Précédent Suivant

Le rôle du droit international dans la justice chilienne et latino-américaine : le regard d’un juge

Suivi d’un entretien, propos recueillis par Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge Muñoz R. : un juge commissionné aux Droits humains. Retour d’expérience

p. 69-76


Texte intégral

Texte et entretien traduits de l’espagnol par J. P. Obregón Iturra et J. Muñoz R., éditeurs de cet ouvrage. Nous remercions M. Doat de sa relecture, notamment quant à la vérification du vocabulaire juridique.

La réception du Droit international commun dans le droit interne

1Conformément au Droit international les États ont pour obligation d’enquêter et de sanctionner les violations des droits de l’homme, ceci découle des attributions revenant plus généralement aux États en tant que garants des droits établis par les Traités Internationaux.

2Parmi ces obligations, il faut signaler entre autres textes ayant historiquement compté :

  • les Déclarations de Saint-Pétersbourg du 28 novembre 1868 interdisant : « l’usage, en temps de guerre, de certains projectiles entre des nations civilisées » ;

  • la Déclaration du 23 mai 1915 de la France, la Grande-Bretagne et la Russie concernant le massacre du peuple arménien par l’Empire Ottoman ;

  • et les traités issus de la conférence sur la Paix de 1919 qui font suite à la Première Guerre mondiale en 1919.

3Toutefois, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le Droit international franchit une étape décisive, avec la création de l’Organisation des Nations unies œuvrant à la protection des Droits humains, suite aux excès criminels commis au cours de cette guerre. Les Accords de Londres du 8 août 1945 qui instituent pour la première fois un tribunal militaire international chargé de traduire en justice les grands criminels de guerre et l’adoption le 10 décembre 1948 de la Déclaration universelle des droits de l’homme par l’Assemblée des Nations unies vont constituer les fondations d’un nouvel ordre international. À partir de là, un double mouvement se produit.

4Tout d’abord, de nouvelles normes légales et constitutionnelles se sont progressivement ajoutées, ainsi qu’un aspect inhérent au Droit international, le jus cogens, norme impérative habituelle dans le Droit international. Son fondement réside dans la dimension éthique de certains postulats qui dépassent les États et les obligent au-delà de leur propre volonté : ce sont des normes impératives et obligatoires dont le non-respect est soumis à des réparations internationales.

5L’interdiction des crimes contre l’humanité, la privation arbitraire de la vie et la torture sont des exemples de la consolidation progressive dans le Droit international public d’une sorte d’ordre public international, c’est-à-dire de normes et principes de jus cogens international dont le fondement ultime réside dans la récupération de l’idée de communauté internationale et dans la conviction qu’il existe en son sein des principes et des normes se situant au-dessus de la volonté des États.

6Ensuite, de nouvelles structures, notamment sur un plan régional se mettent en place. En effet, il est important d’évaluer dans quelle mesure les mécanismes internationaux de contrôle des droits humains ont bien été structurés dans la pratique. Pour ce faire il faut introduire des distinctions :

7a)  D’une part, les violations des droits humains peuvent s’avérer graves et systématiques, et donc obéir à une politique gouvernementale qui les commet ou qui permet qu’elles soient commises par des tiers non officiellement des agents de l’État. Dans ce cas l’intervention du système international est fondamentale pour obtenir le changement d’un tel état des choses.

8b)  D’autre part, en cas de violations isolées on présuppose qu’il s’agit d’États de droit régis par les Traités internationaux. S’il en est ainsi, l’État dans son ensemble doit y mettre un frein et réparer le préjudice avec l’aide des pouvoirs publics et de l’opinion publique. Le système international n’intervient que si la situation n’a pas été résolue en interne de façon satisfaisante.

9C’est pour répondre à ces deux types de violations de Droits humains que le système interaméricain a mis en place deux institutions essentielles : La Commission interaméricaine et la Cour internationale des Droits de l’homme :

  • La Commission interaméricaine des Droits humains est un organe judiciaire qui dépend de l’Organisation des États américains (OEA). Autonome eu égard aux autres instances de l’OEA, elle siège dans la capitale du Costa Rica, sa mission consiste à interpréter et à appliquer la Convention américaine des Droits humains et d’autres traités sur les mêmes matières. Elle a compétence dans l’examen des cas qui lui sont soumis lorsque les recours internes à chaque État ont été insuffisants.

  • La Cour internationale des Droits de l’homme est une autre instance de l’OEA créée en 1969, mise en vigueur seulement en 1978. Elle est chargée de promouvoir le respect et la défense des Droits humains et a une double fonction consultative et d’arbitrage. C’est au regard de cette compétence d’arbitrage qu’elle rend des avis sur des cas où une violation des droits humains est en cause ; aujourd’hui, les dossiers en instance sont si nombreux qu’il faut attendre bien souvent dix ans pour obtenir une décision.

10De surcroît, le système international tout comme le système interaméricain ont établi des mécanismes de défense face à deux types de violations : massives et systématiques d’une part, individuelles et isolées d’autre part. Aujourd’hui la réalité est plus complexe et il est possible de définir une nouvelle catégorie correspondant aux violations structurelles : dans ce cas l’État permet et facilite la violation de droits et de libertés fondamentales à l’égard de certains groupes de la population (enfants, populations autochtones, immigrants, femmes). Pour contrer ces violations il est nécessaire d’étudier les conditions juridiques, politiques et culturelles.

11Comme souvent signalé, le système interaméricain de droits humains s’est construit sur la base de l’expérience, de sorte que ses mécanismes de protection ont essayé d’apporter des réponses adéquates face à des réalités changeantes, ce qui implique des nouveaux défis. Les réalités en question sont définies par la prépondérance d’un type particulier de droits de l’homme (violations structurelles), par une nouvelle relation entre le Droit international et les droits internes et par un nouveau rapport de la société civile avec la protection internationale des droits humains. Face à tout cela, la nécessité de repenser le système s’est fait jour.

Le cas du Chili

12Comme dans d’autres pays, il s’est posé la question de la place du Droit international des Droits de l’homme dans l’ordre juridique chilien. Deux thèses se sont confrontées. Selon certains auteurs, les tribunaux chiliens ne doivent appliquer les principes et normes du Droit International commun que si une disposition légale interne l’établit. Autrement dit, une norme internationale ne peut être effective que si elle est transposée et transformée par l’ordre juridique interne du Chili. À l’encontre de cette conception dualiste, une majorité d’auteurs a avancé un autre avis et considère que les règles du Droit international généralement admises font partie du Droit chilien. Elles doivent donc être appliquées par les tribunaux afin de protéger les droits des individus grâce à l’extension des bénéfices du Droit international. Ces dernières années les relations entre Droit international et Droit interne chilien ont fait l’objet d’une attention croissante de la part de la jurisprudence et de la doctrine, à cause de la caractérisation des crimes et délits contre le droit international, ainsi que par la création de tribunaux internationaux et d’institutions internationales de promotion et de protection des droits humains. Le droit international général, humanitaire et des droits humains impose de nouvelles obligations aux États, et à leurs agents, qui ont un impact direct sur l’ordre juridique interne des dits États.

13Au Chili, l’application du système international des droits humains a été obtenu avec le rétablissement de la démocratie en 1990 et même avant avec la modification de l’article 5 de la Constitution politique reconnaissant le respect des Droits fondamentaux propres à la nature humaine – garantis par la Constitution et par les Traités Internationaux en vigueur ratifiés par le Chili. Ceci constitue une limite à la souveraineté nationale.

14Il faut d’abord signaler la différence entre le Droit international des droits humains et le traditionnel Droit international public. Le Droit international des traités ou conventions a pour but d’établir des droits et des obligations réciproques entre les parties, en général deux États ou un État et une organisation internationale. Par contre, concernant les Droits humains, bien que les traités soient établis entre des États, ils ne donnent pas seulement lieu à des droits ou des obligations entre ceux-ci mais promeuvent particulièrement des droits objectifs en faveur des individus et des obligations de la part des États, leur objectif étant justement la protection des personnes face aux États.

15Au Chili l’année 2013 a conduit à la remémoration d’événements extrêmement importants quant aux droits humains. L’anniversaire des quarante ans du coup d’État civilo-militaire du 11 septembre 1973 marque aussi les trente-cinq ans du décret-loi n° 2191 consacrant l’auto-amnistie et les quinze ans de l’arrestation d’Augusto Pinochet à Londres. Les gravissimes violations des droits de l’homme commises durant les 17 ans de dictature civilo-militaire comptent selon les chiffres officiels 3 214 exécutions clandestines et disparitions forcées, et plus de 30 000 détentions arbitraires. Pour beaucoup d’entre elles, on sait que ces détentions s’accompagnaient d’atroces tortures. Dans notre pays, le Chili, depuis ses débuts il a été question d’impunité en tant que trait distinctif de la transition politique chilienne. L’arrestation à Londres d’Augusto Pinochet, le 6 octobre 1998, laissa sans effet les 300 ans d’immunité dont jouissaient les chefs d’État au Royaume-Uni. Celle-ci s’est prolongé durant 503 jours, jusqu’à sa libération pour des raisons de santé, et a ouvert la voie à de nombreuses plaintes déposées contre lui ; des procès pour violations contre les Droits de l’homme ont alors aussi été mis en route Chili.

16Lors de la première sentence émise sous régime démocratique le 17 novembre 2004, dans le procès sur la disparition de Miguel Ángel Sandoval Rodríguez, la Cour suprême a ratifié une condamnation qui a eu une grande importance pour les autres procès en matière de droits humains, grâce à la jurisprudence alors établie. Ce fut le premier jugement rendu dans un cas de cette sorte commis durant la dictature, il consacra la prépondérance du Droit international des Droits humains, conformément aux dispositions constitutionnelles.

Cour Suprême du Chili, sentence du 9-09-2011, 9-n° 5969-10

« Les crimes de lèse-humanité ne vont pas seulement à l’encontre des biens juridiques généralement garantis par les lois pénales, mais supposent en même temps une négation de la personnalité de l’homme qui en cas extrême se manifeste lorsque l’individu est considéré comme une chose, de telle sorte que, pour l’accomplissement de cet acte illicite, il existe une étroite connexion entre les délits d’ordre commun et une valeur ajoutée découlant du non-respect et du mépris de la dignité de la personne, parce que la caractéristique principale de ce cas de figure est la forme cruelle dans laquelle divers faits criminels sont perpétrés, ces derniers sont en contradiction, de façon évidente et manifeste, avec le concept le plus élémentaire d’humanité ; l’acharnement sur certains types de personnes est également notoire, ajoutant aussi un élément intentionnel [...] En définitive, ils constituent un outrage à la dignité humaine et représentent une violation grave et manifeste des droits et libertés proclamés dans la Déclaration Universelle des Droits Humains [...] il s’agit d’actes qui constituent des graves violations aux droits fondamentaux tels la torture [...] les exécutions sommaires, en dehors de la légalité ou arbitraires, et les disparitions forcées, tous interdits par le droit international des droits humains. »

17Au niveau inter-américain ces principes ont été réaffirmés dans le verdict du procès « Almonacid Arellano et d'autres, versus le Chili » :

Cour Inter-américaine de Droits de l’Homme, sentence du 26-09-2006

« 149°) La Cour désire souligner l’importance jouée par les diverses Commissions chiliennes dans la tentative de construire de manière collective la vérité sur ce qui s’est passé entre 1973 et 1990 [...] elle accorde de l’importance au fait que le nom de M. Almonacid Arellano soit cité dans le rapport de la Commission Nationale de Vérité et Réconciliation [...] La Cour considère pertinent de préciser que la vérité historique contenue dans les rapports cités de ces Commissions ne peut se substituer à l’obligation de l’État d’obtenir la vérité par des procès judiciaires [...] les articles 1.1, 8 et 25 de la Convention protègent la vérité dans son ensemble, raison pour laquelle le Chili a l’obligation d’enquêter judiciairement sur les faits concernant la mort de M. Almonacid, d’établir les responsabilités et de sanctionner tous ceux qui auraient participé [...] l’État ne pourra se prévaloir de la prescription ni du caractère non-rétroactif de la loi pénale, ni de tout autre argument du même type écartant sa responsabilité, pour se soustraire au devoir qui lui revient d’enquêter et de sanctionner les responsables. »

La doctrine a estimé que cette sentence :

« constitue le dernier pas dans l’évolution de la doctrine du système inter-américain de protection des droits humains quant à l’illégitimité, l’illégalité et la non-application des mesures légales empêchant l’enquête, la mise en accusation et les éventuelles sanctions des violations des droits humains considérées comme particulièrement graves par le système international. De telles mesures sont généralement connues en tant que lois d’amnistie, d’auto-amnistie ou d’impunité [...] La conclusion principale à laquelle arrive la Cour dans ce cas [...] est, en substance, qu’il existe certains crimes d’extrême gravité eu égard desquels [le Droit international] établit des obligations impératives d’enquête, de poursuite, de jugement et d’éventuelles sanctions ; de tels crimes ne sont pas prescriptibles ni peuvent être l’objet d’amnisties1 ».

18La communauté internationale a estimé que les crimes atroces, comme ceux dont il est ici question, sont toujours punissables. Ainsi l'Assemblée générale des Nations unies, dans sa résolution n° 2.391 du 26 novembre 1968, entrée en vigueur le 8 novembre 1970, a adopté la « Convention sur l'imprescriptibilité des Crimes de Guerre et des Crimes contre l’Humanité ». Parmi les crimes de guerre sont expressément mentionnés à l'article 1.a, ceux qui avaient été pris en compte dans le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg (8 août 1945) ainsi que les infractions graves citées dans la Convention de Genève pour la protection des victimes de guerre.

19Par conséquent, les normes sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, confirment le principe essentiel selon lequel l'imputabilité, le procès et la condamnation de tels faits demeurent pertinents quelle que soit la période à laquelle ils ont été commis. Ces affirmations sont corroborées par la sentence de la Cour suprême chilienne du 18 juin 2011 dans le cas de Héctor Vergara Doxiud.

Conclusions

20L’ordre juridique du système inter-américain des Droits humains et notamment la jurisprudence de la Cour interaméricaine, jouit actuellement d’une bonne réception dans les divers systèmes juridiques nationaux. Le respect, les garanties, la promotion et la protection des droits humains deviennent une tâche prioritaire des États, ce qui se reflète dans les résolutions des Tribunaux supérieurs de justice et dans l’orientation des législations et des politiques publiques. Si on y ajoutait une culture de promotion et de protection des Droits humains à tous les niveaux, on pourrait consolider et construire, quelle que soit la région, un monde plus juste pour ses habitants.

Entretien avec Alejandro Solís Muñoz : Retour d’expérience. Un juge commissionné aux Droits de l’homme2

21Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge Muñoz R. : Pendant le colloque « Chili 73 » organisé à Rennes et à Brest vous avez présenté une analyse -publiée conjointement dans cet ouvrage- sur les répercussions qu’a eu le Droit international dans la défense des droits humains au Chili. Nous voudrions maintenant aborder ces questions, non plus du point de vue théorique et général, mais à partir de votre pratique en tant que juge spécialement en charge des droits humains, ayant compétence sur des procès initialement entravés par la loi d’amnistie3. Dans le cadre imparti il s'avère impossible de revenir sur onze années de travail intense (2001-2012), d'autant plus que vous avez été de ceux qui ont instruit et -surtout- mené à terme le plus grand nombre de procès4. Néanmoins, pourriez-vous évoquer un ou deux cas dans lesquels le droit international a interféré dans l’exercice des missions qui vous avaient été confiées ?

22Alejandro Solís Muñoz : Dans la sentence que j’ai rendue le 14 avril 2003 concernant l’enlèvement de Miguel Ángel Sandoval, qui a été la toute première condamnation prononcée au Chili pour violation des droits de l’homme, je n’avais pas fait directement référence au droit international, mais la Cour d’appel de Santiago y a fait expressément référence lorsqu’elle a rejeté le recours en appel des inculpés, de même que la Cour suprême lorsqu’elle a examiné le pourvoi en cassation. Cette sentence avait alors été reconnue comme une avancée importante face à l’impunité, même si elle n’allait pas jusqu’à caractériser la disparition forcée des personnes de crime contre l’humanité.

23En revanche, à d’autres moments j’ai fait très ouvertement référence au Droit international, par exemple lors de l’enquête sur l’arrestation et la torture de vingt personnes au régiment Tejas Verdes. Dans le Code pénal le délit de torture est très légèrement qualifié, les tortionnaires sont seulement « ceux qui auraient décrété ou prolongé indûment la mise au secret d’un prisonnier, lui auraient infligé des tourments ou auraient fait preuve d’une rigueur inutile5 ». Alors, pour donner davantage de poids et d'impact à cette grave question, dans le verdict du 9 août 2010 j'ai commencé par me référer au 1er article de la Convention internationale contre la torture et j’ai mis en évidence qu’en cas de torture, les souffrances physiques ou psychologiques étaient infligées de façon délibérée par des fonctionnaires ou d’autres personnes exerçant des fonctions publiques ou à l’instigation et avec le consentement de celles-ci.

24Depuis votre retraite -après une carrière de 45 ans en tant que juge- des organisations de lutte pour les droits humains ont repris certaines de vos déclarations, notamment sur « l’impunité biologique ». Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là et comment ce phénomène pourrait être évité, puisque le temps passe inexorablement aussi bien pour les victimes que pour les victimaires ?

25Ce que j’ai dit et écrit c’est qu’aujourd’hui il conviendrait de se demander : est-ce que le Chili a tenté de faire justice dans tous les cas de violations des droits humains commis durant la dictature ? Ou bien, comme le pensent au contraire les victimes de la répression ainsi que les familles des disparus et des exécutés pour raisons politiques, a-t-il existé une impunité juridique au début de la transition et même actuellement ? On peut parler d’impunité biologique parce que la lenteur dans l’achèvement des procès a eu des effets dilatoires : les victimes et les témoins décèdent les uns après les autres, puis la déchéance physique avancée des victimaires empêche leur emprisonnement et l’exécution effective des peines infligées. Les exemples sont innombrables, dans l’affaire de Tejas Verdes citée tout à l’heure, j’avais prononcé en 2010 des condamnations à quinze ans d’emprisonnement pour l’enlèvement de vingt détenus disparus et des peines de cinq ans pour tortures. Celles-ci ont été confirmées en 2014, lorsque la Cour suprême a rejeté les pourvois en cassation. Mais il se trouve par exemple que l’un des condamnés – David Miranda – est déjà décédé, alors qu’il venait juste de commencer à purger sa peine à Punta Peuco6.

26Autour du 40e anniversaire du renversement de la démocratie le 11 septembre 1973, une question restée jusque-là au second plan semble avoir émergé, à savoir la responsabilité des secteurs civils dans le coup d’État, ainsi que le rôle déterminant qu’ils ont joué durant la dictature orchestrée par A. Pinochet7. Pourriez-vous nous expliquer comment la responsabilité pénale des civils a été traitée par la justice chilienne ? S'agirait-il encore d'une tâche en suspens ?

27Excellente question, je pense effectivement qu’au Chili il s’agit d’une tâche en suspens et je me sens aussi en partie responsable. Dans toutes les affaires que j’ai instruites des civils émergent de manière subjacente et seulement dans quelques-unes d’entre elles j’ai condamné des non-militaires. Mes collègues, qui comme moi avaient en charge des dossiers du même genre, n’ont pas fait mieux.

28Je me souviens du procès de Chihuió comme d’un cas exceptionnel : plus de quinze paysans arrêtés en 1973 y avaient été exécutes sommairement, sans aucune forme de procès8. J'ai pu condamner le propriétaire du domaine où leurs restes avaient été ensevelis – près des thermes de Chihuió – en m'appuyant parmi d'autres preuves sur la déclaration de son ex-épouse ; elle précisait qu'il avait lui-même établi la liste de ceux qui devaient être arrêtés, tués puis enterrés sur des terrains lui appartenant.

29Dans d'autres cas, je reconnais n'avoir pas enquêté autant qu'il aurait fallu sur des civils qui auraient aussi mérité d'être mis en accusation. Les procès que j'avais en charge étaient si nombreux – plus de 90 – que, vu le temps dont je disposais, je me suis limité à poursuivre les militaires impliqués, bien que derrière chaque exaction il y avait au moins un civil qui y trouvait avantage, par vengeance, ressentiment ou quoi que ce soit d'autre. Et c'est finalement 40 ans après le coup d'État, qu'à la honte de tous, un président de droite – Sebastián Piñera – , a fini par rappeler publiquement l'existence des « complices silencieux » de la dictature, c'est-à-dire des civils qui ont œuvré derrière toute cette barbarie. Il s'agit d'une tâche en suspens que, me semble-t-il, personne n'est prêt à prendre véritablement en charge.

Bibliographie

Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.

Lira E. et Loveman B., Políticas de reparación en Chile, 1990-2004, Santiago, LOM, 2005.

Solís Muñoz Alejandro, Plaza Montt-Varas sin número. Memorias del Ministro Alejandro Solís, Santiago, Ceibo Ediciones, 2015.

Zalaquett Daher José, « El caso Almonacid, La noción de una Obligación Imperativa de Derecho Internacional de Enjuiciar Ciertos Crímenes y la Jurisprudencia Interamericana sobre Leyes de Impunidad », Anuario de Derechos Humanos, Facultad de Derecho, Universidad de Chile, 2007.

10.5354/0718-2279.2007.13481 :

Notes de bas de page

1  Zalaquett Daher José, « El caso Almonacid, La noción de una Obligación Imperativa de Derecho Internacional de Enjuiciar Ciertos Crímenes y la Jurisprudencia Interamericana sobre Leyes de Impunidad », Anuario de Derechos Humanos, Facultad de Derecho, Universidad de Chile, 2007.

2  Pour davantage d’éléments sur cette expérience, voir Solís Muñoz Alejandro, Plaza Montt-Varas sin número. Memorias del Ministro Alejandro Solís, Santiago, Ceibo Ediciones, 2015.

3  Les ministros de fuero sont des juges de la Cour d’appel du Chili habilités à conduire des procès pour crimes imprescriptibles : ils ont été nommés à partir de 2001 par décision de la Cour Suprême. Pour le détail des nominations et des missions voir Lira et Loveman, Políticas de reparación en Chile, 1990-2004, Santiago, LOM, 2005 : anexo II Nombramiento de jueces especiales y de jueces de atención preferente para casos de violaciones de los derechos humanos, p. 209-211. N.D.E.

4  Le juge Solís avait été initialement chargé des dossiers Chilhuió, Liquiñe, Boris Weisfailer, Coelemu, Villa Grimaldi, Linares et Parral. Un des cas les plus emblématiques qu’il a également instruit a été l’assassinat du général Prats et de son épouse. N.D.E.

5  « Los que decretaren o prolongaren indebidamente la incomunicación de un reo, le aplicaren tormentos o usaren con él de un rigor innecesario. »

6  Prison située au nord de Santiago, réservée depuis 1995 aux condamnés pour violation des droits humains. Les privilèges dont jouissent les prisonniers ont régulièrement été l’objet de critiques ; au chapitre ii de cet ouvrage O. Fernández en parle en les qualifiant de prisons à cinq ou dix étoiles. N.D.E.

7  Voir à ce sujet l’article de P. Rubio au chapitre viii de cet ouvrage. N.D.E.

8  Chihuió est situé dans le centre-sud du pays, dans la province de Valdivia vers la cordillère. Les 18 victimes étaient toutes des hommes, paysans ou travailleurs forestiers. N.D.E.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.