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Art contemporain de mémorialisation au Chili : deux exemples de contre-mémoire

p. 213-223


Texte intégral

1La mémoire de la dictature de Pinochet paraît un réservoir sans fin pour les artistes chiliens. Au-delà de l’actualité constante de cette mémoire récente, je propose d’analyser ces œuvres d’art de mémorialisation comme sources importantes pour comprendre de façon plus complète le passé récent, car elles relèvent de thèmes ou sujets qui sont absents des discours officiels. Parfois les points de vue artistiques posent les problèmes de ce même passé sous un nouvel angle en le rendant visible autrement1. On commencera en s’interrogeant sur quel type de mémoire, du golpe et du régime dictatorial, s’articulent les discours artistiques chiliens de la contemporanéité. En aucune manière exhaustif, cet essai tentera d’invoquer les discours artistiques les plus récents, réalisés après la transition à la démocratie.

2La mémoire toujours ouverte n’est jamais figée2 ; l’art participe à ce processus, nous voulons interroger de quelle manière et dans quel but. Pour comprendre comment l’art contribue à la construction de la mémoire de la dictature chilienne, après une contextualisation théorique, on évoquera la mémoire officielle des gouvernements démocratiques (le consensus et la réconciliation3) en y discutant « l’enclave des droits de l’homme », les commissions de vérité (Rettig et Valech) versus les non-dits ou paroles ignorées tels qu’ils apparaissent dans l’œuvre de Carlos Altamirano, Retratos.

3La mémoire officielle est mise en relation avec les autres mémoires qui coexistent, notamment avec la mémoire des héritiers du régime, les pinochetistes, et celle des partisans du président Salvador Allende. Les deux discours séparés doivent être pris en compte ensemble si l’on cherche à comprendre l’expérience post-coup d’État. On évoquera à ce propos les célébrations et anti-célébrations liées à la date du coup d’État et leurs différentes formes (monuments publics ou autres manifestations). On verra, par l’exemple de l’œuvre de Voluspa Jarpa, Biblioteca de la No historia (2010) de quelle manière l’art participe à la consolidation de la mémoire en ajoutant des détails autrement absents.

4On se servira donc des exemples d’art de mémorialisation, cet art qui utilise des thèmes liés au passé dictatorial, pour questionner l’avancement de la démocratie, pour montrer qu’il y a toujours des problèmes non-résolus, pour proposer un chemin alternatif, pour faire penser à ce qui reste à faire, pour faire réagir les citoyens, leur faire voir les choses différemment. L’art de mémorialisation est beaucoup plus diversifié et inclut parmi d’autres aspects, des références au coup d’État, à la vie sous la dictature et ses aspects divers (la violence, la répression et ses victimes, la vie quotidienne et l’évasion, etc.), ou à l’exil ; mais on a choisi ici deux exemples qui nous aident à ponctuer l’histoire post-dictatoriale du Chili récent et la gestion du passé.

Les études de la mémoire et l’art de mémorialisation

5La relation au passé des régimes démocratiques est importante dans la (re)construction du lien sociétal sur des prémisses nouvelles à l’aube de la transition. Souvent, pendant la transition à la démocratie et la période suivante de consolidation démocratique, les élites privilégient le regard vers l’avant, plutôt que le regard vers le passé récent, en favorisant des politiques consensuelles autour de buts précis.

6La théorisation des études mémorielles est très abondante en vertu de ce qu’on a appelé le « boom de la mémoire4 ». La mémoire collective n’est pas donnée, elle est une notion socialement construite5, elle reste ouverte. Il y a donc autant de mémoires collectives que de groupes dans une société6. Andreas Huyssen observe qu’il ne peut pas y avoir un consensus mémoriel sur un trauma national ayant opposé une majorité à une minorité7. De plus, depuis les années 1970, dans le monde entier il y a une prédominance de la mémoire, une culture de la mémoire globalisante qui a vu « la création d’objets, d’œuvres d’art, de mémoriels, d’espaces publics de commémoration » comme des instruments utiles pour construire la mémoire publique8.

7Au Chili aussi, on peut constater un intérêt constant pour le passé récent post-dictatorial et pour celui de la dictature, ces deux réservoirs se montrent abondants pour les artistes. L’art participe à la construction de la mémoire du régime et il y a plusieurs thèmes liés à ceci : l’expérience de la violence et ses effets (la torture, la souffrance, le deuil), la mémoire en conditions exceptionnelles, le vécu du quotidien de ceux restés à l’écart de l’expérience extrême. En effet, il y a un « mini boom dans les arts visuels en Amérique latine dans les années récentes : “le focus sur les droits de l’homme dans le domaine transnational a ouvert des nouvelles avenues pour un rôle politique et public des arts visuels, des installations, des monuments, des mémoriels et musées”9 ».

8En même temps, la non-résolution de certains problèmes liés au processus de réconciliation fait que les artistes sont toujours intéressés par « l’enclave des droits de l’homme » telle qu’elle est théorisée par M. A. Garretón10.

9Différentes expressions artistiques peuvent servir à la construction d’une mémoire artistique. Par exemple, la photographie est un « art de mémoire11 » comme le montre la pratique de l’artiste argentin Marcelo Brodsky. D’autres auteurs ont remarqué également l’importance de pratiques mémorielles différentes de celles utilisées par les régimes en place : monuments, plaques mémorielles, jours de célébration, politiques de réparations diverses incluses dans les rapports des commissions de vérité, etc. Pour Elisabeth Jelin « l’utilisation des médiations symboliques (par exemple l’art) reflète le besoin sociétal de résoudre l’expérience traumatique12 ». Nelly Richard considère que pendant la transition chilienne, l’oubli de la dictature a été privilégié par les médias car celle-ci divisait et entrait en contradiction avec la « rhétorique neutralisante et homogénéisante du consensus13 ». Ainsi, il faut souligner le rôle fondamental joué par les « constellations symboliques de l’art et de la littérature » qui ont su articuler les sens de ce qui manque dans la mémoire de la dictature, une tâche que les « sciences professionnelles telles la science politique » n’ont pas pris en compte14. Les usages symboliques jouent un rôle essentiel dans la construction de la mémoire ; les arts visuels peuvent soit soutenir, soit contester ou parler des expériences collectives qui dépassent la politique15.

10L’art est utilisé donc pour défier/compléter les récits officiels en proposant des points de vue alternatifs pour comprendre les effets sans fin du trauma collectif et de la perte16. Quels sont les thèmes relayés par ces artistes en relation avec le sort des disparus ? Pourquoi ces points de vue artistiques sont-ils importants pour la mémorialisation de la dictature chilienne ? Est-ce qu’il y a un changement dans la représentation des disparus telle celle observée par Huyssen entre la victime et l’activiste dans le cas argentin17 ? On tentera de répondre à ces questionnements par les deux exemples artistiques choisis.

11En accord avec Marc Ferro, pour les groupes subalternes, la photographie et le cinéma ont représenté des sources pour la contre-histoire, remplaçant leur absence dans les livres d’histoire ou dans l’espace public18.

« En Amérique latine le documentaire s’est développé comme expression de rébellion à ce qui était occulté par les dictatures et pendant les processus de transition à la démocratie [...] Les récits cinématographiques [...] laissent à découvert [...] le poids des circonstances d’alors et les résidus de ce qui reste à réussir pour parvenir à la démocratie19. »

12Afin d’apprécier la perspective différente des artistes chiliens sur le passé dictatorial à travers leurs œuvres d’art de mémorialisation, il serait important de rappeler quelle a été l’approche des gouvernements démocratiques après 1990 par rapport à la dictature du général Pinochet.

Les mémoires officielles après 1989 et les disparus

13La mémoire de la dictature inclut plusieurs aspects : tandis que la gauche militante souligne toujours les victimes de la dictature, pour la droite cette période a eu aussi des aspects positifs, tels la croissance économique. En fonction de ceci, il y a des célébrations différentes, des sens distincts donnés par exemple à la date du 11 septembre (journée de célébration ou de deuil), des symboles divers utilisés par les deux côtés.

14La mémoire du régime pinochetiste s’est construite à partir des deux versions officialisées du passé : celle des héritiers du régime et celle de l’opposition regroupée dans la Concertación. En même temps, d’autres acteurs comme les organisations de défense des droits de l’homme ou les familles qui n’ont trouvé ni vérité (complète), ni justice (accomplie). Il y a ensuite ceux partis en exil et jamais revenus ou restés loin et qui participent à cette construction de la mémoire du coup d’État de 1973 et de la dictature qui s’en est suivi. Tous ces acteurs contribuent à l’édification de la mémoire, toujours ouverte. Les supports utilisés sont très divers aussi : des outils officiels (commissions, rapports) aux enjeux symboliques (histoire, monuments, dates de célébrations), jusqu’aux mémoires, récits directs des participants (représentants du régime, des torturés, des délateurs, des membres de la DINA, etc.).

15Parfois, la politique officielle est un silence et un oubli pour construire la démocratie20. En même temps, il y a aussi une démarcation à faire entre une mémoire officielle des monuments et des « contre-monuments21 », des bouts de mémoire qui problématisent toujours « comment construire la mémoire, au nom de qui et à quelle fin22 » ; le contre-monument fait participer le spectateur de façon critique à cette construction, empêchant l’établissement d’une mémoire homogène, finie, linéaire23.

16Il y a donc plusieurs mémoires, souvent des mémoires opposées, des « mémoires contre mémoires24 ». Ou, comme le note, Jelin, plusieurs intentions de mémoires : celle de justice, de reconnaissance et d’hommage aux victimes, et l’intention éducationnelle25. En même temps, « la mémoire de la dictature a eu des manifestations fluctuantes qui vont de l’effacement communicationnel des premières années de la transition... au récit blessé des victimes, jusqu’à l’hypermédiatisation du rite commémoratif des trente ans (septembre 2003)26 ». Enfin, cette politique consensuelle serait seulement l’étape supérieure de l’oubli27 et la « routine convenue [de la Concertacion est] de la non-mémoire (oublier l’oubli)28 ».

17Donc, même si au Chili il y a eu des politiques afin d’établir la vérité sur le passé et des pas vers la réconciliation de la société avec ce passé, il y reste un clivage fort important quant à la conceptualisation de ce même passé. Ce clivage concerne autant la mémoire de la dictature/régime militaire du général Pinochet, que le régime précédent de Salvador Allende. Les réminiscences de ces ruptures au sein de la société sont rappelées par les artistes chiliens dans les œuvres qui questionnent les non-dits officiels ou les absences toujours présentes des disparus de la dictature. En même temps, le processus de justice n’a pas accompagné la découverte graduelle de la vérité par deux commissions présidentielles (1990 et 2004) à cause aussi de la loi d’amnistie promulguée par le régime Pinochet en 1978 et par le maintien du général lui-même dans une position de force jusqu’à son arrestation en 1998 à Londres.

18Ainsi, il convient de rappeler la théorisation de Manuel Antonio Garretón sur les enclaves autoritaires qui entravent la complète consolidation démocratique au Chili. L’auteur décrit trois types d’enclaves autoritaires : institutionnelles, spécifiques à certains acteurs (actorales) et éthiques-symboliques. Les enclaves institutionnelles incluent certains articles constitutionnels et des lois organiques (électorales, sur le travail ou l’éducation), tandis que les enclaves actorales concernent les forces armées, la droite politique et les hommes d’affaires liés à l’ancien régime militaire. Enfin, l’enclave éthique-symbolique envisage la question des droits de l’homme, « la question de l’éclaircissement, la réparation et la sanction des crimes et violations perpétrés par l’État29 ». Celle qui nous intéresse le plus est l’enclave des droits de l’homme car elle est retravaillée par les artistes en créant ce qu’on appelle « art de mémorialisation ».

19La justice de transition et la réconciliation ont enregistré quelques étapes importantes dans le cas chilien. Ainsi, il y a eu deux commissions présidentielles de vérité qui ont effectué des rapports circonstanciés : la Commission nationale pour la Vérité et la Réconciliation de 1990 (connue aussi comme Commission Rettig) livra son rapport en 1991, faisant état de 2 279 homicides pendant le régime Pinochet ; et la Commission sur la Prison politique et la Torture (ou Commission Valech) de 2003 qui émit son rapport en 2004 et avec un deuxième rapport en 2011. Le bilan établi par la Commission Valech/Sepúlveda place le nombre des victimes de la dictature chilienne à 40 018 desquelles, 3 065 sont morts ou disparus30. Le processus de justice a quant à lui été beaucoup moins dynamique. L’impunité du général Pinochet lui-même en est le signe le plus important ; arrêté à Londres en 1998, Pinochet n’a pas été jugé au Chili parce qu’il a utilisé toutes sortes de subterfuges médicaux, il mourra finalement dans l’impunité, montrant une dernière fois, lors de son enterrement, le clivage qui sépare les Chiliens, en faveur ou contre le général.

20De la sorte, si on se réfère à la mémoire de la dictature chilienne et sa « vie d’après », le thème des disparus reste un motif fondamental car il subsume le vrai manque laissé comme tel par la dictature et les régimes démocratiques installés depuis 1990. Nelly Richard, critique ainsi la mémoire officielle « qui avait cherché à apaiser le souvenir, à oblitérer les luttes pour le sens et les batailles d’interprétation qui devaient maintenir vivant le passé objet de discorde31 » et qui avait fait appel à tous sortes d’instruments, des commissions de vérité aux monuments « pour fixer les usages du souvenir en fonction de l’idéal de réconciliation du consensus comme mode d’intégration forcée du politique fracturé, du social désintégré32 ».

Productions artistiques sur les disparus : Carlos Altamirano

21L’œuvre Retratos ou « Portraits » de Carlos Altamirano s’est développée entre 1989 et 2007 même si la collection de portraits n’est pas terminée, comme la véritable histoire de ces visages en noir et blanc des disparus qui manquent toujours. La série des portraits de Altamirano est en fait une collection d’images en couleur de l’histoire personnelle de l’artiste chilien sur lesquelles il superpose des photographies en noir et blanc typiques de celles que les proches des disparus portent depuis les temps de la dictature en réclamant la vérité sur leur sort.

22En réinsérant cette image contrastée dans les paysages de « la vie comme telle » au Chili des derniers trente-cinq ans, Altamirano signale que cette enclave des droits de l’homme telle qu’elle a été théorisée par Garretón persiste, elle est là. Il est facile de l’observer car elle est en noir et blanc, elle n’est pas colorée, elle reste à part. La réconciliation n’est donc pas possible tant que cette image et ce qu’elle symbolise, seront là ; tant que ce manque de vérité, cette absence et la douleur ne disparaîtront pas, la politique officielle sera un échec.

Carlos Altamirano, Retratos (1989-2007).

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23Il y a plusieurs variantes des « Portraits » d’Altamirano, en accord aussi avec le type ou concept d’exposition qu’il utilise. Par exemple, pour une exposition de 1997, à la Galerie Animal de Santiago du Chili, l’artiste a utilisé sur ses toiles des miroirs qui interpellaient celui qui regardait parce que son image s’entremêlait à celles des disparus et donnait un autre sens à l’œuvre.

24À côté des arrangements officiels de la mémoire de la dictature, les artistes chiliens contemporains rappellent l’absence permanente des disparus qui invalident l’histoire officielle d’un pays qui réussit et qui a su se réconcilier avec son passé.

Mémoires officielles : musées et espaces mémoriels

25En accord avec les deux conceptions officielles du passé qu’on a exposées, il y a des politiques mémorielles différentes qui s’organisent au sein de la société chilienne tel qu’on peut le voir dans les monuments, espaces mémoriels et statues.

26Il y a en premier lieu une opposition entre la mémorialisation des deux leaders, Salvador Allende et Augusto Pinochet. Les deux bénéficient d’espaces mémoriels privés qui documentent leur héritage politique. Salvador Allende a aussi une statue en face du palais présidentiel de Santiago, tandis que Pinochet n’en a pas, mais on peut situer cette deuxième opposition statuaire par rapport au monument consacré à Jaime Guzmán. Pour consacrer sa version de l’histoire, les supporteurs de l’ancien dictateur, Augusto Pinochet lui ont même consacré un espace muséal à Santiago. Ainsi, dans le cadre de la Fondation président Pinochet l’espace mémoriel est formé de quatre salles : Piliers de la Liberté (qui inclut les portraits en pierre des membres de la junte), Coin historique de l’homme d’État, Architecte de la Liberté et Modernité, et Valeur et patrimoine. Les salles incluent des effets personnels tels le bureau de Pinochet et ses objets privés (comme des cadeaux ou des médailles reçues par celui-ci des dignitaires étrangers, ainsi que sa collection de soldats-jouets etc.), mais aussi des objets de culte tel le portrait réalisé par Rosemary Smith pour glorifier le général.

27De même, toujours à Santiago la Fondation Salvador Allende est consacrée, depuis 1990, à la mémoire de l’ex-président. Ces locaux disposent d’une salle avec des objets personnels ayant appartenu à Allende mais représente aussi le passé dictatorial de l’espace mémoriel lui-même car à cet endroit la CNI (Central Nacional de Informaciones) avait écouté les appels téléphoniques des Chiliens ; ainsi, une salle rappelle cette histoire du lieu et du pays33. En plus, le musée d’Histoire nationale de Santiago inclut dans le parcours de l’histoire chilienne au xxe siècle le coup d’État et on peut donc y voir ce qui reste des fameuses lunettes de Salvador Allende.

28À part ces initiatives privées, l’État lui-même organise une mémoire du passé récent et l’endroit le plus important pour cette mémoire est le musée de la Mémoire et des Droits de l’homme, ouvert sous la présidence de Michelle Bachelet, en janvier 2010. Il s’agit de la plus importante initiative au niveau régional pour mémorialiser le passé dictatorial. En plus, à l’entrée du musée il y a une carte du pays sillonnée par des monuments érigés à la mémoire des victimes de la dictature. La perspective adoptée par ce musée est, comme son nom même l’indique, celle des victimes de la dictature.

29À côté de ces espaces mémoriels, à Santiago il y a aussi des cartographies différentes de la ville par rapport à la mémoire de la dictature. Les organisations de défense des droits de l’homme ou celles organisées pour réclamer la vérité quant au sort des disparus ont récupéré des lieux qui avaient été utilisés par la répression et les ont rendu visitables ; les exemples incluent Villa Grimaldi, ancien centre de torture devenu un parc pour la paix ou « Londres 38 » où la mémoire de la dictature est plus directe par la présence du bâtiment même (disparu dans le cas de Villa Grimaldi). Il y aussi des statues consacrées aux versions différentes du passé. Si en face du palais de La Moneda trône une statue du président Salvador Allende, inauguré en 2000, dans le district de Las Condes et face à l’ambassade des États-Unis, on peut voir un grand monument voué à la mémoire de Jaime Guzmán, un des idéologues du régime Pinochet, inauguré pour sa part en 2008.

30La signification donnée à des dates est tout aussi conflictuelle. Si pour la gauche le 11 septembre est une journée de deuil, pour la droite, elle représente la journée de « libération », de la fin du régime socialiste et elle est célébrée comme telle. Comme le rappelle Jelin, c’est seulement en 1999 que l’élimination de la date du 11 septembre comme jour de célébration était prise en considération34. De même, la rue portant le nom de 11 septembre en célébration du coup d’État, dans le district de Providencia à Santiago n’a changé de nom qu’en juin 2013 (!) après 33 ans.

La réinsertion de l’histoire absente : Voluspa Jarpa

31L’œuvre de Voluspa Jarpa, Biblioteca de la No Historia de Chile (2010) présente des aspects problématiques de l’histoire récente chilienne qui ont été « oubliés » ou altérés dans l’histoire officielle, même s’ils constituent des éléments fondamentaux pour comprendre l’évolution historique de la période précédente, celle de la dictature militaire. Ainsi, l’artiste propose non seulement une lecture alternative des événements récents, mais, en plus, son œuvre constitue un addenda utile et nécessaire à l’histoire de la dictature chilienne qui, maintenant, inclut cet aspect mis en avant par Jarpa. L’œuvre de Jarpa est formée de livres de couleur noire composés de documents de la CIA sur le Chili qui ont été déclassés pour la période 1968-199135. La majorité du texte imprimé est déjà censuré ce qui fait penser aux non-dits, à l’effacé, à l’oblitéré de cette histoire récente.

Voluspa Jarpa, Biblioteca de la No Historia de Chile, 2010.

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32Il y a plusieurs variantes de cette œuvre exposée par l’artiste chilienne depuis 2010. Dans sa première version, comme le rappelle Adriana Valdés, l’œuvre constituée par 608 volumes était exposée dans trois librairies de Santiago dans trois zones différentes du point de vue économique et avec l’option que les visiteurs reprennent cinq volumes par jour parmi ceux exposés, en remplissant un formulaire qui décrit où ils seront exposés36. Ainsi, dans ses variantes ultérieures, l’exposition contient la contribution au processus créatif de l’artiste des visiteurs précédents ayant répondu dans des endroits différents et dans des langues diverses à la question posée sur le devenir du volume enlevé de l’exposition37.

33Jarpa discute une autre forme de disparition. Non pas celle des opposants du régime dictatorial, mais celle de l’histoire complète de l’interruption démocratique chilienne. En questionnant la façon dont l’histoire chilienne est écrite, l’artiste provoque celui qui regarde à interroger cette même histoire, à la situer dans un contexte plus inclusif.

Conclusions

34L’intérêt porté à des thèmes liés à la mémoire du coup d’État du 11 septembre 1973 s’est manifesté de nouveau en septembre 2013, quand, à Santiago du Chili mais non seulement, une multitude d’interventions artistiques ont été organisées38.

35La négation par le gouvernement militaire de l’existence des disparus, victimes directes de la violence organisée par le régime est perpétuée par la non-résolution de leur sort par les gouvernements démocratiques post-1990, qui privilégient la vérité partielle comme socle d’une réconciliation, considérée par certains39 comme une politique étatique de l’oubli.

36Dans ce contexte, on a évoqué des cas d’art de mémorialisation qui discutent de façon critique la mémoire des disparus (Altamirano) et l’histoire récente et si complexe du pays où se mêle l’influence des États-Unis (Jarpa), autre élément essentiel disparu de l’histoire officielle. L’art de mémorialisation, en questionnant les approches officielles montre un autre chemin possible, fait voir différemment ce qui est de façon massive accepté comme vrai.

37Cependant, les exemples d’art choisis s’adressent à un public très limité et on pourrait questionner leur portée, leur impact. L’analyse a cherché néanmoins à montrer qu’il y a une pluralité de discours sur le passé et qu’au moment de discuter la construction de la mémoire l’on doit aussi prendre en compte ce que montrent les artistes contemporains afin d’avoir une image des plus complètes.

38Ce qui devient manifeste en étudiant ces exemples d’art de mémorialisation est l’articulation d’une mémoire complémentaire, d’éléments autrement ignorés, laissés de côté, que ces artistes n’abandonnent pas, comme pour montrer l’importance de continuer à réfléchir sur le passé, de continuer à questionner et à poser les problèmes.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1  Rancière J., Dissensus, Londres, Continuum, 2010.

2  Jelin E., « La conflictividad y nunca acabada mirada sobre el pasado », M. Franco et F. Levin (dir.), Historia reciente. Perspectivas y desafíos para un campo en construcción, Buenos Aires, Paidos, 2007, citée par Horvitz Vásquez M. E., « Entre la memoria y el cine. Re-visitando la historia reciente de Chile », J. C. Palacios (dir.), La larga memoria de la dictadura en Iberoamérica. Argentina, Chile, España, Buenos Aires, prometeo libros, aecid, 2010, p. 75-113, p. 76.

3  Richard N., Crítica de la memoria (1990-2010), Santiago, Ed. Universidad Diego Portales, 2010, p. 19.

4  Huyssen A., Present Pasts Urban Palimpsests and the Politics of Memory, Stanford, Stanford University Press, 2003.

5  Coser L. A., « Introduction », M. Halbwachs, On Collective Memory, Chicago, The University of Chicago Press, 1992, p. 22.

6  Ibid.

7  Huyssen A., op. cit., p. 102.

8  « The creation of objects, artworks, memorials, public spaces of commemoration », ibid., p. 15, 9. Toutes les traductions ont été effectuées par l’auteur.

9  « Mini boom in the visual arts in Latin America in recent years : “the focus on human rights in a transnational realm has also opened up new avenues for a political and public role of the visual arts, of installations, monuments, memorials, and museums” », Huyssen A. cité par Brodsky M., Nexo, Buenos Aires, Asunto impreso, 1997, p. 9. Cité par Arruti N., « Tracing the past: Marcelo Brodsky’s Photography as Memory Art », Paragraph, vol. 30, n° 1, 2007, p. 101-120, p. 111.

10  Garretón M. A., Hacia una nueva era política. Estudio sobre las democratizaciones, Santiago, Fondo de Cultura Económica, 1995.

11  « Memory art », Huyssen A., cité par Arruti N., op. cit., p. 101-120.

12  « The use of symbolic mediations (for instance, art) reflects the societal need to deal with the traumatic experience », Jelin E., « La política de la memoria : el movimiento de derechos humanos y la construcción democrática en la Argentina », C. Acuna (dir.), Juicio, castigos y memorias, Buenos Aires, Ed. Nueva Vision, 1995, p. 142 citée par Arruti N., op. cit., p. 110.

13  « La retórica neutralizadora y homogeneizadora del consenso », Richard N., Critica de la memoria (1990-2010), p. 144.

14  Ibid., p. 181-182.

15  Gómez-Barris M., Where memory dwells, London, Berkley, Los Angeles, University of California Press, 2009, p. 78, 22.

16  Gómez-Barris M., op. cit., p. 130-131.

17  Arruti N., op. cit., p. 117.

18  Cité par Horvitz Vasquez M. E., op. cit., p. 77.

19  « En América latina se ha desarrollado el documental como expresión de rebeldía a lo ocultado por las dictaduras y en los procesos de transición a la democracia [...] Los relatos cinematográficos [...] dejan al descubierto [...] el peso de las circunstancias de entonces y a los residuos de lo que queda para lograr la democracia », ibid., p. 79, 92, 97.

20  Jelin E., Los trabajos de la memoria, Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2012, p. 18. Parfois quand l’État n’ouvre pas des canaux institutionnels, la lutte pour la vérité se donne dans la sphère sociétale. Ibid., p. 91, « Politiques d’oubli ou de réconciliation », p. 39.

21  Young J., « Monumentos : Revoluciones políticas y estéticas. Cuando las piedras hablan », Revista Puentes, n° 1, Buenos Aires, 2000, p. 93, cité par Richard N., Critíca de la memoria (1990-2010), p. 235.

22  « Qué clave de memoria preservar, como hacerlo, en nombre de quién y para qué fin », ibid.

23  Ibid.

24  Jelin E., Los trabajos de la memoria, p. 40.

25  Ibid., p. 155.

26  « La memoria de la dictadura ha tenido manifestaciones fluctuantes que van desde la borradura comunicacional de los primeros años de la Transición... al relato dolido de las víctimas, hasta la hipermediatización del rito conmemorativo de los treinta años », Richard N., « Presentación », N. Richard (dir.), Utopía(s) 1973-2003 Revisar el pasado, criticar el presente, imaginar el futuro, Santiago, Universidad Arcis, 2004, p. 11.

27  Moulián T., Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, Arcis/Lom, 1997, p. 37, cité par Richard N., Crítica de la memoria (1990-2010), p. 42.

28  « La concertada rutina [de la Concertación es] de la no-memoria (olvidar el olvido) », Richard N., op. cit., p. 56.

29  Garretón M. A., Hacia una nueva era política. Estudio sobre las democratizaciones, Santiago, Fondo de Cultura Económica, 1995, p. 34-36.

30  « En un balance realizado en junio de 2007 de un total de 3 195 víctimas, existían procesos judiciales por 1 132. Habían finalizado 390 de estos procesos, en los cuales se había condenado a 320 agentes, y en los juicios en curso, más de 700 causas, se ha sometido a proceso a 2 160 agentes militares y civiles », Horvitz Vasquez María Eugenia, « Entre la memoria y el cine. Re-visitando la historia reciente de Chile », in Julian Chaves Palacios (ed.), La larga memoria de la dictadura en Iberoamérica. Argentina, Chile, España, Buenos Aires, prometeo libros, aecid, 2010, p. 75-113, p. 108.

31  « Que buscó apaciguar el recuerdo, obliterando las luchas de sentido y las batallas de interpretación que debían mantener vivo al pasado en discordia », Richard N., Crítica de la memoria (1990-2010), p. 17.

32  « Para fijar así los usos del recuerdo en función del ideal reconciliatorio del consenso como modo de integración forzada de lo políticamente escindido, de lo socialmente desintegrado, a la plenitud de una comunidad dañada y luego curada en sus heridas por la moral del perdón », ibid.

33  [http://www.fundacionsalvadorallende.cl/la-fundacion/historia-de-la-fundacion/].

34  Jelin E., Los trabajos de la memoria, p. 153.

35  Voir la description de l’œuvre de Voluspa Jarpa dans l’exposition « Dislocacion », [http://www.dislocacion.cl/art-jarpa-es.php].

36  Valdes A., « Voluspa Jarpa, La biblioteca de la no-historia de Chile », [http://www.dislocacion.cl/pdf/catalogo/Valdes-La_biblioteca_de_la_no-en.pdf].

37  Jarpa V., « Printemps de septembre », The History is Mine ! Exposition organisée par Paule Ardenne au festival de Printemps (Toulouse, Septembre-Octobre 2012).

38  Par exemple, le 10 septembre 2013, à Santiago, 1 210 personnes se sont allongées sur terre pendant 11 minutes et avec leurs bouches ouvertes. Le titre de l’action, pensée comme une cicatrice sur Santiago était #quererNOver et appartient à l’artiste María José Contreras qui l’a initiée dans les réseaux sociaux tel Twitter.

39  Richard N., Crítica de la memoria (1990-2010) ; Moulián T., op. cit.

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