La voix solitaire de la femme anarchiste argentine à la fin du XIXe siècle
p. 115-123
Texte intégral
1Au prix d’immenses efforts, quelques militantes ont fondé à Buenos Aires le journal La Voz de la Mujer. Periódico Comunista-Anárquico, dont neuf numéros ont paru de janvier 1896 à janvier 1897, avec un tirage assez important de mille à deux mille exemplaires1. Ce n’était pas le premier cas de journal féminin en Amérique latine, mais c’était bien la première fois que paraissait un journal féministe et révolutionnaire au sein de la classe ouvrière2. Les théoriciens anarchistes avaient préparé le terrain en dénonçant le mariage et en prônant l’union libre ; en outre, en 1895, des brochures dénonçant l’assujettissement de la femme ou évoquant des expériences d’amour libre étaient publiées en Argentine par La Questione Sociale3. On peut lire dans La Voz de la Mujer un certain nombre de représentations des relations amoureuses et des sexualités, exprimées d’une manière jugée particulièrement scandaleuse à l’époque. D’ailleurs, les rédactrices ne purent maintenir longtemps la ligne très radicale des premiers numéros. Certes, ces points de vue étaient extrêmement minoritaires quant aux revendications avancées, mais ils traduisaient néanmoins la prise de conscience progressive d’une réalité vécue par les femmes des classes populaires sur le mode de l’oppression et de l’inégalité vis-à-vis des hommes et des autres classes sociales.
Une volonté radicale d’émancipation
2Dès les premières lignes de sa déclaration d’intention, la rédaction justifie l’entreprise en affirmant que les femmes sont « dégoûtées [...] d’être le jouet, l’objet des plaisirs de [leurs] infâmes exploiteurs ou de vils époux » et qu’elles « exigent » – elles insistent sur ce terme – « [leur] part de plaisirs au banquet de la vie4 ». Plus loin, est évoqué « le regard lascif et luxurieux » des hommes prêts à soulager ponctuellement la misère des femmes en échange du prêt de leur corps. Le désir auquel les femmes sont confrontées est ici considéré « impur » parce qu’il n’est pas partagé, bien que cette notion de pureté renvoie à la culture catholique commune à l’ensemble de la société argentine et aux immigrés de l’Europe méditerranéenne qui, à l’époque, constituent la majorité des travailleurs de Buenos Aires.
3Dans l’article suivant, qui interpelle les ouvriers, Josefa M. R. Martínez attire leur attention sur ces « canailles qui portent des gants » et qui, à peine sorties de l’église, viennent surprendre les prolétaires pour « assouvir sur [leurs] filles leur luxure et sur [leurs] fils leur brutale passion de pédérastes et de sodomites5 ! ». La question sexuelle et la question sociale sont donc réunies et placées au centre du discours porté par ce journal. L’exploitation sexuelle est présentée comme le corollaire de l’exploitation économique dans la société capitaliste, définie par une asymétrie fondamentale de pouvoir entre le bourgeois et le prolétaire, mais aussi entre l’homme et la femme.
4Ainsi, un troisième article, écrit en italien, commence-t-il par cette phrase : « La femme dans la Société actuelle est la victime désignée aux caprices, aux passions et à la tyrannie de l’homme6. » À l’inégalité de classe s’ajoute une inégalité de genre. Au sein de tous les groupes sociaux, la femme se trouve soumise à la domination masculine, à la « dépendance économique et morale ». Il en résulte que son émancipation est quasiment impossible et que sans la protection d’un homme, la femme n’a d’autre solution que la prostitution (légalisée en 1875) pour survivre ou nourrir sa famille. Le vice, tant décrié par la moralité bourgeoise, est donc surtout le fruit de l’injustice sociale. Pour l’auteur anonyme de cet article, la jeune fille ingénue est aussi victime de la duplicité des hommes dans la relation amoureuse consentie : « Elle ne trouve que tromperie, égoïsme, calcul, pour abuser de sa moindre faiblesse7. » Cette perception manichéenne n’est pas que l’expression de l’indignation de femmes trop souvent accusées d’être les seules responsables de leur dépravation : elle démontre clairement une lecture des relations de couples en termes de rapports de pouvoir, ce qui est nouveau à cette époque.
5Le quatrième article de ce premier numéro est intitulé « L’amour libre. Pourquoi nous le voulons ? ». Il ne s’agit donc pas seulement de dénoncer une situation de domination, bien synthétisée au début du texte8, mais de proposer un modèle alternatif, de porter une revendication révolutionnaire. Carmen Lareva s’adresse avant tout aux femmes du peuple qui accusent les anarchistes de manquer de moralité et de vouloir les transformer en concubines, « vils jouets des passions débridées de l’homme9 ». Elle tente de les convaincre que le mariage n’est pas une garantie. Avoir un enfant, lorsqu’un ménage est pauvre, accroît les difficultés matérielles, engendre des tensions dans le couple, conduit à une déchéance morale et à des pratiques sexuelles qui n’inspirent que de l’aversion à l’auteure : « L’onanisme conjugal, les fraudes et aberrations lors du coït, avec tout leur cortège de maladies dégoûtantes, d’où les milliers de pratiques dégoûtantes et répugnantes qui transforment le lit nuptial en une auge d’obscénités dégoûtantes, d’où la lassitude, l’ennui, les maladies et la fameuse “faute” contre “l’honneur”. L’adultère10 ! » La répétition du même adjectif marque clairement le rejet de la recherche du plaisir, ce qui semble paradoxal lorsqu’on parle d’amour libre, mais dénote le sentiment du péché. Manifestement, ce n’est pas sous cet angle qu’elle envisage « l’amour, le foyer, l’affection ». Pour Carmen Lareva, seule l’union libre permet une vie de famille épanouie et heureuse, car l’enfant y est vraiment un choix du couple, le fruit d’un désir partagé, une fois les bases économiques assurées. Elle réfute l’idée selon laquelle, en l’absence de contrainte sociale, l’union manquerait de stabilité ; au contraire, elle considère que ce que les hommes et les femmes recherchent c’est le bonheur plutôt que la satisfaction d’attirances charnelles. Dans ce cadre, la procréation constitue la concrétisation de ce bonheur et est recherchée par « tout être moyennement éduqué11 ». En revanche, dans la société capitaliste, l’appât du gain et l’égoïsme matérialiste détourneraient les travailleurs du désir naturel d’enfant. Cette argumentation n’est pas convaincante, mais ce qui nous importe davantage c’est que l’auteure reste manifestement prisonnière d’une conception très puritaine de l’union à des fins de procréation. Elle fait aussi des carences de l’éducation des jeunes filles du peuple une des causes de leur faiblesse face à la « lubricité bourgeoise », qui les entraîne vers « l’abîme du vice12 ». À l’inverse, l’éducation garantirait la réussite de l’union libre, dont seule la crainte de l’opprobre sociale empêcherait la généralisation13. En fait, ces idées ont pour prémisse que la femme est toujours plus ou moins contrainte de se marier ou bien qu’après l’extinction de l’amour elle reste prisonnière à vie par le mariage. C’est pourquoi cette institution est comparée à de la prostitution en ce qu’elle oblige à feindre l’amour14. Carmen Lareva considère, en toute logique mais aussi du point de vue moral, que la séparation est préférable lorsque les époux cessent de s’aimer. On sait qu’elle avait aussi écrit un article intitulé « Le divorce », mais celui-ci fut perdu et ne put être publié15.
6À en juger par l’éditorial du deuxième numéro, la volonté d’émancipation des femmes fut très mal reçue par un certain nombre de lecteurs masculins auxquels les rédactrices répondent vertement qu’elles ne seront plus leurs esclaves domestiques et sexuelles, qu’elles ont le droit, elles aussi, de se libérer des tutelles « sociales, économiques ou maritales16 ». Un article signé Pepita Guerra (sic pour Gherra) et intitulé « Aimons ? Non, luttons ! » commence par une réhabilitation de l’amour, que les jeunes filles n’osent pas avouer de peur de donner l’impression qu’elles sont légères. « Aimer c’est vivre ! », proclame l’auteure avant de recommander à son interlocutrice fictive, dans un passage d’une étonnante sensualité, de se pendre au cou de son amoureux. Elle se ravise ensuite pour demander à la jeune fille de taire son amour « comme s’il s’agissait d’un crime » et de « recherche[r] dans la masturbation17 un calmant pour [s]es désirs voluptueux », car – poursuit-elle – la femme n’a pas le droit d’aimer sans y être autorisée par l’homme18. Celle qui aurait fauté serait rejetée de tous, devrait peut-être abandonner son enfant et certainement, pour survivre, vendre son corps à ceux-là même qui la condamnent du haut de leur morale dénaturée. Il vaut donc mieux – préconise-t-elle – épouser le premier venu, aussi répugnant soit-il, et prendre des amants. Par cette stratégie discursive élaborée, l’auteure dénonce une société bourgeoise qui s’écarte des lois naturelles. Pepita Gherra conclut finalement en condamnant le mariage, synonyme de tyrannie et d’ennui, au nom de la loi naturelle, qui pousse à aimer, mais n’oblige pas à aimer la même personne toute la vie durant19. Dans la société anarchiste, l’amour et la femme devront être complètement libres : « C’est-à-dire que l’union se termine quand termine l’amour, et que si moi, parce que c’est mon choix, je ne veux être soumise à aucun homme, on ne me méprise pas, parce qu’en accord avec la loi naturelle et mon propre désir j’ai un amant et j’élève deux, quatre ou tous les enfants que je veux20. » C’est donc surtout la légitimité de la procréation hors mariage qui semble être au centre de cette revendication radicale de liberté et d’indépendance, qui concerne à la fois le droit de rester célibataire et celui de changer de partenaire. Cependant, l’auteure est consciente qu’une telle liberté est impossible dans la société dans laquelle elle vit, faute d’une indépendance économique, c’est pourquoi elle déclare qu’elle souhaite ne jamais s’unir à quiconque, afin de rester libre et de ne pas avoir un jour à se faire avorter. La revendication d’amour libre ne débouche donc pas, chez cette militante, sur un comportement que la morale dominante jugerait scandaleux. La pression sociale et économique est trop forte y compris dans le milieu anarchiste, trop minoritaire et trop peu sensible au discours féministe.
7Comme le premier, le deuxième numéro de La Voz de la Mujer fut très mal accueilli et jugé « immoral » ou « insensé » par ceux que la rédaction qualifie de « faux Anarchistes » dans l’éditorial suivant21. Un témoignage personnel permet de mettre les prêtres en accusation dans ce troisième numéro, comme symboles à la fois de l’hypocrisie sociale, de la morale religieuse et de la domination masculine, dont sont victimes les femmes. Sous la forme d’un dialogue dans un confessionnal entre une adolescente et son confesseur, Luisa Violeta relate que le prêtre l’a d’abord incitée à se masturber avant de lui proposer une relation sexuelle. Mais la jeune fille qu’elle était alors a pris peur et s’est enfuie22. Ce témoignage, renforcé par le refus de l’anonymat, sert évidemment des objectifs antireligieux et anticléricaux, mais il dénonce ouvertement les actes de pédérastie commis par le clergé que l’on taisait habituellement, la dépravation de personnes investies d’une autorité, les harcèlements sexuels qui n’étaient jamais réprimés lorsque les victimes étaient pauvres. Suit, dans ce numéro 3, un article écrit cette fois par un homme qui signe « Tulio le Bourgeois ». Il s’intitule « À toi », c’est-à-dire à la femme, et reprend le thème de la soumission au père, au mari, puis au désir de tous les hommes. Mariée de force, méprisée et abusée par son mari, la femme en vient à commettre l’adultère, est stigmatisée par la société et finit sur le trottoir23. L’importance de cet article ne découle pas de sa thématique mais de la validation par un homme des thèses anarcho-féministes du journal, dont la légitimité était contestée par d’autres anarchistes. On peut d’ailleurs douter qu’il soit réellement écrit par un homme, car c’est un cas unique dans ce journal exclusivement rédigé par des femmes.
Un discours plus acceptable pour les hommes
8La question de la prostitution apparaît incidemment dans le quatrième numéro, qui ne traite presque plus des questions de couple et de sexualité. Un article de la fameuse anarchiste espagnole Soledad Gustavo enjoint même aux hommes qui luttent pour l’émancipation de « conquérir » d’abord leur femme24. C’est un net recul par rapport à l’idée implicite dans les numéros précédents selon laquelle l’émancipation des femmes doit venir des femmes elles-mêmes. Cela annonce le changement de rédaction dont le lecteur prendra connaissance dans le numéro 5. On remarque aussi un plaidoyer pour la femme qui s’est laissée séduire, qualifiée de « martyr de la société ». Il contient un éloge appuyé de la maternité25.
9Dans le cinquième numéro, le ton est désormais moins radical. On y trouve un article de Luisa Violeta intitulé « Mères, éduquez bien vos enfants ! », qui confine la femme à son rôle maternel, voire la culpabilise si elle ne s’acquitte pas convenablement de son devoir26. Cette perception de la femme comme médiatrice dans la transmission des valeurs anarchistes renoue avec la tradition patriarcale. L’accent est mis, dans un autre article du même auteur, sur les perversions du clergé27. Des cas précis de viols d’enfants y sont évoqués pour répondre à l’incrédulité des lecteurs concernant son témoignage paru dans le numéro 3. Enfin, la violence de genre est abordée par une information de « Dernière minute » relatant qu’un « prétendu anarchiste » a tenté d’assassiner sa femme, qui voulait le quitter28. La rédaction annonce qu’elle traitera la question de la violence dans son prochain numéro, malheureusement celui-ci n’a pas été conservé.
10Le premier article du septième numéro, signé Pepita Gherra, dresse le portrait de l’homme idéal, qui est aussi le militant anarchiste idéal. Le journal passe donc de la stigmatisation (approche réaliste) à la valorisation (approche idéaliste) des compagnons de lutte. Dans la description de toutes ses qualités, il faut attendre la fin du texte, c’est-à-dire la sixième des huit colonnes, pour que soient évoquées les relations de couple29. Ce conjoint rêvé est « tendre et affectueux avec ses enfants et sa femme », ne fait jamais preuve « d’autorité, de prépondérance ou de supériorité ». Si sa femme commet des erreurs ou des fautes – l’éventualité que l’homme en commette aussi n’est pas évoquée –, il tente avec douceur de la mettre sur la bonne voie et si elle ne suit pas ses conseils, alors il se sépare d’elle, mais sans jamais l’outrager. Sa femme est aussi libre que lui et « il suffit qu’elle exprime le désir de se séparer de lui pour qu’ils le fassent sans aucune cérémonie ». L’auteure écrit alors qu’ils resteront bons amis et qu’« il ne serait pas étonnant qu’après une séparation plus ou moins longue, ils s’unissent de nouveau30 ». Cet homme exemplaire se montre respectueux des femmes et des filles de ses camarades, car il considère – poursuit Pepita Gherra – que :
11« Nous les femmes n’avons pas besoin qu’on nous fasse la cour de manière mielleuse et idiote, car nous avons un cerveau et un cœur et nous pouvons bien faire comme les hommes, qui n’attendent certainement pas pour ressentir de l’amour et penser, que nous les prenions par le bras, et en ce qui concerne la différence de sexe, je considère qu’elle n’est qu’un simple détail, nécessaire à la perpétuation et à l’amélioration des races humaines31. »
12C’est donc bien une aspiration à la plus parfaite égalité dans les rapports homme-femme qu’exprime l’auteure, avant de conclure en plaidant pour l’union libre. On lit en creux dans ce texte le rejet de la violence morale ou physique, du harcèlement sexuel et du rôle traditionnellement passif de la femme dans la relation amoureuse. Du plaisir sexuel, il n’est jamais question : le coït n’a ici d’autre raison d’être que la reproduction. Le modèle conceptuel de référence demeure celui de la relation monogame puritaine.
13Dans un autre article de ce numéro 7, Pepita Gherra, toujours elle, fait le récit à la première personne d’une histoire édifiante autour des thèmes de la séduction, de l’abandon d’enfant et de la prostitution. Une femme seule, qui semble souffrir de sa solitude32, découvre un bébé abandonné, dont la mère n’a pu supporter la stigmatisation sociale d’une relation hors mariage. L’auteure insiste sur le fait que l’enfant est le fruit de « l’amour le plus pur et le plus noble » et non « du vice et de la corruption ». L’éducation « excessivement rigoureuse » en ce qui concerne les relations amoureuses que reçoit la jeune fille recueillie, au lieu de la préserver, la conduit elle aussi à tomber enceinte sans être mariée. Il convient de remarquer qu’elle a été séduite et abandonnée par un contremaître de l’usine où elle travaillait, ce qui permet de marquer la double domination masculine, sociale et sexuelle. Après avoir accouché d’une fille, la jeune mère cherche du travail mais, faute de gagner suffisamment pour ses besoins et la mise en nourrice de son enfant, elle doit se résoudre à se prostituer pour ne pas l’abandonner. Peu après, elle meurt d’une tuberculose, seule dans un hôpital. Dans une lettre destinée à sa mère adoptive, la jeune femme lui explique ceci :
14« J’aimais et j’étais aimée, oui, j’étais aimée, et c’est pourquoi, malgré ta vigilance, malgré ton attention, je me suis livrée aux bras de l’objet de mon amour. Je n’étais pas mariée, je le savais bien, mais j’ignorais que sans cette condition on ne pouvait aimer. En outre, il est indubitable que celui qui m’abandonne aujourd’hui le fait parce qu’il ne m’aime plus, et s’il en est ainsi, il est mille fois préférable de ne pas être mariée, parce qu’imagine-toi quel serait le tourment de ma vie si je me voyais soumise et unie pour toujours à un homme qui ne m’aimerait pas et que, c’est logique, je cesserai aussi d’aimer tôt ou tard, puisque celui qui aime demande de la tendresse et des attentions et celui qui n’aime pas donne du chagrin et des coups souvent, étant donné qu’il vit mécontent et contre sa volonté. C’est pourquoi je préfère n’être pas mariée et rester libre33. »
15On aura pu observer que les protagonistes sont toutes des femmes « martyres », victimes des hommes, de mère en fille, comme dans une malédiction34 imposée par la société. L’auteure pousse le sordide jusqu’à montrer que, même morte, la femme reste l’objet du mépris masculin : « Tout ce que j’ai pu savoir – écrit-elle – c’est le lieu où reposent les restes de cette martyre et que, découpés par le bistouri du médecin, ils furent l’objet de la moquerie et des rires des étudiants qui entouraient la table sur laquelle était réalisée l’autopsie35. » La fin du récit sert à réclamer de la compassion pour les prostituées, poussées au vice par « l’inique méchanceté de la canaille qui porte gants et redingote ». La société bourgeoise, « corrompue et malsaine », et ses « institutions pernicieuses », telles que le mariage, qui reposent sur des « bases anti-naturelles », doivent donc être détruites pour affranchir la femme36.
16Ce thème est repris de manière très condensée dans un article du numéro 8, dans lequel Pepita Gherra oppose le bonheur d’être mère à l’angoisse qui l’étreint lorsqu’elle pense à l’avenir « très sombre » de l’enfant et de la mère37. La prostitution forcée revient aussi dans son poème « Le cri de la plèbe38 ». Une autre rédactrice, María Muñoz, évoque le « double esclavage du capital et de l’homme », que ce dernier soit un prolétaire ou un bourgeois, en faisant le lien avec l’éducation insuffisante réservée aux femmes pour les maintenir dans une infériorité sociale39. Elle oppose la tolérance dont bénéficient les hommes en matière sexuelle à l’exigence de virginité chez la femme, cette divergence dans les normes morales étant le reflet d’une société pensée pour les hommes par des hommes. Mais l’auteure attaque aussi les bourgeoises et les prêtres, réunis dans l’adultère et dans l’hypocrisie morale. Elle établit une différence entre les classes, sans véritablement argumenter. Selon elle, la bourgeoise « bien qu’elle doive se cacher, satisfait tous ses désirs », « peut jouir des caresses de l’amour », ce qui laisse supposer qu’elle bénéficie de complicités, de moyens financiers ou d’avantages dont ne peut profiter la prolétaire. Bien que María Muñoz reconnaisse que l’oppression masculine s’exerce dans toutes les classes, elle estime plus enviable le sort des femmes « emprisonn[ées] doucement dans une cage dorée », c’est-à-dire non soumises à l’obligation de travailler sans répit, non angoissées par l’avenir de leur progéniture, etc. De ce fait, la femme bourgeoise est placée d’une certaine manière au même niveau que les hommes : « Tous les hommes : les riches, les pauvres, la demoiselle high life et la respectable matrone font ce qu’elles veulent en matière d’amour, tout leur est permis et personne n’ose attaquer les droits acquis. Seule la femme prolétaire est contrainte ou doit craindre les conséquences d’un écart de conduite, car pour elle il n’y aura pas de pardon40... » Cela signifie aussi qu’il ne peut y avoir d’alliance entre les classes différentes visant l’émancipation féminine. Dans un article du numéro 2, Pepita Gherra opposait aussi les classes sur la question de l’avortement, que pratiquent clandestinement les femmes des milieux aisés41 ; ou encore Luisa Violeta, dans le numéro 5, qui comparait les couvents à des bordels pour curés et prétendait que des fœtus étaient enterrés dans leurs jardins42. C’est l’impunité pour les privilégiés de la société qui est ici dénoncée. À l’amour pur des filles prolétaires est opposé l’amour coupable des couches supérieures de la société, le discours anarchiste inversant ainsi le stéréotype bourgeois sur les prétendus vices des pauvres.
17Dans sa volonté de créer une contre-culture prolétaire, l’anarchisme a tenté de rompre avec la morale et les mœurs bourgeoises, notamment en matière sexuelle, et a prôné l’émancipation des femmes. Cependant, les militants étant majoritairement des hommes, la question du genre était subordonnée à la transformation révolutionnaire des rapports sociaux. En revanche, les rédactrices de La Voz de la Mujer ont relié l’oppression capitaliste, l’oppression religieuse et l’oppression masculine, y compris celle de leurs compagnons se disant anarchistes. Face à l’hostilité de ces derniers et probablement aussi de nombre de femmes choquées par leur hardiesse, elles ont été amenées, au fil des numéros, à abandonner des sujets trop sensibles tels que la sexualité ou la violence des maris. Nous avons pu observer aussi qu’elles restaient prisonnières d’une perception de la femme comme mère et d’un certain puritanisme, l’union libre n’impliquant pas nécessairement la libération sexuelle. L’homosexualité ou le libertinage, par exemple, ne sont jamais abordés43. Mais cet éphémère travail de propagande n’aura pas été vain, puisque de nouvelles militantes ont progressivement émergé dans le mouvement anarchiste local et que des groupes féminins se sont constitués, par exemple « Las libertarias » en 190244. Toutefois, après cette expérience de 1896-1897, il faudra attendre la parution du journal Nuestra tribuna, de 1922 à 1925, pour retrouver une nouvelle expression féministe ouvrière indépendante en Argentine.
Notes de bas de page
1 Ils sont conservés à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, mais il en existe une édition en fac-similé : La Voz de la Mujer. Periódico Comunista-Anárquico (1896-1897), pról. de Maxine Molyneux, Buenos Aires, Universidad Nacional de Quilmes, 1997 (réédité en 2002), 200 p. Pour notre part, nous avons travaillé sur une édition probablement réalisée à Rosario et réimprimée à Barcelone : La Voz de la Mujer, s. l. n. d., 135 p. (ci-après désignée VdM).
2 Molyneux M., « No God, No Boss, No Husband: Anarchist Feminism in Nineteenth-Century Argentina », Latin American Perspectives, vol. 13, n° 1, 1986, p. 119. Cette étude, la plus complète sur le sujet, a ensuite été reprise en espagnol dans l’introduction à l’ouvrage publié par l’Université de Quilmes, puis dans le premier chapitre de Molyneux M., Movimientos de mujeres en América Latina. Estudio teórico comparado, Madrid, Cátedra, 2003. L’auteure y définit le contexte économique, social et culturel dans lequel apparaît ce journal.
3 Pour les théoriciens anarchistes et pour ne citer qu’une publication de cette époque, voir le chapitre « La famille » de Grave J., La Société mourante et l’anarchie (1893), traduit en espagnol par Antonio Cursach (La Sociedad moribunda y la anarquía,Buenos Aires, Biblioteca de Estudios Sociales, 1895). Quelques militantes s’étaient également fait un nom en Europe (Louise Michel, Soledad Gustavo, Teresa Claramunt) et aux États-Unis (Voltairine de Cleyre, Emma Goldman). On pourra lire une sélection de textes de l’époque dans Baigorria O. (comp.), El amor libre. Eros y anarquía, Buenos Aires, Libros de Anarres, 2006, 192 p. Sur les brochures publiées en Argentine, cf. Molyneux M., « No God, No Boss, No Husband... », op.cit., p. 127 ; Fernández Cordero L., « Amor y sexualidad en las publicaciones anarquistas (Argentina, 1890-1930) », Entrepasados. Revista de Historia (Buenos Aires), n° 32, 2007, p. 59-75 et, de la même auteure, « Queremos emanciparos : anarquismo y mujer en Buenos Aires de fines del XIX », Revista Izquierdas (Santiago de Chile), n° 6, 2010, [<http://www.izquierdas.cl/html/numero_6/fernandez.pdf>], consulté le 11 mars 2011.
4 « Nuestros propósitos », VdM, n° 1, 8 janvier 1896, op. cit., p. 11. C’est nous qui traduisons.
5 « ¡ Obreros ! », ibid., p. 12.
6 « La donna nella societá attuale », ibid., p. 15.
7 Idem, p. 16.
8 « À peine parvenues à la puberté, nous sommes la cible des regards lubriques y cyniquement sensuels du sexe fort. Que celui-ci soit de la classe exploitante ou exploitée. Plus tard, déjà “femmes”, nous tombons la plupart du temps victimes du mensonge dans le bourbier des impuretés, ou dans le mépris et la raillerie de la société, qui ne voit rien dans notre chute, ni amour ni idéal, rien absolument, hormis la “faute” », Lareva C., « El amor libre. ¿ Por qué lo queremos ? », ibid., p. 17.
9 Idem, p. 17.
10 Idem, p. 18.
11 Idem, p. 18-19.
12 Idem, p. 19.
13 Idem, p. 19-20.
14 Idem, p. 20.
15 Annoncé par la rédaction dans une note du deuxième numéro du journal (p. 36).
16 « ¡ Apareció aquello ! », VdM, n° 2, 31 janvier 1896, op. cit., p. 20.
17 Contrairement à Carmen Lareva, Pepita Guerra ne condamne pas la masturbation qui est, plus loin, qualifiée de « noble exercice », « ¿ Amemos ? no ¡ Luchemos ! », ibid., p. 30.
18 Idem, p. 29.
19 Idem, p. 30-31.
20 Idem, p. 31.
21 « Firmes en la Brecha. (A nuestros enemigos) », VdM, n° 3, 20 février 1896, op. cit., p. 39-40.
22 « Histórico. En el confesionario », ibid., p. 43-44.
23 « A ti », ibid., p. 45-46.
24 « La más grande de las conquistas », VdM, n° 4, 27 mars 1896, op. cit., p. 58-59.
25 « La mujer caída », ibid., p. 60.
26 « ¡ Madres, educad bien a vuestros hijos ! », VdM, n° 5, 15 mai 1896, op. cit., p. 69-71.
27 « La inmunda cloaca clerical », ibid., p. 71-74.
28 « Última hora. A los defensores de Francisco Denambride », ibid., p. 78.
29 « Siluetas », VdM, n° 7, 18 octobre 1896, op. cit., p. 85-88.
30 Idem, p. 87-88.
31 Idem, p. 88.
32 Cette solitude semble être subie et fait donc penser à une femme abandonnée : « cœur martyr », « isolé et sans réconfort », « la ténébreuse obscurité de la nuit de mes jours », « [cœur] orphelin de la tendresse et du plaisir », « ¡ Jirones !... », ibid., p. 91.
33 Idem, p. 92.
34 Ce terme est utilisé plusieurs fois dans le journal par des auteures différentes.
35 Idem, p. 93.
36 Idem.
37 « A las madres », VdM, n° 8, 14 novembre 1896, op. cit., p. 102-103.
38 « El grito de la plebe », ibid., p. 104.
39 « A la mujer », ibid., p. 106.
40 Idem, p. 107.
41 « ¿ Amemos ? no ¡ Luchemos ! », op. cit., p. 31.
42 « La inmunda cloaca clerical », op. cit., p. 73.
43 Pour une discussion plus précise des limites idéologiques, cf. Molyneux M., « No God, No Boss, No Husband... », art. cit., p. 133 sq.
44 Fernández Cordero, L., « Amor y sexualidad... », art. cit. Il est possible que la publication de La Voz de la Mujer ait été poursuivie en 1899 à Rosario et même plus tard à Montevideo.
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