À 40 ans de La bataille du Chili, retour d’expérience. Entretien avec Patricio Guzmán
Propos recueillis par Jimena Paz Obregón Iturra et Milton Godoy Orellana. Suivi d’extraits du débat rennais sur Nostalgie de la Lumière
p. 177-193
Texte intégral
Une version plus longue de cet entretien, qui a eu lieu en espagnol, a été publié dans Tiempo Histórico 6. La traduction française est de J. P. Obregón Iturra.
1Milton Godoy Orellana : Dans cet entretien nous voudrions revisiter avec toi des choses que tu as travaillées et qui ont eu beaucoup d’impact au Chili. Personnellement, comme bien des jeunes pendant la dictature, mes premières visions politiques se sont formées au contact des images de La bataille du Chili, nous voudrions donc échanger avec toi à propos de ces images tournées il y a quarante ans qui font aujourd’hui partie de l’histoire du Chili contemporain.
2Jimena Paz Obregón Iturra : J’aurais voulu donc commencer par évoquer l’équipe Tercer año et que tu nous racontes comment ce groupe s’est constitué et, aussi, ce que sont devenus après le coup d’État ceux qui en faisaient partie.
3Patricio Guzmán : Pendant l’année 1971 j’ai fait un film qui retraçait la première année du gouvernement de Salvador Allende, il s’appelait El primer año1 et il a été projeté avec un certain succès dans quelques salles de Santiago. Le négatif de ce film a été perdu après le coup d’État : l’École des arts, qui l’avait produit, l’a tout simplement remis aux militaires qui avaient été désignés pour diriger l’université catholique. En partant de ce nom, j’ai inventé l’appellation Tercer año pour désigner l’équipe qui m’a accompagnée dans le tournage de La bataille du Chili. Ce groupe était composé de Jorge Müller : cameraman ; Bernardo Menz : ingénieur du son ; Federico Elton : chef de production ; Juan José Bartolomé : assistant de direction et de quelques autres personnes qui passaient nous voir pour discuter et nous donnaient certains conseils. L’une d’entre elles était Guillermo Cam, une autre Angelina Vázquez et une troisième, qui est aujourd’hui au Canada, s’appelle Marilú Mallet.
4Ce premier groupe s’est constitué en 1972 lorsque Chile Films2 m’a appelé pour faire un film sur Manuel Rodríguez, le guérillero de l’indépendance chilienne. Le scénario original était d’Isidora Aguirre, mais comme il nous semblait très conventionnel avec un écrivain qui s’appelait Alfonso Alcalde, aujourd’hui décédé, nous l’avons modifié. Nous avons alors commencé à planifier le travail dans son ensemble : les costumes, les localisations, le casting, etc. Puis, au milieu de ce processus, la droite a organisé le paro de Octubre (la grève d’octobre) qui a paralysé tout le pays et Chile Films a suspendu le projet. Alors, comme j’avais déjà l’équipe plus ou moins constituée, je suis allé dans les usines, j’ai filmé la grève et j’en ai fait un moyen-métrage de 40 minutes qui s’appelle La respuesta de Octubre (1972). J’ai réussi à sauver ce matériel après le coup d’État, conjointement à La bataille du Chili, et ensuite je l’ai démonté et modifié pour en faire la troisième partie de La bataille...
5Cette équipe m’a accompagnée pendant tout ce temps. C’était un collectif et j’étais simplement le plus vieux, les autres étaient une dizaine d’années plus jeunes que moi et nous parlions beaucoup du langage cinématographique et des formes de travail. La bataille du Chili n’a pas été filmée spontanément, avant de commencer le tournage nous avions inventé six méthodes de travail préalable, nous avons fait ce travail non pas parce que nous étions de théoriciens mais parce que le matériel vierge était un don que m’avait fait Chris Marker, le cinéaste français. Il s’agissait de 18 heures de film, 44 mille pieds de 16 millimètres. Je ne voulais pas le décevoir et si nous étions sortis filmer comme ça, sans planification préalable, en trois mois nous aurions été en manque de pellicule. Alors pour doser, économiser et nous restreindre, nous avons élaboré plusieurs méthodes de travail.
6Étant une si petite équipe, nous ne pouvions pas tout filmer ; avec une seule caméra et une seule voiture, nous ne pouvions pas être partout et le plus caractéristique de cette époque était qu’il se passait toujours des milliers des choses partout. Partant de ce qui se passait, nous avons élaboré un cadre synoptique divisé en problèmes politiques, économiques et idéologiques... Notre raisonnement était le suivant : comme nous ne pouvons aller partout, choisissons donc dix lieux par lesquels passe la révolution chilienne. Par exemple : la Compagnie d’acier du Pacifique, le journal El Mercurio, l’usine textile Yarur, le parlement, le pouvoir exécutif, etc. À l’aide de cette liste nous avons filmé de façon sélective.
7Une autre méthode était de suivre la chronologie des événements. Tout dans la vie, toute chose qui se passe a une forme dramatique naturelle, cette même conversation va avoir un développement, un climax et finalement elle va s’éteindre. Cela nous l’avions appelé méthode chronologique et il y avait plusieurs autres possibilités, je ne vais pas toutes les énumérer ici parce que nous n’aurions pas le temps, mais je mentionne cela pour te montrer que bien que ce soit du cinéma direct, caméra à l’épaule et micro en main, c’est aussi un film planifié.
8Il s’agit peut-être de la première fois qu’en Amérique latine une équipe homogène enregistre jour par jour une révolution sociale. Ça n’a pas été fait au Venezuela, ce n’est pas en train de se faire en Bolivie, ça n’a pas été fait en Argentine, ni au Brésil et, c’est curieux, pas même à Cuba. Les matériaux documentaires de la Révolution cubaine sont fragmentaires, personne n’a filmé la Sierra Maestra du début jusqu’à la fin. La synthèse a été faite après coup lorsque la révolution a gagné, c’est ensuite que la trajectoire de la guérilla a été reconstituée, un nord-américain a fait des photos grâce auxquelles des films ont été faits a posteriori. Ce sont des fragments devenus par la suite un discours cinématographique.
9Après le coup d’État j’ai été emprisonné et mis au secret pendant deux semaines au Stade national3 où j’ai été à plusieurs reprises menacé d’être fusillé. Ils m’ont libéré car ils ont considéré que je n’étais pas quelqu’un d’important, en réalité je n’étais militant d’aucun parti. J’ai dit que je travaillais en faisant des films que j’envoyais à l’étranger et que Chris Marker me les achetait. Les militaires ne comprenaient rien mais cela leur a paru raisonnable, de plus l’histoire était en grande partie vraie. Une fois libéré, mes camarades de l’école de Madrid – j’avais étudié le cinéma en Espagne – m’ont envoyé un billet d’avion pour partir à Madrid et j’ai quitté le Chili avec un passeport normal, je n’ai jamais eu la lettre L sur mon passeport4. Ceci a été un grand avantage car j’ai toujours gardé ma liberté de mouvement et je n’ai pas été réfugié, ce qui avait aussi des désavantages car je n’ai pas reçu les aides qu’ont touchées les « vrais exilés », pour les appeler d’une certaine façon. C’est très emmerdant puisque tu dois trouver de l’argent quelque part, heureusement que les Cubains m’ont aidé pour le montage du film, de plus j’ai travaillé dans la publicité, je me suis débrouillé, me las apañé comme disent les espagnols.
10Je reprends l’histoire de Tercer año. José Bartolomé, assistant de direction espagnol est parti deux semaines après le coup d’État en Espagne et n’a pas eu de problèmes. Federico Elton chef de production a été deux jours à l’École militaire, il a été interrogé puis libéré. Jorge Müller a été arrêté par la DINA une année après, le 29 novembre 1974, avec Carmen Bueno. Jorge n’était pas non plus un militant professionnel, il était sympathisant du FTR, mais ce n’était pas le cas de sa compagne, Carmen Bueno était une militante importante du MIR5. C’est par elle qu’il est tombé. J’ai compulsé à la Vicaría de la Solidaridad 6 le dossier de Jorge : un jour il a été appelé à sortir de son cachot à Grimaldi7 et ils lui ont annoncé quelque chose, Jorge a levé ses mains vers son visage et ils l’ont emmené. Il semblerait qu’ils lui avaient alors annoncé qu’ils allaient le tuer. Ils l’ont tué parce que c’était quelqu’un de très connu et de très aimé de tout le milieu cinématographique et que sa disparition allait provoquer une véritable vague de peur parmi tout le reste des cinéastes. El flaco, comme nous l’appelions, se sentait protégé et en sécurité parce qu’il continuait à travailler professionnellement, dans un long-métrage et dans la publicité. Mais nous avions un billet tout prêt pour lui, dès qu’il le demanderait, nous pouvions le faire partir à Madrid.
11En Suède, où j’ai passé quelque temps pour faire le travail de restauration de La bataille du Chili, nous avons demandé au Chancelier suédois Pierre Shori, ami d’Olof Palme, de faire une demande aux Nations Unies pour que la Junte militaire dise où était Jorge, la réponse a été : « Jorge Müller n’existe pas, vous vous êtes trompés », il n’y a pas eu d’autre réponse et jusqu’à aujourd’hui nous ne savons pas où est son corps...
12Une fois que j’étais en Europe, les cubains ont décidé de m’aider grâce à l’intervention de Chris Marker, c’était une personne très admirée par les cinéastes cubains et grâce à lui presque toute l’équipe de Tercer Año a pu voyager à La Havane pour éditer le film, la seule personne nouvelle à nous rejoindre a été Pedro Chaskel qui est devenu le monteur du projet. Nous avons travaillé de 1974 jusqu’à 1979.
13M. G. O. : Je dois te dire que pour nous qui étions enfants lors du coup d’État et qui avons vécu notre jeunesse au Chili sous la dictature, La bataille du Chili a été la base et le fondement de la mémoire.
14Si La bataille du Chili n’existait pas, les militaires et les gouvernements de la Concertation8 auraient même pu nier tout ce qui s’est passé. Heureusement nous avons cette trilogie de quatre heures et demie qui montre pas à pas ce qui s’est réellement passé, dans ce sens c’est une œuvre de contre-information, un témoignage qu’on ne peut pas ignorer9. Lorsque je l’ai réalisée, jamais je n’ai songé à l’importance qu’elle allait acquérir plus tard. Je pensais qu’elle toucherait exclusivement le public chilien mais ensuite elle a été présentée dans des salles de trente-cinq pays, elle a eu une répercussion que je n’avais jamais imaginée, peut-être parce que derrière le contenu politique il y a également un poids émotionnel. Je pense que nous les documentaristes nous travaillons avec la réalité, guidés par la passion et l’émotion. La recherche effectuée au préalable, parfois très profonde, ne fait pas de nous des scientifiques, nous faisons des films subjectifs avec un point de vue très personnel.
15La bataille du Chili est une œuvre qui raconte une histoire réelle avec les matériaux mêmes de la réalité, c’est une tâche très lente et longue à effectuer. Chacun de mes films a signifié pour moi beaucoup d’années de travail. Mon œuvre majeure se réduit à seulement 12 long-métrages, cela me prend environ cinq ans pour en faire un. Entre chacune de ces œuvres que je qualifie de « majeures », je fais des œuvres de commande assez légères, comme par exemple La isla Robinson Crusoe (1999), Madrid (2002) ou Mi Julio Verne (2005)10, qui ont des éléments autobiographiques et une certaine dose d’humour et d’ironie. Toutefois les œuvres sociales ou politiques sont celles qui m’attirent le plus.
16 M. G. O. :Quand tu affirmes que le travail que tu as effectué – avec une claire conscience historique du contexte environnant –, a été réfléchi et planifié, il y a derrière tout cela une perception sociale et politique, quelle était la tienne à ce moment-là ?
17Au niveau politique ma prise de conscience a été très tardive, lorsque j’avais environ 25 ans, pendant longtemps la politique ne faisait pas partie de mes projets en tant que cinéaste. À cet âge-là je me suis rendu à Madrid avec quelques économies pour aller à l’École de Cinéma de cette ville. Comme je n’avais pas de bourse ni beaucoup d’argent, j’ai travaillé dans la publicité. Je suis d’abord rentré dans une agence et ensuite dans une grande maison de production cinématographique : Estudios Moro. Là-bas j’ai connu le jeune Victor Erice et j’ai travaillé avec un directeur de la photographie qui a fait du chemin par la suite, José Luis Alcaina. Le plus important a été qu’alors, à cet endroit-là, je me suis intéressé à la politique, pour la première fois dans la vie j’ai ressenti une curiosité politique. L’Espagne vivait en plein déclin de la dictature franquiste, je connaissais la guerre civile par le documentaire Mourir à Madrid (1963) de Frédéric Rossif que j’avais vu au Chili. Mais le fait de me trouver en Espagne changeait les choses, la situation poussait à participer. D’autres films -Terra en transe (1967) de Glauber Rocha et Calcutta (1969) de Luis Malle- m’ont poussé également vers la politique.
18J’ai commencé à travailler avec Jorge Díaz, écrivain chilien très radical dans ses positionnements qui vivait également à Madrid et qui est devenu mon meilleur ami, ensemble nous avons écrit plusieurs scénarios. S’ouvrir à la politique dans le pays le plus conservateur de l’Europe était un paradoxe, mais c’était aussi le lieu approprié pour le faire. Nous résidions dans la ville universitaire qui était encerclée par la police, il y avait des heurts sans arrêt, le mouvement étudiant était puissant et la garde civile ne pouvait le contenir. Les journaux de centre et de gauche publiés étaient bien meilleurs que ceux que j’avais lus au Chili11. En 1969, la dictature a décrété l’État de siège suite à la mort d’un étudiant, ensuite Franco a condamné à mort six membres de l’ETA. Nous recevions des nouvelles du Mai français, de Cuba, de la guérilla de Che Guevara. La Casa Brasil de la cité universitaire où je résidais montrait des films incendiaires, comme Le Dieu noir et le Diable blond (1964) de Rocha. Le livre Les veines ouvertes de l’Amérique Latine de l’uruguayen Eduardo Galeano circulait déjà. Le climat était effervescent, alors, lorsque Allende a gagné les élections, j’ai fait mes valises le plus rapidement possible pour retourner au Chili dès le début de 197112. Je ne pouvais pas manquer de vivre quelque chose d’aussi extraordinaire qu’une véritable révolution.
19Ensuite j’ai eu la chance de rencontrer Chris Marker qui a acheté mon premier long-métrage retraçant les douze premiers mois de la présidence d’Allende. Ce film qui est très basique et modeste a été diffusé avec l’aide de Chris Marker en France, en Belgique, en Suisse.
20J. P. O. I. : Je me demandais pourquoi si Chris Marker t’avait aidé avec de la pellicule etc, pourquoi donc le montage n’avait pas eu lieu en France, mais d’une certaine façon tu viens d’y répondre en expliquant qu’il vous a aidé à faire le montage à Cuba...
21Lorsque nous sommes arrivés en France Chris Marker s’est démené auprès de tous ses puissants amis. Chris ressemblait à un martien, il circulait avec une mobylette d’occasion et portait un bleu de travail, mais il avait des amis très puissants dans le milieu du cinéma : Frédéric Rossif, François Perier, Françoise Arnoult, Simone Signoret, etc. Chacune de ces personnes nous proposait des choses séparément, l’un pouvait nous aider pour le laboratoire, l’autre pour le montage, l’autre pour le son, mais travailler de cette façon s’avère impossible. Chris a donc demandé de l’aide aux cubains et cela a marché, c’est pourquoi nous avons voyagé à La Havane, il n’a pas participé lui-même au montage, pas davantage à la finalisation. Une fois La bataille du Chili achevée, je crois qu’il a considéré que le film était trop centriste, qu’il montrait tous les courants de la gauche chilienne et ne prenait parti pour aucun d’entre-eux. Ce qui est vrai car j’ai toujours voulu faire une œuvre générale qui pourrait inclure tous les partis de l’Unité populaire et le MIR. Je crois qu’il était beaucoup plus à gauche que moi, voilà peut-être pourquoi il a soutenu La Spirale, film où le MIR apparaît au premier plan. Mais je ne suis pas absolument certain de cela, c’est seulement ce que je suppose.
22J. P. O. I. : En revanche, le Parti communiste n’apparaît que très peu dans La Spirale...
23En réalité je ne m’en souviens pas bien, en tout cas je crois que le rôle du Parti communiste et du Parti socialiste sont fondamentaux dans l’histoire d’Allende et du mouvement ouvrier chilien. Les deux MAPU, le MIR et la Gauche chrétienne sont venus après. Ce film doit beaucoup au travail d’analyse d’Armand Mattelart, de Valérie Mayoux et de Jacqueline Mépiel. Le meilleur du film est l’analyse rigoureuse qu’il fait du rôle joué par les États-Unis. Mais les seuls ouvriers présents dans La Spirale viennent de La bataille du Chili : pendant que j’étais dans le processus de montage a Cuba, Chris m’a demandé de lui envoyer des images d’ouvriers et je lui ai envoyé les images d’une réunion du cordón cerrillos13.
24Chris Marker était arrivé à Santiago avec l’équipe de Costa Gavras qui était venu tourner État de siège (1972), une fiction sur les Tupamaros14. Chris a profité de ce voyage pour connaître le Chili, mais il n’appartenait pas à l’équipe de Gavras ; il a passé du temps à parcourir Santiago, il est allé au département de Cinéma expérimental pour voir tous les documentaires qui avaient été faits, finalement il est venu me voir, quelqu’un lui avait donné l’adresse et un après-midi il est arrivé chez moi. Moi je suis resté bouche bée, j’admirais La jetée (1962) que j’ai dû voir une quinzaine de fois. Il m’a dit que mon film La première année, qu’il avait vu dans une salle de Santiago, l’intéressait. En substance il m’a dit plus ou moins ceci : « je voulais faire une chronique de ce qui est en train de se passer, mais comme vous l’avez déjà faite, je vous achète le film ». Chris Marker est rentré à Paris avec un duplicata du négatif et de la bande son. Ceci a complètement changé ma vie, c’était le premier film fait par des chiliens montrant à l’étranger ce qui se passait. Après il m’a demandé de couper un peu le film, je n’ai vu aucun inconvénient car j’étais conscient qu’il était trop long, il avait au moins 10 minutes de trop. Pour présenter le film à Paris, il l’a doublé avec des voix françaises, c’est très bien fait car on entend les voix chiliennes et françaises. Il a ajouté un prologue d’environ huit minutes pour expliquer où était le Chili et ce qui se passait là-bas, à cette époque-là quasiment personne ne connaissait le nom du Chili.
25J. P. O. I. : Est-ce à dire qu’au-delà de l’apport matériel, Chris Marker aurait contribué à transformer la narration ?
26Non, Chris n’a pas touché au montage, il a respecté le film tel qu’il était, exception faite des 10 minutes coupées avec mon accord. J’ai ensuite, pendant de longs mois, perdu tout contact avec lui. J’essayais alors de faire un montage de fiction pour Chile Films sur le guérillero Manuel Rodríguez, mais – comme je l’ai déjà dit – la grève d’octobre avait mis fin à cette expérience. Cet échec m’a conduit à reprendre contact avec Chris pour lui demander de la pellicule vierge et reprendre La bataille du Chili. Je lui ai fait une très longue lettre pour lui « vendre » l’idée, à peine une semaine plus tard un paquet est arrivé à l’aéroport de Santiago, directement de l’usine de Rochester aux USA, avec 44 mille pieds de pellicule. Chris avait réuni l’argent en France et avait commandé directement les bobines à l’usine.
27Après le coup d’État, La bataille du Chili a pu être sauvée parce que l’ambassade de Suède a pu nous aider à mettre le film à l’abri et à l’envoyer à Stockholm. L’ambassadeur Harald Edelstam a sauvé beaucoup de vies et a aussi évité la destruction de documents et autres matériaux. J’ai quitté le pays fin 74 et je crois que les premières copies clandestines de La bataille du Chili ont commencé à circuler une dizaine d’années plus tard, vers 1983. Mon premier retour à Santiago avait eu lieu en 1985 pour faire un documentaire sur le Vicariat de la Solidarité et le mouvement de masse contre Pinochet15. Mon deuxième retour a eu lieu en 1995 pour réaliser Chili, La mémoire obstinée16.
28J. P. O. I. : La méthodologie que tu utilises dans La mémoire obstinée, consistant à montrer à des jeunes chiliens des images de La bataille du Chili, tu signales l’avoir intégrée en cours de route, sans l’avoir véritablement conçue au préalable.
29Il est arrivé la chose suivante. Je donnais un cours à l’École de cinéma du Chili dirigée par Carlos Flores et pendant une séance j’ai projeté la seconde partie de La bataille du Chili. Quand le film a été fini personne n’a rien dit, personne n’a applaudit, rien, personne n’a même allumé et l’écran télé est resté allumé dans le noir, alors j’ai moi-même allumé puis j’ai regardé la salle et ils étaient tous en train de pleurer. Trois ou quatre minutes se sont passées durant lesquelles personne n’a réussit à parler, c’étaient des jeunes qui savaient peu de choses sur le coup d’État et en voyant le film il s’est produit une espèce de catharsis, alors j’ai pensé que ce même dispositif pourrait être utilisé dans La mémoire obstinée et dans plusieurs écoles ça a parfaitement fonctionné. Au début presque personne ne voulait nous autoriser à filmer, j’ai téléphoné à de nombreux établissements et tous les gens répondaient, à peu de chose près, la même chose : « nous ne passons pas de films sur la douleur, nous regardons vers l’avant, nous sommes une équipe éducative de l’avenir, la douleur n’aide en rien » et ils coupaient la communication téléphonique.
30J. P. O. I. : Parce que ton idée initiale était de retrouver les personnages qui avaient été filmés dans La bataille du Chili, alors que cet autre dispositif t’a permis d’intégrer cette génération de jeunes.
31Mon premier projet était d’interviewer certains personnages qui apparaissaient à l’origine dans La bataille du Chili, le dispositif interrogeait ce qu’ils étaient devenus mais nous avons eu beaucoup de mal à retrouver les gens. C’est pour cela que j’ai commencé à interviewer d’une part des jeunes et, d’autre part mon oncle Ignacio, devenu sans que ce soit prévu d’avance le personnage principal du film. Ignacio avait sauvegardé les bobines de La bataille du Chili avant de les remettre à l’ambassade de Suède. J’avais aussi rencontré les gardes du corps d’Allende, ils travaillaient dans un garage dans le secteur 9 de julio à Santiago. Ils vivaient cachés, à moitié dans le crainte que les autorités, ou n’importe qui d’autre, les qualifient de terroristes. En réalité, ils avaient été les derniers défenseurs de la démocratie.
32M. G. O. : À propos de Nostalgie de la Lumière, tu évoques des « vents révolutionnaires » et le coup d’État qui a « balayé la démocratie », la tension entre révolution et démocratie me semble fondamentale pour comprendre le Chili des quatre décennies qui s’achèvent. Comment vois-tu la dualité de ces deux termes en confrontation ?
33La vieille république chilienne fondée au xixe siècle ne reviendra jamais. Le coup d’État a balayé cette culture politique accumulée pendant plus de cent ans et qui a atteint son point culminant avec la victoire d’Allende. Le pays récupérera sans doute très lentement un nouveau rapport de forces, bien plus réel que celui qui existe actuellement. Lorsque la Constitution pourra être changée, les forces démocratiques retrouveront leur place. Et lorsqu’une grande partie des hommes politiques de la transition auront été définitivement oubliés, à cause de leur médiocrité, je crois que le Chili pourra à nouveau reprendre un bon chemin.
34M. G. O. : Ne penses-tu pas que lorsqu’on a mis l’accent sur « la dictature militaire » on tombait dans un piège ? À ton avis, quel est le rôle de la participation des civils dans la dictature ? Comment vois-tu ce processus ?
35Il reste encore à demander des comptes aux civils qui ont appuyé la dictature, qui ont soutenu Pinochet et qui maintenant se promènent dans les rues en se faisant passer pour des « démocrates ». Une partie des entrepreneurs est aussi responsable que les militaires de la création d’un climat propice au coup d’État, comme par exemple la chaîne TV Canal 1317. Ensuite, sous la dictature, le journal El Mercurio a nié l’existence des détenus, a nié les torturés, les disparus, a diffamé la figure d’Allende et de sa famille : il a menti aux citoyens pendant vingt ans. Ceci est insupportable dans le monde d’aujourd’hui, notamment pour les victimes.
36J. P. O. I. : Et cette douleur expliquerait en partie pourquoi tu n’es pas retourné vivre au Chili.
37Je n’aurais jamais imaginé que j’allais passer plus de la moitié de ma vie à l’étranger. Lorsque je suis retourné la première fois j’ai eu peur de rentrer de façon définitive. J’ai passé plusieurs semaines à filmer dans ma tête. La deuxième fois en 1995, je me suis rendu compte qu’il y avait désormais un État de droit et que les gens commençaient à se libérer de la peur. Mais je me suis également rendu compte que personne n’aurait financé les documentaires que je voulais faire dans les années à venir : Le Cas Pinochet18 et Salvador Allende19. Pendant toutes ces années je n’ai jamais obtenu des aides au Chili pour réaliser mes films, ni de FONDART ni de CORFO20. Aucun de mes films, à l’exception de Nostalgie de la Lumière, n’est passé à la télévision chilienne. Vu cette situation je me suis limité à la création du Festival Documentaire de Santiago – qui compte déjà 17 ans d’existence – et à m’y rendre une semaine par an donner un Séminaire Documentaire.
38M. G. O. : Dans le prolongement de la même sensibilité sociale qui t’a guidée -pour saisir par exemple les moments intenses que vivait le Chili entre octobre 1972 et septembre 1973- s’il devait y avoir une quatrième partie à La Bataille du Chili, comment s’appellerait-elle ?
39Ce serait fabuleux de pouvoir par exemple faire un film sur le mouvement étudiant, parce qu’il requiert le même genre de prise de vue en cinéma direct que La bataille du Chili. Un des leaders du mouvement me l’avait demandé et je lui ai dit : « Comme je ne vis pas là-bas et que nous n’avons pas d’argent, demande à tout le monde de filmer, avec n’importe quel système : films, téléphones, ou n’importe quoi d’autre, vous m’envoyez le matériel puis je le mets en forme. » Mais ça n’a pas eu de suite et le projet s’est dégonflé.
40Je pense que le mouvement étudiant devrait devenir un parti, car on ne peut plus en rester seulement à la protestation, il faut aller plus loin, il faut une structure. Je crois que Michelle Bachelet va avoir d’énormes problèmes pour contenir l’explosion qui se prépare. Ça vaut la peine de faire ce film-là.
41J. P. O. I. : Est-ce qu’à ton avis il y eu des documentaire intéressants sur le mouvement étudiant ?
42Il y a eu beaucoup de documentaires sur le sujet, Paula Rodríguez qui vit en Allemagne a fait un film excellent sur les jeunes qui ont lutté contre la dictature21. Ensuite il y a aussi eu trois autres films, parmi lesquelles La Revolución de los Pingüinos22.
43J. P. O. I. : J’ai une question absolument naïve mais que j’ai malgré tout envie de poser. Tout ce que ton équipe a filmé pendant l’Unité populaire, si le coup d’État n’avait pas eu lieu, que serait-il devenu ? Quelle forme aurait pris ton travail ?
44Cela aurait été la chronique de la façon dont on construit une révolution, des difficultés et des acquis d’un processus de profondes réformes et de modernisation de l’État...
45J. P. O. I. : Oui, mais en même temps, au niveau narratif, ce qui structure et qui accroche est bien le coup d’État ?
46Quelqu’un a filmé l’équipe française de football depuis le premier match de la Coupe du Monde jusqu’à la victoire finale. Si la France n’avait pas gagné le mondial le film n’aurait pas la valeur qu’il a. Pour sa part la situation chilienne était si différente des autres expériences politiques qui avaient lieu dans le monde, qu’il était nécessaire d’en faire un film. Qu’un candidat marxiste gagne pour la première fois des élections libres était un sujet absolument exceptionnel pour un documentaire. Même s’il n’y avait pas eu de coup d’État, cette situation unique méritait d’être enregistrée et d’en garder trace. Mais ta question pointe quelque chose de beaucoup plus intéressant, tu parles « d’accroche » et de « narration » et, précisément, la grande valeur de La bataille du Chili réside dans sa façon de raconter les événements, sa façon de faire du cinéma politique sans abandonner le langage cinématographique, ni les règles de l’art du récit cinématographique. C’est pour cela (et non pas à cause du coup d’État) que le film est encore en circulation 35 ans après sa sortie.
Extraits du débat rennais avec Patricio Guzmán sur Nostalgie de la lumière 23
La projection du film – lors d’une séance de Docs en Stock organisée par l’association Comptoir du Doc24, dans la grande salle des Champs Libres –, était la dernière des activités rennaises autour du colloque Chili 1973-2013. À l’épreuve du temps, qui s’est tenu en Bretagne en sept. 2013, à l’occasion des 40 ans du coup d’État. Plus de 350 rennais ce sont déplacés, ce dimanche 29 septembre après-midi, pour voir le documentaire sur très grand écran et pour échanger avec le réalisateur et la productrice.
47Franck Beyer du Comptoir du Doc : Merci beaucoup Patricio, comme d’habitude le micro circule dans la salle et pour lancer la discussion je dirai que c’est un extraordinaire travail sur la mémoire qui change un peu du parcours cinématographique que vous avez eu jusqu’à présent, là c’est beaucoup plus métaphorique. Je voudrais savoir quel est le sens du traitement de ces images de la galaxie ? comment vous est venue cette idée magnifique ?
48Patricio Guzmán : J’avais connu le désert d’Atacama en 1972 et j’étais très impressionné par cet endroit tellement sec avec ces perspectives étonnantes et j’avais toujours eu l’intention d’y retourner faire un film, mais le temps passe et je n’avais pas eu l’opportunité d’y retourner ni de penser à cette idée. Après mon film sur Allende, j’avais commencé à nouveau à penser au désert, c’est un endroit particulier car c’est un endroit des choses passées. Il y a quatre-vingt-deux mines de salpêtre abandonnées avec toutes les machines intactes, ce sont comme des villes fantômes mais en même temps ce sont des villes en bon état. Il y aussi des animaux pétrifiés, il y a une énorme quantité de mollusques et des morceaux de céramiques précolombiennes et beaucoup de momies, beaucoup non encore découvertes. Il y a plusieurs années j’avais connu l’histoire des femmes de Calama, assez diffusée par la presse dans les années quatre-vingt25. Et j’ai une grande passion pour l’astronomie, c’était le loisir de mon enfance, le télescope du film est le même que celui que j’avais visité à quatorze ans pour voir la lune et quelques galaxies.
49Dans le cinéma documentaire l’on a beaucoup d’intuitions, des perceptions, des déductions aussi et peu à peu on commence à travailler sur un seul sujet, dans ce cas-là le désert d’Atacama. Peu à peu, intuitivement, d’autres choses commencent à apparaître ; il n’y a pas une explication scientifique car notre travail est autre chose, la mémoire est une façon de matérialiser le passé, de le concrétiser : qu’est-ce que le passé ? Où est le passé ? C’est là mon premier moteur. On a filmé bien sûr les femmes, le télescope, tout ça, mais il y avait des jours où nous étions à quatre pattes dans le désert pour filmer des petites pierres. Il y a aussi des trous dans le désert et on peut prendre la caméra à l’aide d’une espèce de baguette que l’on déplace, c’est magnifique de rentrer à l’intérieur d’un espace énorme. Tu perds les sens des dimensions et des proportions, tu vois une montagne qui est à trente kilomètres et, comme il n’y a pas d’atmosphère, il faut marcher trente kilomètres pour atteindre la montagne et faire un plan.
50Cette ambiance était donc source d’inspiration pour commencer à travailler la matière, chaque lumière, chaque ombre, on filme tout ça. Heureusement la productrice qui est Renate, ici présente, n’était pas avec nous car elle pourrait penser que nous sommes fous nous voyant tous à quatre pattes autour d’une roche... Une grande partie du tournage s’est déroulée ainsi. Il y a des roches qui parlent parce qu’elles ont du sel et avec le soleil elles craquent. Aussi c’est étonnant pour un producteur de voir toute une équipe à l’intérieur d’un rocher. Cela produit un tournage énormément relax, nous étions quatre avec un véhicule, l’ambiance entre-nous était très conviviale, sans aucune tension. Je n’étais pas sûr de ce que j’étais en train de faire, vraiment : le plus beau de tout documentaire est que le chemin n’est pas tout tracé à l’avance. Bien que j’aime beaucoup écrire les films, je laisse les scénarios à la maison ou à l’hôtel et en tournage j’ai les mains libres, ce qui est à mon avis beaucoup plus amusant.
51C’est comme ça que le film est né... mais je veux expliquer davantage le moteur créatif, par exemple j’avais acheté un livre de photos sur les astéroïdes à Berlin, les astéroïdes ne sont pas ronds, ce sont des morceaux irréguliers qui ressemblent à des os. Lorsque j’ai vu ce livre magnifique de photos en noir et blanc fait par une américaine, où le noir est l’espace, j’avais pensé que les astéroïdes blancs étaient des os, j’avais l’impression qu’ils flottaient et que c’étaient les os des disparus. On a filmé cette photo et on est allés à l’Institut médico-légal de Santiago pour filmer des petits morceaux d’un squelette, très petits sur une toile noire, et on peut faire la comparaison entre la matière de l’espace et celle de notre corps, penser que c’est la même matière et que ce sont les os des disparus qui sont dans l’espace.
52Jusque-là cela paraît normal, mais dans un observatoire, il y avait un vieil homme d’environ quatre-vingts ans, un américain qui observait depuis quinze ou vingt ans de façon obsessionnelle une constellation parce qu’elle contient du calcium. Je lui avais demandé pourquoi cette passion pour le calcium, il m’a donné une longue explication scientifique que je n’ai d’ailleurs pas bien comprise, mais il cherchait le calcium et nous étions avec les femmes qui cherchaient les os qui sont aussi du calcium. Dans le cinéma documentaire il y a donc un moment dans lequel automatiquement les choses se rejoignent et nous mettent sur le bon chemin, de la même façon qu’il y a aussi des fausses pistes... Voilà le cheminement général de ce film.
53F. B. : Formidable parallèle en tout les cas. On peut laisser la parole à la salle pour des questions.
54 Merci beaucoup Patricio pour ce documentaire, je suis chilienne aussi et lorsque je suis rentrée j’ai pu ressentir, surtout à Santiago, une volonté des chiliens d’oublier qui m’a choquée. Je voudrais connaître ton point de vue sur la construction de notre histoire. Est-ce que cela va dans le bon sens ? Quelle sera la voie de l’histoire qui s’institutionnalise ? Parce que déjà les euphémismes entre « dictature » et « régime militaire » je trouve cela scandaleux, je ne sais pas ce que tu en penses ? Voilà une question, un peu vaste...
55On peut raconter une anecdote qui a eu lieu tout à l’heure, il y a juste deux heures, lorsque nous étions au café des Champs Libres, on a reçu un message sur le téléphone à Renate. Est-ce que tu peux le raconter Renate ?
Renate Sachse est la compagne de Patricio Guzmán et la productrice de ses films. Elle était également invitée à Rennes pour la séance de Docs en Stock. À un autre moment du débat elle s’est exprimée sur les énormes difficultés, notamment financières, à faire aboutir des projets documentaires originaux et exigeants26.
56Renate Sachse : Oui, c’est très actuel parce que Patricio a reçu sur le téléphone un mail d’une enseignante d’un village du centre du Chili qui projetait Nostalgie de la lumière pour ses élèves et la directrice du collège a interrompu et mis fin à la projection en disant : « C’est impossible de montrer des films politiques aux élèves, je ne veux pas qu’on politise les élèves de mon école. » Ensuite l’enseignante s’est en plus vue menacée de licenciement, elle s’est défendue en disant que c’était dans les programmes d’enseignement et qu’elle ne se laisserait pas faire pas aussi facilement, mais elle pense qu’à la fin de l’année scolaire elle sera licenciée.
57Patricio Guzmán reprend la parole :
58Malgré les métaphores et le langage poétique, une partie des chiliens ne veut pas entendre parler du passé : ils sont complètement fermés, ils habitent un autre monde. Je crois que peu à peu il faut reconstruire la mémoire chilienne : une nouvelle génération d’historiens, d’écrivains – des jeunes magnifiques et aussi des plus vieux – travaille l’histoire chilienne d’une autre façon. Parce qu’à vrai dire, toute l’histoire du passé chilien est une invention des historiens bourgeois, issus des hautes classes sociales qui depuis 40, 100 ou 150 ans ont construit une fable historique. Il faut construire une véritable histoire en partant de zéro, c’est un très long travail qui peut prendre cent ans, mais si on pense à l’âge de l’univers, ce n’est pas si long que ça et il faut le faire. On arrivera à un équilibre, j’en suis sûr, mais dans cent ans. Le travail de mémoire est lent, il est très lent, il faut donc avoir une « patience asiatique ». Mais tout ce groupe d’historiens et de documentaristes chiliens a grand espoir de continuer à travailler dans le domaine de la mémoire : c’est passionnant, c’est amusant et c’est magnifique parce qu’il y a beaucoup de territoires inexplorés. C’est fantastique comme dans un pays sans mémoire il faut récupérer toute la mémoire, c’est un chemin merveilleux.
59 Bonjour, je voulais vous demander comment vous aviez travaillé le film, combien de temps avait duré le tournage, si vous aviez écrit la voix off avant et ensuite collé des images ou si vous aviez d’abord collecté les images et ensuite écrit le texte.
60Non... Cette question sur la fabrication du film est très intéressante. L’écriture est la première chose que je fais, j’imagine le film comme s’il était déjà fait, je raconte une espèce d’histoire, comme un petit conte ou une nouvelle d’une trentaine de pages, sans aucune indication technique, sans indiquer plan général, ni rien de cela. C’est comme une narration relativement amusante, pour moi-même, pour ma femme, pour les amis, pour l’équipe, et aussi pour la télévision mais ça c’est moins important, il faut être content avec l’écriture elle-même.
61Après je laisse tout cela à la maison et je pars seul faire le film. Je ne connaissais aucun personnage avant de faire le tournage. Ni Gaspar l’astronome, ni Lautaro l’archéologue, ni les femmes non plus. J’étais arrivé à Calama et j’ai téléphoné à leur association, on a eu la première réunion sur la place de Calama et on est devenus des amis parce que ce sont des femmes très accueillantes. On a pris le thé avec ces douze femmes dans une des maisons, avec un gâteau, etc., un bon thé comme on en prend au Chili. Avec le reste ça a été pareil, la principale difficulté a été la jeune femme de la fin du film, Valentina, parce qu’elle n’avait jamais parlé de son cas auparavant, c’était un secret, alors elle m’avait dit que je pouvais tourner mais qu’elle ne parlerai pas. Sept mois après, je suis arrivé pour la deuxième fois chez elle avec le film pré-édité, pré-monté avec une structure et elle m’a immédiatement dit : « oui, j’accepte ». Le lendemain je suis donc allé avec mon cameraman pour faire l’interview qui est dans le film et j’ai moi-même fait le son.
62La voice over je la travaille jour après jour, c’est-à-dire je travaille avec les images, les bruits, la musique et la voix en même temps. Avec un micro je dis un texte devant les images et bien sûr au cours des mois ce texte va prendre peu à peu une forme meilleure. Pour la musique j’ai cherché chez moi une musique atonale, à cordes, il y a beaucoup de compositeurs dans cette ligne. J’ai construit le film avec tout parce que sinon c’est un morceau muet... je cherche toutes les choses en même temps, parce qu’il n’est pas bon de diviser la construction du film comme si c’était un robot, avec les bras, la tête, les jambes, les pieds, non, il faut faire tout en même temps, et c’est la meilleure façon de montrer le film à des amis ou des camarades proches pour savoir si tout va bien ou pas. La monteuse est très importante, pour moi la chose la plus agréable est que cette jeune monteuse va tellement vite que quand je lui explique une idée, elle commence à toucher le clavier et quand je finis de parler, c’est déjà fait. C’est une monteuse qui dès douze ans touchait déjà un clavier, elle a des automatismes énormes et c’est aussi une femme d’idées, critique, qui a une opinion. La finalisation de la musique je la fais par la poste, les deux compositeurs sont Chiliens, alors je leur envoie une séquence avec de la « fausse » musique et cela leur donne une idée, ils m’envoient une proposition et par exemple je leur réponds « j’aime beaucoup mais sans la guitare », on dialogue comme ça et on a bien travaillé, à bonne vitesse. C’est un orchestre de huit cordes et le duduk, instrument à vent, comme une clarinette mais très basse.
63D’abord félicitations pour le film. Je pensais à l’élaboration de votre filmographie et je me suis dit que la matière de votre premier film est devenu l’arrière-fond de ce dernier. Dans votre filmographie j’ai toujours été étonné par votre engagement tellement fort avec la même matière, cette pluralité de regards autour d’une sorte de choc historique de quelques années, les années Allende. Si je compare à la peinture je pense à Cézanne avec la montagne de la Sainte Victoire qu’il a peinte obsessivement selon différents perspectives ou à Monnet avec les nénuphars peints également ainsi, à la recherche de quelque chose, sans sortir de cette matière. Je pense que cette fidélité à une matière est très étonnante et très rare dans l’histoire du cinéma. Probablement il y a une évolution vers l’importance du regard, cela devient beaucoup plus subjectif et donc très différent. Je suis très curieux de savoir si c’est une tendance consciente de votre part ou si vous croyez que peut-être demain un sujet peut émerger pour lequel il faut récupérer à nouveau la technique du cinéma direct comme à l’époque de La bataille du Chili. Voilà ma question.
64Je comprends bien la question car entre La bataille du Chili et le film présenté ici – Nostalgie de la lumière – il y a toujours derrière la révolution d’Allende. Je pense que d’une façon inconsciente et, d’autre part, consciente je suis définitivement attrapé par ce moment de l’histoire du Chili. Je suis tellement touché par ce coup d’État disproportionné, cruel, énormément injuste, avec ce pays naïf avec notre petite révolution pacifique, que je ne peux pas me séparer de ce souvenir, c’est impossible. Pour moi c’est comme si le coup d’État avait eu lieu avant-hier ou la semaine passée. Je ne suis pas nostalgique au quotidien, je n’aime pas beaucoup la musique chilienne – je la déteste plutôt – je n’aime pas les empanadas27 ni certains comportements des Chiliens. Il faut dire en revanche que j’aime le vin rouge, mais je ne pense pas toujours au Chili, je ne suis pas un chilien normal, je ne suis pas attrapé par cette maladie de l’exil consistant à être enfermé dans ces fêtes de célébration nationale. Je suis tout le contraire et c’est pour cela que je n’appartiens toujours pas à un parti politique, ni pendant la révolution ni aujourd’hui, mais je suis terriblement attaché à ce bout de terre et je défends mon pays à partir de la dénonciation de cette chose.
65Je suis tellement limité à ce domaine que je n’aime pas faire des films dans une autre langue que l’espagnol, je n’aime pas interviewer une personne qui parle une autre langue et dont je ne comprends que ce qu’il me répond. C’est une grande limitation parce que c’est tout le contraire des cinéastes et documentaristes cosmopolites des années cinquante comme Joris Yvens, Chris Marker, etc., qui tournaient dans tout le monde ou comme aujourd’hui Rithy Panh qui est formidable ou d’autres collègues qui voyagent, etc. Je suis enfermé dans cette culture et dans ce moment historique. Quant à la forme je pense que c’est le sujet qui te donne le style, je pense que le style vient du sujet et non pas de toi-même. De la même façon, il y a un style de montage et chaque film invente un style différent de montage : il n’y a aucune recette avant de commencer, c’est le travail lui-même qui crée le chemin. De même, certains réalisateurs n’ont pas vraiment un style propre, ils ont certainement des éléments qui leur sont propres, mais ce n’est pas vraiment l’essence, qui elle vient du sujet, c’est le sujet qui te procure la forme.
66Si j’avais la chance de faire un film sur les étudiants, je reviendrais sans doute au cinéma direct, parce que c’est normal, c’est le style le plus fonctionnel pour filmer les étudiants. Mais maintenant, malheureusement dans ce sens, je travaille dans une autre direction, je suis dans une démarche métaphorique, Nostalgie de la lumière est le premier volet d’une trilogie, si je le peux je ferai trois films pareils, car je suis très lent et chaque film me prend environ cinq ans.
67 Ma question et réflexion tourne autour de la reconstruction de la mémoire, je suis Espagnol et on a des problèmes pour reconstruire la mémoire historique de la guerre civile et il y a une question qui m’inquiète particulièrement en Espagne, c’est la question de la haine. Il est difficile de reconstruire certains épisodes quand il y a encore des personnes vivantes qui les ont vécus. Quand j’étais petit je regardais beaucoup de documentaires sur le nazisme et dès que j’entendais parler allemand j’avais peur parce que le traitement des documentaires et films américains de cette époque était violent – c’est bien sûr compréhensible. Mais dans votre documentaire j’ai remarqué l’absence de haine, même ayant traversé des moments très difficiles les témoignages restent très positifs voire optimistes, surtout le dernier. J’aimerais savoir ce que vous pensez de la présence ou l’absence de la haine pour reconstruire la mémoire.
68Cela m’étonne un peu et quand on réfléchit c’est très intéressant mais il y a beaucoup de documentaires sur l’holocauste, la guerre mondiale, les massacres, la situation d’Israël, du monde arabe, etc. qui comportent beaucoup de haine, beaucoup de force et de vitalité, comme la place Tahir au Caire, c’est un courant de haine du nord au sud dans le monde entier. La haine est essentielle, l’indignation est une force extraordinaire, cela fait donc partie de la création de notre propre opinion sur les choses qui se passent. Mais c’est vrai que l’indignation n’est pas tout à fait la même chose que la haine. Dans mon cas, la haine c’est protester contre les choses que je n’aime pas, lutter contre l’injustice, ce type de choses, je ne peux pas faire un film sans ce type de réflexion. Comme je l’ai déjà dit, le sujet te donne la forme, ce n’est pas le contraire, et dans le cas de Nostalgie de la lumière, c’est la quête de la matière humaine, galactique et la quête des femmes, la patience de vingt ans de recherches infructueuses, la haine est cachée derrière le désert, c’est comme les momies, c’est une autre façon d’arriver à la même chose par un autre chemin. Les métaphores sont peut-être une espèce de douceur, de vague agréable qui émane des étoiles, je ne sais pas, peut-être qu’il n’y a pas la rage qui émane d’autres situations.
69Franck Beyer : Même chez ces femmes qu’on découvre à l’écran et qui recherchent les ossements – l’une dit qu’elle sera prête à mourir dès qu’elle aura trouvé ces ossements – l’on ne sent pas de haine, on sent encore une force et beaucoup d’espoir, c’est surprenant parce que c’est peut-être ce qui les maintient encore en vie et, d’une certaine manière, c’est très beau parce qu’elles sont en lutte mais sans haine j’ai l’impression.
70Peut-être que dans cet état la douleur se transforme en autre chose, c’est comme une évolution de la douleur, c’est une douleur d’une telle ampleur que cela devient autre chose, c’est comme un état... je pense que ces femmes remontent un peu dans une espèce d’univers de réflexion, de tolérance, parce que l’une d’entre elles dit : « nous sommes la lèpre du Chili ». Elle est consciente d’être rejetée par tout le pays, elle est seule, complètement seule, sans aucun sénateur, aucun député, aucun maire, personne n’aide les femmes. Au Chili tous les cas de résolution des crimes contre les droits humains sont produits de la société civile, non pas du gouvernement mais des ONG, de quelques journalistes honnêtes, de quelques juges honnêtes et des gens du commun, des familles. Cela provoque un tel état d’isolement, comme dans les pays où n’existe pas la liberté de presse : tu vis caché pendant des années et des années, mais tu n’oublies pas. Oui, c’est vrai qu’il y a des moments très particuliers dans lesquels la haine est efficace dans un film, mais je pense que se sont des moments très spécifiques.
Notes de bas de page
1 La première année, sortie en France : janvier 1973.
2 Cet organisme de soutien au cinéma, crée par l’État en 1947, avait joué un rôle important lors de sa création. Il avait été renfloué à la fin des années 1960 et redynamisé durant le gouvernement Allende, avec des succès très mitigés comme le montre l’échec du projet de film historique confié à P. Guzmán sur Manuel Rodríguez.
3 Le Stade national est devenu un camp de détention le lendemain même du coup d’État, jusqu’en novembre 1973.
4 La lettre L indiquait que le détenteur du passeport faisait partie de la « Liste » de ceux qui étaient interdits d’entrée sur le territoire chilien.
5 Le Front des travailleurs révolutionnaires (FTR) était l’un des fronts organisés par le MIR, Mouvement de la gauche révolutionnaire.
6 Organisme de l’Église Catholique qui a mené pendant la dictature un combat courageux pour la défense des droits humains, dans cet ouvrage il en est longuement question dans l’article de N. Jammet-Arias (chap. iv).
7 Villa Grimaldi était l’un des nombreux centres de détention clandestine, il est devenu aujourd’hui un des principaux lieux de mémoire : Corporación Parque por la Paz, [http://villagrimaldi.cl/].
8 Coalition de partis de centre-gauche au pouvoir entre 1990 et 2010.
9 La bataille du Chili : I, L’insurrection de la bourgeoisie (1975, 63’) ; II, Le coup d’État (1977, 66’) : III, Le pouvoir populaire (1979, 100’) ; 3 DVD, Editions Montparnasse : [http://www.editionsmontparnasse.fr/].
10 Ce dernier film est disponible en France chez Agat films & Cie ex nihilo : [http://www.agatfilms.com/].
11 À propos des journaux espagnols en question, voir dans cet ouvrage le travail de M. Siloret (chap. ii).
12 Salvador Allende, élu président du Chili le 4 septembre 1970, a accédé à ses fonctions le 4 novembre de la même année.
13 Sur ce type particulier d’organisation des ouvriers dans les usines pendant l’Unité populaire, on peut lire l’analyse de Gaudichaud Franck, Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde, Rennes, PUR, 2013. Un entretien sur le parcours de recherche de cet universitaire autour du Chili est par ailleurs publié au chap. vii du présent ouvrage.
14 Groupe uruguayen de guérilla urbaine.
15 Il s’agit des protestas, manifestations de masse qui se sont déroulées entre 1983 et 1986.
16 1997, 52’. Film édité dans le même coffret DVD que Salvador Allende, Éditions Montparnasse & JBA Production.
17 L’université catholique du Chili était alors propriétaire de cette chaîne TV, depuis 2010 elle est devenue un actionnaire minoritaire, voir dans cet ouvrage l’article de D. Durán Cid (chap. iv)
18 2001, 110’.
19 2004, 100’, DVD Éditions du Montparnasse et & JBA Production.
20 Il s’agit des deux organismes chiliens octroyant des subventions ou des avances sur recettes aux productions cinématographiques.
21 Volver a vernos, 2002, 81’.
22 Documentaire de Jaime Díaz Lavanchy, 2008, 87’.
23 2010, 90’. Atacama Productions. Diffusion DVD Pyramide Video : [http://distrib.pyramidefilms.com/node/404].
24 [http://www.comptoirdudoc.org/].
25 Ces femmes du nord chilien marchent dans le désert en quête des dépouilles de leurs maris ou de leurs fils détenus disparus depuis le coup d’État de 1973.
26 On trouve un récit détaillé de l’odyssée financière qu’a signifié Nostalgie de la lumière sur le site du réalisateur : [http://www.patricioguzman.com/index.php?page=articulos&aid=28].
27 Plat emblématique de la cuisine chilienne.
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Le 11 septembre chilien
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