CUT de faire pression pour accélérer les réformes promises par le gouvernement. Le coup d’État de 1973 a rompu ces espoirs et au lendemain de l’intervention militaire, les syndicats ont été interdits, la centrale syndicale dissoute et les syndicalistes les plus actifs tués ou emprisonnés.
9En 1979, le régime militaire a redonné aux salariés le droit de s’organiser. Mais un ensemble de réformes, appelé Plan Laboral, a établi un cadre réglementaire entièrement différent. Il cherchait à mettre en place un système de relations de production compatible avec le modèle néolibéral qui se développait alors. En pratique, cet objectif s’est matérialisé par la réduction radicale des droits syndicaux : entre autres l’élimination du droit à la négociation collective par branche, le pouvoir donné aux employeurs de remplacer les grévistes et la possibilité accordée aux travailleurs de négocier sans la médiation des syndicats. Malgré cela les syndicats tenaient un rôle de premier plan dans le mouvement d’opposition qui a permis le retour à la démocratie en 1990.
10Qu’est-il arrivé après 1990 ? La fin de la dictature n’a pas entraîné les changements attendus par le monde syndical. Afin de ne pas mettre en péril la paix sociale et de ne pas susciter à nouveau l’intervention des militaires, la nouvelle CUT (Confederación Unitaria de trabajadores) s’est engagée dans un processus de concertation avec les employeurs, renonçant à la mobilisation de masse. Pourtant, cette stratégie n’a pas eu les effets escomptés. Les employeurs n’étaient pas prêts à céder et la Concertación – alliance de partis de centre et de gauche au pouvoir – n’a pas insisté malgré ses promesses. En fin de compte, les avancées en matière de droit du travail et surtout de droits syndicaux ont été très limitées. Le code du travail a largement conservé l’esprit du Plan Laboral 4.
11Dans ce contexte, toute une série d’indicateurs sonnaient l’alarme et justifiaient un récit prônant la crise du syndicalisme chilien :
La CUT n’a pas réussi à imposer ses revendications dans l’agenda politique. Les négociations au niveau national diminuent à partir de 19955.
Le taux de syndicalisation baisse (de 19,2 % en 1990 à 14,8 % en 20006).
Le nombre de grèves diminue également (de 247 en 1992 à 174 en 20107).
Les conflits internes à la CUT s’attisent. Les accusations de corruption et de déficit démocratique faites à la direction de l’organisation, ainsi que les critiques contre l’intervention des partis politiques dans son fonctionnement, déclenchent la scission de la centrale8. Deux nouvelles centrales – la Central Autónoma de Trabajadores (CAT) et la Unión Nacional de Trabajadores de Chile (UNT) – viennent lui disputer la représentativité sur le plan national et rompent avec plus d’un demi-siècle d’unité syndicale.
Les syndicats s’atomisent à tout niveau. Plusieurs syndicats coexistent dans une même entreprise et plusieurs fédérations dans la même branche productive. Les organisations de base deviennent de plus en plus indifférentes aux structures interprofessionnelles : plus de 60 % des syndicats d’entreprise n’adhèrent plus à aucune centrale syndicale9. Si les bases sont traditionnellement moins politisées que les structures syndicales nationales10, la délégitimation du syndicalisme confédéral n’avait jamais conduit à une telle atomisation organisationnelle.
12La situation des syndicats s’est relativement améliorée à partir de 2005. L’émergence de leaderships syndicaux renouvelés dans des nouveaux secteurs clé de l’économie chilienne, à faible tradition syndicale11, a partiellement relancé les gréves et la syndicalisation. Le triomphe de la droite chilienne aux élections présidentielles de 2009 et le mouvement social des étudiants de 2011, raniment cette tendance. La CUT, quant à elle, radicalise sa posture face au modèle économique chilien et adopte une stratégie de confrontation. Cette évolution implique, en interne, l’importance croissante du PC dans la direction de la centrale au détriment des partis de la Concertación.
La syndicalisation. Un problème relatif
13Depuis le milieu des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000, les études empiriques sur les syndicats ont été rares. Le syndicalisme était devenu une sorte d’objet « hors-champ » des sciences sociales12. Le débat est ainsi alimenté par des travaux à caractère essayiste où le regard est généralement mis sur les effets négatifs des transformations néolibérales et sur l’affaiblissement syndical13. Cette littérature tend à exagérer la perte d’influence de ces organisations sur les travailleurs depuis 1973. La relance de la production scientifique depuis le milieu des années 2000, concomitante à l’augmentation de l’activité syndicale, ne change pas de manière substantielle ce diagnostic14. Néanmoins, la diminution des taux de syndicalisation a rarement été mise en perspective historique ou en perspective comparative en vue d’analyser la véritable signification de cette tendance dans le contexte national.
14Un premier élément qui relativise le diagnostic dominant est la difficulté historique des syndicats chiliens à attirer des travailleurs. À force d’insister sur la chute des taux d’adhésion au cours des vingt dernières années, les analyses post-dictature ont eu tendance à oublier que les organisations syndicales au Chili n’ont concerné qu’un tiers du salariat, même à l’« âge d’or ». On estime qu’à l’époque de la légalisation de la Federación Obrera de Chile (FOCH), les syndicats rassemblaient seulement 2,7 % des salariés chiliens15. L’essor de l’industrie, la reconnaissance légale des syndicats et surtout, la loi de syndicalisation des travailleurs du secteur rural (1957), donnent un élan décisif à la syndicalisation. La base syndicale est quasiment multipliée par dix entre 1932 et 1973. Pourtant, en 1973, le taux d’adhésion est estimé autour de 30 %16. Dans ce sens, bien que la syndicalisation ait marqué une tendance à la hausse avant le coup d’État, la faible représentativité est un problème historique constant pour le syndicalisme chilien. L’évolution récente du taux de syndicalisation est donc plutôt une exception qu’une règle.
15Un autre élément à prendre en compte est la variation de cet indicateur au cours des dernières décennies. Les deux premières années après le rétablissement de la démocratie en 1990, le taux de syndicalisation a légèrement augmenté (de 19,2 % en 1990 à 20,7 % en 1992). De même, comme nous l’avons mentionné, à partir de 2005, l’indicateur connaît un nouvel élan. Ces variations suggèrent que l’intérêt des travailleurs pour les syndicats ne peut pas être exclusivement associé aux effets de la dictature (le modèle de développement, la législation, la peur, etc.). Nous n’allons pas approfondir ici les facteurs intervenant dans la syndicalisation, nous nous contenterons de signaler que cet indicateur est entre autres éléments aussi sensible aux effets de la dictature qu’aux changements d’orientation de l’Église, aux politiques du ministre du travail, aux politiques managériales, qui modifient le contexte dans lequel a lieu l’engagement syndical après le retour de la démocratie.
16Un dernier élément à souligner est la supériorité surprenante du taux de syndicalisation au Chili par rapport à ceux d’autres pays ayant une histoire politique récente moins traumatique et un contexte institutionnel beaucoup plus favorable aux syndicats. À ce propos la comparaison avec la France s’avère intéressante. Même si dans ce pays les syndicats n’ont pas échappé aux difficultés liées aux changements productifs, à la crise économique, à l’intégration du marché européen, aux transformations culturelles des jeunes, etc.17, ils jouissent toujours de nombreux avantages institutionnels. Ainsi par exemple, ils ont la priorité dans les élections des institutions représentatives du personnel, ils gardent le monopole de la négociation avec les employeurs, ils peuvent négocier par branche, ils participent à la gestion des institutions de la Sécurité Sociale, entre autres prérogatives que la loi refuse aux syndicats chiliens. Malgré ces différences, dans le secteur privé le taux de syndicalisation chilien double de celui de la France (plus de 15 % au Chili contre moins de 6 % en France18).
17À la lumière de ces données, la chute des adhésions dans les syndicats chiliens paraît moins significative que ce qu’il est généralement affirmé. Plus qu’un signe de faiblesse, l’évolution de la syndicalisation montrerait que les syndicats chiliens ont une capacité surprenante à se reproduire dans des conditions adverses.
Changement du « répertoire d’action » des syndicats et nouvelles formes d’expression du conflit
L’approche dominante : le primat de la grève et les mobilisations publiques
18Historiquement au Chili, l’analyse du répertoire d’action des syndicats s’est limitée à l’étude des grèves et des protestations de rue. La conflictualité au travail est généralement mesurée par le nombre de grèves19 ou par la perception des conflits par les travailleurs20. Cette approche a justifié le fait que l’on observe une diminution de la conflictualité au travail et une passivité croissante des syndicats à partir des années 1990.
19Nous pouvons faire l’hypothèse que la restriction de l’analyse à la grève peut être expliquée par le privilège que les chercheurs en sciences sociales accordent – autant aujourd’hui que par le passé – à la « lutte politique » sur d’autres objectifs de l’action syndicale. L’étude du syndicalisme a historiquement été au Chili le prolongement de l’engagement politique des chercheurs en sciences sociales21. La grève a une place fondamentale dans le discours et l’histoire du syndicalisme révolutionnaire, ce qui favorise le fait qu’elle soit considérée comme le moyen par excellence utilisé par les syndicats, comme l’expression fondamentale des conflits du travail.
20La relance de la production scientifique depuis 2005 n’a pas changé, de manière substantielle, cette approche du répertoire d’action des syndicats et des conflits au travail. En effet, les études réalisées dans cette nouvelle période se sont intéressées aux grèves et aux autres stratégies syndicales portant le conflit au sein de l’espace public, notamment dans les secteurs où les conflits ont joui d’une visibilité particulière (les sous-traitants de l’industrie minière publique, les travailleurs de l’industrie forestière et de l’industrie du saumon, notamment). Ces conflits ont été interprétés comme les signes d’un renouvellement du syndicalisme et de la relance de la conflictualité au travail22.
21Les limites de cette approche sont pourtant évidentes. Les grèves et les mobilisations publiques ne sont que l’un des moyens à disposition des syndicats pour faire aboutir leurs revendications. Le répertoire d’action des syndicats chiliens a toujours été plus large et plus riche. Dans ce sens-là, le niveau de conflictualité depuis le rétablissement de la démocratie au Chili ne peut pas être évalué à partir de la seule analyse de l’évolution du nombre de grèves. Le conflit s’exprime aussi par d’autres indicateurs généralement écartés de ces statistiques et absents dans les études sur les syndicats.
Le recours syndical à l’Inspection du travail et aux tribunaux
22Comme nous l’avons montré de manière détaillée par ailleurs23, notre recherche démontre que l’une des stratégies les plus appréciées par les responsables syndicaux aujourd’hui est le recours à l’Inspection du travail et aux tribunaux de justice. La fonction principale de ces deux organismes publics est de veiller au respect du droit du travail dans les entreprises. Tout travailleur y compris le représentant d’un syndicat, peut solliciter leur intervention lorsqu’il croit qu’un droit est violé dans son établissement. Ces instances ont obligation de mener l’enquête pouvant conduire, si l’accusation est confirmée, à des amendes infligées à l’entreprise ou à d’autres sanctions. Comme le confirment nos entretiens, les syndicalistes chiliens valorisent énormément ces procédures et les mobilisent fréquemment.
23Les statistiques administratives confirment cette tendance. Le nombre d’inspections effectuées dans des entreprises à la demande directe d’un travailleur a triplé depuis 1990, sans compter celles fixées par l’institution indépendamment de toute conjoncture. Selon la direction du Travail, en 1990, il y a eu 24 689 inspections à la demande des travailleurs, tandis qu’en 2010 elles s’élevaient à 83 90124. L’évolution du recours aux tribunaux est plus difficile à mesurer parce que ces organismes ont été l’objet d’une grande réforme en 2005 qui a été appliquée de manière progressive et qui empêche la comparaison des chiffres depuis 1990. Toutefois, l’évolution durant ces trois dernières années suggère une tendance similaire à celle notée pour l’Inspection du travail : en matière de travail, les recours aux tribunaux en première instance ont augmenté de manière constante25. L’importance croissante des recours à ces instances publiques dans le répertoire d’action des travailleurs devient encore plus évidente quand on la compare à l’évolution du nombre de grèves. Nous l’avons déjà signalé, le nombre de grèves reste toujours très bas (moins de 180 en 2010) et tend à diminuer depuis 1990. La grève a un impact plus faible que le recours à l’Inspection du travail et aux tribunaux dans le contexte chilien post-dictature.
24Pourquoi les syndicats optent-ils pour solliciter l’intervention de ces arbitres publics au lieu de s’investir dans des grèves ? Les raisons données par les responsables syndicaux interviewés renvoient aux difficultés qu’ils éprouvent à mobiliser les travailleurs ou à obtenir des résultats positifs par la grève. Ils attribuent ces difficultés aux limitations imposées par la législation : dans le contexte légal actuel, les employeurs peuvent remplacer les grévistes ou fermer l’établissement pour éviter des dégâts éventuels pendant ces conflits (lock-out). Il s’en suit que la grève ne produit que rarement les effets attendus, voire, qu’elle porte préjudice aux travailleurs concernés. Au contraire, le recours à l’Inspection et aux tribunaux apparaît comme une stratégie sûre et efficace, comme la manière la plus naturelle pour contourner les limites imposées à la grève dans le contexte actuel. Cette stratégie peut intervenir en substitution d’une grève mais aussi lors de la grève elle-même, afin d’augmenter ses possibilités de succès. Dans le même sens, elle cherche à faire respecter des droits bafoués au sein de l’établissement mais elle vise aussi parfois d’autres objectifs moins immédiats.
25Il convient d’accorder un peu plus d’attention à cette dernière affirmation car elle touche à l’un des fondements du discours sur la crise du syndicalisme chilien : dans le contexte actuel, celui-ci aurait été condamné à une position défensive. Comme nous l’avons observé dans les entretiens, le recours à l’Inspection et aux tribunaux a souvent pour les responsables syndicaux une finalité offensive. Ainsi, par exemple, au-delà de la restauration d’un droit violé, cette stratégie vise parfois à modifier les rapports de force au sein de l’entreprise : les responsables syndicaux attendent que les employeurs deviennent plus sensibles aux demandes des salariés, par crainte d’une présence trop fréquente de l’Inspection sur les lieux de travail ou d’une mauvaise publicité pouvant nuire à la production. De même, cette stratégie peut contribuer à créer du droit26. En effet, autant l’Inspection que les tribunaux disposent d’attributions en matière d’interprétation des normes afin de les adapter à la réalité. Ainsi, à travers le recours à ces instances, les syndicats peuvent innover en matière de droits et, malgré leur caractère technique, les actions auprès de l’Inspection et des tribunaux peuvent présenter parfois un caractère aussi politique que la grève.
26En somme, il convient de nuancer le diagnostic selon lequel la conflictualité au travail aurait diminué depuis le coup d’État au Chili. En réalité, la diminution du nombre de grèves au cours des années 1990 ne nous permet pas de tirer cette conclusion. Les résultats de notre recherche suggèrent, au contraire, que la conflictualité n’a pas diminué mais plutôt qu’elle a changé de forme : elle s’est judiciarisée.
27Ces réflexions nous invitent aussi à analyser plus sérieusement le répertoire d’action des syndicats. Malgré les difficultés imposées par le nouveau contexte depuis le retour de la démocratie, les syndicats n’ont pas cessé de revendiquer. Ils ont trouvé des voies pour contourner les obstacles sans nécessairement renoncer à une posture offensive. Notre recherche montre que le recours à l’Inspection et aux tribunaux occupe une place clé dans ce nouveau répertoire d’action. Cependant, il reste à étudier plus sérieusement la portée d’autres stratégies telles que les débrayages, les pétitions, les manifestations, les grèves du zèle, les grèves perlées, autant de formes d’action que ni les statistiques administratives ni les études sociologiques ne prennent en compte.
Conclusion
28Le coup d’État a marqué radicalement l’histoire chilienne mais aussi la façon dont on réfléchit sur la société. L’analyse de la société chilienne se réduit souvent au constat de ce qu’elle a perdu ou de ce qu’elle n’est plus depuis le coup d’État. Bien que cette approche ait un certain impact politique que l’on peut juger nécessaire (chercher des responsables, favoriser une autre mémoire historique, etc.), elle présente la limite de transformer en une véritable « boîte noire » l’histoire postérieure au retour à la démocratie et de faire de ses acteurs des témoins passifs. Cette limite est devenue particulièrement évidente depuis 2011 et rend difficile à expliquer l’explosion de la protestation sociale. Comment une société civile que tout le monde supposait « endormie » ou « subordonnée » parce qu’elle n’était plus la société des années 1970, s’est « réveillée » tout d’un coup ? Ne serait-il pas plutôt qu’elle n’a jamais été vraiment « endormie » comme l’on a voulu croire ?
29Le récit sur le syndicalisme a été marqué par une configuration de la pensée sociale très répandue sous la post dictature qui – insistant sur les difficultés, sur des pratiques disparues, sur les discours affaiblis – a eu tendance à exagérer la crise des syndicats et a totalement négligé une question pourtant fondamentale : comment ces organisations ont-elles survécu, malgré tout, au bouleversement de la société chilienne des années 1970 ? Dans cet article, nous avons essayé de montrer que les syndicats chiliens ont été beaucoup plus résistants que ce que l’on a bien voulu croire. Non seulement ils sont arrivés à se reproduire dans un contexte particulièrement défavorable à la syndicalisation, mais ils ont aussi réussi à développer des stratégies pour continuer à défendre les intérêts des travailleurs. Si ces stratégies ne répondent pas aux mêmes principes idéologiques ni ne présentent nécessairement la même portée que les stratégies traditionnelles (la grève, la mobilisation publique, etc.), elles démontrent que les syndicats ne sont pas restés impassibles aux changements qui ont durci la condition des travailleurs au cours des dernières décennies. Il ne s’agit pas de nier les faiblesses du syndicalisme chilien. Nous pêcherions par innocence à ne pas reconnaître que l’emprise des syndicats sur les décisions d’État a décliné depuis 1973. Il s’agit plutôt de nuancer la frontière imaginaire érigée par les « experts » entre le passé et le présent ainsi que de reconnaître aux syndicats leur condition d’acteurs. En somme, il s’agit d’inviter à réfléchir sur nos manières de penser la société chilienne depuis la dictature, afin de dépasser leurs limites et de comprendre les évolutions récentes.
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Notes de bas de page
1 Nous avons conduit des entretiens en profondeur et des récits de vie auprès de 32 responsables syndicaux de différentes structures syndicales, tant adhérantes à la CUT qu’indépendantes. Nous avons également réalisé une observation participante et nous avons analysé le contenu des articles relatifs aux syndicats dans trois journaux online : Emol, La Nación y El Mostrador.
2 Le champ confédéral subit deux divisions importantes au cours des années suivantes. Pourtant, à chaque occasion, les militants arrivent à surmonter leurs différences et à refonder l’unité syndicale. Ainsi, en 1936, la FOCH est reconstituée sous le nom de Confederación de trabajadores de Chile (CTCH). De même, en 1953, quand la CTCH devient la Central Única de Trabajadores (CUT1). Après le coup d’État la CUT1 est dissoute. Elle réapparaît en 1988 sous le nom de Central Unitaria de Trabajadores (CUT).
3 Angell A., Politics and the Labour Movement in Chile, Oxford, Oxford University Press, 1972.
4 Rojas Miño I., « Los desafíos actuales del derecho del trabajo en Chile », Ius et Praxis, vol. 12, n° 1, 2006, p. 234-250 ; Mizala A. et Romaguera P., La legislación laboral y el mercado del trabajo en Chile : 1975-2000, Santiago, Centro de Economía Aplicada, Universidad de Chile, 2001.
5 Fundación Instituto de Estudios Laborales, Diálogo Social en Chile : Una evaluación histórica (1990-2006), Santiago, FIEL, 2008.
6 Dirección del Trabajo, Compendio estadístico de 1990 a 2012, Santiago, Dirección del Trabajo, Gobierno de Chile, 2013.
7 Ibid.
8 Frías Fernández P., Los desafíos del sindicalismo en los inicios del siglo XXI, Buenos Aires, CLACSO, coll. « Becas de Investigación », 2008.
9 Dirección del Trabajo, Encuesta Laboral 2011, Santiago, Dirección del Trabajo. Gobierno de Chile, 2012.
10 Landsberger H., Barrera M. et Toto A., « The Chilean Labor Union Leader: A Preliminary Report on His Background and Attitudes », Industrial and Labor Relations Review, n° 17, 1964, p. 399-425.
11 Aravena Carrasco A. et Núñez D. El renacer de la huelga obrera en Chile : El movimiento sindical en la primera década del siglo XXI, Santiago, Instituto de Ciencias Alejandro Lipschutz, 2009 ; Baltera P. et Dussert J. P., Liderazgos sindicales emergentes : El caso de los trabajadores subcontratados de la salmonicultura, minería del cobre y forestales, Santiago, Dirección del Trabajo, 2010.
12 À partir de 1993 et jusqu’à 2005, les chercheurs attachés à la direction du Travail sont presque les seuls à publier des études en la matière.
13 Pour citer seulement deux exemples de ce courant essayiste : Drake P., « El movimiento obrero en Chile : De la Unidad Popular a la Concertación », Revista de ciencia política, n° 23, 2003, p. 148-158 ; Zapata F., « ¿ Crisis En El Sindicalismo En América Latina ? », Cuadernos del Cendes, n° 18, 2001.
14 Une exception à cette règle est le travail de Salinero J., Veinte años de afiliación sindical y negociación colectiva en Chile : Problemas y desafíos, Santiago, Dirección del Trabajo. Gobierno de Chile, coll. « Cuadernos de Investigación », 2006. En soulignant les hauts taux de création de syndicats inter-entreprises, de syndicats de travailleurs indépendants et transitoires, dans un contexte où ces types de syndicats n’ont que des droits limités (la loi chilienne donne la priorité aux syndicats d’entreprise), l’auteur met en question la thèse de la perte d’intérêt pour le syndicalisme.
15 Garcés M. et Milos P., Foch Ctch Cut : Las Centrales unitarias en la historia del sindicalismo chileno, Santiago, ECO, 1988.
16 Ibid.
17 Sur ces défis et les réactions syndicales voir, par exemple, Andolfatto D. et Labbé D., « Les transformations des syndicats français. Vers un nouveau “modèle social” ? », Revue française de science politique, n° 56, 2006, p. 281-297.
18 Pour un aperçu de l’évolution de différents indicateurs de la représentativité des syndicats en France, voir par exemple, DARES, Présence syndicale et syndicalisation des Salariés, Paris, ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé, 2011.
19 Voir par exemple : Pizarro C., La huelga obrera en Chile, 1890-1970, Santiago, Ediciones Sur, 1986 ; Salinero, op. cit.
20 Voir par exemple : Dirección del Trabajo, Encuesta Laboral 2011, op. cit. ; Volker F., « El movimiento sindical en la nueva democracia chilena. Perspectivas de los dirigentes dindicales de base : ¿ hechos o ficción ? », Revista Universum, n° 15, 2000, p. 73-100.
21 Rojas Flores J., « Los trabajadores en la historiografía chilena : Balance y proyecciones », Revista de Economía y Trabajo, n° 10, 2000, p. 47-118.
22 Aravena Carrasco et Núñez, op. cit.
23 Gutiérrez Crocco F., « “Judiciarisation” des conflits au travail et syndicalisme », La Chronique Internationale de l’Ires, n° 136, 2012, p. 44-56.
24 Dirección del Trabajo, Compendio Estadístico de 1990 a 2012, op. cit.
25 Poder Judicial Chile, [http://www.poderjudicial.cl/], consulté le 10 avril 2012.
26 C’est le cas de la CUT qui, afin d’avancer sur des matières bloquées au parlement telles que le droit des responsables syndicaux à occuper des postes publics ou la réforme du système de retraites au Chili, a présenté des recours devant des tribunaux nationaux et internationaux au cours des quinze dernières années.
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Le 11 septembre chilien
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