Vision et révision des représentations amoureuses et de la sexualité des Italo-américains dans A Time for Wedding Cake de Salvatore La Puma
p. 47-54
Texte intégral
1L’action du roman A Time for Wedding Cake (1991) se situe à New York, dans le quartier italien de Bensonhurst à Brooklyn, après la Seconde Guerre mondiale. L’intrigue met en scène deux frères italo-américains, Mario et Gene, et repose sur le récit de leurs aventures amoureuses, attestant le rôle fondamental de la sexualité dans le mode de socialisation des Italo-Américains. Toutefois, l’auteur, Salvatore La Puma, joue avec les images populaires attachées à leur communauté, notamment celles associées à la virilité des hommes, pour donner une nouvelle image du couple chez les Italo-Américains.
Clichés et révision des images traditionnelles
2A Time for Wedding Cake s’ouvre sur des clichés répandus dans les cultures populaires américaine et italienne, comme pour pourvoir le lecteur des clefs nécessaires à la compréhension de la situation. Les relations entre individus des deux sexes, considérées comme le fondement du mode de socialisation italien1, sont clairement exposées dès l’incipit. Elles servent de support à la trame du roman tout en offrant en plus un portrait social et culturel de la communauté italienne de Bensonhurst : « Les filles étaient bien en chair et insolentes, et nous, les garçons, nous les aimions comme cela. Nous étions des durs et des excités et elles nous aimaient comme cela. J’étais comme cela. Mon frère Mario était comme cela2 » (p. 9).
3Fidèle à la mission de la littérature ethnique italo-américaine, A Time for Wedding Cake s’articule autour de codes, de signes particuliers qui donnent « une interprétation ethnique de la réalité3 ». Ceux-ci peuvent expliquer au lecteur l’expérience des migrants, et le cas échéant, montrer les difficultés des hommes à trouver des points de repère dans une société aux valeurs différentes, ici la société américaine. Aussi faut-il lire le roman de Salvatore La Puma en gardant en mémoire les clichés associés à la communauté italo-américaine.
4Ces images, définies comme des éléments intrinsèques du caractère des Italiens du Sud4 dans la conscience collective, sont reconnues par l’ensemble de la population et répondent à des codes précis, ce qui nous amène à les considérer comme des éléments de la culture populaire. Par exemple, dans le système sociétal de l’Italie du Sud, chacun doit trouver son statut autant que son identité grâce aux rôles que la famille lui assigne en fonction de son sexe. Les femmes sont tour à tour filles, sœurs, épouses, mères, grand-mères, et ne peuvent affirmer leur identité qu’à travers leurs relations avec les membres masculins de la famille5. Les hommes assoient leur statut d’adultes grâce à leur emploi et grâce à leurs rapports avec les femmes. Aussi le roman accorde-t-il une place importante aux relations amoureuses, à la sexualité et à la procréation.
5Mario, le frère aîné du narrateur, est la représentation type de l’Italien dans la conscience populaire américaine et celle de la virilité au sein de la communauté italo-américaine (et l’on note son prénom italien, contrairement à son cadet qui a un prénom américain, Gene, comme pour insister sur le fait qu’il est le représentant du maintien de la tradition italienne alors que, comme nous le verrons, son frère a un comportement plus américanisé). C’est un personnage dynamique qui véhicule les valeurs de la communauté italienne. Son portrait est fondé d’une part sur ses activités professionnelles, et d’autre part sur ses relations amoureuses : il est maçon, activité typique des migrants italiens installés sur la côte Est des États-Unis dès la fin du xixe siècle6. Il aide à subvenir aux besoins de sa famille et va même jusqu’à commettre un hold-up lorsque celle-ci se retrouve dans une situation financière critique. En tant que fils aîné, il représente celui qui doit prendre la suite du père et aura les responsabilités de chef de famille. Il est fort, robuste et également beau garçon. Aussi a-t-il beaucoup de succès auprès des filles. C’est un séducteur : il a un nombre important de partenaires sexuelles avant son mariage. Au retour de la guerre, il apparaît comme un véritable héros : il était chez les marines et il a reçu la Silver Star et la Bronze Star, ce qui le rend encore plus populaire auprès de la gent féminine tandis que son frère Gene travaille dans un hôpital en Italie pendant la guerre et ne fait pas nombre de conquêtes. D’ailleurs, à son retour, Mario lui arrange même des rendez-vous amoureux.
6Mario a entre autres pour maîtresse une Finlandaise, mais il se marie avec une Italo-Américaine, Anna, union conforme à l’image des couples selon la culture italienne. En effet, l’endogamie étant un critère du maintien des valeurs traditionnelles, on peut dire que le personnage de Mario suit le modèle proposé par sa communauté7. La célébration de leur mariage est décrite pendant cinq pages (p. 49-54), ce qui confirme l’importance de cette institution dans le patrimoine culturel italien. Les relations sexuelles entre Mario et Anna, « protégées » par les liens sacrés du mariage, ne sont guère décrites alors que La Puma ne tarit pas de détails charnels, sensuels voire sexuels, lorsqu’il décrit les relations des deux frères avec leurs maîtresses. En outre, selon les principes catholiques, les rapports sexuels ont pour but la procréation et non le plaisir. Ainsi, on note que la sexualité au sein du mariage peut être mentionnée, mais elle n’est pas, ou peu, détaillée. Le roman suit donc la tradition italienne dans ce cas comme pour marquer l’empreinte du patrimoine culturel italien chez Mario.
7L’identité du frère cadet, Gene, est plus nuancée. Il est plus instruit - il est instituteur - et il a moins de succès auprès des filles. Son image n’est donc pas autant attachée que celle de Mario à la tradition familiale qui cherche à faire coïncider genre masculin et virilité. En tant que narrateur diégétique, Gene prend une part active dans l’action, et par voie de conséquence dans l’affrontement entre les valeurs italiennes et leur représentation au sein de la conscience collective américaine. D’ailleurs, de façon tout à fait symbolique, la femme que Gene épouse n’appartient pas à sa communauté : elle est juive.
8Pourtant, progressivement, le lecteur a des détails sur les expériences sexuelles de Gene qui se multiplient : il est l’amant de Donna et Julietta qui se présentent comme des êtres libérés et sensuels, poussés par leur « instinct animal » (p. 59), puis d’Isabel qui devient son épouse ; il a même des rapports sexuels avec sa belle-sœur Anna. Alors que son frère aîné « se range » en se mariant – il rompt progressivement avec ses maîtresses –, Gene se « dévergonde » en multipliant les aventures. Dans les deux cas, leurs relations avec les femmes leur permettent de s’affirmer. Gene devient un séducteur et sa sexualité une forme d’expression. Elle lui permet d’échapper aux carcans imposés par la communauté italienne qui associe relations sexuelles, mariage et procréation. Pour Gene et ses partenaires, le sexe est synonyme de plaisir et de liberté. En revanche, son union avec Isabel le conduit à un enfermement dont il ne pourra échapper. Il se compare à une proie tombée dans une toile d’araignée tissée par sa propre femme (p. 68 et 105). Mais, grâce à l’éducation qu’il a reçue et à son expérience de la liberté sexuelle, il parvient à trouver sa place au sein de la société américaine dans son ensemble. Sans qu’il adopte une attitude véritablement rebelle face à son patrimoine culturel familial telle qu’Irvin Child8 la définit, sa vision des relations entre hommes et femmes diverge des attentes de sa communauté. Cette attitude le pourvoit d’un meilleur pouvoir d’adaptation à la société américaine que son frère. Il respecte moins les principes du familisme amoral9 ancrés dans la culture italienne : le code moral et le mode de socialisation des Italiens du Sud se caractérisent par un repli à l’intérieur du cercle familial, une méfiance envers ce qui lui est étranger. Il s’agit de défendre les intérêts de la famille sans prendre en compte ni ceux de l’individu (qui n’existe que grâce à sa famille) ni ceux de la société dans son ensemble, d’où l’appellation de « familisme amoral ». Ainsi, le code moral des Italiens s’oppose à l’individualisme qui caractérise le mode de socialisation des Américains. Sans encourager les relations sexuelles extraconjugales, la société américaine privilégie un comportement plus individualiste et se trouve en opposition avec le familisme amoral. Le comportement de Gene avec les femmes peut donc être perçu comme une manifestation de son déchirement entre les deux systèmes. D’ailleurs, son mode de socialisation laisse plus de place aux femmes, faisant écho au mouvement d’émancipation qui se renforce aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Il ne peut résister à leurs avances et il semble avoir des maîtresses malgré lui : alors qu’il veut rompre avec Isabel, il accepte finalement de l’épouser ; alors qu’il ne souhaite pas renouer des relations avec Donna quand il est marié, celle-ci le harcèle jusqu’à ce qu’il succombe. Ainsi, dans le roman, les femmes ne sont guère soumises, comme la tradition italienne le leur enseigne, et Gene reconnaît sa faiblesse devant le sexe dit faible, qui ne l’est plus.
9Salvatore La Puma propose donc bien une lecture nouvelle des relations entre hommes et femmes à l’intérieur de la communauté italo-américaine. Pour mieux montrer l’évolution des relations amoureuses, il met en parallèle les expériences des deux frères qui, malgré leurs liens de sang, tendent à représenter des systèmes séparés, car ils répondent différemment au code ethnique proposé dans la culture populaire : leur sexualité en est un symbole.
Symboles, représentations et « contre-représentations »
10L’auteur utilise les clichés attachés à la communauté italienne par « séduction littéraire », en raison de leur effet dramatique, pour divertir le lecteur, d’où des passages assez osés et une intrigue fondée sur des relations amoureuses, un adultère et finalement un meurtre dû à la vengeance de la femme trompée. S’ajoute à cette première histoire (celle de Gene), les mésaventures de son frère Mario, dépeint au début du roman comme un héros, mais, qui, après un accident de travail, se retrouve impuissant.
11Ainsi, en quelque sorte, une grande partie du roman repose sur l’inversion de l’image populaire de l’homme viril. C’est Gene qui devient l’homme fort d’un point de vue social et sexuel tandis que son frère Mario perd son statut : à cause de son handicap, il perd son emploi et devient impuissant. Il s’en remet alors à son frère cadet qui, par amour fraternel, fait un don de sperme pour que le couple puisse avoir un enfant. On notera donc le jeu de mots évident du prénom du protagoniste, Gene, qui signifie « gène » en anglais et souligne les liens de sang, génétiques, de la fratrie, qui unissent les deux hommes et qui « font de chacun des deux frères une partie de l’autre » (p. 124). Gene aide donc Mario à fonder un foyer en donnant « ses gènes », son sperme, même si cela lui pose un problème de conscience : bien que l’aide fraternelle fasse partie des principes qui régissent le familisme amoral, il est au départ réticent à cette idée d’une part en raison du changement de relations que cela peut impliquer entre les deux frères et avec sa belle-sœur, et d’autre part en raison de son refus de procréer.
12L’intimité des deux frères dépasse le partage des gènes puisqu’ils vont être amenés à être tous les deux le père d’un même enfant (père social, culturel d’un côté et père biologique de l’autre) après avoir partagé la même femme. En effet, Gene a des rapports sexuels avec sa belle-sœur. Après une première tentative d’insémination artificielle infructueuse, Anna demande à Gene d’avoir des rapports sexuels avec elle pour avoir plus de chances que la fécondation se produise. En plus, elle en éprouve même un certain plaisir. Tous les principes qui régissent le système italien s’en trouvent bouleversés : rapports sexuels hors mariage, adultère, trahison du frère, avances de la part d’une femme. Le don de sperme qui se présentait comme le cadeau d’un homme à son frère est devenu un élément de trahison, un péché. Pire que d’avoir convoité la femme de son prochain (comme cela est dénoncé dans la Bible), Gene a séduit celle de son propre frère. La dimension religieuse est éclatante : le péché (rapports sexuels extraconjugaux) entraînera une pénitence, c’est-à-dire la mort de Donna, puis une certaine forme de rédemption, à savoir le retour de Gene auprès d’Isabel et la fondation d’un foyer alors qu’il ne voulait pas avoir d’enfant.
13Tandis que Mario apparaissait comme un personnage viril et séduisant au début du roman, une sorte de Rudolph Valentino moderne, Gene apparaît plutôt comme une « machine à féconder », un donneur de sperme, mais non d’amour ou de bonheur. Pour Anna, il ne s’agit plus exclusivement de créer un foyer pour répondre aux attentes de la tradition et de son époux mais de connaître du plaisir avec un autre homme. Les valeurs familiales et sociales italiennes sont bouleversées et la sexualité des personnages serait un exemple à la fois intime, saillant et symbolique de ce bouleversement.
14La stérilité se présentant comme une tare et étant taboue, le simple fait d’écrire sur un sujet tel que la stérilité d’un membre de la communauté italo-américaine romprait avec la représentation classique de l’homme chez les Italiens. Ce serait par conséquent une marque de liberté face à la tradition de la part de l’auteur10. Au niveau narratif, cette situation entraîne une nouvelle distribution des rôles des personnages. La nouvelle image que donne La Puma du rôle de la sexualité dans les relations entre ses personnages peut relever d’un jeu littéraire pour satisfaire le lecteur. Toutefois, il peut de surcroît s’agir pour l’auteur de souligner le besoin de renégociation des statuts sociaux traditionnels chez les Italiens au contact de la société américaine, car sans adaptation de leurs valeurs, un sentiment d’aliénation peut émerger, d’où le séjour symbolique de Gene dans un hôpital psychiatrique et la perte des facultés sexuelles de Mario. Aussi peut-on considérer que la trame de A Time for Wedding Cake reflète les difficultés que les migrants italiens ont pu rencontrer dans la société moderne et urbaine américaine.
15À la fin du roman, il y a retournement de situation. Mario reprend sa place de frère aîné qui assume les responsabilités de la famille. Il a repris des études pour devenir avocat et il va devenir père de famille. Pour mettre Gene dans une position sociale inférieure à celle de son frère aîné, la question de la paternité est à nouveau soulevée puisque demeure un doute sur le véritable père de l’enfant que porte son épouse Isabel. Selon ses calculs, ce n’est pas son sperme qui a pu la féconder ; selon les déclarations de celle-ci, seul Gene peut en être le père. Ainsi, la place de l’homme dans le cercle familial reste au cœur de la vision que propose La Puma du mode de socialisation des Italiens. C’est ce qu’il représente, à savoir la stabilité (en tant que pilier social et économique) et la perpétuation de l’institution (en tant que géniteur) qui sont essentielles.
La sexualité, métaphore d’aliénation ethno-identitaire
16Gene et Isabel sont liés par les liens sacrés du mariage et ils se trouvent également « enchaînés par le meurtre [de Donna], par le sang coagulé dans leurs mémoires. Enchaînés également par [leur] culpabilité » (p. 247). Dans les consciences collectives italienne et américaine, l’institution familiale doit être préservée. Or, à la fin du roman, l’image traditionnelle du couple est sauve : « [Isabel et Gene] étaient devenus une famille par le serment du mariage. Une famille sicilienne. Il serait plus simple de s’entretuer que de se quitter. C’était la tradition » (p. 257). Cette déclaration, dans le dernier paragraphe du roman, est une sorte de conclusion, comme si l’important était d’avoir répondu aux attentes de la tradition, d’avoir respecté les clichés. Cependant, les liens qui unissent les personnages ont été ébranlés. Les amants ne sont plus amoureux, ce qui fait écho à l’aliénation due au processus d’adaptation dans un nouvel environnement.
17La sexualité, parce qu’elle est au centre du processus de socialisation, peut être considérée comme un élément constitutif de la construction de l’identité. Ainsi, elle peut devenir un instrument de pouvoir d’adaptation au milieu environnant. Gene tente de s’affirmer grâce aux femmes qu’il séduit. Mais, en fait, il se retrouve partagé entre deux femmes (Donna et Isabel) qui le dominent comme il est partagé entre les deux systèmes socioculturels italien et américain sur lesquels repose son mode de vie italo-américain. Poussé par son désir, et en cela, il correspond à l’image du macho italien, il ne peut repousser les avances d’aucune des deux femmes, et, contrairement à ces volontés premières, il épouse Isabel. Puis, Isabel prend sa revanche parce qu’il l’a trompée. Elle l’oblige à rester avec elle en lui annonçant sa grossesse et en mettant en avant les liens du mariage. Dans leur couple, le sexe n’est plus l’expression du sentiment amoureux, mais celui de la domination sur l’autre, une sorte de punition. Par où on a péché, on se retrouve soumis. À la dimension religieuse de cette situation s’ajoute l’aspect culturel de la négociation des valeurs ethniques dans un contexte culturel et social nouveau. Au familisme italien se substitue l’individualisme caractéristique de l’Amérique et la sexualité en est un symbole révélateur.
18Avant même son accident, le pouvoir de procréation de Mario, et donc sa virilité, avait été mis en question. Anna ne parvenait pas à avoir un enfant et le médecin avait diagnostiqué un nombre faible de spermatozoïdes chez Mario. En même temps qu’il apprenait sa faiblesse physique, un ancien prétendant d’Anna offrait un emploi à celle-ci. Les valeurs de la structure familiale italienne étaient alors mises en question. Or, son accident ne fait que renforcer les choses. Mario perd son statut d’homme, de père potentiel, de chef de famille qui peut subvenir, seul, aux besoins financiers de sa famille. Les rôles assignés par la famille ont alors besoin d’être redéfinis. De peur de perdre sa femme, Mario demande de l’aide à son frère. Alors que Gene avait besoin de lui quand ils étaient jeunes adultes pour séduire les femmes, c’est désormais lui qui vit sa sexualité par procuration à travers celle de son frère cadet. La destruction due à l’accident n’est pas seulement physique. Elle est psychologique, sociale et culturelle dans la mesure où la structure familiale est renégociée pour s’adapter d’une part à la vie américaine et d’autre part aux conséquences de son handicap après l’accident. Rappelons qu’après la Seconde Guerre mondiale, les bouleversements dans le système économique et professionnel aux États-Unis valorisent les emplois de service au détriment des métiers manuels11. Ainsi, Mario, en tant que maçon, n’a plus le même statut sur l’échelle socioprofessionnelle, et l’image de sa masculinité est par conséquent revisitée. Sa remise en question est telle qu’il reprend des études et se lance dans une nouvelle carrière professionnelle : symboliquement, il se construit une nouvelle identité, un nouveau statut mieux adapté à sa vie dans la société américaine.
19Comme cela se pratique dans le sud de l’Italie, une veuve peut être « prise en charge » par son beau-frère, voire l’épouser, si celui-ci est « libre ». Ainsi Gene accepte de remplacer symboliquement son frère en donnant son sperme à Anna. Celle-ci avait pensé adopter un enfant, mais ce choix aurait été la reconnaissance manifeste de l’impuissance de Mario. Recourir aux gènes de son beau-frère continue de privilégier les liens à l’intérieur du cercle familial. Mais, si tout au long du roman, Gene prend confiance en lui grâce à son emploi et grâce aux femmes qu’il conquiert, à la fin, il est comme émasculé par Isabel qui le soumet à ses volontés après avoir tué sa maîtresse, c’est-à-dire la femme avec laquelle il vivait une sexualité débridée.
20Ainsi A Time for Wedding Cake propose une révision des stéréotypes traditionnels, et prendre comme élément symbolique de l’intégration des Italiens dans la société américaine leur sexualité est doublement significatif, car celle-ci montre un bouleversement collectif au niveau du processus de socialisation de la famille (donc, comme dirait Milton Gordon, dans le processus d’assimilation12) autant qu’une perte des repères individuels et intimes (ce que Milton Gordon appelle l’acculturation), facteurs de déstabilisation (comme la psychanalyse l’a également démontré). Or, les migrants sont d’autant plus susceptibles d’être soumis à des bouleversements sociaux et psychologiques qu’ils doivent changer de points de repère en s’installant dans leur société d’accueil. Les premières générations restent attachées à leurs valeurs traditionnelles et continuent de se socialiser à l’intérieur de leur communauté, ce qui peut limiter leur sentiment d’aliénation. Mais les personnages principaux du roman appartiennent à la seconde génération de migrants, c’est-à-dire la plus fragile d’un point de vue sociologique puisqu’elle est partagée entre le patrimoine des parents et les valeurs de la société d’adoption. Mario, parce qu’il adhère aux principes italiens, est moins marginalisé au sein de la communauté italo-américaine et donc moins à la recherche de nouveaux points de repère malgré son handicap physique et son impuissance sexuelle ; Gene est plus américanisé que son frère : il mène une vie moins stable, au moins au niveau de sa sexualité. Contrairement à Mario, il hésite entre les deux systèmes de valeurs, empruntant suivant les circonstances les valeurs de l’un ou de l’autre système. Il est en plein processus d’américanisation de son identité, et cette construction identitaire s’accompagne d’un processus de déculturation, c’est-à-dire le rejet de certains éléments du patrimoine familial. On note une normalisation de son comportement à travers l’acquisition de certaines valeurs de la société environnante. Sa sexualité est utilisée par l’auteur comme une métaphore du processus par lequel il ne respecte plus le rôle que sa famille italienne lui octroie, mais cherche à trouver sa place dans la société individualiste américaine.
21Sans être explicitement un roman sur la question de l’intégration des migrants dans leur société d’accueil, A Time for Wedding Cake peut admettre une lecture ethnique fondée sur les codes populaires que les lecteurs, américains comme italo-américains, connaissent, car l’œuvre expose les difficultés des individus à tisser leur réseau social, symbolisées par leur sexualité, lorsque les patrimoines culturels divergent. Quand les valeurs de couple et de famille que le patrimoine ethnique impose sont respectées, la sexualité apparaît comme une source de vie (et de procréation) ; quand les traditions ne sont pas suivies, la sexualité peut être une source de désordre, d’aliénation, voire de mort, comme dans le cas du meurtre de Donna. Ainsi les mésaventures de Gene, ses expériences sexuelles qui génèrent jusqu’au meurtre, font écho à son malaise issu de son partage entre deux mondes culturels. Cette situation explique son besoin constant de renégocier ses relations avec les femmes, son sentiment d’aliénation et une nouvelle définition de sa masculinité selon les critères italiens.
22En cherchant à fuir ses responsabilités de frère et d’époux, en envisageant même de quitter Bensonhurst pour la Californie, c’est-à-dire l’autre bout du pays, Gene se détache de sa communauté et de sa famille. Sa sexualité « débridée » en est un moyen d’expression. Cette attitude semble être condamnée, car elle ne correspond ni
Notes de bas de page
1 Tomasi L., The Italian-American Family, New York, Center for Migration Studies, 1972.
2 Ces images sont reprises au moins trois fois (p. 9, p. 40, p. 49) pour insister sur la distribution des rôles suivant les sexes au sein des « Petites Italies ».
3 Boelhower W., Through a Glass Darkly. Ethnic Semiosis in American Literature, New York, Oxford University Press, 1987, p. 36 et p. 45.
4 Les parents de Mario et Gene sont siciliens. Malgré des différences culturelles régionales entre Siciliens et Italiens des autres régions du Sud de l’Italie, pour faciliter la lecture de cet essai, le terme plus général d’Italiens pour se référer aux personnages du roman sera utilisé.
5 Tomasi L., op. cit., p. 14-18.
6 La concentration relative des Italiens de la première génération dans la maçonnerie en 1900 est de 285 sur cent maçons ; celle des secondes générations est de 81 sur cent. Hutchinson E. P., Immigrants and their Children, New York, John Wiley and Sons, 1956, p. 174, tableau n° 35a.
7 Kennedy R. J., « Single or Triple Melting Pot; Intermarriage Trends in New Haven – 1870-1940 », American Journal of Sociology, janvier 1944, vol. 49, n° 4, p. 331-339. Le taux d’endogamie parmi les migrants de la première génération est de 97 % ; il est encore de 86 % parmi ceux de la seconde génération.
8 Child I., Italian or American? The Second Generation in Conflict, New Haven, Yale University Press, 1943.
9 Banfield E., The Moral Basis of a Backward Society, New York, Free Press,1958.
10 Gardaphé F., « The Evolution of Italian American Autobiography », P. D’Acierno (dir.), The Italian American Heritage – A Companion to Literature and Arts, New York, Garland Publishing, Inc., 1999, p. 290-292.
11 Diamond A., Mean Streets. Chicago Youths and the Everyday Struggle for Empowerment in the Multiracial City, 1908-1969, Berkekey, University of California Press, 1999, p. 176.
12 Gordon M., Assimilation in American Life. The Role of Race, Religion and National Origins, New York, Oxford University Press, 1964.
Auteur
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