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La dictature à la télé : la série de fiction. De la nostalgie d’une culture « pop » à l’engagement anti-dictatorial

Traduit par Leonardo Contreras (trad.)

p. 151-161


Texte intégral

1La réticence des médias chiliens à traiter de sujets restés tabous pendant des années a commencé à changer ces dernier temps et les contenus que l’on trouve à la télévision aujourd’hui sont la preuve de cette transformation sociale. La société chilienne essaye de trouver un sens à ce qu’elle a vécu, elle cherche à relire et à expliquer le passé. La télévision, en tant qu’industrie culturelle, fait partie de ce processus qui, dans certains cas, consiste à assumer un passé douloureux. Quarante ans après le coup d’État, la culture audiovisuelle interpelle l’histoire nationale sur les écrans chiliens à travers séries, reportages, émissions spéciales, défilés d’images et témoignages lesquels présentent des relectures sur l’Unité populaire, sur la dictature et – dans une perspective plus critique que d’habitude – sur la transition politique vers la démocratie1.

2La société de 2013 est devenue une société plus exigeante avec les médias : elle demande davantage d’informations, de réflexion politique et de transparence dans le traitement du passé. Toute la programmation télévisée avant, durant et après le mois de septembre 2013 a tourné autour de ces thématiques et elle a atteint de très hauts niveaux d’audience entraînant ainsi des réactions en chaîne sur les réseaux sociaux2. Ce phénomène trouve des antécédents en 2008 avec Los 80, première série de fiction à représenter l’époque de la dictature au Chili, diffusée par la chaîne Canal 133. Elle a eu un fort impact sur le public4, recevant de nombreux prix et la reconnaissance de la critique5. Son succès se reflète également dans son renouvellement pendant six saisons. Elle raconte l’histoire d’une famille de classe moyenne, les Herrera, qui subit les bouleversements caractéristiques d’une société sous dictature.

3Ce produit audiovisuel s’intègre incontestablement dans un contexte culturel et politique singulier. Au cours des années qui ont suivi la dictature, des événements historiques ou des commémorations ont fait émerger une sorte de « mémoire obstinée6 » exprimée par plusieurs voix, aussi bien officielles et institutionnelles qu’indépendantes. On peut dès lors se demander de quelle façon la télévision chilienne a joué un rôle dans cette commémoration et comment elle participe au processus de construction d’une mémoire collective7.

4Cet article cherche, donc, à examiner la réécriture et fictionnalisation du passé dictatorial à travers le format « série de fiction » qui, tout comme la telenovela, est un produit audiovisuel possédant à la fois une popularité énorme – notamment dans les sociétés d’Amérique latine – et ciblant un grand nombre de téléspectateurs. La série de fiction rentre dans chaque foyer, se mêle et s’installe dans la réalité quotidienne à travers une continuité dans le temps. En se servant d’éléments narratifs semblables à ceux d’une telenovela elle exploite en détail, au fur et à mesure de la trame, l’évolution de ses personnages sur le long terme. Dès la 1re saison en 2008 et jusqu’à la 6e en 2013, Los 80 travaille sur une temporalité qui comprend la période de 1982 à 1988. Ainsi, la narration est historicisée et le contexte sociopolitique prend de l’importance, ce qui aide à mieux comprendre l’intrigue.

5En tant que produit audiovisuel actuellement en vogue et à l’histoire plutôt récente, la série de fiction entraîne des rapports dialectiques avec son public sur plusieurs dimensions que nous analyserons. Au-delà de l’étude des six saisons de ce document audiovisuel, nous entreprendrons un déchiffrage de sa construction en tant que texte, en examinant son contexte de production et les stratégies spécifiquement conçues pour traiter du sujet de la dictature sans provoquer un lever de bouclier8. Nous nous intéresserons particulièrement à l’utilisation et mise en scène d’une culture « pop » dans l’émergence d’un discours télévisuel anti-dictatorial.

Contexte de production de la série et discours télévisuels

6Comme toute production audiovisuelle, interprétée selon l’espace/temps de sa création, Los 80 a été développée dans un contexte de production particulier. La célébration du bicentenaire de l’indépendance du Chili approchait9 sous le gouvernement de Michelle Bachelet ; c’était un moment où l’État cherchait à donner un sens et un corps à l’identité nationale10. Dans le cadre des « Projets Bicentenario » on cherchait à commémorer – et par conséquent à reconstruire – le passé du Chili ainsi qu’à établir une mémoire partagée à partir des mécanismes de production culturelle impulsés par l’état. Pour le cas de la télévision, à partir de 2006, le Projet Bicentenario a promu la réalisation de plusieurs émissions télévisuelles, séries et documentaires dans cet esprit. En ce qui concerne Canal 13, son contenu était composé principalement de reportages et de documentaires11 autour des sujets de l’identité, du territoire, des arts, de la culture et du folklore. Pour ce type de produits télévisuels, les exigences habituelles d’un succès commercial n’étaient pas très élevées.

7En conséquence, c’était un moment propice à la réflexion rarement vu jusqu’alors à la télévision. Une unité spéciale Bicentenario a été créée chez Canal 13, chargée de diriger deux projets qui ont attiré une grande audience : les séries Héroes12 et Los 80. Le succès commercial de ces deux émissions leur a valu l’appui de la chaîne laquelle, traversant une situation économique difficile, soutenait toute production qui générait des revenus. D’après le scénariste de Los 80 Rodrigo Cuevas13, le contrôle strict de la part de l’administration aurait cessé en termes de surveillance et de censure, ce qui a donné l’entière liberté aux producteurs et au scénariste pour construire l’intrigue. La somme de ces facteurs a permis d’installer le sujet de la dictature sur les écrans chiliens sans grand obstacle. En outre, et contrairement à la réaction habituelle face à ce sujet, la série n’a pas engendré de conflits dans la classe politique, parvenant ainsi à un relatif consensus14.

8Vu la popularité et la notoriété que peut atteindre un produit télévisuel, un média de masse comme la télévision joue un rôle indéniable dans le façonnement de la perception que les personnes ont de leur réalité sociopolitique15. Son importance repose sur la création et la diffusion de « discours télévisuels » ou « discours médiatiques16 ». Le discours critique à l’égard de la dictature exprimé dans Los 80, apparaît timidement dès ses débuts en 2008 et s’est déployé de manière très progressive. Le fait qu’à l’époque on parlait de « régime militaire » plutôt que de « dictature » à la télévision est la preuve d’un silence imposé autour du sujet et révèle les « non-dits » entourant la dictature17. Conscient de ce contexte, le scénariste explique qu’il a fallu aborder la période avec précaution, mettant en évidence la difficulté de pénétrer le discours hégémonique dans le milieu de la télévision afin de le transformer. Au cours de la réalisation de la série, l’équipe de production a rencontré des cadres supérieurs de Canal 13 qui la soutenaient et par ailleurs, l’indiscutable succès d’audience lui a permis de commencer à dépeindre les années 1980 d’une façon plus vraisemblable.

La famille Herrera, série Los 80.

9Image 

10Le fait qu’une famille se trouve au centre de l’intrigue a été bien accueilli par la chaîne catholique et ses standards, permettant de « glisser » le discours critique par le biais de l’histoire familiale. La proposition était initialement d’aborder la dictature d’une manière indirecte, en en faisant uniquement le contexte social et historique où se déroulait la série. Ce traitement particulier et « prudent » a été conçu par l’équipe de production comme l’installation d’un discours de « dénonciation » qui, d’après eux, serait plus efficace à long terme. Au fur et à mesure que les saisons s’enchaînaient, le sujet de la famille a ouvert la porte à la discussion sur d’autres problèmes associés à la dictature et a permis que le public s’identifie aux personnages. L’audace de Los 80 a été d’utiliser une famille chilienne conventionnelle pour que le public s’y reconnaisse, mettant aussi en valeur la vie quotidienne des « gens ordinaires18 ».

11La stratégie narrative focalisant l’histoire sur une famille entraîne un composant d’identification au niveau émotionnel et renforce à la fois un sentiment de nostalgie chez le public. Dans ce contexte, la famille prend de l’importance en tant que refuge face à une réalité hostile19. Durant les premières saisons de Los 80, la famille et le quartier représentent des espaces d’humanité au milieu du silence répressif de l’époque. Ce silence, qui traverse la série dans plusieurs scènes, apporte la tension nécessaire pour rendre l’histoire plus dramatique. Du point de vue du langage audiovisuel, l’objectif du silence est que le spectateur s’investisse dans les situations représentées et s’y identifie, remplissant de fait les espaces vides. Mais il est d’autant plus emblématique qu’il se réfère au contexte sociopolitique de l’époque ainsi qu’à la vérité cachée d’une société terrorisée et au silence auquel on est assujetti pendant la répression.

12Dans la mise en scène, ce silence se compose de regards discrets, de gestes et d’omissions ; une configuration complexe de silences prolongés construit l’ambiance où se déroule l’histoire. Nous croyons que cet élément joue un rôle important dans l’accroche du public lors de la période 2008-2013, en développant un élément d’identification implicite. Ce silence renvoie à des milliers de familles chiliennes effrayées qui, tout comme les personnages au début de Los 80, ont pris le parti de se taire face aux abus et à la terreur de la dictature dans leurs vies quotidiennes20.

Processus d’identification : personnages et univers fictionnels

13L’identification au niveau émotionnel, évoquée par un paysage de nostalgie et de silence, est renforcée à travers la construction des personnages : leurs valeurs morales, leurs caractères et leurs rapports sociaux21. Dans Los 80, les parents de la famille Herrera, Ana et Juan (interprétés par Tamara Acosta et Daniel Muñoz respectivement) ont un profil clairement défini : elle, une mère dévouée, croyante et conservatrice ; lui, un père travailleur. Ce sont des personnes moralement irréprochables dont les valeurs suscitent de l’empathie chez le spectateur. Juan est austère, correct et honnête :

« Étudiez, les enfants, éduquez-vous, mais aucun professeur, aucun officier ne vous apprendra ce qui est bien, ce qui est correct, parce que ça, vous l’avez appris dans cette maison, dans cette famille22. »

14Il est également conservateur et machiste, représentant la figure stéréotypée du père de famille chilien de classe moyenne, qui incarne le discours patriarcal : « La femme à la maison pour prendre soin des enfants et de son mari. »

15Au début de la série, les personnages se trouvent en pleine dictature et ils adoptent des attitudes divergentes : l’impétuosité chez les jeunes et la peur paralysante chez les adultes qui ont vécu le coup d’État. Le dialogue ci-dessous entre Juan Herrera et sa fille, Claudia, dans le Café del Cerro, reflète cette situation. La jeune fille représentera la politisation explicite dans la série qui se verra développée dans les saisons suivantes :

« C : Je ne sais pas vraiment ce que tu en penses. En ce moment il y a des personnes qui sont arrêtées, qui sont torturées. Il y a des personnes qui montent dans une voiture pour ne jamais revenir chez eux.
J : Tu ne m’apprends rien, ma fille, j’en suis très conscient.
C : Alors, papa, pourquoi on fait semblant que rien ne se passe23 ? »

16Plusieurs épisodes tournent autour de la dynamique de la famille et du quartier et montrent particulièrement comment était l’enfance à l’époque, à travers le regard innocent du fils Félix Herrera et de son ami Bruno24. Les relations entre les personnages visent à établir une dynamique communautaire, une vie de quartier typique de cette période. Autour de la famille Herrera se trouvent leurs voisins et amis, Nancy et Exequiel (les parents de Bruno), ainsi que les personnages de l’épicerie du quartier : Don Genaro « le pinochetiste » et son assistant Petita. De cette façon, le rapport spectateur/série marche au niveau des personnages mais aussi au niveau de leur univers fictionnel entier, ce qui pour certains auteurs comme Esquenazi créerait un lien plus étroit entre eux25. La série insiste sur ce fait en particulier au cours des deux premières saisons et, bien qu’elle montre les difficultés vécues par une famille ordinaire, elle les nuance avec humour, cette stratégie narrative lui sert à fictionnaliser une dure réalité26. Cependant, au fur et à mesure que la série avance, elle prend une allure manifestement plus politique et commence à aborder les brutalités de la dictature d’une façon plus directe.

D’une série « pop »...

17Le processus de création de la mémoire dans la série joue avec la tension passé-présent car il s’agit d’une lecture des années 1980 effectuée en 2008. Par ailleurs, l’univers fictionnel est créé à partir de la mise en scène de la reconstitution audiovisuelle d’un temps et un espace déterminés – le monde diégétique fictionnel27 – focalisé sur la culture pop de cette décennie, surtout dans les premières saisons. Ce côté « pop » est mis en valeur au début de la série avec son intitulé « Los 80 : plus qu’une mode28 », confirmant ainsi l’idée d’une « accroche initiale » en traitant l’époque avec légèreté. Pendant les saisons à suivre, elle sera connue juste sous le nom Los 80.

18La série aborde plusieurs faits du passé récent, en peignant un portrait réaliste du Santiago des années 1980. Cette reconstruction a nécessité une équipe d’historiens et de journalistes qui a fourni au scénariste un bilan par année avec les événements les plus importants, une analyse journalistique détaillée et des entretiens sur le terrain. Ce travail est visible, au niveau du scénario, dans un récit pertinent basé sur une recherche documentaire minutieuse.

19Los 80 fait appel d’une manière nostalgique au passé commun des Chiliens et aux codes culturels qu’ils partagent ; c’est une communauté d’interprétation29 de personnes qui font une lecture de leur passé pour configurer une mémoire commune. L’esthétique, les vêtements, l’ambiance des lieux et les accessoires qui composent la mise en scène rendent compte d’un grand travail de l’équipe de production. D’ailleurs, on observera souvent des plans de caméras intercalés avec des images d’archives de Canal 13, montrant par exemple, les grandes manifestations des années 1980 à Santiago, les conséquences du tremblement de terre de 1985, l’attentat contre Pinochet en 1986, la visite du Pape en 1987.

20La télévision, la presse et la radio sont constamment utilisées comme ressources pour situer l’histoire dans un contexte spécifique. Les personnages font allusion aux dispositifs de contrôle social utilisés par la dictature tels que la propagande, les disparitions, les attentats, etc. De la même manière, dans ses débuts la série a exploité la télévision comme un référent culturel de cette période, en utilisant des publicités de l’époque qui sont restées gravées dans la mémoire de la plupart des Chiliens. Elle mise également sur la nostalgie à travers des « jingles » et des photographies de l’époque envoyées par les téléspectateurs eux-mêmes suite à un appel à participation lancé par la production30. Le fait de se voir à la fin de chaque épisode dans le générique de fin, où les photos des familles sont présentées, renforce, chez les spectateurs, l’empathie envers la série.

21La musique joue aussi un rôle important dans la recréation de l’atmosphère des années 1980 ; des compositions originales de Camilo Salinas (du groupe Inti Illimani) en passant par des artistes écoutés à l’époque – chiliens et latino-américains31 – de même que les représentants de l’émergent « rock latino32 ». La chanson du générique de début, El tiempo en las bastillas33, interprétée par différents artistes pour chaque saison, constitue ce qu’Esquenazi appelle la « cérémonie » des séries télé34 : de petits rituels réitératifs qui aident à établir une complicité avec le public.

... à une série politique

22Au fil des épisodes les personnages évoluent et nous sommes témoins de la transformation sociale et culturelle que traverse la société chilienne des années 1980. Ce n’est pas par hasard que la série commence en 1982 : le Chili participe à la Coupe du Monde et en même temps le pays traverse une sévère crise économique. Ces deux circonstances intéressent le scénariste vu que le pays vit dans « l’obsession du succès à tout prix35 », caractéristique du discours de l’époque36. Il s’agit des débuts de l’imposition du modèle néolibéral qui changera le cours de l’histoire de la famille Herrera.

23Juan Herrera est la personnification des premières transformations économiques au Chili. Ce personnage incarne l’idéal de l’homme « entrepreneur » promu à cette époque, qui réussit par son effort, dans un pays où la méritocratie commence à s’ériger en valeur commune. Cependant, les difficultés économiques ne tardent pas à apparaître, puisqu’après avoir réussi à établir un magasin des vêtements d’occasion (3e saison) et postérieurement à monter son atelier de confection (5e saison), Juan perdra son entreprise et devra travailler comme ouvrier dans une usine textile (6e saison). Nous y découvrons l’environnement répressif du monde du travail à l’époque, où le protagoniste sera taxé de « mouchard37 » au moment de la création d’un syndicat.

24Grâce au personnage d’Ana López, femme au foyer qui quitte la maison pour la première fois afin de travailler (3e saison), nous assistons à la transformation du rôle de la femme dans la société chilienne, qui devient une société de consommation. Néanmoins, aux débuts, la série insiste sur le caractère austère de l’époque ; non seulement dans l’économie, mais aussi dans une sociabilité imprégnée de silences imposés et de sujets tabous. Quand le personnage d’Ana devient patronne d’un grand magasin et suit une formation pour vendre les nouvelles cartes de crédit, nous sommes renvoyés au début du boom économique néolibéral.

25Au cours des saisons, les changements dans les vies des Herrera construisent graduellement un scénario de peurs, de silences et de difficultés propres à une société en dictature. Par le biais de l’accroche initiale – l’utilisation d’une famille – la narration arrive à captiver les spectateurs qui commencent à regarder la série. Avec les personnages, ils commenceront un parcours qui fera ressortir des souvenirs, des douleurs et des nostalgies issus de ces années sombres de dictature.

26En même temps que les personnages évoluent, la politisation des contenus dans la 3e saison devient explicite et bouleverse le destin de la famille Herrera : leur silence se perpétue avec l’exil de la fille, Claudia, dont ils ne parlent plus car elle commence une relation sentimentale avec un résistant38 et doit partir en exil en Argentine. Elle retournera au Chili clandestinement, où elle sera séquestrée et torturée. La trajectoire de ce personnage présentera une contrepartie à la paralysie et au silence familial dans le contexte d’une dictature et sera le point de passage vers une dimension ouvertement politique, comme prévu dès la construction du scénario. Par ailleurs, le personnage de Martín, l’autre enfant Herrera, vit également un changement idéologique. Après une tentative manquée d’entrer dans l’armée de l’air, Martín découvre la vérité cachée par la dictature en travaillant comme cameraman pour l’émission Teleanálisis39. Une partie importante des images d’archive de la dictature montrées dans la série proviennent des enregistrements « captés » par ce personnage.

27La politisation des protagonistes a toujours été présente dans la conception initiale de l’histoire. Ils se réveillent face à une réalité répressive, se trouvant dans des situations de plus en plus extrêmes. Le but étant, d’après le scénariste, de « construire le chemin graduellement pour arriver au point où nous nous trouvons aujourd’hui, où tous les Herrera s’opposent à la dictature40 ». À la fin de la 6e saison ce n’est plus uniquement Claudia et Martín qui montrent une position bien définie, mais aussi Ana et Félix, qui s’ouvrent à l’espace public et participeront au mouvement d’opposition au régime de Pinochet. Cette dernière saison, diffusée en 2013, couvre la période qui a précédé le référendum de 198841 et montre Ana dans les grandes manifestations sociales de l’époque et Félix dans la section jeune de la campagne du « No42 ».

Réflexions finales

28C’est dans les années 1980 que la société chilienne a commencé à subir les grandes transformations politiques, économiques, sociales et culturelles imposées par le nouveau régime dictatorial. Un pays où le tissu social a été déchiré à cause de la violence des réformes économiques prescrites pendant les débuts de la décennie. Nous avons analysé de quelle façon cette période historique a été reconstruite et fictionnalisée sous l’angle d’un produit audiovisuel de caractère aussi massif et populaire, tel que les séries de fiction au Chili. Ce langage fictionnel se caractérise par un type particulier de narration qui, dans le cas de Los 80, dédramatise la réalité – en la présentant comme plus légère et plaisante – mais introduit en même temps une critique politique.

29La série Los 80 a certainement ouvert un espace à la télévision pour parler de la dictature. Dans ce sens, il est nécessaire de noter son apport en tant que première apparition fictionnelle du sujet sur les écrans. Nous croyons que le format de série de fiction a été important dans ce processus, tous ses éléments caractéristiques l’aident à se rapprocher du grand public : l’identification avec les personnages, l’univers diégétique, les composants émotionnels de nostalgie et silence, la reconstitution de la culture « pop » de l’époque, etc. Cette accroche qui attire le spectateur a laissé place à l’installation graduelle d’un discours télévisuel anti-dictature, en commençant par focaliser la narration sur la famille. L’univers de la famille Herrera émeut, rappelle des souvenirs et sensibilise à travers l’identification et la nostalgie provenant d’une mise en scène qui ressemble à la vie quotidienne.

30Ce choix génère un lien émotionnel ainsi qu’une stratégie qui en 2008 a contourné la censure d’une chaîne de télévision catholique et d’une élite conservatrice. Toutes ces conditions pourraient expliquer l’absence de controverse en comparaison par exemple avec la série Los Archivos del Cardenal43 – transmise sur le petit écran à partir de 2010 –, même si le sujet toujours polémique que constitue la dictature chilienne était déjà abordé.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1  La transition entendue comme le long processus nécessaire pour arriver à une démocratie pleine, réalité encore inachevée au Chili du fait de ce que Garretón appelle les « enclaves autoritaires » : des attaches institutionnelles, symboliques ou culturelles héritées d’un régime précédent. « Revisando las transiciones democráticas en América Latina », Revista Nueva Sociedad, n° 148, 1997, p. 20-29. Quarante ans après le coup d’État, les traces de 17 ans de dictature restent toujours visibles dans le tissu sociopolitique chilien, comme bien le démontre cette œuvre.

2  « El impacto de los programas de televisión enmarcados en los 40 años del golpe militar », La Tercera, 6 septembre 2013.

3  La chaîne de télévision Canal 13 appartenant à l’université catholique du Chili pendant les premières saisons de la série, a été rachetée par l’entrepreneur Andrónico Luksic, détenteur d’une des plus grandes fortunes du pays. Pendant les années sous l’influence de l’Église catholique, elle était reconnue comme une chaîne au contenu social important.

4  Les indices d’audience pour chaque saison : 21,1 pour la première (12 octobre 2008 à 21 décembre 2008) ; 25,5 pour la deuxième (18 octobre 2009 à 27 décembre 2009) ; 27,0 pour la troisième (17 octobre 2010 à 19 décembre 2010) ; 29,9 pour la quatrième (16 octobre 2011 à 20 décembre 2011) ; 25,9 pour la cinquième (23 septembre 2012 à 16 décembre 2012) ; et 23,3 pour la sixième (13 octobre 2013 à 12 janvier 2014). Source des indices d’audience de Time Ibope. La population statistique provient des communes du Grand Santiago, Antofagasta, Valparaíso, Viña del Mar, Concepción, Talcahuano et Temuco, soit un total approximatif de 1,9 million de foyers.

5  Los 80, produite par Wood Producciones et réalisée par Boris Quercia pour ses 5 premières saisons et par Rodrigo Bazaes pour la sixième, a bénéficié du financement du Conseil national de télévision en 2010, 2011 et 2012. La série a reçu des prix tels que l’Altazor, le prix d’excellence du CNTV, le Copihue de Oro et le prix TV Grama.

6  L’expression reprend le titre d’un documentaire du cinéaste Patricio Guzmán.

7  La notion de « mémoire collective », noyau dense en tant que catégorie d’analyse, provient dans ce cas des institutions de l’État qui proposent leur propre narration partant du présent chilien, en lui-même complexe. Le type de « mémoire collective » envisagé ici émerge directement du contexte de production d’une série comme Los 80, réalisée dans une démocratie néolibérale et sur une chaîne de télévision particulière.

8  Pour mieux comprendre les intentions de l’équipe de production de la série, l’analyse a été complétée par un entretien avec le scénariste Rodrigo Cuevas réalisé à Santiago en novembre 2013. Nous avons utilisé également des chiffres d’audience et des articles de presse.

9  Commémoré dans plusieurs pays d’Amérique latine à 200 ans de l’indépendance des colonies espagnoles. Les célébrations ont culminé au Chili en septembre 2010.

10  Pour une réflexion plus approfondie sur ce moment voir Bengoa José, La comunidad reclamada, Santiago, Catalonia, 2006, notamment p. 68-77.

11  Quelques exemples : Flor de país, Recomiendo Chile, Santiago no es Chile, Canción Nacional.

12  Série de fiction réalisée par Cristián Galaz qui aborde dans chaque épisode la vie de divers personnages de l’histoire du Chili : Bernardo O’Higgins, José Miguel Carrera, Manuel Rodríguez, entre autres.

13  Interview Rodrigo Cuevas, Santiago 2013.

14  Pour la première fois au gouvernement depuis le retour de la démocratie, la droite a dû assumer son passé pinochetiste : les factions plus libérales ont essayé de se démarquer de cette filiation (ils ont même créé de nouveaux partis politiques en dehors de l’Alianza por Chile), tandis que la droite « dure », conservatrice et profondément autoritaire, insiste pour défendre ce qu’ils appellent « l’œuvre du gouvernement militaire ».

15  Voir Belletante, Séries et Politique. Quand la fiction contribue à l’opinion, Paris, L’Harmattan, 2011.

16  Amigo, La telenovela desde la recepción : la identificación espectatorial como dimensión de uso de la ficción, Santiago, U. Católica de Chile – INTERCOM, 2007.

17  Voir la discussion autour des définitions employées dans les textes scolaires au Chili, « Le Chili de Pinochet, “dictature” ou “régime militaire” », L’Express, 6 janvier 2012.

18  Ceci dans une critique ouverte du modèle télévisuel qui régnait. D’après Cuevas : « Teníamos un modelo de televisión súper aspiracional, asentado en ese paradigma de que la televisión y [sus] programas tenían que mostrarle a la gente un mundo idealizado, un mundo que era supuestamente lo que ellos querían para su vida. Nosotros rompimos ese paradigma con esta familia », Santiago, 2013.

19  Le but de cet article n’est pas d’analyser l’importance de la famille dans le discours dictatorial, en tant qu’institution centrale pour la consolidation de l’« idéal » de « nation chilienne ». Cependant, il est légitime d’ajouter que, puisque la série est conçue en 2008, elle s’érige comme une stratégie de création d’une mémoire qui revendique un modèle familial différent de celui prôné par les dictatures en Amérique latine. Cette perspective expliquerait même l’évolution de certains personnages de la série, comme Claudia.

20  Ce point de vue est partagé par le scénariste de la série qui dit, à propos de cette époque-là : « Lo normal era este silencio afuera, nadie se atrevía a decir las cosas abiertamente, todo había que cuidarse, se bajaba la voz, todos estábamos entrenados [...] tal vez no la gran mayoría tuvieron familiares que fueron golpeados por la dictadura, pero sí todos crecimos en un ambiente donde estábamos obligados a callar [...] había una agresión, de la cual éramos todos objeto », Santiago, 2013.

21  Esquenazi, Les séries télévisées : l’avenir du cinéma ?, Paris, Armand Colin, 2010.

22  « Aprendan chiquillos, estudien, pero ningún profesor, ningún oficial, les va a enseñar lo que está bien, lo que es correcto, porque eso señor, lo aprendieron en esta casa, con esta familia. »

23  « C : No sé realmente qué piensa usted. En este minuto hay gente que está siendo detenida, hay gente que está siendo torturada. Hay gente que suben arriba de un auto y nunca más vuelven a sus casas. J : No necesita decirme eso mija, yo lo tengo muy claro. C : Entonces pues papá, por que hacemos como si nada de eso estuviera pasando. »

24  Le réalisateur chilien Andrés Wood a utilisé une ressource similaire dans le film Machuca en abordant le sujet du coup d’État chilien du point de vue d’un enfant.

25  Esquenazi, ibid., 2010, p. 37.

26  « Siempre tuvimos cuidado de, si bien abordábamos [los temas sensibles] con honestidad y valentía, paralelamente matizábamos de alguna manera para que el tono general de la serie no resultara tan oscuro, tan triste. » La stratégie narrative, selon le scénariste, a été précisément de ne pas rester dans un seul sentiment, de ne pas insister sur l’angoisse que vivent les personnages sous une dictature, mais plutôt de faire coexister, dans la trame, des histoires diverses : la vie dure d’un chômeur et la vie d’un adolescent, par exemple.

27  Amigo, op. cit., 2007, p. 7.

28  « Los 80 : más que una moda. »

29  Esquenazi, op. cit., 2010.

30  Site en ligne de la série [http://www.13.cl/programa/los-80-t6/formularios/envia-tu-foto-en-los-80].

31  Victor Jara, Eduardo Gatti, Schwenke y Nilo, Congreso, Sol y Lluvia, Los Jaivas, Los Iracundos et Armando Manzanero, Silvio Rodriguez, Leonardo Favio, José Luis Perales, entre autres.

32  Par exemple Los Prisioneros, Emociones Clandestinas et les argentins Soda Stereo et Virus.

33  Chanson originale de Fernando Ubiergo.

34  Esquenazi, op. cit., 2010.

35  « Una nube de exitismo », Santiago, 2013.

36  Rappelons que, pour les dictatures du cône sud d’Amérique latine, le football était une technique grâce à laquelle elles pouvaient renforcer l’idée de « nation ».

37  Un « sapo », dans le sociolecte de l’espagnol chilien de l’époque.

38  Un membre du Frente Patriótico Manuel Rodríguez, acteur principal de la stratégie militaire du Parti communiste chilien.

39  Teleanálisis (1984-1989), boîte de production de vidéos et média alternatif de l’opposition à Pinochet, lié à la revue Análisis.

40   « Y con esa familia ir haciendo este camino paulatinamente, para llegar al punto que estamos hoy día, en que todos los Herrera son opositores a la dictadura », interview Rodrigo Cuevas, Santiago, 2013.

41  Pinochet a convoqué un référendum en 1988. Dans le plébiscite, le « SI » était pour sa continuation au pouvoir, et le « NO » était pour des élections présidentielles avec des partis politiques. L’opposition à la dictature s’est réunie pour la campagne du « NO » ; c’était les débuts de l’alliance politique aujourd’hui connue comme la « Concertación de Partidos por la Democracia ».

42  Les (re)lectures de 2013 sur ces années présentent un recul plus critique, favorisé par les activités de commémorations des 40 ans du coup d’État. A cet égard, même si le référendum est présenté comme un moment d’espoir, on ressent un discours de méfiance vis-à-vis des processus politiques et sociaux à venir.

43  L’article de Nathalie Jammet-Arias dans ce même ouvrage est consacré à la série en question (N.D.E.).

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