Pratique éditoriale en exil : la revue Araucaria de Chile. Retour d’expérience
Suivi d’un entretien, propos recueillis par Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge Muñoz R.
p. 109-115
Texte intégral
Texte adapté de l’allocution orale tenue lors du colloque de Rennes. L’ensemble des notes, y compris pour l’entretien, revient aux éditeurs et ne sera pas signalé à chaque reprise. N.D.E.
1Je veux remercier tout d’abord pour l’invitation à participer à ce colloque et remercier aussi pour l’organisation même de ce colloque, comme celle de tous les colloques qui ont lieu à l’occasion du 40e anniversaire du coup d’État de 1973 au cours de l’année 2013. Si pour vous le coup d’État et la dictature qui s’en est suivie posent des questions de mémoire, pour nous au Chili il s’agit d’une question d’actualité. Actuellement nous vivons une période pré-électorale, un nouveau président de la République sera élu dans un peu plus d’un mois1. Pour vous donner une image de ce qui se passe je vous dirai qu’il y a surtout deux femmes en lice, Michelle Bachelet – fille du général Bachelet torturé et assassiné pendant la dictature – et Evelyne Matthei, fille du général Matthei qui fut membre de la junte militaire et qui, tout en étant compagnon d’armes du premier, n’a rien fait pour le libérer.
2De plus, le moment fort du débat et de cette période électorale, tourne autour des compromissions dans le coup d’État militaire. Disons que les militaires sont en train de payer, même si ce n’est que de façon relative puisqu’ils sont dans des prisons cinq étoiles, voire dix étoiles. Par contre, les civils qui ont été partie prenante dans la dictature n’ont subi aucun emprisonnement et n’ont pas eu à affronter les conséquences des actes qu’ils ont commis2. Il y a quelques jours le général Cheyre – général en chef des armées entre 2012 et 2016 – a été confronté à une personne venant d’Argentine dont les deux parents avaient été tués en sa présence lorsqu’il était encore un bébé ; le général Cheyre, alors lieutenant n’avait rien fait pour empêcher que cela ait lieu.
3Evelyne Matthei a pour sa part déclaré qu’au moment du coup d’État elle n’avait que vingt ans et qu’elle se trouvait à Londres pour étudier le piano. Mais il y a eu beaucoup d’événements depuis, lors desquels elle était plus âgée et capable de comprendre. Elle a essayé de blanchir son père en disant que, finalement, il n’était pas d’accord avec tout ce qui s’était passé, etc. Par ailleurs, la démocratie-chrétienne a dû se prononcer sur le fait de savoir si elle avait ou non été favorable au coup d’État lorsque celui-ci avait eu lieu car on la soupçonne d’avoir participé aux préparatifs, Eduardo Frei3 a notamment été accusé d’y avoir pris part. Ainsi, ces événements liés aux élections qui se préparent présentement au Chili se situent vus d’ici dans la sphère de la mémoire mais, vus de là-bas, ils sont d’une actualité prégnante.
4Je vais désormais parler de la Revue Araucaria de Chile : le premier numéro est paru en 1978 et le dernier en 1989. Pour définir son essence, sa raison d’être, on dira que c’est une revue de l’exil. Ce n’est pas la revue d’une minorité culturelle qui aurait essayé d’être présente dans un débat national ou public mais une revue qui a assumé les fonctions de l’exil, à savoir la dénonciation de la dictature imposée par le coup d’État : elle traitait à la fois de ce qui se passait à l’intérieur du pays et parmi les chiliens en exil. En ce sens, depuis sa création elle a établi une relation étroite entre des objectifs politiques de lutte contre la dictature et des objectifs culturels qu’elle assumait également.
5La décision de fonder une revue a été prise lors d’une réunion à Rome en mai 1977, je n’y ai pas directement participé mais le compte rendu en a été fait par Carlos Orellana qui a été le principal secrétaire de rédaction4. À cette réunion ont participé : Volodia Teitelbaum son directeur5, Carlos Orellana secrétaire de rédaction, le poète Omar Lara6, le professeur Hernán Loyola spécialiste de Neruda7 et le sociologue Sergio Muñoz.
6Bien que Rome fût son lieu de naissance, le siège définitif de la revue a été installé à Paris, mais celle-ci a toujours été imprimée à Madrid. Cette diversité des lieux s’explique par la nature de la diaspora chilienne, dispersée sur cinquante-quatre pays, ce qui a produit une éclosion de rencontres entre les Chiliens et les cultures de ces différentes nations. Je crois que l’exil, dont on ne parle pas encore au Chili et sur lequel il règne un certain silence de la part des uns et des autres, finira par émerger dans l’espace public et on parlera alors de l’apport de la solidarité internationale, qui a laissé des traces, par exemple dans la presse ; c’est pour cela que je vous dis que ce que vous faites là aujourd’hui, ici, est très important car cela a une forte répercussion au Chili.
7Pourquoi 1977 s’avère-t-elle une date clé ? Dans l’exil chilien on se rend alors compte que la dictature est là pour longtemps, il faut alors passer à des actions beaucoup plus puissantes. En même temps on s’est rendu compte que la seule dénonciation des crimes ne suffisait plus et qu’il fallait passer à une résistance plus forte et plus active. Signalons quels étaient alors les mots d’ordre des différents secteurs politiques. Pour le Parti Socialiste et le Parti Communiste c’était généralement le droit à la rébellion et on a cherché dans l’histoire la justification de ce droit, en remontant même jusqu’à Saint Thomas, en s’appuyant sur Locke, etc. Le secteur de la gauche chrétienne parlait plutôt de désobéissance civile prônant une désobéissance face à ce qu’imposait la dictature. Pour sa part, la démocratie chrétienne parlait de non-violence active en suivant la tactique de Gandhi. Les différents secteurs ont donc changé et ont élaboré des nouvelles politiques, c’est à ce moment-là qu’a surgi la revue Araucaria parce que c’était-là que la résistance culturelle avait pris corps. La répression au niveau des universités et chez les intellectuels était si étendue et profonde qu’elle avait provoqué un véritable « apagón » culturel, notion ardue à rendre en français qu’on pourrait traduire par extinction culturelle, blackout en anglais.
8Un des principaux objectifs de la dictature, qui est d’ailleurs toujours d’actualité, était la destruction de l’Université du Chili, alors de très loin la principale université du pays qui n’en comptait que cinq ou six. Tous les sites qu’elle avait en province lui ont été enlevés, elle a été démembrée en dix-sept universités différentes et elle ne peut toujours pas aujourd’hui avoir des sites régionaux, alors que toutes les autres universités le peuvent.
9Araucaria a été l’expression d’une nouvelle culture de l’exil et elle n’a pas été la seule publication en son genre. Chile América était publiée en Italie par Antonio Viera Gallo et Silva Solar, elle était plutôt politique et consacrée à l’analyse. Literatura Chilena en el Exilio a été d’abord éditée aux États-Unis, puis elle a circulé pour s’installer ensuite en Espagne. Aux Pays-Bas un institut très important – Instituto para un Nuevo Chile – a crée une revue culturelle n’ayant pas duré très longtemps.
10En revanche, Araucaria a perduré et comme on sait le plus important pour une revue est sa durée, l’écrit isolé n’a pas la même portée que la continuité d’une publication pérennisée. Éditée suivant une périodicité trimestrielle, elle est parue pendant douze ans – entre 1979 et 1989 –, ce qui impliquait deux cent pages tous les trois mois, en tout un total de douze mille pages8. L’on y trouve les principaux artistes et écrivains chiliens et latino-américains, comme par exemple le peintre Matta, l’écrivain argentin Julio Cortazar, le colombien Gabriel García Márquez, proche ami de la revue. Chaque couverture était réalisée par un peintre différent et c’était donc aussi une exposition de la peinture chilienne en l’exil. Certains auteurs se sont même formés et ont commencé à écrire dans la revue, ceci a donné naissance à une certaine littérature de l’exil par exemple En este lugar sagrado de Poli Délano9 ou Tejas Verdes de Valdés10, qui sont des livres importants de l’exil chilien.
11La fin d’Araucaria a logiquement correspondu à la fin de l’exil puisque c’était une revue de l’exil, qui a de surcroît compté avec la présence de tous les secteurs politiques et artistiques de cet exil. Le Parti Communiste a été le fondateur de la revue et son principal soutien, il a créé une revue et il l’a offerte à l’exil chilien, la seule restriction étant de partager une posture anti-dictatoriale. Tous ceux qui étaient contre la dictature pouvaient y publier leurs textes, leurs dessins, leurs poèmes. Il y a eu une publication très importante de poètes chiliens qui se trouvaient dispersés de par le monde, dans ce sens la revue a été immédiatement ouverte.
12Une fois que nous sommes retournés au Chili, chacun s’est retranché dans son parti et dans ses positions politiques et Araucaria -qui n’était pas partisane, dans le sens où elle n’était pas la revue d’un parti politique- est devenue Pluma y Pincel qui était plutôt une revue communiste, où il y a toujours un article du secrétaire du parti ou d’un autre responsable. Voilà donc l’expérience que je voulais partager avec vous.
Entretien avec Osvaldo Fernández
13Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge Muñoz R. : Nous aurions voulu connaître plus précisément les mécanismes de financement d’Araucaria. Vous dites que le Parti communiste a offert la revue à l’ensemble des courants de l’exil qu’elle a publié dans ses pages, mais était-ce si facile que cela d’assumer alors de tels choix qui, dans ces années de dictature, auraient pu être considérés par certains comme un luxe ? Les financements ont-ils été les mêmes durant toutes les années d’édition ? Est-ce que la pérennité de la revue a été à certains moments mise en danger ? Ou, dit d’une autre façon, les origines du financement avaient-elles des incidences éditoriales ?
14Osvaldo Fernández : On pourrait dire, et ce ne serait pas qu’une belle métaphore, qu’Araucaria a été financée par la solidarité internationale. Il faut avoir à l’esprit la grande dispersion de l’exil chilien à travers une cinquantaine de pays où partout, même lorsqu’il n’y avait pas de partis politiques structurés, il y avait au moins un groupe très dévoué. Il s’agissait de personnes qui, d’une façon ou d’une autre, coopéraient avec la cause chilienne. De son côté, dans ces différents pays, le PC chilien proprement dit faisait des campagnes annuelles de collecte de fonds consacrés à la lutte pour les droits humains. Une partie de ces fonds était destinée à financer la revue Araucaria. De plus, sa vente en monnaie convertible contribuait à son maintien, sans toutefois permettre l’auto-financement. L’impression de la revue en Espagne et son fonctionnement avec un seul salarié, la rendait peu onéreuse. De plus, personne ne recevait ne serait-ce qu’un centime pour sa participation, les contributions n’étaient pas rémunérées : ni les artistes, ni les écrivains, ni les différents universitaires n’étaient payés.
15La décision de mettre fin à la revue en 1989 a-t-elle été le fruit de débats internes ? Y a-t-il eu différentes positions sur la dissolution ou y avait-il unanimité de l’équipe sur cette question ?
16Il n’y a pas eu de rupture ni de crise au sein du noyau central qui animait la revue. Ce qui s’est passé c’est qu’avec le triomphe du « Non » au référendum de 198811, les différents partis sont rentrés au Chili. C’est ce qu’a fait également le PC chilien et, au Chili, il y avait déjà Pluma y Pincel, qui s’inscrivait dans le champ culturel et politique. Cette revue était pensée pour répondre aux paramètres imposés par le passage de la dictature à une « démocratie dans la mesure du possible », entrepris par les gouvernements de la Concertation. Il faut se souvenir que Pinochet et les militaires avaient seulement renoncé au pouvoir politique mais ils avaient conservé d’autres pouvoirs à partir desquels ils menaçaient constamment. Comme je l’ai dit par ailleurs, Araucaria a été une revue de l’exil, avec des objectifs inhérents à cette situation. Par conséquent, avec la fin de l’exil la raison d’être qui la maintenait en vie, a cessé d’exister. Si elle avait continué à fonctionner au Chili cela aurait été forcément autre chose et cette autre chose était déjà entièrement menée à bien par Pluma y Pincel12.
17Le noyau de la revue est rentré au Chili à la fin de la dictature, êtes-vous restés en contact à votre retour ? Avez-vous continué à mener d’autres projets ensemble ? Si oui, lesquels ?
18Ce qui a donné de l’unité et de l’identité à la revue Araucaria a été la convergence d’objectifs qu’avaient les chiliens en exil, surtout les structures des partis, notamment de gauche. Et si, de temps en temps, des divergences quant à la lutte contre la dictature émergeaient, celles-ci étaient seulement tactiques et n’altéraient pas l’objectif principal qui était de récupérer la démocratie au Chili. Mais une fois que tous ces secteurs politiques sont retournés au Chili, ces différences sur la tactique touchaient le cœur du problème consistant à définir quel type de démocratie on voulait instaurer dans le pays. Sur ce plan les disputes sont devenues plus rudes et les diverses positions politiques plus radicales. Tout ceci ne permettait pas d’envisager, à ce moment-là, un projet culturel aussi large et muni du haut degré de consensus qu’avait acquis Araucaria.
Notes de bas de page
1 À la tête d’une coalition de la gauche et du centre, la socialiste Michelle Bachelet qui avait exercé un premier mandat en tant que présidente de la République entre 2016 et 2010, a remporté les élections qui se préparaient alors.
2 Sur cette question voir dans cet ouvrage l’entretien d’A. Solís (chap. i) et l’article de P. Rubio (chap. viii), ainsi que l’introduction.
3 Ex-président de la République (1964-1970) et l’un des principaux chefs de file de la campagne d’opposition au président S. Allende.
4 Carlos Orellana est décédé au Chili seulement quelques mois après.
5 Volodia Teitelbaum, membre éminent du Parti communiste du Chili exilé après le coup d’État, diffusait depuis Moscou l’émission radiophonique Escucha Chile. Lauréat du prix national de littérature en 2002, il est décédé en 2008 au Chili.
6 Auteur de nombreux recueils de poésie et lauréat de multiples prix littéraires, il fut également l’éditeur de la revue poétique Trilce.
7 Membre de l’Academia Chilena de la lengua.
8 L’intégralité de cette documentation – du n° 1 au n° 48 plus les index – a été mise en ligne par le site web de la Bibliothèque nationale du Chili : [http://www.memoriachilena.cl/602/w3-article-3675.html#documentos].
9 Délano Poli, En este lugar Sagrado, 1re éd. Grijalbo, Mexique, 1977. Réédition Catalonia, Santiago, 2014.
10 Hernán Valdés, Tejas Verdes, diario de un campo de concentración en Chile, 1re éd. Editorial Ariel, Espagne, 1974. Réédition LOM, Santiago, 1996.
11 Sur cette question voir l’introduction de cet ouvrage.
12 Pluma et Pincel, fondée pendant la dictature sous la direction de Gregorio Goldenberg, est parue d’abord en Argentine, avant de s’installer assez rapidement au Chili, au début des années 1980. Quelques numéros de cette époque sont consultables en ligne, voir par exemple : [http://www.memoriachilena.cl/archivos2/pdfs/MC0005501.pdf]. Quant aux activités éditoriales et autres, développées actuellement, on peut consulter leur site qui contient également des archives : [http://www.plumaypincel.cl/index.php?option=com_content&view=article&id=1462%3Arevistas-pluma-y-pincel-digitaliadas&catid=32%3Adestacados&Itemid=1].
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Le 11 septembre chilien
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