Mariage, inceste et adultère dans les contes populaires des Andes péruviennes
p. 31-38
Texte intégral
1Toute vie en société implique des normes de fonctionnement, auxquelles tous doivent se soumettre, afin que l’existence commune soit possible et que chacun s’intègre harmonieusement dans la collectivité. Dans les Andes, le mariage, fondement de la vie sociale, est régi par des règles strictes et tout comportement déviant a des conséquences graves, non seulement pour l’individu qui s’affranchit des interdits, mais encore pour tout le groupe, car il fait peser une menace sur la solidarité du clan et son devenir. Dans les civilisations où la tradition orale joue un rôle essentiel dans la transmission des valeurs constitutives de la conscience collective, le conte est le véhicule privilégié de ces références. À partir de quelques récits significatifs, nous observerons les conventions qui régissent le mariage dans le monde traditionnel. Dans la mesure où le conte présente des modèles de conduite, il dénonce aussi les transgressions susceptibles de se produire, notamment l’inceste et l’adultère, et il présente les sanctions qu’encourent ceux qui les commettent. À travers ce panorama, nous verrons que les spécificités indigènes qui apparaissent se sont dessinées à partir de l’héritage autochtone et du syncrétisme qui s’est élaboré en raison de la cohabitation avec les Espagnols et de l’imposition de la foi catholique.
Les conventions qui régissent le mariage
2La famille est la cellule de base de la société et le bon fonctionnement de l’une a inévitablement des répercussions sur l’autre. Le mariage, qui scelle l’union de deux jeunes gens, sous le regard bienveillant des parents respectifs, est soumis à des règles précises qui doivent être respectées scrupuleusement. Dans le monde andin, les adolescents, garçons et filles, jouissent d’une grande liberté sexuelle tant que le processus nuptial n’est pas engagé. Néanmoins, le bon choix du futur conjoint est un sujet grave et de très nombreux contes préviennent les jeunes filles des dangers de l’exogamie. Ainsi, les contes d’animaux amoureux (oiseaux, chiens, mouffettes) qui cachent leur vraie nature en se présentant à la bergère sous des traits humains et une apparence physique flatteuse pour la séduire sont un moyen d’éveiller la conscience des adolescentes sur la nécessité d’être vigilantes dans leurs rapports avec des inconnus. En général, les parents ou une amie aident la jeune fille à discerner la situation anormale dans laquelle elle se trouve, car des indices, qu’elle n’a pas perçus, trahissent la véritable identité de l’amant. Celle-ci finit par se rendre à l’évidence, parfois, après la mort de ce dernier1. Lorsque la jeune fille vit l’accouplement sans faire la part des choses, elle brise les interdits de la communauté avec des relations en apparence contre nature. C’est le cas notamment de l’amante de la couleuvre2. Cette situation curieuse pour un esprit occidental oppose la Nature et la Culture, mais, pour comprendre le message de ce conte, il convient de rattacher les protagonistes à la topographie régionale : la vallée et la puna. En effet, les habitants des vallées considèrent ceux de la puna, qui vivent à l’étage écologique supérieur, comme « des sauvages », c’est-à-dire des gens non civilisés3. La jeune fille est originaire de la vallée, région où l’on cultive le maïs et les céréales. Par contre, son partenaire apparaît comme un homme de la puna. D’ailleurs, les amants se sont rencontrés au sommet d’une colline et le reptile réclame à sa partenaire de la fleur de farine, produit obtenu par la transformation du blé qui ne pousse pas à ces altitudes. De plus, dans la symbolique des populations locales, la couleuvre est annonciatrice de séparation4. Sa présence indique clairement que l’amour de la jeune femme ne peut pas avoir d’avenir, d’autant plus que l’amoureux vient s’installer dans un endroit tenu secret dans le grenier du domicile de sa bien-aimée et que celle-ci le fait vivre, sans que ses parents en soient avertis. En effet, cette situation est en contradiction totale avec la pratique courante. Normalement, la femme va vivre chez les parents de son mari. La couleuvre est donc assimilée ici au preneur d’épouse qui n’apporte aucune contrepartie. D’après cet exemple, les unions sont totalement déconseillées lorsque les amoureux proviennent d’univers culturels très différents. En effet, ces liaisons « menacent de dissolution l’intégrité des deux groupes en tant que tels5 », d’où l’acharnement de la famille et des villageois pour tuer l’amant et la progéniture du couple. Pour que le mariage soit fécond, les conjoints doivent provenir « d’un même ensemble identitaire6 ». En général, les alliances matrimoniales se font au sein de la communauté ou avec des membres de communautés voisines, issues d’un éclatement antérieur7. Ces exemples forts manifestent que le respect de la coutume doit guider les futurs époux dans leurs choix.
3Le mariage est monogame et exclut les rapports sexuels extraconjugaux. Généralement, aucun couple ne commence la vie commune sans le consentement des parents et sans la sanction préalable d’un rite spécifique. Le prétendant, accompagné de son père et de sa mère, se rend chez l’élue de son cœur, de nuit, avec des présents, pour demander officiellement sa main. Si la famille de la jeune fille sollicitée accepte les cadeaux, la cérémonie se termine dans les échanges d’alcool et dans la mastication de la coca. La vie maritale des amoureux peut dès lors commencer et, à partir de ce moment, la morale familiale doit être strictement observée8. Pour toute la communauté, ils sont désormais mari et femme et seule la mort pourra les séparer. Or, plusieurs contes nous présentent la transgression des normes indigènes au cours de cette première phase9. Face au désaccord parental, le jeune homme enlève celle qu’il aime et s’enfuit avec elle. Certes, dans la culture andine, le rapt est toujours possible10. Il apparaît même comme la manière la plus courante de forcer la main des parents réticents. En principe, l’acte se déroule selon un cérémonial prévu par la tradition et la fugue est limitée à trois ou quatre jours, le temps que les familles aboutissent à un accord. Pourtant, aucun des récits dont nous disposons ne suit le processus normal. Dans tous les cas, le jeune homme décide, après être parti avec la jeune fille, de revenir en pleine nuit au domicile familial pour y chercher de l’argent et des vivres et il est tué par son père qui le prend pour un voleur. Après sa mort, il devient un condenado, c’est-à-dire un mort-vivant qui erre dans la Cordillère en quête de salut et dévore bêtes et gens sur son passage. Ce châtiment sanctionne les transgressions commises pendant la vie. Dans deux contes sur quatre, le jeune homme est présenté comme le seul responsable de la faute, puisqu’il a pris l’initiative du rapt, alors que, dans les deux autres récits, la fiancée partage son sort. De même, Isicha Puytu devient la concubine du Curaca, à l’issue de son tour de service tributaire, sans le consentement de ses parents. Ses frères, son père et sa mère vont la trouver, les uns après les autres, pour la convaincre de rentrer au foyer paternel, mais en vain. Isicha renie ses racines et leur préfère l’amour illicite d’un homme qui n’appartient pas à sa catégorie sociale. Ce triple reniement a, d’ailleurs, des conséquences très graves puisque, après la rencontre de la protagoniste avec son père, son propre fils décédera et Isicha, elle-même, mourra dans l’isolement le plus total, après la malédiction proférée par sa mère. Cette mort dans la solitude est une preuve supplémentaire de la dimension sociale que recouvrent le mariage et la vie familiale11. Il n’y a pas de place dans la société pour ceux qui défient les normes matrimoniales fixées par la tradition et ne reconnaissent pas les liens du sang.
4Mais, en matière de mariage, le code indigène n’est pas l’unique référence. L’Église catholique a trop insisté, au cours des siècles, sur les questions de sexualité pour que les contes ne reflètent pas également des perspectives introduites par la prédication. En effet, pour elle, seul compte le mariage religieux. Elle a dénoncé, avec une persévérance constante, l’union conjugale traditionnelle qu’elle considérait comme un concubinage, un amancebamiento. Aussi le mariage, tel que le conçoivent les habitants des Andes actuels, comporte-t-il une série d’étapes. La première, appelée servinakuy, mot hispano-quechua signifiant services mutuels, correspond, en fait, à la pratique fixée par la coutume locale, telle que nous l’avons présentée, et la dernière est constituée par le sacrement de mariage catholique. Celui-ci est indispensable pour qu’un homme puisse exercer la responsabilité suprême dans la communauté, celle d’alcalde. Ce fait permet donc de mesurer le degré d’intégration des données du christianisme dans la vie sociale andine. Au cours de la première étape, la fiancée va vivre chez ses beaux-parents, dans l’attente de la construction de leur maison. Bien que les cas soient très rares, si, au cours de cette période, il y a incompatibilité entre les conjoints, ils se séparent ; sinon, après plusieurs mois ou même quelques années de vie commune, ils célèbrent le mariage. Même si les gens manifestent des réticences pour se marier à l’Église, surtout en raison du coût des festivités qui accompagnent cette démarche, la plupart y souscrivent à cause de la pression sociale qui s’exerce sur les couples. Plusieurs personnes non mariées religieusement deviennent ainsi dans les contes des condenados après leur mort12. D’ailleurs, les conjoints ne sont pas les seuls responsables de cette situation. Des pères de famille peuvent également connaître ce châtiment parce qu’ils n’ont pas exigé que leur fils épousât sa compagne13. Ces exemples révèlent que le mariage a aussi une dimension collective : le chef de famille a le devoir de faire respecter chez lui les normes en vigueur dans la communauté et la négligence à faire disparaître les déviances est lourde de conséquences.
5Le mariage religieux est marqué par l’échange d’anneaux entre les époux. Ceux-ci sont à la charge du parrain, appelé arras padrino, ils sont généralement empruntés pour l’occasion et restitués après la cérémonie14. Mais ils ne perdent pas pour autant leur valeur de symbole. Dans un contexte où la simple tenue vestimentaire indique quel est le statut de la personne, seuls ceux qui sont mariés peuvent porter une alliance. Cette perspective nous explique pourquoi l’amant de Marcela se voit rejeté par Dieu, jusqu’à ce qu’il récupère la bague en or qu’il avait offerte à celle-ci, puisqu’ils n’avaient pas formalisé leur union15. Bien qu’ils se soient séparés par la suite, la jeune fille avait gardé ce présent, situation tout à fait anormale dans la culture andine, car, lorsqu’il y a rupture du servinakuy, tous les cadeaux reçus doivent être restitués ou compensés en argent ou en travail16. Cet exemple démontre qu’il ne s’agit pas de transgresser les usages multiséculaires en vigueur.
6Cet aperçu nous donne une idée des conventions qui régissent le mariage dans le monde andin. Toutes les étapes qui le composent sont rigoureusement fixées par la coutume et ceux qui les enfreignent s’exposent à une sanction sociale rapide, comme l’indiquent les contes relatifs à l’exogamie ou « Isicha Puytu », ainsi qu’à la condenación après leur mort. Cette croyance fait figure de moyen de contrôle social dissuasif.
L’inceste
7Comme dans toute société, l’inceste est un tabou et, comme toutes les transgressions, il conduit dans les Andes à la condenación. Les contes envisagent divers cas de figure : entre père et fille, entre mère et fils, entre frère et sœur et entre compadres17. Pour comprendre cette prohibition, il faut se référer au principe fondamental énoncé par Claude Lévi-Strauss, selon lequel « les échanges matrimoniaux et les échanges économiques forment, dans l’esprit indigène, partie intégrante d’un système fondamental de réciprocité18 ». Dans cette optique, l’interdit de l’inceste est à envisager comme « la règle du don par excellence19 ». Il impose l’ouverture du clan familial, puisque tout don implique un contre-don. Or, l’inceste, qui « consiste à obtenir par soi-même, et pour soi-même, au lieu d’obtenir par autrui, et pour autrui20 », anéantit ces perspectives. Le conte « La chiquita21 » exprime magnifiquement ce qu’est l’inceste pour les populations andines. Tout se joue au moment de la naissance de l’enfant, fruit des relations sexuelles entre un père et sa fille. Bien sûr, la jeune adolescente refuse de dévoiler avec qui elle a engendré le garçonnet qu’elle vient de mettre au monde. Or, dès les premiers moments de son existence, le bébé pleure désespérément et les chats, représentants du diable, miaulent inlassablement. Ces deux éléments conjoints dénoncent une situation anormale et inquiétante. La mère de la parturiente décide alors d’aller faire baptiser le nourrisson, mais lorsqu’elle arrive à la porte de l’église, ce dernier meurt. Cette mort soudaine, à l’entrée du temple, clame la gravité de la faute commise. Comment cet enfant, fruit de l’amour le plus illégitime qui soit, « fils du diable » comme dit le curé, pourrait-il pénétrer dans le lieu sacré et trouver accueil auprès de Dieu ? De plus, dans les Andes, le baptême est le rite qui marque l’intégration du nouveau-né dans la communauté. En pareil contexte, celle-ci pourrait-elle reconnaître à ce dernier une place quelconque ? Sur le plan symbolique, ce décès laisse entendre qu’aucun avenir n’est envisageable pour le bébé, il doit disparaître. Cependant, le problème se complique lorsque l’enfant reprend vie au cours du trajet de retour à la maison. Ce phénomène donne lieu à un triple va-et-vient entre le domicile familial et l’église, marqué par trois passages successifs de la mort à la vie. Dès lors, la confusion s’installe au niveau du récit, mais elle était déjà présente au point de départ avec le choix des partenaires et elle le sera également à la fin, lorsque le père deviendra un condenado et se réveillera, alors qu’il est un mort. La nature profonde de l’inceste s’exprime à travers cette indistinction centrale. Celle-ci manifeste que cette transgression abolit les frontières entre la vie et la mort et qu’elle affaiblit à tel point l’opposition entre les deux pôles que l’existence ne peut plus se dérouler normalement. L’enfant qui apparaît comme un mort-vivant en est le symbole. Ceci explique pourquoi le curé ordonne à la femme de jeter le bébé, mort ou vif, dans la rivière. Ce dernier doit mourir parce qu’il est l’expression d’une ambiguïté radicale qui porte atteinte à l’existence de tous. Pour que la vérité se fasse, pour que les deux pôles de la vie et de la mort soient à nouveau clairement définis, une solution s’impose : éliminer le témoin de ce désordre fondamental. D’ailleurs, le remède atteint son objectif. La disparition de l’enfant entraîne le décès immédiat du père. Dès lors, tout redevient limpide et la vie reprend ses droits. Les acteurs et la preuve vivante de leur transgression se rejoignent outre-tombe : l’enfant a été noyé, le père a trépassé et est devenu un condenado et la jeune mère est emportée vivante par les démons avec son compagnon de misère. Ce dénouement ne fait que confirmer que, dans la culture andine, l’inceste est perçu comme une mort. Les couples incestueux sont réellement considérés comme des morts-vivants et le fait qu’on les appelle condenados durant leur vie n’est pas sans lien avec cette perception22. Le condenado est aussi un mort-vivant. Ce conte apporte donc des éclairages décisifs sur l’inceste. Les sociétés andines ont toujours appliqué des sanctions envers ceux qui contrevenaient à ce principe vital. À l’époque incaïque, les parents qui commettaient l’inceste avec leurs enfants étaient précipités du haut d’un rocher ; les frères et sœurs incestueux étaient pendus ou lapidés23. Actuellement, les communautés qui abritent des personnes coupables de cette transgression les corrigent très sévèrement en public et les ridiculisent, au point qu’elles se voient obligées de quitter le village. En effet, si le groupe tolère leur présence sans réagir, des châtiments divins, tels que des intempéries, des sécheresses inhabituelles, de mauvaises récoltes, peuvent retomber sur l’ensemble de la population24. Cependant, aujourd’hui, les gens semblent lire l’inceste comme un péché, ainsi que l’indique « La chiquita », ce qui tendrait à prouver que cette loi sociale s’est quelque peu déplacée sous l’influence du catholicisme et a pris une valeur morale, au sens occidental du terme.
8L’inceste entre compadres est, de nos jours, la transgression majeure dans les communautés andines. Cette prohibition a son origine dans une règle ecclésiale. Cette loi canonique, définie par le concile de Rome en 721 et reprise par le concile de Trente, interdisait les rapports sexuels et le mariage entre le parrain et la marraine, d’une part, le baptisé et ses parents, d’autre part. Comme l’Église considérait que la parenté spirituelle, contractée lors du baptême, était au-dessus des liens charnels, ce péché apparaissait aux yeux des confesseurs comme un sacrilège25. Pourtant, l’Église a cessé de concevoir ces liens comme un empêchement dirimant au mariage depuis 1917, date à partir de laquelle ce point a été aboli du Code de Droit canonique. La persistance de cet interdit traduit la force de cette norme du groupe puisque cette règle structure la vie sociale. L’importance qui lui a été accordée ne s’explique que par la redéfinition de l’éthique sexuelle au sein d’une société qui privilégie les relations de parenté comme la sécurité suprême26. Plusieurs contes rappellent cette exigence essentielle et préviennent les éventuels coupables que la mort rapide, qui sera suivie de la condenación, les attend. Ainsi, María et Rosa sont deux amies inséparables qui couchent dans le même lit. Après son mariage, María ne change rien à ses habitudes et Rosa continue à partager la couche des époux. Après la naissance de leur fils, cette dernière est tout naturellement choisie comme marraine de l’enfant, mais, un jour, Rosa et son compère ont des relations sexuelles. Après son décès, celui-ci devient un condenado et il vient chercher sa femme qui, en dépit des multiples précautions prises, finit par partager son sort. Elle n’a pas su marquer les distances qui s’imposaient et est, au premier chef, responsable de la faute commise27.
L’adultère
9L’adultère, qui porte atteinte à la fidélité conjugale, est un autre motif de condenación. Les contes détaillent les différentes situations possibles. Ils l’envisagent entre deux personnes mariées, chacune allant convoler de son côté, ou entre un partenaire dérogeant à la loi du mariage et un célibataire, mais également entre un curé et ses paroissiennes28. Dans « El panadero y los amantes29 », des amis avertissent le boulanger que sa femme le trompe et celui-ci met au point un stratagème pour surprendre les coupables en flagrant délit. Il feint d’avoir à s’absenter la nuit pour aller chercher du blé et revient à l’improviste. Il trouve son épouse au lit avec son amant et les tue tous les deux. Ils se transforment en condenados. La situation qu’évoque ce récit reflète une longue tradition de censure de cette transgression. À l’époque incaïque, ceux qui commettaient l’adultère étaient passibles de mort. Lorsque les deux partenaires étaient consentants, ils étaient exécutés ensemble. Leurs corps n’étaient pas enterrés et devenaient la pâture des vautours et des renards, tandis que leurs os demeuraient épars sur le sol. Le mari qui prenait sa compagne sur le fait pouvait la tuer, ainsi que son ami. Il était seulement exilé pour une durée maximale d’un an. Il semble même, d’après Juan Pérez Bocanegra, qu’au début de la période coloniale, les lois ne prévoyaient plus aucune peine contre le mari qui avait assassiné sa femme, en raison de la gravité de la faute30. Même si l’Église a beaucoup insisté sur ce thème dans la prédication, puisqu’il correspond au sixième commandement de Dieu, et l’a présenté comme un péché mortel, le boulanger agit, dans ce conte, dans le droit fil de la tradition autochtone.
10Tous les exemples que nous venons d’analyser mettent en lumière que les sociétés andines observent des préceptes stricts dans leurs rapports matrimoniaux. En ce qui concerne le mariage, elles conservent des pratiques traditionnelles, mais elles ont incorporé, de manière syncrétique, les impératifs du christianisme. Ce double héritage est constitutif de leur identité individuelle et collective, car les questions relatives à la sexualité ne concernent pas uniquement, comme dans le monde occidental, la sphère privée. En effet, toute transgression, si minime soit-elle, a des répercussions sur toute la société et des incidences sur l’équilibre de l’univers. L’inceste et l’adultère sont les dangers majeurs qui menacent cette stabilité et les communautés veillent soigneusement à ce que l’ordre se rétablisse rapidement. Les contes sont un moyen privilégié pour démontrer que le non-respect des normes en matière de sexualité conduit au désastre, car errer après sa mort dans la Cordillère n’est un avenir enviable pour personne.
Notes de bas de page
1 Lira J. A., Cuentos del Alto Urubamba, Cusco, Centro de estudios regionales andinos « Bartolomé de Las Casas » (CBC), 1990, p. 11-13.
2 Arguedas J. M., Canciones y cuentos del pueblo quechua, Lima, Editorial Huascarán, 1949, p. 103-104.
3 Itier C., « Le jeune homme et l’étoile ou le voyage au pays de la multiplication des grains. Un mythe andin sur les dangers de l’exogamie », Journal de la Société des Américanistes, t. 82, 1996, p. 172.
4 Cayón Armelia E., « El hombre y los animales en la cultura quechua », Allpanchis, Cusco, vol. 3, n° 3, 1971, p. 144.
5 Itier C., op. cit., p. 169.
6 Malengreau J., Sociétés des Andes. Des empires aux voisinages, Paris, Éditions Karthala, 1995, p. 389.
7 Idem.
8 Marzal M., Estudios sobre religión campesina, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú (PUCP), Fondo Editorial, 1980, p. 154-155.
9 Arguedas J. M., « Folklore del Valle del Mantaro. Provincias de Jauja y Concepción. Cuentos mágico-realistas y canciones de fiestas tradicionales », Folklore Americano, Lima, n° 1, novembre 1953, p. 146, p. 148, p. 151 ; Payne J., Cuentos cusqueños, Cusco, CBC, 1984, p. 101.
10 Bolton R., « El proceso matrimonial Qolla », E. Mayer, R. Bolton (dir.), Parentesco y matrimonio en los Andes, Lima, PUCP, 1980, p. 352 ; Rodríguez Meza P., « Del folklore jaujino. Fases del proceso conyugal entre los aborígenes : “Munanacuy”, “Yayacapacuy”, “Servinacuy”, Casamiento civil y religioso. Sus costumbres y otros aspectos », Folklore, Lima, n° 29, octobre 1952, p. 869.
11 Arguedas J. M., Canciones y cuentos, op. cit., p. 149-163.
12 Idem, « Folklore del Valle del Mantaro », op. cit., p. 181-183.
13 Ibid., p. 169, p. 186.
14 Marzal M., op. cit., p. 164.
15 Arguedas J. M., « Folklore del Valle del Mantaro », op. cit., p. 154.
16 Mac-Lean Y., Estenos R., « “Servinacuy” o “Tincunacuspa” », Perú Indígena, Lima, vol. 2, n° 4, janvier 1952, p. 4.
17 Payne J., op. cit., p. 35-38 ; Arguedas J. M., « Folklore del Valle del Mantaro », op. cit., p. 184, p. 180-181 ; Ansion J., Desde el rincón de los muertos. El pensamiento mítico en Ayacucho, Lima, GREDES, p. 158-159 ; Monge P., Cuentos populares de Jauja, Jauja, Municipalidad provincial de Jauja, 1986, p. 136-138.
18 Levi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949, p. 41.
19 Ibid., p. 552.
20 Ibid., p. 561.
21 Payne J., op. cit., p. 35-38.
22 Isbell B. J., « Estructura del parentesco y del matrimonio », E. Mayer, R. Bolton (dir.), op. cit., p. 244.
23 Valera B., Las costumbres antiguas del Perú y « la historia de los Incas » (Siglo XVI), Lima, Editorial de Domingo Miranda, 1945, p. 58-59.
24 Isbell B. J., op. cit., p. 245 ; Valderrama Fernández R., Escalante Gutiérrez C., Apu Qorpuna (Visión del mundo de los muertos en Awkimarka), Cusco, CBC, 1978, p. 39.
25 Pérez Bocanegra J., Ritual formulario e institucion de curas para administrar a los naturales de este reyno los santos sacramentos, Lima, G. de Contreras, 1631, p. 418.
26 Marzal M., « Una hipótesis sobre la aculturación religiosa andina », Revista de la Universidad Católica, Lima, n° 2, 31 décembre 1977, p. 126.
27 Arguedas J. M., « Folklore del Valle del Mantaro », op. cit., p. 180-181.
28 Ibid., p. 214-216 ; Lira J. A., op. cit., p. 47-49 ; Monge P., op. cit., p. 171, p. 183, p. 185. Ce dernier cas de figure était courant dans les villages andins et les autorités ecclésiales essayèrent de dissuader les femmes de correspondre aux séductions de leurs curés en insistant sur la gravité de ce péché. Pérez Bocanegra J., op. cit., p. 421-422.
29 Payne J., op. cit., p. 28-30.
30 Valera B., op. cit., p. 57-58 ; Guamán Poma de Ayala F., El Primer Nueva Corónica y buen gobierno, México, Siglo XXI, 1980 (1615), t. I, p. 281 ; Pérez Bocanegra J., op. cit., p. 417.
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