Une sexualité hors cadres : le monde sans tabou de Nurse Jackie
p. 179-187
Texte intégral
1Depuis que dans le paysage audiovisuel des USA, les chaînes du câble ont compris que développer des séries qui se jouent des tabous sociétaux pouvait être leur spécificité et leur permettre ainsi d’attirer des abonnés, elles ont osé aborder les sujets tabous de la société américaine, et montrer combien le visage de ce pays n’est pas celui que proposaient les séries télévisuelles habituelles :
2« Les chaînes du câble sont, à l’heure actuelle, celles qui créent les drames les plus complexes et innovants, car elles ne sont pas assujetties aux mêmes contraintes que leurs concurrentes hertziennes. Non seulement elles n’ont pas à respecter les contraintes de langage et de comportement des personnages, mais elles ont la possibilité d’introduire un nombre plus important de personnages, et ces derniers se doivent de montrer des raisons d’agir claires et cohérentes. Elles peuvent donc développer des intrigues complexes, au dénouement ouvert, et sans avoir la nécessité de proposer des solutions temporaires1. »
3La sexualité, dans ce champ des domaines investis par les chaînes du câble, n’a pas été en reste, ainsi, entre autres, HBO2 avec Sex and the City3, et Showtime avec The L Word 4.
4Toutefois, parmi les séries qui ont jalonné, et continuent de jalonner, l’évolution du territoire d’un monde sans tabou, et d’une sexualité ouverte, Nurse Jackie5, de Showtime, a une place bien particulière.
5Nurse Jackie est une série qui, même si elle suit certains codes du genre des « séries hospitalières » et des sitcoms (un certain comique de situation, un cadre hospitalier et des relations entre membres du personnel, etc.), s’en échappe aussi en partie, oscillant entre drame et comédie noire, pour donner une vision kaléidoscopique du monde hospitalier et surtout des êtres qui y travaillent.
6Si d’autres séries en milieu hospitalier traitent des relations amoureuses et sexuelles des hospitaliers (ER6, House M.D.7, Grey’s Anatomy8), Nurse Jackie (nous ne parlons ici que de la première saison) est sans doute la seule qui ne pose pas de normes moralisatrices et décrit un mode de fonctionnement autre.
7Cette série se déroule dans un hôpital, All Saints Hospital, qui jouxte un couvent, d’où le passage assez constant de sœurs dans les couloirs de l’hôpital, la présence de statues de la vierge auxquelles Jackie fait des remarques, et la chapelle où se retrouvent Jackie et l’infirmier Mohammed. L’atmosphère religieuse, les codes moraux et légaux (du milieu médical) très pesants pourraient expliquer le rapport au corps très stupéfiant (sans jeu de mots) proposé par la série qui reste très neutre vis-à-vis de la monstration des corps. Cela pourrait sembler être de la pruderie, mais HBO et Showtime n’hésitent par ailleurs pas à se laisser aller à une sorte de paroxysme de l’hypersexualisation et de la sexualité à outrance (Sex and the City par exemple) qu’ils revendiquent haut et fort, au risque d’ôter tout sens à la mise à mort des tabous, comme le dit Marjolaine Boutet :
8« Il semble que les séries télévisées américaines, en particulier celles diffusées sur le câble, se plaisent à parler avec beaucoup de second degré de tout ce qui était jusque-là considéré comme “politiquement incorrect” et immontrable à la télévision. Le “politiquement incorrect” est donc plus ou moins devenu banal, voire même “correct”, et l’on peut s’interroger aujourd’hui sur ce que sont les nouveaux tabous de la société américaine9. »
9À l’opposé, Nurse Jackie n’exhibe pas la sexualité ou la transgression des tabous. Cette série, comme nous allons le voir, pose des questions, s’interroge sur la sexualité, sur les relations amoureuses et humaines et sur le rapport au corps dans la société actuelle.
10Nurse Jackie est atypique en ce qu’elle propose comme personnage principal une infirmière qui, en séparant vie professionnelle et vie privée, parvient à mener une double vie. Cet exercice d’équilibriste lui procure une certaine stabilité émotionnelle et professionnelle qui se développe selon deux fils : elle mène une vie maritale et familiale épanouie d’un côté, et, de l’autre, elle entretient une relation sexuelle amoureuse avec Eddie, le pharmacien de l’hôpital, qui est aussi celui qui lui fournit les cachets dont elle est devenue dépendante. À travers Jackie et ceux qu’elle côtoie, la série met ainsi en exergue le rapport que l’individu entretient avec son corps et la pression qu’exerce la société sur les relations humaines, amoureuses et sexuelles.
11Nous nous attacherons à analyser la diversité des comportements sexuels proposés, pour voir en quoi ils nous entraînent vers une réflexion sur des attitudes schizophréniques. Il apparaîtra alors clairement que le corps est le lieu d’un véritable enjeu social, emblématique d’une perte de repères.
Sexualité diverse – relations charnelles problématiques – tabou sexuel
12La diversité sexuelle représentée dans Nurse Jackie ne fait que mettre en avant combien chacun, quels que soient ses goûts, se trouve confronté aux méandres émotionnels humains. L’histoire personnelle de chacun apporte un éclairage sur les comportements relationnels des individus et la série semble être un kaléidoscope des moyens que chacun trouve pour faire face à son mal-être identitaire et émotionnel et aux situations stressantes et difficiles.
13Ainsi, parmi les préférences sexuelles variées, l’homosexualité est présente, car, de fait, elle est partie intégrante de la vie. Toutefois, en l’abordant dans sa diversité, la série montre aussi comment à notre époque elle peut encore poser problème. L’homosexualité masculine, incarnée par Thor et Mohammed de La Cruz, prend le contre-pied du stéréotype de l’homosexuel infirmier, d’une part car Thor et Mohammed sont certes infirmiers, mais ils ne portent pas leur homosexualité comme un signe ostentatoire (ce sur quoi jouent nombre de séries et de films). D’autre part, parce que Mohammed est musulman et hispanique, dans une culture médiatique qui renvoie à des archétypes et stéréotypes homosexuels, sexistes/machistes et culturels. Certes, le personnage endosse plusieurs rôles, mais, ce faisant, il montre aussi comment une culture qui réduit un individu à sa sexualité, à travers une certaine représentation médiatique, nie la diversité des êtres qui composent la société. En outre, l’homosexualité féminine est elle aussi présente puisqu’elle est incarnée par les mères du Dr Cooper. Ainsi, l’homosexualité n’est pas réservée à une catégorie socio-professionnelle particulière, ni à un seul genre et elle n’est pas définitoire. En outre, les nouveaux modèles parentaux/familiaux, ainsi que les difficultés toujours existantes de l’acceptation des couples homosexuels avec enfants sont abordés (les remarques concernant ses mères que le Dr Cooper a dû affronter enfant). La manière de traiter l’homosexualité dans les séries est emblématique de leur attitude vis-à-vis des comportements sexuels et sociaux des individus, et Nurse Jackie propose une vision bien moins stéréotypée que la plupart d’entre elles, comme le fait remarquer l’organisation The Truth about Nursing :
14« L’homosexuel homme dans le milieu infirmier est, en fait, un des stéréotypes qu’Hollywood cherche désespérément à ne pas renforcer. [...] Mo-Mo dans Nurse Jackie est peut-être le premier d’une nouvelle ère. Nous ne trouvons rien de stéréotypé dans son personnage. Mo-Mo semble malin, drôle, sage, et solide. [...] La réalité fait que beaucoup d’hommes infirmiers dans les services des urgences en milieu urbain sont homosexuels. Du moment où cela ne renforce pas des stéréotypes négatifs sur ces hommes ou d’autres qui travaillent dans le milieu infirmier, il nous semble qu’Hollywood devrait pouvoir montrer des personnages tels que Mo-Mo10. »
15Nurse Jackie propose une palette de comportements sentimentaux, émotionnels et sexuels divers qui, tout comme l’homosexualité, ne sont pas jugés et qui reflètent la diversité de la société. Mais la série met aussi en avant, à travers leur rapport au corps et au sexe, les dysfonctionnements des individus.
16Il serait par exemple facile d’établir un lien entre les TOC du Dr Cooper et ses mères homosexuelles (il est victime de TOC sexuels, ne pouvant s’empêcher de toucher les seins des femmes quand il est soumis à un fort stress), mais la série montre que ses problèmes semblent être bien moins liés au fait d’avoir eu deux mères homosexuelles qu’à la forte personnalité d’un des deux parents. Il est, en outre, dans un perpétuel besoin de séduire et de se mettre en avant, cherchant l’approbation et les félicitations. Ses fanfaronnades tentent de cacher son manque d’assurance tant dans la vie professionnelle qu’émotionnelle. Il n’est pas anodin que l’autre docteur de la série, le Dr O’Hara, soit elle aussi dans l’exubérance des apparences. Si elle est extrêmement compétente dans son travail, en revanche, elle affiche à outrance une confiance en elle-même qui au niveau physique transparaît dans son déchaînement vestimentaire : elle achète des vêtements de marque très chers et très glamours qu’elle jette sitôt utilisés, et elle n’hésite pas à faire subir à son corps les pires supplices afin d’être sexy (les escarpins qui lui font mal aux pieds).
17Elle cache derrière son besoin de séduire et donc d’établir des relations (visuelles, sexuelles et peut-être émotionnelles), son incapacité à montrer ses sentiments (elle pleure lorsqu’elle est seule), et à répondre au contact physique (elle est très mal à l’aise lorsqu’un enfant la serre dans ses bras), ce qui se traduit aussi par une incapacité à communiquer avec les patients autrement que par termes médicaux. L’histoire familiale (parentale et sexuelle), brièvement mais suffisamment évoquée pour être notée, semble être un facteur de dysfonctionnement. Cependant, la série ne traite pas de psychologie et ne s’attarde pas sur l’historique des individus, elle montre leurs dérèglements présents à travers leurs comportements émotionnel et sexuel et elle montre comment toutes les classes sociales sont touchées (infirmiers, patients, chirurgiens, etc.).
18Cependant, il faut noter que la série, principalement à travers le personnage de Jackie, établit une différence entre deux types de fonctionnements sexuels et relationnels, ce qui apparaît clairement dans les attitudes diverses qu’elle adopte à l’égard des patients et de leur pathologie. Ceux qui sont blessés dans leur corps suite à certains comportements sexuels, cas déviants ou étranges (l’homme dont les parties génitales ont été lacérées par son chat, adolescent qui s’est mis un feu d’artifice dans l’anus), ne sont pas jugés (selon des normes sociales et/ou religieuses). Il peut y avoir interrogation sur la façon dont ils se sont blessés, mais le personnel ne porte aucun jugement moral et il ne se moque pas ; en revanche, l’action se passant dans un hôpital, il peut y avoir des remarques sur les conséquences que peuvent avoir des comportements à risque. De même, aucun jugement moral n’est porté sur les drogués et sur ceux/celles qui ont des relations sexuelles nombreuses et non protégées ; en revanche, ce qui est critiqué est le temps qu’ils font perdre aux urgences de l’hôpital lorsqu’ils occupent la salle d’attente pour des besoins non médicaux. Au final, il s’agit bien plutôt d’une critique sévère d’une société qui contraint les hôpitaux à faire des choix prioritaires parmi les patients qu’ils doivent soigner et sur l’écoute qu’ils peuvent leur apporter.
19Si les habitudes sexuelles des différents individus qui travaillent à l’hôpital ou y entrent sont donc acceptées comme telles sans être jugées, quand bien même elles peuvent être décrites comme inappropriées (dangereuses pour le corps ou irrespectueuses de l’intégrité de l’autre), d’autres comportements sont, en revanche, définitivement marqués comme interdits. C’est ainsi le cas pour la pédophilie et les violences faites aux femmes ; le traitement administré aux responsables de tels actes est la loi du talion : pour l’un le faire souffrir à l’endroit même de sa culpabilité, pour le second l’empêcher de retrouver l’intégrité de son corps. Il n’est pas anodin que Jackie punisse de son propre chef le corps de ceux qui ont abusé des autres : la douleur infligée au sexe de l’homme d’un côté, et la castration symbolique (oreille coupée) auquel elle donne son aval de l’autre, lui procurent une certaine jouissance physique et le sentiment d’avoir fait justice (valeurs morales personnelles). En soi, ce comportement est condamnable et paradoxal : une infirmière doit soigner tous les patients quels qu’ils soient et soulager leurs souffrances. Jackie est atypique et hors normes :
20« Rien d’autre ici ne renforce les stéréotypes qui ont conduit le public à sous-estimer le métier d’infirmier/ère. Jackie a de nombreux défauts, tout comme les gens dans la vie, mais elle n’est pas une aide-soignante sans cervelle, ni une infirmière cruelle, ni un ange, quand bien même l’infirmière stagiaire l’appelle “une sainte”. Puisque Jackie semble devoir enfreindre presque tous les Commandements, la surnommer “l’acolyte fripouille de Dieu” serait plus approprié. Elle est une Jack Bauer des urgences (une Jackie Bauer), une employée exceptionnelle qui, pour répondre à sa vision personnelle de la protection sociale, fait des choses qu’elle n’a pas vraiment le droit de faire. [...] Mais Nurse Jackie est au premier plan ; personnage peu commun, fascinant et plein d’esprit. Elle prodigue des soins spécialisés tant au niveau physique, psychologique que social ; elle sauve des vies, et en met d’autres en danger ; elle élève le niveau des infirmières et des médecins ; elle se ment à elle-même et à ceux qui l’aiment, et elle fait des choix moraux discutables – ainsi, elle offre une vision radicalement différente de l’infirmière11. »
Schizophrénie
21Jackie ne suit pas les normes imposées par la société, elle s’est forgé son propre système de valeurs qu’elle respecte et parvient à subrepticement imposer au sein de son service à l’hôpital. La série montre comment, face à des dilemmes moraux, à des situations difficiles et complexes, à des vies privées et professionnelles stressantes, les codes sociaux et moraux ne correspondent plus aux besoins de l’individu, mais sont facteurs de frustrations et de stress supplémentaires. Ainsi l’individu soit subit des normes castratrices et génératrices de dysfonctionnements, soit/et en vient, comme Jackie, à créer ses propres règles de conduite et son propre système de valeurs, au sein même d’un cadre normatif auquel il feint de s’intégrer sous peine d’être stigmatisé ou recadré. Jackie pourrait être n’importe lequel des spectateurs (hommes et femmes), elle n’a rien d’exceptionnel (physiquement ou intellectuellement), elle essaye simplement de survivre ; elle est donc hautement sympathique, car profondément humaine dans son comportement.
22Jackie incarne le comportement schizophrénique (sens général) auquel mènent les conditions actuelles de vie et de travail. Afin de trouver un équilibre, elle tente au maximum de séparer sa vie professionnelle de sa vie familiale, tout en se recréant des liens émotionnels et sexuels au sein de l’hôpital. La série montre comment chacun endosse un rôle en fonction du milieu dans lequel il se trouve, et elle insiste sur le rôle moteur et équilibrant, donc indispensable, de la relation humaine. Comme le note The Feminist Spectator :
23« Nurse Jackie, Dieu merci, n’est pas Grey’s Anatomy. Tandis que dans Grey’s Anatomy, le travail effectué par le personnel n’est qu’une excuse à peine voilée pour semer le désordre dans les petits mélodrames de leur quotidien, Nurse Jackie s’attelle à comprendre comment notre travail devient notre vie. Bien que les auteurs de Nurse Jackie affirment que l’histoire qu’ils racontent est celle d’une dépendance, elle montre aussi combien notre travail est si essentiel qu’il devient facile de séparer celui/celle que l’on est chez soi du personnage que l’on endosse dans la vie professionnelle12. »
24Mais les modes de survie, symptômes dysfonctionnels du mal-être, peuvent eux aussi dysfonctionner et être, à leur tour, symptômes de la difficulté à vivre hors normes. Le symptôme le plus flagrant de cette personnalité divisée est que Jackie enlève son alliance quand elle est à l’hôpital et devient aux yeux des autres un individu n’existant qu’en ce lieu. Comme elle parvient à cacher sa vie privée, elle devient autre, ce qui explique en partie pourquoi elle peut entretenir une liaison sans culpabilité avec Eddie, le pharmacien de l’hôpital. Sa recherche de bien-être sur le lieu de travail dans une relation sexuelle l’entraîne vers d’autres difficultés qui culminent le jour où elle ne parvient pas à enlever son alliance ; ce qu’elle cherche à fuir semble alors la rattraper. Il est symbolique de constater qu’elle n’hésite pas à faire couper l’alliance par sa seule véritable amie, le Dr O’Hara. Or, cette dernière est un chirurgien ; l’aide qu’elle apporte à Jackie est d’ordre chirurgical. Elle utilise une scie médicale et accomplit un acte chirurgical en découpant l’alliance dans laquelle le doigt est incarcéré. L’alliance enserre si férocement le corps qu’il l’enchaîne et l’entrave. Le doigt est le porteur contraint du symbole de la norme sociale familiale et sexuelle (l’alliance renvoie à la temporalité, au mariage, à la fidélité, à la relation unique, etc.). En effet, l’alliance offre aux yeux de tous une intimité avalisée par la société qui légalise l’union émotionnelle et sexuelle de deux personnes. Si elle peut symboliser l’amour, elle peut aussi symboliser l’enfermement, car elle est investie d’une forte symbolique sociale.
25L’emprisonnement du doigt par l’alliance entraîne un paroxysme de mal-être chez Jackie qui va punir, sous prétexte de justifier l’alliance coupée, celui qu’elle juge coupable de s’être laissé prendre au piège : elle écrase son doigt. Jackie s’en prend donc à la bague, mais aussi et surtout à son propre corps, comme elle le fait, par ailleurs, avec les médicaments dont elle abuse.
26La peur (d’être découverte, de perdre son équilibre, etc.) et le mal-être de l’infirmière sont criants, et son refus de se laisser enfermer dans une seule vie qui ne lui est plus suffisante l’est aussi. La série montre combien les symboles emprisonnent les êtres dans des carcans qui deviennent trop lourds et les contraignent à adopter des comportements à risque (pour leur santé physique et mentale).
Le corps comme lieu d’un enjeu social
27Dans Nurse Jackie, la sexualité, ses symboles et les rapports au corps sont alors révélateurs d’une société en perte de repères, qui ne sait plus comment pallier son mal-être. Les différentes formes de sexualité des uns et des autres sont un moyen de se libérer de l’étouffement éprouvé, de ressentir des émotions et de trouver une jouissance qu’ils ne peuvent plus trouver ailleurs.
28Il est d’ailleurs symptomatique que dans Nurse Jackie les corps ne soient pas montrés, les rapports sexuels eux-mêmes ont lieu tout habillés (ou presque). Les chairs ne se touchent pas, les habits font séparation entre les corps (de Jackie et d’Eddie, son amant, mais aussi de Kevin, son mari). Nous pourrions soupçonner Jackie de coucher avec Eddie uniquement pour avoir sa dose de cachets, donc par intérêt et non par sentiment, mais ceci impliquerait que ses rapports sexuels avec Kevin soient de nature différente, ce qui n’est pas le cas. Jackie ne se pose pas de problèmes moraux concernant sa relation avec Eddie, elle agit par sentiment. Cependant, son rapport au corps est déterminé par son mode de vie et ses dysfonctionnements. D’une part, Jackie court après le temps, chez elle ou au travail, elle a bien souvent des rapports sexuels rapides, voire même programmés (entre deux patients, tous les jours à la même heure) ; ainsi la sexualité suit le même chemin que les autres habitudes du quotidien (les enfants à l’école, les horaires de travail, etc.). D’autre part, si l’infirmière prend soin du corps des autres, en revanche elle ne prend pas soin du sien, comme le montre, entre autres, le doigt qu’elle écrase et sa prise de drogue (malgré ses saignements de nez). La série montre comment l’individu, soumis à des pressions environnementales fortes (horaires et charges de travail, stress, normes) est contraint de ne plus écouter son corps et d’en repousser toujours plus les limites.
29Ainsi le corps, le rapport à celui-ci, la sexualité sont le lieu d’un enjeu social. C’est bien par le corps que s’exprime Jackie, que s’expriment les sentiments, frustrations et peurs de chacun.
30L’action se situant dans un hôpital, le rapport au corps a une signification particulière. Ainsi, même si l’infirmière est proche des patients, les change et les aide, les contacts physiques (entre personnels et patients) porteurs de sentiments et/ou d’émotions sont rares. Dans la série, il y a des mains qui se serrent, mais elles sont notables, car peu nombreuses et sont alors toujours fortes émotionnellement, mettant en jeu l’affect du personnel hospitalier (tel Mohammed tenant la main d’un petit garçon qui lui rappelle son frère, ou Gloria, la chef du personnel, celle du critique de cinéma), mais les baisers sont encore plus rares.
31Voilà pourquoi lorsqu’il y a des contacts physiques non médicaux entre infirmier et patient, ils revêtent une importance toute particulière. Ce qu’exemplifie la scène dans laquelle Jackie embrasse sur le front un patient endormi. Dans cette scène, fatiguée, elle se trompe dans les branchements et réagit avant de causer la mort du patient. Elle sait qu’elle a commis une erreur par fatigue et par manque de concentration, elle est traumatisée d’avoir pu ainsi mettre en danger cette vie qui lui a été confiée et qu’elle respecte et aime, comme elle le prouve alors en embrassant le patient endormi. Cette scène est particulièrement belle et forte : le rapport charnel est des plus intenses. Jackie est vraiment à nu alors même que ce rapport n’est pas sexuel, ou parce que justement il ne l’est pas. Elle établit une connexion physique intime et émotionnelle par l’intermédiaire d’un baiser, d’un symbole très fort de lien affectif profond et protecteur. Pour que les émotions bridées se fassent jour, il faut donc des événements exceptionnels.
La perte de repères
32Ce baiser est d’autant plus important qu’il est à mettre en parallèle avec celui que Jackie va donner au Dr Cooper (et elle récidive dans le dernier épisode de la première saison). Jackie embrasse Cooper sur la bouche, dans ce qui est ouvertement un baiser sexuel.
33Il s’agit de la part de Jackie d’une manœuvre sexuelle dont le but est d’amadouer Cooper pour qu’il ne se retourne pas contre elle dans le cadre du travail (suite au don d’organe qu’elle a autorisé sous le faux couvert de Cooper). Il s’agit d’un acte corporel et sexuel, qui ne peut être pris à la légère et qui fait jouer à Jackie un jeu dangereux. Elle joue avec les sentiments d’autrui pour des motifs personnels et professionnels ; or, Cooper, lui, croit à ce baiser, à son contenu sexuel et émotionnel, et rompt avec sa petite amie. Le personnage incarne à ce moment-là la naïveté émotionnelle et sexuelle, ou plus simplement peut-être il donne à voir comment les rapports humains sont pervertis : le baiser sur la bouche est un signe fort à l’égard de celui qui le reçoit. Or, la vie frénétique à laquelle sont soumis les uns et les autres les pousse à adopter des comportements de façade qui ont des répercussions émotionnelles et sociales. La sexualité et les émotions exposées dans la vie publique deviennent elles aussi partie intégrante de la façade supposée garantir l’intégrité psychologique privée d’individus qui au final perdent tous leurs repères. Plus ils pensent contrôler et maîtriser leur double vie et personnalité (sphère privée/sphère publique), plus ils en perdent le contrôle, ce qu’exemplifie Jackie. Ils ne parviennent plus à établir de hiérarchies et de distinctions dans leurs relations amoureuses et humaines, et la frontière séparant l’être du paraître devient si floue que les deux sphères finissent par s’emmêler, laissant indéterminé le statut des relations amoureuses et sexuelles (dans le cas de Jackie, quelles relations sont sérieuses : celle avec son mari, celle avec son amant, les deux ou aucune ? Que faire du baiser à Cooper ?). Voilà pourquoi :
34« Que sa vie personnelle soit douteuse d’un point de vue moral jette quelque peu le discrédit sur la vertu du personnage, mais elle en est d’autant plus réaliste et en quelque sorte vraie. Personne n’est parfait. Sans ses faiblesses, Jackie serait une guerrière plus grande que nature, alors que la voilà qui, d’une main, se bat pour une juste cause, et, de l’autre, porte à son nez la drogue qu’elle inhale. Malgré le nom de l’hôpital, personne n’est un saint, ou, peut-être, au contraire, nous en sommes tous, et avec tous nos défauts13. »
35Le dernier épisode de la première saison donne des éléments de réponse sur les raisons de ces pertes de repères : Jackie, acculée, prend une dose massive de cachets et fait un rêve très révélateur du lien entre drogue, sexualité et contraintes sociales. Elle se voit dans un décor années 1950, infirmière toute de blanc vêtue, vivant avec mari et enfants modèles dans une maison de banlieue middle-class. Ces archétypes et stéréotypes renvoient à une imagerie d’Épinal des années 1950, au fantasme d’un Éden associé à l’image de la famille et de la société idéales, où tout était lisse et simple, où régnaient pureté, innocence immaculée et image d’une vie si insouciante et si normale. Et sans doute est-ce là qu’il faut trouver les maux dont souffrent les individus : ils rêvent de bonheur simple, mais ont comme référence une fausse représentation d’un monde passé. Quand bien même ils essayent de fonctionner sur un mode autre, ils ont comme modèles les archétypes d’une société et de comportements qui nient, en l’effaçant, la dure réalité de la complexité de la vie. Ces modèles proposent un monde sans sexualité, aux relations familiales, sexuelles, émotionnelles et sociales basiques, morales et normatives, donc d’autant plus castratrices et frustratrices quand il faut revenir à la réalité. Lorsque la drogue/l’échappatoire ne fait plus effet, la chute est d’autant plus dure que la réalité est bien éloignée du monde fantasmé.
36Tout ceci peut expliquer pourquoi la série se passe dans un hôpital. En effet, l’hôpital se soucie des corps, des dysfonctionnements corporels, non pas des individus. Ainsi à travers l’hôpital et ses rapports au corps, c’est bien un constat sur une société qui se déshumanise au profit du mécanique (dans les soins, les habitudes, les modes de vie, etc.). La prise de drogue augmente les capacités mécaniques du corps et du psychisme soumis à toujours plus d’épreuves et de contraintes. La drogue et les relations émotionnelles et sexuelles sont intimement liées dans cette course effrénée vers une échappatoire au quotidien étouffant. Le rapport au corps ne peut donc qu’être perturbé, toute relation avec le monde extérieur vu comme un danger potentiel pour le corps et, logiquement, c’est par le rapport au corps que se montrent les dysfonctionnements individuels et sociaux.
Notes de bas de page
1 [Notre traduction.] Anderson C., « Television networks and the use of drama », G. R. Edgerton et B. G. Rose (ed.), Thinking Outside the Box-a Contemporary Television Gender Reader, Lexington, The University Press of Kentucky, 2008 (2005), p. 85.
2 Auster A., « HBO’s approach to generic transformation », G. R. Edgerton et B. G. Rose (ed.), Thinking Outside the Box – a Contemporary Television Gender Reader, op. cit., p. 226-246.
3 Star D., Sex and the City, USA, HBO, 1998-2004.
4 Chaiken L., The L Word, USA, Showtime, 2004-2009.
5 Dunsky E., Wallem L., Brixius L., Nurse Jackie, USA, Showtime, 2009-...
6 Crichton M., ER (Urgences), USA, NBC, 1994-2009.
7 Shore D., House M.D. (Dr House), USA, Fox, 2004-2012.
8 Rhimes S., Grey’s Anatomy, USA, ABC, 2005-...
9 Boutet M., « Soixante ans d’histoire des séries télévisées américaines », Revue de recherche en civilisation américaine [en ligne], 2 | 2010, mis en ligne le 29 juin 2010, consulté le 10 septembre 2011. URL : [http://rrca.revues.org/index248.html].
10 [Notre traduction.] The Truth About Nursing, « The Henchman of God », [http://www.truthaboutnursing.org/news/2009/jun/08_jackie.html], dernières consultations du site le 10 septembre 2011. The Truth About Nursing est une association à but non lucratif. Elle a été fondée en avril 2001 à Johns Hopkins University School of Nursing.
11 [Notre traduction.] Ibid.
12 [Notre traduction.] The Feminist Spectator, mercredi 30 juin 2010, [http://feministspectator.blogspot.com/2010/06/edie-falco-and-eve-best-on-nurse-jackie.html], dernières consultations du site le 10 septembre 2011. The Feminist Spectator livre des réflexions sur le théâtre, les représentations, le cinéma, la télévision en s’intéressant plus particulièrement aux notions de genre, de sexualité, de race, d’identités et leur chevauchement, et sur l’humanité. Il réfléchit à la manière dont les arts façonnent notre vie et la reflètent.
13 Ibid.
Auteur
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