Les relations amoureuses à l’épreuve de la différence ethnoculturelle
p. 57-65
Texte intégral
1Dans l’histoire du cinéma, le drame apparaît comme l’un des genres les plus anciens, les plus répandus et les plus divers. Il est souvent associé à l’idée d’un récit tragique ou pathétique, référé à des faits qui ont un contenu « réaliste ». Il peut mettre l’accent sur les avatars de l’histoire1, la puissance, la fragilité et la révolte d’un sujet2, des aspects de la vie psychique3 et de la vie en société4 ou encore des relations d’amour entre des personnages. Cette dernière catégorie, comme toutes les autres, constitue à elle seule un sous-genre, qui est le plus souvent désigné par le nom de drame sentimental (« romance », aux États-Unis). Depuis les origines du cinéma, le drame sentimental apparaît comme l’un des genres les plus pratiqués par les cinéastes, à travers le monde : Les Lys brisés (1919) de David Griffith, Tabou (1931) de F. W. Murnau et Robert Joseph Flaherty, Romance de medio siglo (1944) de Luis Moglia Barth, Les enfants du paradis (1945) de Marcel Carné, Les Amants crucifiés (1954) de Kenji Mizoguchi, L’Âge des illusions (1965) d’István Szabó, Carmen (1983)de Carlos Saura ou Titanic (1997) de James Cameron, témoignent de la diffusion et de la popularité du drame amoureux de par le monde.
2Dans toute cette production, on retrouve une structure commune, définie par la présence d’un obstacle ou d’un ensemble d’obstacles qui s’opposent à la relation amoureuse, et auxquels les amants doivent faire face : l’ordre social, la passion, la jalousie, les préjugés, la trahison, le secret, la maladie ou la mort sont quelques-uns de ces obstacles, qui tendent à enfermer les amoureux dans un monde particulier, souvent très à l’écart des attitudes et habitudes du reste de la société.
3En 1918, avec la réalisation en Argentine de Le dernier malón5 d’Alcides Greca, et, au Mexique,de Tabaré 6 de Luis Lezama et Juan Canals de Homs, est inaugurée l’histoire du drame sentimental à thème indien dans le cinéma latino-américain. Dans ces deux films, les relations amoureuses s’articulent, diversement, avec le thème de la résistance indienne. Le drame sentimental à thème indien connaîtra un certain développement jusqu’aux années 1980, comme en témoignent entre autres les films Wara Wara (Bolivie, 1930), Janitzio (Mexique, 1934), María Candelaria (Mexique, 1943) ou Kapax del Amazonas (Colombie, 1982). Dans toute cette production, qui a été élaborée essentiellement par des non-Indiens, l’on retrouve un élément qui nous semble caractéristique : l’obstacle qui perturbe la relation d’amour est défini par le fait de la différence culturelle ou ethnoculturelle. Ce fait, qui peut délimiter la spécificité du drame sentimental latino-américain à thème indien, n’a pas encore fait l’objet d’une étude systématique. Dans la présente étude, nous voudrions proposer une exploration initiale des éléments qui produisent la différence culturelle ou ethnoculturelle comme obstacle, souvent absolu et insurmontable, à la relation d’amour. Pour ce faire, nous prendrons comme objet d’analyse deux films représentatifs, réalisés dans deux régions différentes du sous-continent : Tizoc, amor indio (Mexique) et El valle de los Arhuacos (Colombie).
Drame et amours d’un Indien « tacuate7 »
4Le film Tizoc, amor indio appartient à l’âge d’or du cinéma mexicain : il fut coécrit et réalisé en 1956 par Ismael Rodríguez8 (1917-2004), l’une des figures les plus représentatives du cinéma mexicain de l’époque. Divisé en seize chapitres9, il présente l’histoire des amours successifs de Tizoc (Pedro Infante), un Indien tacuate, avec deux personnages féminins dans un village mixteca : d’abord avec Machinsa, une indienne « cocijopí10 », puis avec María (María Felix), une femme blanche, la fille du propriétaire des scieries du village. La relation de María et Tizoc occupe la place centrale dans le film, mais elle s’entrecroise avec celle de María et son prétendant blanc, Arturo.
5Dans ces relations amoureuses, nous retrouvons plusieurs éléments caractéristiques du drame sentimental. L’amour entre Tizoc et Machinsa est montré au début du film (chapitre : « L’amoureux ») comme un amour correspondu mais menacé : les rencontres du couple ont toujours lieu en cachette, car la famille de la jeune fille s’oppose à cette relation. Le père et le frère de Machinsa agressent sans cesse Tizoc, verbalement ou physiquement, du début du film jusqu’à sa fin. Ils en appellent aux saints comme aux sorciers pour attirer le mal sur lui, et sont même prêts à utiliser leurs armes pour en finir avec lui. À ce premier obstacle s’ajoute la jalousie de Machinsa, liée à la présence inhabituelle de María dans le village : peu à peu, Tizoc se sentira de plus en plus attiré par l’étrangère, et s’éloignera graduellement de Machinsa. Envahie par la jalousie, Machinsa éprouve un fort désir de vengeance : à la fin du film, au moment où elle apprend que María et Arturo ont le projet de se marier, elle s’empresse de révéler la vérité à Tizoc. Or, à ce moment-là, Machinsa se fait tuer par son propre frère qui, ignorant la rupture de la relation entre sa sœur et Tizoc, entend « sauver l’honneur de sa tribu » à travers ce meurtre.
6La relation entre María et Arturo est, quant à elle, une relation moribonde. Le spectateur apprend que María s’est retirée dans ce village afin de s’éloigner d’Arturo, qui l’a trompée la veille même de leur mariage. Au village, elle est accueillie chez Enrique, son père, un riche commerçant. Or, Enrique n’admet pas cette rupture, et réussit à persuader sa fille de pardonner à son fiancé. Après un échange de lettres, le projet de mariage est à nouveau rétabli, à l’instigation d’Enrique. Or, ce mariage n’aura jamais lieu.
7Le récit cinématographique de ces deux premières histoires est introduit dans la première partie du film, et précède le récit de la relation amoureuse entre María et Tizoc. Il s’agit d’un amour qui progresse lentement et qui, chez Tizoc, se nourrit en partie des interprétations erronées qu’il fait des dialogues qu’il tient avec elle, car ils parlent souvent sur des registres différents. Puis, l’amour de Tizoc s’enflamme à l’occasion d’un geste de María, qui lui donne un jour un mouchoir afin de soigner une blessure. De son côté, María va accepter réellement cet amour seulement à la fin du film, lorsqu’elle découvrira – trop tard hélas ! – la profondeur des sentiments de Tizoc comparés à ceux d’Arturo.
8C’est surtout dans cette histoire d’amour que le réalisateur intensifie les éléments du drame sentimental. La relation entre María et Tizoc est contrariée par le père de María, lequel est présenté comme l’obstacle principal à leur relation. Personnage plutôt sans scrupule, agissant en secret et n’hésitant pas à tromper sa propre fille, il trouve finalement un stratagème pour les séparer : le jour où Tizoc vient lui demander la main de sa fille, Enrique soumet son accord à une condition : Tizoc doit renoncer à voir et à parler avec María pendant trois mois. Ensuite, il fait croire à sa fille que Tizoc l’a oubliée et qu’il a renoncé définitivement à leur projet de mariage. Au cours de ces trois mois, Arturo réapparaît et Enrique arrange une nouvelle date pour le mariage de sa fille avec ce prétendant de la ville. En découvrant, par Machinsa, ce projet de mariage entre la femme qu’il aime et Arturo, Tizoc, poussé par le dépit et la passion, va enlever María de force. Il l’amène au sommet d’une colline où, après un échange de paroles, ils découvrent la tromperie d’Enrique. Or, ils sont très vite rattrapés non seulement par Enrique et Arturo, qui viennent accompagnés d’un groupe de soldats, mais aussi par le père de Machinsa qui voit en Tizoc le coupable de la mort de ses deux enfants. Le couple tente de fuir, mais María est mortellement blessée par une flèche qui était destinée à Tizoc, et qui est lancée par le père de Machinsa. María n’a pas la possibilité de dire à Tizoc qu’elle l’aime et veut vivre avec lui. Puis, Tizoc arrache cette flèche et se l’enfonce dans le cœur. Agissant en fonction de leurs sentiments d’amour, María et Tizoc ont troublé les « règles sociales établies », suscitant ainsi des réactions négatives ou des obstacles qui finissent par détruire les héros – un thème souvent présent dans le drame sentimental. Or, quelles sont ces règles qui ont été mises en cause par le comportement des amoureux ? Quelle est la nature des obstacles qui s’opposent à leur relation ? L’analyse du film nous permet de déterminer que ces obstacles renvoient pour l’essentiel à la différence socioculturelle ou ethnoculturelle.
Les conflits ethnoculturels dans Tizoc amor indio
9Le réalisateur Ismael Rodríguez consacre plus de la moitié de son film à représenter des conflits liés à la différence socioculturelle ou ethnique : en construisant les obstacles qui s’opposent aux deux relations amoureuses de Tizoc, il dévoile progressivement ces conflits. Le récit de la relation de Tizoc avec la jeune Machinsa lui permet de représenter un conflit entre deux communautés indiennes (les Tacuate et les Cocijopí), tandis que celui de sa relation avec María lui sert à mettre en avant des conflits socioculturels opposant les Indiens aux « Blancs ».
10L’Indien dit « tacuate » est représenté dans le film comme une sorte de « bon sauvage », vivant en paix et en harmonie avec la nature et faisant preuve d’une série de vertus. À l’opposé, les « Cocijopí » sont décrits comme des êtres hostiles et dominateurs : dès l’ouverture du film, une voix off nous apprend qu’ils font sentir à Tizoc « la haine qu’ils éprouvent depuis des siècles à l’encontre de sa tribu ». L’opposition de la famille de Machinsa à la relation de cette dernière avec Tizoc repose sur ce mépris ancestral de la communauté cocijopí à l’égard des Tacuate : le mariage d’une jeune fille cocijopí avec un Tacuate serait pour les premiers une grave offense à l’honneur de leur communauté, et impliquerait la transgression des règles traditionnelles qui la régissent. Dès les deux premiers chapitres du film, cette hostilité à Tizoc en tant que Tacuate est signifiée par une série d’actes ou de paroles violentes : les Cocijopí lancent des pierres contre Tizoc, ils crachent sur lui, ils l’appellent « tacuate » en prononçant ce mot d’une manière méprisante. Au chapitre trois (« L’impressionné »), Tizoc, se confiant au religieux Bernardo, rend compte de ce mépris à son égard : « Ils me regardent pire que si j’étais un renardeau, ils me traitent comme un pestiféré, et le père et le frère de Machinsa veulent me tuer. » Cette hostilité à son égard traduit également un conflit ethnoterritorial, dans la mesure où le village mixteca fait partie de l’ancrage géographique des Cocijopí : au chapitre dix (« La dispute »), Tizoc est rejeté par l’ensemble des villageois, qui lui font sentir qu’il est de trop dans ce territoire. À la fin du film, au quatorzième chapitre (« Le fiancé »), les Cocijopí s’attaquent directement à Machinsa pour laver l’affront d’une éventuelle union avec un Tacuate : le propre frère de Machinsa juge préférable d’assassiner sa sœur plutôt que de la voir avec Tizoc.
11Les conflits socioculturels qui opposent les Indiens aux « Blancs » sont présents dans quatre des huit chapitres du film, mais ils émergent bien avant le début de la relation amoureuse entre Tizoc et María. Ils préexistent et sous-tendent cette relation, comme le montre l’analyse de quatre séquences du film où la différence culturelle se traduit directement en incompréhension de l’autre, et, implicitement, en rejet de l’autre. La première de ces séquences, au deuxième chapitre, représente l’activité de la chasse, dont le sens diffère fondamentalement chez Tizoc (activité de survie) et chez Enrique, le père de María (activité de loisir) : ces deux sens de la chasse s’avèrent opposés, voire contraires. La deuxième séquence, au cinquième chapitre, la troisième, au chapitre douze, et la quatrième, au chapitre treize, concernent toutes la place de l’argent dans les relations intersubjectives et sociales : Enrique se sent obligé de payer Tizoc parce que ce dernier lui a sauvé la vie (chapitre cinq) ; plus tard, Enrique cherche à persuader Tizoc d’abandonner son idée de se marier avec sa fille, en échange de quelques biens (chapitre douze) ; enfin, Arturo, l’ancien fiancé de María, veut donner de l’argent à Tizoc quand celui-ci lui offre à manger (chapitre treize). Dans les trois cas, le Tacuate refuse de recevoir de l’argent ou des biens matériels, laissant entendre que le secours porté à autrui, l’hospitalité et les rapports sentimentaux sont des attitudes ou des actes qui débordent la logique commerciale de l’achat et de la vente.
12De manière parallèle, le film présente un autre aspect lié à la différence culturelle : le malentendu lié à la différence d’interprétation. Au chapitre onze, María offre son mouchoir à Tizoc qui est blessé à la main. Or, le jeune indien interprète ce geste selon la tradition indienne, c’est-à-dire qu’il pense que la jeune fille lui fait une promesse formelle de mariage. Informée de la portée de son geste par le curé du village, María cherche dans un premier temps à détromper Tizoc, mais, touchée par le sentiment d’amour de l’Indien, elle se montre par la suite prête à assumer la signification que son geste a eue pour Tizoc. Dans cette séquence, la différence culturelle et la possibilité du malentendu interculturel ne se traduisent pas nécessairement en rapport de conflit.
13Or, si la différence culturelle est assumée positivement au niveau intersubjectif de la relation entre Tizoc et María, elle apparaît dans le film comme un élément de conflit au niveau des rapports entre les groupes socioculturels des « Blancs » et des « Indiens » ou, plus précisément, entre des groupes dont l’identité se construit par la négation ou le rejet de l’autre. Le film met en opposition ces deux niveaux (l’intersubjectif et l’intersocial ou l’intercommunautaire), de telle manière que le second, qui est le lieu du conflit interculturel, est décrit comme un pouvoir extérieur qui entend encadrer les relations intersubjectives, lesquelles sont dans le film le lieu où la différence culturelle se vit comme acceptation de l’autre. Tout le film est structuré sur cette opposition entre la vie intersubjective – incarnée par la relation entre Tizoc et María – et des individus-groupes qui ne sont pas prêts d’accepter la reconnaissance interculturelle représentée par le couple. Ainsi, la différence culturelle devient pour Tizoc et María un obstacle à leur relation affective. La société « blanche », représentée essentiellement par Enrique, le parrain de Tizoc et le curé du village, s’oppose par tous les moyens à leur projet de mariage. À l’exception de María, le discours de tous les « Blancs » représentés par Ismael Rodríguez enferme l’Indien dans une image négative.
14Pour désigner les Indiens en général, Enrique emploie le plus souvent des termes méprisants : indio patarajada (Indien patte-entaillée) et indio imbécil (chapitre deux) ; « indio ladino » (Indien fourbe) et « sauvage » (chapitre cinq), « indito » (petit Indien), au chapitre douze. Ceux qu’il perçoit comme non-blancs sont pour lui, de manière générique, des « Indiens » : il ne fait aucune distinction entre les Tacuates, les Cocijopi ou les Papalucos. Ainsi, quand le parrain de Tizoc lui indique que les Indiens devant lesquels il se trouve s’appellent « papalucos », Enrique riposte en disant : « ce sont des Indiens [...] papanatas (gobeur) ou papamoscas (gobe-mouches), c’est la même chose » (chapitre six). Signifiant clairement le mépris et le rejet de la différence, le discours d’Enrique se présente comme un discours type du racisme ordinaire, anti-indien, dans la société mexicaine.
15Dans ses rapports avec les Indiens, Enrique se tient dans une position hiérarchique de domination. Au deuxième chapitre, il dit à Tizoc qu’il va lui apprendre à « respecter les gens de raison » ; au chapitre douze (la demande en mariage), où il signifie à Tizoc les différences qui existent entre celui-ci et sa fille, il met en avant des raisons ethniques et socioéconomiques : « D’abord, ma fille est blanche, et toi, tu es un Indien [...] ; elle est riche, et toi pauvre [...] : ces différences rendent impossible un mariage [entre vous]. » Ces mêmes raisons sont reprises par le parrain de Tizoc, qui exhorte celui-ci à se marier avec une femme qui appartienne à la même race afin qu’il puisse avoir des enfants semblables à lui (chapitre douze), ainsi que par le curé, qui signale à Tizoc que ce projet de mariage est une folie, car il n’est pas l’égal de María (chapitre treize). L’opposition de la société « blanche » du village à ce projet de mariage mixte est posée comme l’obstacle principal aux amours de Tizoc et María : un obstacle qui déterminera la fin tragique du récit, avec la mort des deux amants.
Un drame sentimental chez les Arhuaco11
16En 1964, l’anthropologue Vidal Antonio Rozo réalise El valle de los Arhuacos (La vallée des Arhuacos12), un film tourné en 35 mm, en noir et blanc, produit par la compagnie Filmadora Calima. Premier film tourné chez les Indiens arhuaco, El valle de los Arhuacos fut le quatrième long-métrage réalisé en Colombie au cours de cette année. Son scénario, inspiré des récits Cinco años de aventuras (Cinq années d’aventures13) et Arhuacos, a été conçu par le réalisateur lui-même, avec la collaboration du missionnaire Fray Antonio de Alcacer (Vicente Reynal), membre de la congrégation catholique des Capucins – présente dans le territoire arhuaco14 depuis l’époque coloniale. À la différence de Tizoc amor indio, qui a été réalisé avec des acteurs professionnels, ce film est fait avec la participation des Indiens d’une communauté arhuaca.
17Tourné en quarante-trois jours au sein de la réserve de San Sebastián de Rábago, dans la Sierra Nevada de Santa Marta, au nord de la Colombie, le film, composé de trente-sept séquences, présente une histoire d’amour, racontée par un missionnaire capucin. Il s’agit d’un amour réciproque entre deux jeunes arhuaco, Mako et Arusikua, qui ont reçu deux formes d’éducation différentes : tandis que le jeune indien a été élevé au sein de sa communauté, la jeune fille a été éduquée par la mission capucine. Ces différences d’éducation qui ont, comme nous le verrons, une signification culturelle créent une certaine tension entre les deux jeunes, dont la relation se heurte en même temps à l’hostilité de membres de la communauté. Adoptant un point de vue résolument ethnocentrique, le film produit l’idée d’une incompatibilité absolue et d’un antagonisme nécessaire entre une religion européenne (le christianisme) et les croyances religieuses des Arhuaco. L’analyse du film nous permet de vérifier que la différence culturelle, qui comprend le religieux mais ne se réduit pas à celui-ci, est produite ici aussi comme l’obstacle principal à la relation amoureuse entre deux êtres.
L’amour d’Arusikua et Mako face aux conflits culturels
18Dans le récit filmique, les relations entre Mako et Arusikua se déroulent sur un ensemble de dix-sept séquences. De cet ensemble, quatorze séquences renvoient aux tensions entre les Indiens attachés à leurs croyances et traditions, d’un côté, et les Indiens qui ont été élevés au sein de la mission capucine, d’un autre. Les tensions au sein du couple touchent essentiellement aux différences de croyance : des quatre séquences où apparaît le couple, trois (7, 8 et 28) se réfèrent explicitement aux différences de croyance, qui deviennent un point névralgique dans leur relation. Relayées par les attitudes et les discours des missionnaires, ces différences apparaissent en même temps comme un facteur de conflit au sein de l’ensemble du groupe arhuaco.
19La relation sentimentale entre Mako et Arusikua est introduite dans la septième séquence, au cours de laquelle les deux personnages se retrouvent à Curacata, un lieu sacré selon la tradition arhuaca, où Mako entend faire une offrande à Ati Nawowa, la déesse des eaux, en espérant qu’elle soutienne leur amour. Or cette harmonie apparente est dissipée rapidement : la séquence suivante (8) fait apparaître une tension liée à des motifs religieux, qui divisent la communauté. Arusikua dévalorise les dieux et les esprits des Indiens, en mettant en avant le dieu des chrétiens : « J’ai appris dans la mission à connaître un seul dieu [...] qui est au-dessus de tous les esprits qui protègent notre race [...]. Nos dieux n’ont pas la même valeur que le dieu unique. » De son côté, Mako, suivant les enseignements de Kariu, le chef de sa tribu, désigne le dieu chrétien comme un ennemi qui peut s’allier aux mauvais esprits pour faire du mal à la communauté.
20À partir de cette huitième séquence, le film présente positivement les croyances d’Arusikua et des missionnaires, et négativement celles de Mako et Kariu. Cette prise de position s’appuie sur une idée qui rappelle un aspect de la critique des Lumières au christianisme du xviiie siècle, selon lequel le dieu de la Bible est dénoncé comme un être qui terrorise les hommes. Ainsi, le film met en place un mécanisme qui consiste à faire apparaître les dieux des Arhuacos comme des êtres maléfiques, qui asservissent les Indiens par l’angoisse et la peur. L’élément principal de ce mécanisme est la figure de Kariu, qui représente les croyances des Arhuaco et s’oppose ouvertement à la relation d’amour entre les deux jeunes Indiens (séquences 17 et 29). Un autre élément utilisé par le réalisateur est l’image qu’il construit de la communauté arhuaca, montrée elle aussi comme une force hostile qui s’oppose à la relation entre Mako et Arusikua, considérant cette dernière comme une sorte de transfuge qui, ayant trahi les croyances de la communauté, pourrait susciter la colère des esprits. Ainsi, le récit de l’amour contrarié par une communauté intolérante et hostile apparaît comme un dispositif narratif destiné à susciter chez le spectateur le rejet des croyances des Arhuaco, et corrélativement, l’admiration devant le christianisme et les missionnaires qui apportent la bonne parole aux peuples prisonniers de la superstition et du fanatisme.
21De même que les croyances religieuses, les coutumes et les traditions des Arhuaco sont dévalorisées par une série de commentaires et de jugements produits par le missionnaire. À travers ce discours du missionnaire, l’Indien qui vit conformément à ses croyances apparaît comme un être superstitieux (séquence 14), pratiquant des cérémonies qui ne sont que des « actes folkloriques » (séquence 19) ou des « rites païens » (séquence 27). En pratiquant un jeu d’oppositions entre le personnage d’Arusikua, qui est mis en valeur, et les autres Indiens, ce discours produit également, de manière indirecte, une série d’attributs négatifs destinés à dévaloriser les Indiens n’ayant pas reçu une éducation catholique : dans la séquence quatorze, le narrateur-missionnaire raconte qu’Arusikua a appris auprès des religieuses « une vie différente, la vie simple et claire du travail et de la propreté » – laissant ainsi entendre que les Indiens sont sales et mènent une vie paresseuse. Présenté ici de manière indirecte et allusive, ce jugement sur la paresse et la saleté des Indiens est repris un peu plus tard de manière plus explicite, dans la seizième séquence, en l’associant au thème de la passion des Indiens pour les « stimulants » : « Le grand défaut des Indiens arhuacos : leur inclination pour les excitants, leur inhibition, leur nature paresseuse. Nous pouvions lutter seulement d’une manière, avec le travail et la propreté [...]. L’Indien ne connaît pas la propreté, il faut la lui apprendre. » La référence aux « excitants » désigne tout aussi bien l’alcool que la feuille de coca, plante qui possède une valeur rituelle dans cette culture – ignorée dans le film.
22La dévalorisation de Kariu, qui incarne l’autorité traditionnelle du village arhuaco, est également une dévalorisation des Arhuaco attachés à leur mode de vie. Dès sa première apparition à l’écran, le chef des Arhuaco est présenté de manière à faire ressortir une série d’attributs négatifs : il est ivrogne, menteur, intrigant, sans scrupule. Il apparaît à plusieurs reprises (séquences 3, 6 et 24) en compagnie d’un trafiquant d’alcool, qui est l’un des ennemis des missionnaires dans le récit. Très rapidement, le film installe, chez le spectateur, l’idée d’un chef et guide spirituel qui, loin de contribuer au bien-être de sa communauté, développe des actions qui ont des conséquences néfastes. Grossissant sans nuance les traits négatifs, à la manière d’une caricature, cette représentation de l’autorité traditionnelle a pour effet immédiat de dévaloriser à la fois les croyances, les pratiques, les institutions et les valeurs que Kariu est censé incarner en tant que sage arhuaco.
23Suivant cette logique d’oppositions binaires, qui renvoie à une vision assez manichéenne des cultures, la jeune Arusikua incarne le « salut » et « l’avenir » du peuple arhuaco, c’est-à-dire l’assimilation totale aux formes de vie et aux croyances occidentales. Arusikua est un personnage-passerelle, permettant de relier la tribu et la mission, le présent et l’avenir. Son rôle dans la communauté est de contribuer à l’abandon des croyances qui articulent le mode de vie des Arhuaco : elle représente en quelque sorte la fin du monde arhuaco, considéré incompatible avec les croyances de la société catholique colombienne. La mort tragique de Kariu, à la fin du film, apparaît dès lors comme la représentation symbolique de la disparition du monde arhuaco.
24Dans Tizoc amor indio comme dans El valle de los Arhuacos, nous avons affaire à un drame sentimental qui, à la différence d’autres films du genre, présente le fait de la différence culturelle ou ethnico-culturelle comme l’obstacle principal qui met en échec une relation d’amour. Nous pouvons identifier ici un élément qui marque de manière caractéristique toute une production cinématographique latino-américaine qui, à travers le temps, met en images des récits d’amour entre des personnages appartenant à des cultures ou à des groupes ethniques différents.
25Or, à partir de cette structure commune, les films représentatifs de cette production peuvent par ailleurs proposer diverses manières d’interpréter la différence culturelle et de décrire le monde où la différence culturelle se présente comme un obstacle aux relations intersubjectives d’amour ou de désir. Ainsi, tandis que Tizoc amor indio semble comporter un aspect critique des préjugés ethnico-culturels, El valle de los Arhuacos justifie l’interprétation de la différence culturelle comme un obstacle insurmontable dans une relation d’amour, et plaide de manière assez explicite pour la disparition de ces différences par la voie de l’assimilation aux normes religieuses et culturelles de la majorité de la société colombienne. Le réalisateur mexicain critique les préjugés liés à la différence ethnico-culturelle, en mettant en opposition le personnage d’Enrique – qui incarne ces préjugés – et le couple d’amoureux : Enrique est présenté comme un être hypocrite et sans scrupule, alors que María et Tizoc, qui se reconnaissent au-dessus des barrières ethniques et culturelles, sont décrits comme des personnages « positifs ». N’attribuant a priori aucune valeur supérieure à la culture hispano-mexicaine, le film semble plaider pour une vision plurielle du Mexique, c’est-à-dire pour une société mexicaine affranchie des discriminations de type culturel ou ethnico-culturel. En revanche, le film du réalisateur colombien met clairement en avant un point de vue ethnocentrique, opposé à la différence et incapable de reconnaître l’altérité. Dans ce film, la différence culturelle représentée par la culture arhuaca est considérée comme un mal qui doit être surmonté à travers l’assimilation à la culture et à la religion hispano-colombienne. Agent (re)producteur des préjugés ethnico-culturels, El valle de los Arhuacos est aussi un document historique sur la réalité de ces préjugés dans la société colombienne des années soixante. De ce dernier point de vue, il pourrait illustrer les propos suivants de Claude Lévi-Strauss : « Il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale15. »
Notes de bas de page
1 Senso (1954, Luchino Visconti), Paris brûle-t-il (1966, René Clément), Que la fête commence (1975, Bertrand Tavernier).
2 La fureur de vivre (1955, Nicholas Ray), L’incompris (1967, Luigi Comencini).
3 Le jour se lève (1939, Marcel Carné), Un tramway nommé désir (1951, Elia Kazan), Persona (1966, Ingmar Bergman), Gabrielle (2005, Patrice Chéreau).
4 Le voleur de bicyclette (1948, Vittorio de Sica), Los olvidados (1950, Luis Buñuel), Sweet sixteen (2002, Ken Loach).
5 Le terme « malón » désigne au xixe siècle en Argentine les incursions des Indiens de la Patagonie, et, par extension, l’Indien méchant ou mauvais (malo), c’est-à-dire l’Indien qui n’a pas encore été « réduit » ou assimilé.
6 Adaptation cinématographique du poème Tabaré (1888) écrit par Juan Zorilla de San Martin (1855-1931).
7 Le terme tacuate est une déformation du mot nahuatl Tlal (terre) coatl (serpent), qui désigne une ethnie indienne provenant du groupe Mixteco.
8 Âgé de treize ans, Ismael Rodríguez débute son expérience dans le cinéma en Californie quand il joue dans le film Sangre Mexicana de Romualdo Tirado en 1930. Plus tard, il deviendra avec ses frères Roberto et Joselito l’un des précurseurs du cinéma sonore de son pays ; il participe par ailleurs à la fondation de la compagnie Películas Rodríguez. C’est à partir de 1942 qu’il se lance dans la réalisation de films, avec ¡ Qué lindo Michoacán !. Il poursuivra cette activité jusqu’en 1996, quand il écrit et dirige le film Reclusorio III. Pendant ce temps, il a réalisé non moins de 64 films, qui l’ont rendu l’un des cinéastes les plus populaires du Mexique.
9 Pour cette analyse nous employons la segmentation du film proposée dans le DVD édité par Laguna Films en 2005.
10 Ce nom renvoie à l’histoire de Juan Cortés Cocijopí, un monarque indien de Tehuantepec qui s’est allié aux Espagnols et qui a été converti au christianisme par Hernán Cortés.
11 Pour nommer ce peuple indien, nous suivons l’usage des textes ethnologiques/anthropologiques, c’est-à-dire l’indication invariable du nom au singulier : les Nambikwara (Lévi-Strauss C., Tristes tropiques, Paris, Plon Pocket, 2005, p. 329), les Matsiguenga, les Ashaninga, les Arawak (Renard-Casevitz F.-M., Le banquet masqué, Paris, Lierre & Coudrier Éditeur, 1991, p. 15). Cependant, dans la citation du film, nous respectons l’orthographe du document.
12 Avant sa sortie ce film avait reçu deux titres différents : Arhuacos et Lumière dans la Sierra.
13 Écrit par Atanasio de la Nora en 1961, ce texte rend compte des missions capucines dans la Sierra Nevada de Santa Marta, au nord de la Colombie.
14 La population ika ou arhuaca se trouve sur le versant ouest et sud-est de la Sierra Nevada de Santa Marta. Les Indiens arhuaco partagent ce territoire avec les Sánha, Kankuamo et Kogui.
15 Lévi-Strauss C., Race et Histoire, in Race et Histoire, Race et Culture, Paris, Albin Michel/Éditions UNESCO, 2001 (1952), p. 43.
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2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016