De la campagne à la ville, relations amoureuses et relations sexuelles dans Hijas del campo de Joaquín García Monge
p. 89-89
Texte intégral
1Joaquín García Monge est connu en Amérique latine pour avoir publié El Repertorio Americano,de 1919 à 1958, instrument de diffusion et de promotion culturelles1. Abelardo Bonilla le situe dans une perspective de construction de l’identité nationale dans son Anthologie de la littérature costaricienne2. Au Costa Rica, il est considéré par les critiques comme le premier romancier, avec El Moto publié en 19003. Joaquín García Monge y peint la vie amoureuse d’un paysan orphelin dont la bien-aimée épouse finalement le tuteur. La remise en cause de l’autorité du patriarche n’apparaît toutefois qu’en filigrane, avec le départ de l’orphelin à la fin du roman. La critique est beaucoup plus nette dans son deuxième roman, Hijas del campo, publié la même année. La campagne n’y est pas présentée comme un lieu paradisiaque, ni comme un environnement où les traditions sont préservées, mais comme un monde en pleine mutation, pour ne pas dire en pleine dégénérescence4. Celle-ci est d’autant plus visible que l’auteur oppose la vie de deux jeunes filles à la campagne puis à la ville, avec une démonstration de l’influence que peut exercer la capitale sur les relations amoureuses et sexuelles. Même si le texte est empreint de naturalisme, insistant sur les facteurs qui vont expliquer la perdition des deux paysannes, nous pouvons y voir une dénonciation de la corruption exercée par les classes dominantes sur les classes dominées, de la culture savante sur la culture populaire5. Loin de la représentation harmonieuse de la société6, des tableaux de genre du xixe siècle7, nous trouvons ce que d’aucuns considèrent comme le premier roman social8. Nous pourrions également le considérer comme le premier roman « urbain », paru alors que les villes se modernisent, en tout premier lieu San José, la capitale9. Sous l’influence du milieu, les relations amoureuses et sexuelles changent. Nous allons voir comment, dans quel contexte, et avec quel objectif.
Relations amoureuses et relations sexuelles : entre campagne et ville
Deux couples au centre de l’intrigue
2Le roman comporte quatre personnages principaux, reliés par leurs relations amoureuses ou sexuelles : Nieves, le fiancé de Piedad ; Casilda, qui devient la maîtresse de Melico. Celui-ci, également appelé Manuel ou Melis, est le seul fils de ña Carlota, la propriétaire de l’exploitation caféière où travaillent les autres personnages. Nieves organise les parties de pêche et de chasse pour Melico. Il possède un petit arpent de terre qu’il a hypothéqué auprès de la propriétaire de l’exploitation. Piedad est élevée par son grand-père, ñor Pascual, qui dirige la propriété. Le narrateur la considère comme remarquable par sa sagesse : elle fait des économies au lieu de dépenser immédiatement son salaire, contrairement à d’autres paysannes, et elle est « fille de Marie », ce qui implique chasteté et dévotion (p. 466). Elle s’occupe de Nieves à qui elle prépare de quoi manger avant de partir pour la capitale et lui rappelle qu’il faut bien se tenir. Casilda est remarquable par sa beauté et son air hautain. Elle travaille avec sa mère pour fabriquer des galettes de maïs fourrées, elle participe à la cueillette du café, et ne s’intéresse qu’à ceux qu’elle considère comme supérieurs : Julio, un Belge au Costa Rica depuis deux ans et que certains considèrent comme son petit ami, et Melico, qui lui offre quelques pièces de monnaie en échange de sourires (p. 479).
3La construction du roman repose ainsi sur l’opposition entre les deux paysannes, opposition renforcée lors de leur arrivée à San José. Piedad est timide ; Casilda ne semble avoir peur de rien. Piedad veut rentrer dès que possible ; Casilda est contente d’avoir enfin quitté les paysans. La première regrette la campagne ; la deuxième considère que personne ne la regrette ni ne l’attend et qu’elle est donc beaucoup mieux à San José (p. 501-502). Cette opposition va permettre à l’auteur de montrer deux exemples d’évolution de la vie amoureuse et sexuelle de la campagne à la ville, dans une perspective démonstratrice fortement marquée par le naturalisme. Nieves est également considéré comme représentatif des paysans qui partent à la ville pour être soldats (p. 513). Quant à Melico, le narrateur souligne son ambiguïté. La multiplicité de ses désignations renvoie à ses différentes facettes. Le narrateur souligne son particularisme – intelligence, humanisme –, mais aussi son côté représentatif de ce qu’il appelle les « pollos », les « poulets », ces jeunes coqs de la bourgeoisie qui font des ravages parmi les paysannes arrivées à la capitale et qui parviennent à mener la grande vie même lorsqu’ils sont sans le sou (p. 499).
Argent, beaux discours et violence
4Maintenant que les personnages sont présentés, revenons à l’importance de l’argent dans les relations amoureuses et sexuelles. C’est un élément récurrent. Dans le couple Nieves-Piedad, il est l’élément nécessaire au mariage. Comme Nieves ne réussit pas à économiser suffisamment avec ce qu’il vend à San José et ce que produit son lopin de terre, hypothéqué auprès de ña Carlota, il décide de partir comme sa petite amie et de devenir soldat pendant trois mois. Mais les relations chastes entre les deux fiancés évoluent vite. Piedad est de plus en plus effrontée, en demande de plus en plus, tandis que Nieves suit l’exemple de ses chefs, s’enivrant et fréquentant les lupanars (p. 516). Non seulement il revient sans argent au village, mais il met un terme à sa relation avec Piedad, qu’il trouve trop entreprenante. Il renonce en outre à cultiver son terrain, préférant le laisser pour solde de tout compte à ña Carlota. Quant à Melico, il donne des pièces à Casilda en échange de sourires dans le village, la fait venir à San José afin qu’elle travaille pour sa mère et ses sœurs, multiplie les cadeaux et, après l’avoir déflorée, il l’installe dans une maison, dont il paie le loyer pendant six mois. Les relations sont donc basées sur l’argent, même si Casilda n’est pas une prostituée, ou du moins pas encore, car c’est ce que Melico envisage comme avenir pour elle à la fin du roman.
5Les relations amoureuses et sexuelles ne sont pas les seules à faire intervenir l’argent. Les paysans vont voir ña Carlota lorsqu’elle vient passer les fêtes de Noël dans sa propriété parce que, selon elle, elle leur donne des cadeaux, essentiellement de vieux vêtements et de la nourriture. D’autres femmes sont corrompues par l’argent : les exemples de prostituées sont nombreux. En outre, la corruption passe par le paraître : Piedad souhaite avoir un beau landau pour promener les enfants, Casilda porte les vêtements et les chaussures de deux des filles de ña Carlota d’abord en cachette, puis devant elles, ce que les jeunes filles plébiscitent10. Les relations sont donc essentiellement financières, mercantiles, ce que le narrateur souligne et dénonce11.
6Autres éléments capitaux pour expliquer les relations amoureuses et sexuelles : le mensonge et la violence. Que ce soit le discours tenu par Melico ou celui d’autres joséfins cités en exemple par le narrateur, il est considéré comme essentiel pour pervertir les paysannes. Casilda se laisse séduire par Melico qui lui promet monts et merveilles, tirant profit des envies de la jeune fille : vêtements, bijoux, objets de décoration, une maison rien que pour elle (p. 509-510). La violence n’en est pas moins présente : pénétrant dans sa chambre, il lui vole un baiser qu’elle ne lui refuse pas de peur de le froisser une nouvelle fois, alors qu’il est son employeur et qu’elle vient d’avoir une longue discussion au cours de laquelle elle refuse ses avances (p. 510). Ce n’est toutefois qu’une prémisse à la scène où elle est déflorée : de nouveau, il pénètre dans la chambre alors que la famille est absente, une nuit, fait mine de partir, et la prend dans ses bras alors qu’elle vient de s’évanouir (p. 538-539). Le chapitre se termine et le suivant annonce que Melico l’a installée dans une maison et a organisé son avortement. Viol ? Soumission ? Don consenti ? Le dernier chapitre révèle ce qui s’est passé : Melico a violé Casilda comme Tijo, son cousin, l’a fait avec quatre paysannes qu’il a ensuite abandonnées sans le moindre remords (p. 543). La perte de conscience de Casilda est physique et morale ; ses pensées et ses actes ne sont d’ailleurs plus rapportés par le narrateur, mais par Melico et sa famille dans le dernier chapitre. Désormais, elle est installée dans la maison que lui loue Melico et qu’il a somptueusement décorée, il a organisé son avortement, et même si elle s’interroge encore sur ses chances de trouver un homme qui accepte de l’épouser quelques pages auparavant, elle est définitivement expulsée par Melico de son milieu et d’une quelconque voix au chapitre par le narrateur.
7Si certains fuient la campagne pour échapper à la violence sexuelle – telle la paysanne qui ne veut pas devenir la nouvelle concubine de son beau-père –, la ville aggrave les situations. La fugueuse devient prostituée, et Casilda va sans doute connaître la même déchéance. Dans les deux exemples, la bourgeoisie corrompt les paysannes. Il s’agit donc de ne pas se laisser berner par les discours des classes aisées, qui se disent soucieuses de la moralité sans pour autant préserver quoi que ce soit.
Le processus de déchéance
8Le narrateur insiste énormément sur les conséquences de l’importance de l’argent, du mensonge et de la violence dans les relations amoureuses et sexuelles. Les exemples de prostitution sont multipliés, annonçant ce qui va se passer pour Casilda, généralisant son cas, et perturbant Piedad qui va perdre sa candeur en écoutant ce que les servantes lui racontent. Les autres paysannes dont le cas est commenté sont elles aussi trompées par les discours des plus riches comme celle qui, après la mort de son grand-père qui était sa seule famille, va à la ville parce que son petit ami lui propose un logement. Mais elle est abusée par une Célestine qui permet au riche jeune homme de la violer et, alors qu’elle espère encore trouver quelqu’un « de bien », rencontre un homme qui l’installe dans un luxueux bordel après lui avoir ôté toute moralité (p. 511-512). Le processus est toujours le même : la candeur de la paysanne fait qu’elle se laisse séduire par un homme riche, ou un militaire ; elle est déflorée, c’est le début de la déchéance, visible dans son assurance et les vêtements qu’elle porte et qui l’identifient comme prostituée (p. 506). Même si elles reviennent à la campagne, elles « sentent différemment », selon les dires de ñor Pascual (p. 488).
9La multiplication des exemples vise à généraliser le cas des deux paysannes, mais aussi à annoncer ce qui va se produire. Les craintes de la mère de Casilda, pour qui « toutes les filles qui vont à la ville deviennent prostituées » (p. 491), celles de ñor Pascual qui épuise tous ses arguments pour que sa petite-fille ne parte pas (p. 488-489), les récits des domestiques que rencontre Piedad lorsqu’elle promène les petites-filles de ña Carlota, présentent systématiquement la capitale comme un lieu corrompu et corrupteur. À tout ceci s’ajoute une série d’oppositions.
Un jeu d’oppositions
Dominants/dominés
10Les relations amoureuses et sexuelles s’inscrivent dans un ensemble d’oppositions qui est analysé par le narrateur. Celui-ci insiste notamment sur les relations de domination classes aisées/classes populaires, culture savante/culture populaire, ville/campagne. Comme nous l’avons vu précédemment, les relations entre les protagonistes sont mercantiles. Ña Carlota donne de vieux vêtements aux paysans qui viennent la voir lorsqu’elle arrive pour passer les fêtes de Noël et le début de l’année dans sa propriété, parce qu’elle « comprend bien que les pauvres ne sortent jamais de leur masure, si ce n’est pour recevoir, en échange, ce dont ils ont besoin » (p. 458). Melico est outré parce que Nieves, saoul, lui réclame de l’argent le soir de Noël (p. 469). La domination n’est pas que financière : Melico s’amuse à se faire porter après la partie de pêche parce qu’il est trop faible pour marcher, dans une scène qui rappelle une eau-forte de Goya (p. 477). Cette domination devrait impliquer une protection, dans une relation patriarcale. C’est ce qui est suggéré quand ña Carlota promet de préserver la moralité de Piedad lorsque son grand-père s’inquiète de son départ pour la capitale. Le narrateur montre qu’il n’en est rien, que les discours ne sont pas suivis d’effets, qu’ils ne servent qu’à convaincre, en relatant la discussion entre les femmes de la bourgeoisie qui se plaignent qu’elles ne trouvent plus de domestiques de confiance12 (p. 530-531).
11Les relations patriarcales, telles celles décrites dans El Moto la même année, évoluent. Il y a toujours respect et soumission des employés envers leurs employeurs : ñor Pascual accepte que sa petite-fille parte (p. 488-489), Casilda n’ose se rebeller contre Melico, Nieves écoute les conseils de celui-ci en repoussant son mariage (p. 463) et les sœurs de Melico promettent d’être les marraines pour le mariage ou le premier enfant de Casilda (p. 485). Le narrateur présente d’ailleurs ñor Pascual comme « une bonne acquisition » du grand-père de Melico, parce qu’il est « le prototype de l’honnêteté », autrement dit « il emploie toute son énergie pour le bien de sa patronne » (p. 452). Il est comparé à un chien fidèle, comme la cuisinière une page plus haut (p. 456, p. 457). Par contre, la classe dominante ne protège plus la classe dominée : elle s’en moque, se moque ou abuse. Melico considère comme un acte d’héroïsme dont il n’est pas capable le fait d’officialiser sa relation avec Casilda, qu’il préfère abandonner (p. 543-544). Ses sœurs et sa mère avaient auparavant encouragé la paysanne à porter leurs vêtements et à s’admirer dans leurs tenues, avec leurs chaussures (p. 509), dans un mélange des classes qui était déjà perçu par le narrateur comme dommageable13. Le narrateur les considère comme responsables de la déchéance des deux paysannes, même si d’autres éléments sont introduits comme le manque de soutien moral de la famille de Casilda, ses tendances à prendre de haut les paysans qui l’entourent à la campagne14. La situation de sa sœur, qui a été violée et a cinq enfants de cinq pères différents, aurait pu être une mise en garde des conséquences des relations sexuelles avant le mariage15 (p. 473). Mais l’isolement ressenti par Casilda, et sa séparation effective de son milieu, font qu’elle finit par succomber et accepte de s’installer hors de la maison de ña Carlota. D’ailleurs, Melico promet beaucoup de biens matériels, mais pas le mariage. Domination, soumission, tromperie, sont autant d’éléments à charge pour les classes aisées du point de vue du narrateur, qui ôte la parole à Piedad puis à Casilda lorsqu’elles ont succombé et que leur avenir semble tracé16. La description de la campagne, pour autant, n’a rien d’idyllique, d’un point de vue moral.
Campagne/ville
12Ña Carlota trouve que Piedad est devenue trop effrontée et elle décide de la renvoyer à la campagne, comme si un changement d’environnement allait permettre à la domestique de retrouver sa candeur de paysanne. Mais la campagne n’est toutefois pas le creuset des traditions et des bonnes mœurs. Loin de là. Le narrateur décrit l’orgie le soir de Noël, qui choque Melico alors qu’il décrit à Julio, l’employé belge, les fêtes dans la capitale, pleines de raffinement (p. 470-471). L’alcoolisme touche y compris les jeunes enfants, que leurs parents forcent à boire (p. 466-467). La sœur de Casilda est violée par l’ancien boucher devenu gendarme (p. 472). Il y a peu de paysans qui font des économies, la plupart préférant boire ou acheter des babioles (p. 466). Les filles pavanent pour attirer les regards des hommes (p. 480). Les valeurs représentées par ñor Pascual et Piedad, lorsque celle-ci habite encore avec son grand-père, sont décrites comme minoritaires17. Pourquoi l’opposition entre ville et campagne est-elle aussi forte alors ? Selon Flora Ovares et Margarita Rojas, le mal viendrait de la ville18. Il est vrai que c’est là que la prostitution se développe essentiellement, avec une explosion du nombre de prostitués à la fin du xixe siècle et le développement des maisons closes réservées aux classes aisées19. Peut-être est-ce l’origine rurale de Joaquín García Monge qui explique, en partie, cette attirance pour la campagne. Le critique Álvaro Quesada Soto indique :
13« Le jeune homme originaire de Desamparados et qui a à peine vingt ans lorsqu’il publie El Moto en 1900, était un homme de la campagne, qui ne partageait ni son origine sociale ni sa formation avec les membres de l’aristocratie oligarchique, et qui était plus proche de la vie du peuple que des « pauvres en redingote » qui écrivent des tableaux de genre20. »
14Mais la réponse à l’interrogation est, à notre avis, donnée par Melico dans le dernier chapitre : il faudrait valoriser les femmes au lieu de les dénigrer ; mettre en avant les mères au lieu de ne focaliser que sur les filles dévoyées. Le constat semble donc amer. Le rôle du narrateur est peut-être, justement, de mettre en garde en recourant au naturalisme.
La pédagogie du narrateur
15Comme nous l’avons déjà dit, le narrateur multiplie les oppositions. Nous avons ainsi Piedad/les autres paysannes, Casilda/Piedad, la ville/la campagne, le tout dans un récit qui multiplie les exemples. L’objectif nous semble être triple.
16D’une part, les exemples annoncent ce qui va se produire. Casilda, comme d’autres paysannes avant elle, va se laisser séduire et corrompre. Les descriptions de la nature renforcent le discours, comme celle d’une plante épiphyte qui étouffe un arbre au bois précieux. Elle se situe après le chapitre où Melico poursuit Casilda de ses avances (p. 470-471) et celui où est décrit le viol de Filomena, sa sœur (p. 472-473), et avant la scène où Melico conseille à Nieves de repousser son mariage (p. 474). La description se justifie par la présence de Melico et de paysans sous l’arbre, avant la partie de pêche, « une envie subite de monsieur » (p. 475). Le narrateur peint ainsi le processus de destruction de l’arbre par le parasite, qui l’envahit, prend sa sève et l’épuise. Situé dans l’ensemble du roman qui décrit les ravages produits par Melico et les autres membres de la haute société, cette description revêt tout son sens : elle renvoie au dévoiement des paysans, alors qu’ils sont la richesse du pays. Cette analyse est confirmée par la conclusion de Melico qui considère le Costa Rica en songeant à « l’épuisement de ses robustes éléments féminins » (p. 545). L’annonce, le renforcement, servent à transmettre un message répété tout au long du roman.
17D’autre part, les exemples généralisent l’histoire des deux paysannes. Elles sont un cas parmi d’autres. Les propos de ñor Pascual, de Serafina, la mère de Casilda, et de ña Carlota, visent le même objectif dans la construction du roman : annoncer et généraliser21. Le narrateur se substitue d’ailleurs au personnage lorsqu’il s’agit de décrire la biographie d’une prostituée22 (p. 506). Melico est également un double du narrateur, variant les voix d’analyse, comme à la fin du roman23 (p. 544-545). Certains critiques ont considéré que c’était un défaut du roman. Flora Ovares et Margarita Rojas parlent ainsi d’un « narrateur excessivement didactique : il utilise le récit comme preuve d’une thèse scientifique sur le comportement social, les personnages et les événements comme des documents, et sa réflexion répétitive souligne les conséquences et les explications des faits24 ». Que Piedad ait été présentée comme différente des autres paysannes, dans la première partie du roman, alors qu’elle se laisse corrompre elle aussi, est la démonstration que personne n’échappe au relâchement des mœurs dans la capitale.
18Les exemples montrent également le processus de déchéance, avec différents cas, comme pourrait le faire un sociologue. Référons-nous à un historien, Juan José Marín Hernández. Il présente les principales explications à la prostitution :
19« Il était fréquent que les prostitués d’origine rurale débutassent en ville comme domestiques ; toutefois, elles se prostituaient rapidement, peut-être violées par “monsieur” ou par les fils de la maison. En d’autres occasions, c’était d’autres domestiques qui les initiaient, ou elles étaient enceintes d’un petit ami qui n’assumait pas ses responsabilités25. »
20Nous retrouvons ces différentes possibilités dans Hijas del campo. Casilda est violée. Piedad écoute les discours des autres domestiques lorsqu’elle emmène les enfants se promener. C’est ce qui provoque l’évolution de son regard sur ce qui l’entoure, puis de ses pensées, puis de ses actes, jusqu’à devenir trop entreprenante pour Nieves qui pourtant fréquente les maisons closes et vit lui aussi dans un milieu sexuellement distordu, selon le narrateur. Melico organise l’avortement de Casilda. Si Joaquín García Monge considère avoir été influencé par Zola lorsqu’il a écrit ce roman, c’est sans doute pour son intérêt pour l’étude des mœurs dans certains milieux, dans une analyse quasi scientifique26. Toutefois, il situe son analyse dans une opposition dominants/dominés, ville/campagne, alors que 9 % seulement des prostituées venaient de la campagne proche de San José à l’époque, contre 31,2 % pour San José même et 25 % d’une autre des villes de la Vallée centrale27. L’influence du milieu prévaut donc sur une analyse scientifique. Quant aux explications apportées au processus, Flora Ovares les reprend :
21« Les jugements du narrateur et les paroles de Melico indiquent les différentes causes de la dégénérescence. Celui-ci place en premier lieu les manques éducatifs et légaux du système, tandis que le narrateur insiste sur d’autres facteurs, comme l’environnement, le mauvais exemple et l’attitude égoïste et irresponsable de l’oligarchie, intégrant ainsi les éléments sociaux comme des explications possibles28. »
22La fin du roman suggère également que le but n’est pas uniquement de démontrer, ou de généraliser. L’auteur donne à voir et à entendre. Son roman est un tableau de mœurs, mais aussi une mise en garde, avec un volet éducatif et législatif qui est introduit à la fin du roman et qui invite l’État à réagir, alors que les classes dominantes sont incapables de le faire. Les excuses que Melico se donne – difficulté à assumer, pratique courante – ne sont pas pour autant retenues par le narrateur, dans la mesure où les pensées ne sont pas narrativisées alors que le narrateur se substitue bien souvent aux personnages.
23Avec Hijas del campo, Joaquín García Monge a fait un choix face à la polémique sur l’intérêt de représenter les paysans costariciens dans la littérature, polémique qui court de la fin du xixe siècle au début du xxe29. Le paysan, ou plus précisément la paysanne, mérite tout l’intérêt des écrivains. Mais elle n’est plus la gardienne de traditions comme dans les tableaux de genre. Elle est dévoyée, corrompue, vénale. Sa chasteté, l’importance qu’elle prête à sa virginité, sont remplacés par un appétit sexuel démesuré et la prostitution. La responsabilité en incombe, en grande partie, à l’élite. Celle-ci, bien qu’éduquée, est coupable de la déchéance par sa frivolité, ses discours et ses actes : mensonges, miroirs aux alouettes, viols, refus de voir ou d’assumer les conséquences de son attitude. Par le truchement des relations amoureuses et sexuelles, Joaquín García Monge montre ce que l’élite, justement, refuse de voir. Il révèle les fractures de la société contemporaine et en analyse les causes. Il participe ainsi à la construction d’une identité nationale, mais en remettant en cause son unité, ses valeurs, ce qui le rapproche de la génération de 1940 et l’éloigne de ses prédécesseurs, en même temps que de la culture savante que les puissants ont tenté de définir. Il donne à son écriture le rôle que celle-ci doit assumer selon Alfredo Saldaña :
24« Outre des valeurs esthétiques et des composants imaginaires, la littérature joue des rôles définis en tant que discours social : elle sert – beaucoup plus qu’à doter une communauté de cohésion – à ouvrir des fractures dans les ciments sur lesquels repose cette même communauté, elle favorise une unité et donne une identité à un groupe déterminé, c’est vrai, mais c’est surtout un endroit parfait pour pratiquer la critique de toutes les valeurs et tous les modèles qui régulent la vie sociale de ce même groupe30... »
Notes de bas de page
1 Rojas M., Ovares F., 100 años de literatura costarricense, San José, Farben, 1995, p. 62.
2 L’objectif annoncé de l’anthologie est de limiter « la sélection à la période où commence et culmine l’affirmation de la nationalité costaricienne ». Bonilla B. A., Antología de la literatura costarricense, San José, Editorial Stvdivm, Universidad Autónoma de Centro América, 1981, p. 6. Pour l’analyse du rôle d’une anthologie, voir Mesa Gancebo D., « Ricardo Rojas y la desproporcionada Historia de una literatura », Romero Tobar L. (ed.), Literatura y nación. La emergencia de las literaturas nacionales, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2008, p. 314 : « La récupération du patrimoine littéraire (et artistique) déjà produit est, alors, la mission de l’historien littéraire, qui rendra ainsi un service “moral” et pédagogique à la communauté. Mais Rojas va au-delà : conscient de l’importance agglutinante de l’image nationale que la littérature contribue à former, il réclamera pour elle une place dans le système éducatif supérieur, que Rojas lui-même se chargerait de construire en fondant la première chaire de Littérature argentine en 1913, dont le contenu serait issu de l’Histoire elle-même. » Nous traduisons en français les citations.
3 Rojas M., Ovares F., op. cit., p. 73. Voir les commentaires cités par Quesada Soto Á., La formación de la narrativa nacional costarricense (1890-1910). Enfoque histórico-social, San José, Editorial de la Universidad de Costa Rica, 1986, p. 234 : « Si avec Aquileo J. Echeverría notre lyrique devient nationale, avec Joaquín García Monge le roman costaricien parvient à être véritablement costaricien », soutenait José Fabio Garnier en 1913 ; « le créateur du roman costaricien, tant par le fond que par la forme, est Joaquín García Monge », assure Abelardo Bonilla ; et León Pacheco argue que : « D’un point de vue essentiellement national, García Monge est le véritable précurseur du roman costaricien. »
4 Les rares activités traditionnelles auxquelles il est fait référence sont la cueillette du café, la pêche et le combat de coqs. García Monge J., Hijas del campo, in Obras escogidas, San José, Editorial universitaria centroamericana, 1974, p. 480-482, p. 475-476, p. 518-523. Dorénavant, nous ferons référence à cette édition en mettant les numéros de page directement dans le texte.
5 Pour la définition « dominant » et « dominés », nous utilisons le sens donné par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron. Grignon C., Passeron J.-C., Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989, p. 24 : « En sa conception marxiste (exploitation économique ou hégémonie politique) ou en sa conception wébérienne (rapport de commandement, c’est-à-dire “chance qu’un ordre soit obéi”) le rapport de domination qui s’établit entre des groupes ou des individus nous soit à peu près clair... »
6 Rojas M., Ovares F., op. cit., p. 72 : « La société n’est plus perçue comme un tout homogène et harmonieux, mais comme un lieu d’injustices, d’exploitation et de marginalisation des plus faibles. »
7 Les tableaux de genre prédominaient jusqu’à la publication des deux romans de García Monge selon María Rojas et Flora Ovares notamment. Rojas M., Ovares F., op. cit., p. 73.
8 Ibid., p. 76.
9 Ibid., p. 76 : « Pour la première fois, les protagonistes sont la ville et ses habitants. » Les parcs se développent entre 1887 (Morazán) et 1902 (la Merced), alors que sont construits les théâtres (Théâtre national en 1897, en pleine polémique sur la valeur de la culture costaricienne par rapport au modèle européen) (ibid., p. 29). Voir également Quesada Soto Á., op. cit., p. 253.
10 Quesada Soto Á., op. cit., p. 276 : « Le contact avec le luxe, l’élégance et les raffinements des “demoiselles” au service desquelles elle est, développent chez Casilda des besoins fictifs, et des aspirations irréalisables avec les moyens dont elle dispose. La disproportion entre ses aspirations et sa position économique et sociale, transforme Casilda en une marchandise facilement accessible aux transactions érotico-marchandes de Melico : il offre à la domestique le luxe et l’indépendance auxquels elle aspire, et elle paie le prix qui lui a été fixé : la prostitution. »
11 Ibid., p. 257 : « La première partie montre comment les relations mercantiles s’immiscent dans la vie rurale, la lente décomposition ou la disparition des relations familiales-patriarcales, et elle s’achève sur l’expulsion de Piedad et Casilda, payées comme domestiques, et plus tard de Nieves, devenu policier urbain et vautour de caserne. »
12 Voir l’analyse de Quesada Soto dans Quesada Soto Á., op. cit., p. 276 : « La tragédie de Piedad et des filles de la campagne, est perçue par les dames de l’aristocratie d’un point de vue mesquin et déshumanisé, comme un problème domestique et de travail : la domestique n’est pas un être humain, mais un instrument, plus ou moins efficace, de travail domestique. Les “très importantes” dames “de la bourgeoisie”, ne sont pas capables d’apprécier le problème humain de la dégradation et de la prostitution des pauvres paysannes ; elles n’apprécient que l’aspect superficiel du processus, le seul qui les concerne : l’efficacité et la continuité du marché des travailleuses domestiques. »
13 García Monge déclare, dans une lettre, qu’il a toujours regretté les rares occasions qu’il a eues de se mêler aux puissants. García Monge J., « Conducta en la vida », Obras escogidas, op. cit., p. 24.
14 García Monge J., Hijas del campo, op. cit., p. 486 : « Enfant du peuple, fille d’un milieu grossier, Casilda avait d’autres goûts et d’autres manières, et chaque fois qu’il s’agissait d’amours, elle disait : – Si je me marie, ce n’est pas comme ça, en passant. Non, si je me marie c’est avec un gars de San José, jamais avec un paysan du coin. »
15 Rojas et Ovares analysent le roman en parlant d’héritage et non de mise en garde à destination du personnage de Casilda et du lecteur, dans une perspective de déterminisme naturaliste. Rojas M., Ovares F., op. cit., p. 77 : « L’héritage, le tempérament, le milieu social, classent, expliquent et déterminent le comportement des personnages. La dégradation, accélérée par l’action des riches, a son origine dans cette logique naturaliste. »
16 Quesada Soto Á., op. cit., p. 234 : « Dans ces romans de García Monge [El Moto et Hijas del campo], ce ne sont pas les facteurs personnels qui provoquent la dégradation des personnages, ou qui entraînent certains personnages à provoquer la déchéance d’autres personnages. Le vice fondamental dans ces deux récits est l’inégalité et l’injustice, provoquées par les relations inhumaines d’exploitation et de soumission, qui obligent les personnages à vivre en étant soumis aux lois ou aux conventions sociales qui contredisent les besoins humains naturels. »
17 Rojas et Ovares considèrent les valeurs comme appartenant au passé. Rojas M., Ovares F., op. cit., p. 77. Le narrateur n’insiste toutefois pas sur la perspective historique. Dans Ovares F. et alii, LA CASA PATERNA. Escritura y nación en Costa Rica, San José, Editorial de la Universidad de Costa Rica, 1993, p. 88, l’analyse des deux critiques évolue en « une vision d’un idéal paysan aussi menacé ».
18 Ovares F. et alii, op. cit., p. 93 : « Malgré les hésitations du narrateur, il y a une adhésion de son point de vue aux valeurs paysannes, qui détermine un jugement de valeur dans l’opposition entre l’espace urbain et l’espace rural. Dans Hijas del campo, cette dichotomie suppose une préférence claire pour la campagne : les gardes, les patrons, les “poulets” apportent de la ville la violence et la corruption, tandis que l’environnement originel conserve ses pouvoirs miraculeux et curatifs ainsi que les valeurs patriarcales. » Voir également Marín Hernández J. J., « Prostitución y Pecado en la Bella y Próspera Ciudad de San José (1850-1930) », I.Molina Jiménez, S. Palmer, El paso del cometa. Estado, política social y culturas populares en Costa Rica (1800/1950), San José, Porvenir-Plumsock Mesoamerican Studies, 1994, p. 63 : « Dans ce livre est décrite la tragédie que signifiait pour beaucoup de paysannes le passage de la campagne à la ville et le parcours du service domestique à la perdition et à la corruption de leurs mœurs. Le roman oppose la vie à la campagne, vue comme saine et honnête, à celle à la ville, qui est décrite comme luxurieuse et corrompue. »
19 Marín Hernández J. J., op. cit., p. 53. Voir également, ibid., p. 53-54 : « C’est dans ces années [1890] que furent inaugurés des bordels pour la haute société, en particulier à Mata Redonda. La professionnalisation et la différenciation des lupanars furent associées à des changements dans leur architecture intérieure : dans ces locaux, il y avait des espaces pour boire de l’alcool, pour écouter de la musique, pour parler avec des amis et pour “batifoler” avec les femmes de l’endroit. »
20 Quesada Soto Á., op. cit., p. 227.
21 Ibid., p. 259 : « Le viol de Filomena et sa dégénérescence morale postérieure, indiquent le début du processus de dégradation de l’ancien noyau familial patriarcal ; elles expliquent le manque d’intérêt de sa sœur Casilda envers la vie à la campagne, ses “aspirations” différentes ; et elles indiquent en même temps – sans que le lecteur le sache encore – le futur sort de Casilda dans la deuxième partie. »
22 Rojas et Ovares considèrent que c’est une manière « d’éviter toute différence entre le point de vue du narrateur et celui des personnages ». Rojas M., Ovares F., op. cit., p. 77.
23 Voir l’analyse dans Ovares F. et alii, op. cit., p. 91 : « Avec le personnage appelé Melico il s’agit de construire à la fois une figure qui duplique certaines fonctions du narrateur et qui constitue une sorte de porte-parole des thèses explicites de l’Auteur. Ses réflexions coupent le déroulement argumentaire et réitèrent les postulats narratifs, exemplifiant ainsi et le souci didactique de cette littérature et une certaine faiblesse idéologique, puisque les propos de l’Auteur sont imposés depuis l’extérieur. »
24 Ibid., p. 77.
25 Marín Hernández J. J., op. cit., p. 57-58.
26 García Monge J., « Solicitud de datos autobiográficos », op. cit., p. 23.
27 Marín Hernández J. J., op. cit., p. 55.
28 Ovares F. et alii, op. cit., p. 94.
29 Guennec M., « El campesino costarricense en las novelas de la primera mitad del siglo XX : la recuperación de un tipo nacional », Histoire(s) de l’Amérique latine, vol. 1, 2005, [http://www.hisal.org/]. Pour le résumé de la polémique, voir Rojas M., Ovares F., op. cit., p. 33-34 : « Les écrivains étaient conscients que la pratique littéraire dans le pays n’en était qu’à ses débuts et que, précisément pour cela, il fallait établir des normes, c’est-à-dire définir comment et sur quoi on devait écrire. Les nationalistes misaient sur une littérature représentant la réalité perceptible. Ils considéraient que la source d’inspiration de l’art devait être “ce qui est costaricien”, autochtone, d’autant qu’ils considéraient qu’il y avait une grande méconnaissance de leur environnement, de leur histoire, et qu’il fallait étudier davantage ce qui était national. D’où la nécessité que les critères de jugement artistiques soient la peinture de l’environnement costaricien, la description photographique de la campagne et la copie de la langue populaire. Les modernistes, pour leur part, défendaient la liberté de création de l’artiste individuel et croyaient en l’idée que l’art ne peut se construire qu’à partir de l’art et non d’objets de la “réalité” environnante. Pour eux, ce qui prévalait, c’était la culture, la connaissance et le travail de l’artiste, autant de valeurs universelles. »
30 Saldaña A., « Notas para una crítica del nacionalismo cultural », L. Romero Tobar (ed.), op. cit., p. 121-122.
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