Les relations amoureuses dans les Eaux-fortes de Buenos Aires de Roberto Arlt
p. 21-29
Texte intégral
1« Las aguafuertes porteñas » : ainsi s’appelait la colonne de Roberto Arlt dans le journal argentin El Mundo. Entre 1928 et 1933 l’auteur reproduisit dans ses chroniques quotidiennes le paysage humain et urbain de Buenos Aires en essayant de révéler les codes sociaux de ses habitants. Parmi les nombreux thèmes abordés, celui des relations amoureuses des Portègnes occupa une place importante dans la production journalistique de l’écrivain. En effet, pour Arlt les liens du cœur oscillaient dangereusement entre la vérité et le mensonge. Il considérait alors qu’il se devait de fournir aux lecteurs les éléments nécessaires pour qu’ils appréhendent au mieux cette question et qu’ils trouvent ensuite, eux-mêmes, la solution.
2Pour commencer, nous évoquerons le contexte de publication des Eaux-fortes et l’originalité qui les caractérisait, fondée à la fois sur les échanges épistolaires entre l’auteur et ses lecteurs et sur les différentes formes adoptées par ces chroniques.
3Ensuite, nous étudierons plus particulièrement les eaux-fortes consacrées aux relations amoureuses, lesquelles nous donnent un aperçu des mœurs de l’époque tout en affirmant la position avant-gardiste de leur auteur sur la question.
Le succès des Eaux-fortes
4En 1928 Arlt commença à travailler comme journaliste au quotidien El Mundo1, qui connut un rapide succès éditorial jusqu’à devenir le troisième quotidien le plus lu de Buenos Aires. Au bout d’un an de circulation, son tirage atteignait les cent vingt-sept mille exemplaires quotidiens, ce qui équivaut aujourd’hui à la production quotidienne du journal français Libération2. Le succès des Eaux-fortes était dû en partie à leur style particulier : leur écriture ne correspondait pas aux normes de la langue et reflétait surtout le langage oral des rues de la capitale argentine. Les lecteurs s’identifiaient donc d’autant plus à ce qu’ils lisaient dans ces Eaux-fortes, ou tout du moins reconnaissaient-ils les traits originaux qui constituaient les portraits dépeints. Car Arlt était un reporter moderne qui ne travaillait pas uniquement depuis son bureau à la rédaction du journal, mais qui déambulait à travers la ville et se fondait dans la masse. C’était lors de ces déplacements que se produisait souvent la rencontre qui se transformerait ensuite en chronique.
5Quant au lecteur des Eaux-fortes, il avait pour caractéristique d’être très actif, ou plutôt réactif, car Arlt lui offrait l’espace nécessaire pour s’exprimer et réagir à ses chroniques. L’écrivain recevait, en effet, de nombreuses lettres – certaines élogieuses alors que d’autres, au contraire, marquaient un désaccord avec l’auteur – et les publiait dans sa colonne. Il attachait beaucoup d’importance à cette interaction avec ses lecteurs qui devenaient momentanément ses collaborateurs : « Chaque lettre contenant une proposition sur ce qu’il faut écrire est comme une aide gratuite et opportune3. » C’est ainsi que se construisit petit à petit dans les Eaux-fortes une polyphonie du discours sur les relations amoureuses, l’auteur en étant la voix principale à laquelle répondaient celles des lecteurs qui l’enrichissaient de leurs apports.
6Les Eaux-fortes adoptaient différentes formes, depuis le récit d’une anecdote vécue par l’auteur jusqu’à la publication des lettres des lecteurs. Arlt utilisait aussi la théâtralisation ou les « tableaux vivants » (sic), en mettant en scène une situation typique que l’auteur essayait de démasquer. Ces « tableaux vivants » dans lesquels prédominaient les dialogues étaient beaucoup plus efficaces que les conseils selon lui : « Rien de plus éclairant que le dialogue pour l’âme et l’entendement. D’où mon utilisation du dialogue qui est un élément plus souple pour fournir des éléments de jugement4. » En plus d’accentuer l’effet de réel, les dialogues – très fréquents dans toute l’œuvre de R. Arlt – facilitaient l’adhésion des lecteurs et leur identification.
7L’auteur, qui se considérait comme « un ouvrier intellectuel » au service de la communauté, désacralisa la fonction de l’écrivain. À travers les Eaux-fortes, il voulait que ses lecteurs jugent les relations amoureuses que lui-même qualifiait de batailles où « le plus astucieux, le plus hypocrite, celui qui domine le plus ses nerfs, sa volonté et ses sens, triomphe et trompe le plus faible et le plus instinctif5 ». Une telle sentence ne doit pas surprendre de la part de quelqu’un qui, selon ses propres paroles, écrivait avec la violence d’un « crochet dans la mandibule6 ».
8Nous allons nous pencher maintenant sur le traitement des relations amoureuses dans les Eaux-fortes de Buenos Aires. Nous verrons que le discours de Arlt, même s’il n’est pas toujours aussi violent qu’un « crochet dans la mandibule », interpelle par sa modernité.
Premiers pas et relations prénuptiales
9L’homme s’est vu confronté à la difficulté de faire le premier pas, de déclarer son amour et de conquérir la femme convoitée depuis qu’il n’a plus été à même de forcer la volonté de la femme par le pouvoir ou l’entremise de la famille. Ce fut face à cette situation que se trouva confronté un lecteur qui demanda des conseils pour aborder une femme. Arlt lui répondit dans l’eau-forte intitulée « Premiers mots pour conquérir une dame » : « Il n’y a pas de maîtres en matière d’amour. Ni en matière de déclarations. Cela est presque ridicule ; en toute logique... parce que ce n’est pas l’homme qui choisit une femme. Non ! C’est la femme qui choisit son homme7. » L’auteur partage là l’opinion de Denis Diderot selon laquelle l’homme proposerait et la femme disposerait, car pour Diderot : « Il était naturel de demander à celui qui pouvait toujours accorder8. »
10Si la femme est finalement celle qui choisit, quels sont ses critères au moment de le faire ? Arlt répond avec sarcasme que les qualités oratoires du prétendant n’ont rien à voir, même s’il reconnaît que la communication est primordiale dans un couple. Ce qui importe dans un premier temps, selon lui, c’est l’apparence physique. Mais ce qui est fondamental par-dessus tout c’est la situation économique du prétendant : « La plupart des femmes veulent résoudre la question économique de leur vie. C’est-à-dire se marier9. »
11Dans les Eaux-fortes, Roberto Arlt identifie clairement deux types de relations prénuptiales : le flirt et les fiançailles. Il qualifie les deux de comédies parce qu’il pense que dans les deux situations les couples semblent jouer un rôle de manière caricaturale. Le flirt est une relation ambiguë entre amitié et romance, un espace d’attente où les protagonistes évitent d’approfondir leurs sentiments et expriment des idées contraires à l’amour véritable pour rassurer l’autre sur leurs intentions : « Toute femme qui flirte considère qu’elle a le droit de dire “qu’elle a horreur du mariage”. Tout individu qui flirte se croit obligé de déclarer qu’il “ne croit pas à l’amour”10. » Cette relation peut, selon l’auteur, déboucher plus tard sur des fiançailles puisque : « Elle n’a pas “horreur du mariage” et lui ne cesse de croire en l’amour11. » En principe l’homme accepte la nature ambiguë de cette relation avec la secrète conviction de pouvoir vaincre, avec le temps, les scrupules de la femme. Pour cette dernière, le flirt est une solution provisoire, sans trop de compromis, qui lui permet de rester disponible au cas où le candidat rêvé se présenterait.
12Les fiançailles sont pour Arlt une autre comédie parce qu’il observe les minauderies du couple afin d’obtenir l’approbation des familles respectives. Une fois la relation officialisée et le mariage proche, les fiancés adoptent une attitude conservatrice. L’homme estime avoir le droit d’exercer une tutelle sur sa fiancée et de l’étendre même au-delà : « Les hommes deviennent insupportables. Ils pensent même avoir le droit de contrôler la vie des sœurs de leur fiancée12. » Quant à la femme : « Elle change radicalement du jour au lendemain. Elle devient sérieuse [...] elle fait une moue méprisante quand on lui parle de filles qui ont été coquines comme elle13. » Arlt souligne donc l’absence d’authenticité à l’intérieur du couple pendant une grande partie des fiançailles et l’hypocrisie de la moralité dont veulent faire preuve les fiancés. Et ce sont finalement deux personnes qui se marient sans réellement se connaître.
13Dans les Eaux-fortes, le sujet des relations sexuelles n’est pas abordé, ou tout du moins pas directement. Il y a toutefois des allusions à ce qu’attendait la classe moyenne portègne du comportement sexuel d’une femme, c’est-à-dire la virginité jusqu’au jour du mariage. Consciente de la difficulté d’imposer une telle chasteté, la famille de la fiancée mettait en place un système de surveillance supervisé par la mère qui chargeait un de ses plus jeunes enfants d’être toujours présent à chaque visite du fiancé. Dans l’eau-forte « El hermanito coimero » (« Le petit frère corruptible »), Arlt rapporte une anecdote qu’on lui a racontée sur le petit frère d’une fiancée qui permettait aux amoureux de rester seuls en échange de quelques pièces : « Chaque minute passée seul avec ma fiancée me coûtait quelques pièces. Il est vrai que j’en profitais, mais le maudit petit frère était impossible. Il allait et venait sans cesse14. »
14Nous trouvons, par ailleurs, le témoignage de lectrices qui donnent leur vision sur ce que voulaient leur imposer les hommes. Nous lisons par exemple que les femmes étaient dans une certaine mesure obligées de réprimer leurs pulsions : « Nous devons faire preuve d’indifférence et d’une tendresse tiède par crainte de paraître trop expansives, et feindre être fâchées quand on nous embrasse15. » Dans le cas contraire, elles seraient considérées comme des femmes de petite vertu, c’est pourquoi il était également recommandé de faire preuve d’ignorance en matière sexuelle comme le souligne une autre lectrice : « Dans la classe moyenne, combien sont les choses qu’une femme doit ignorer ou ne pas faire du seul fait qu’elle est née femme16 ? » Cela démontre la crainte de l’homme de ne pas être le premier dans la vie d’une femme ; situation que vivaient mal les femmes qui avaient connu d’autres expériences amoureuses : « Nous vivons dans un pays tellement arriéré que tout homme qui croise une femme sur son chemin a l’absurde prétention d’être le premier et l’unique17. »
15À travers ces derniers commentaires et dans d’autres encore, nous avons un aperçu de ce que pouvait penser une femme indépendante, qui savait exprimer ses pensées et qui, en général, travaillait. Arlt avait beaucoup de sympathie pour ces femmes émancipées : « J’aime les jeunes femmes qui gagnent leur vie. Ce sont les seules qui suscitent en moi un respect extraordinaire [...]. Je les apprécie parce qu’elles affirment un sentiment d’indépendance18. »
16D’autres femmes, très différentes, sont également bien représentées dans les Eaux-fortes : celles qui ne pensaient qu’à se marier.
Le mariage
17Thème prédominant dans les Eaux-fortes, le mariage apparaît plus ou moins implicitement dans chaque discussion sur les relations amoureuses. Notons au passage que c’est une préoccupation davantage féminine que masculine.
18En 1926 l’Argentine adopta la loi 11357 (Ley de ampliación de la capacidad civil de la mujer) laquelle, comme son nom l’indique, élargissait quelques droits des femmes, jusqu’alors fortement limités par l’article 55 du code civil de Vélez Sarsfield. De fait, jusqu’alors les femmes et surtout les épouses voyaient tous leurs droits individuels restreints ; par exemple elles ne pouvaient pas exercer de métier, gérer leurs biens, faire partie d’une quelconque association civile ou commerciale ni être tutrices de leurs enfants sans l’autorisation de leur mari. La nouvelle loi permit une légère amélioration et les femmes qui atteignaient leur majorité tout en étant célibataires pouvaient jouir de davantage de libertés individuelles. Néanmoins nous remarquons dans les Eaux-fortes que la plupart d’entre elles préféraient y renoncer et se marier rapidement. L’instigation familiale accélérait, selon Arlt, cette décision de se marier et de s’en remettre à la protection d’un époux : « Dans les pays de langue espagnole, les femmes sont élevées avec la seule idée qu’arrivée à un certain âge, “il faut se marier”19. » Parmi les lettres de lectrices publiées dans les Eaux-fortes, cette idée de ne pas laisser passer le temps se répétait souvent : « On ne va pas rester vieille fille. Il faut bien se marier avec quelqu’un20. » Le discours dominant exerçait une pression psychologique sur ceux et surtout celles qui ne considéraient pas valides les dogmes qui obligeaient toute femme à se marier « à temps ». Une lectrice exprima son malaise à cet égard dans une lettre : « Dans notre pays, une femme doit se marier sans quoi elle est confrontée à une situation inconfortable21. » Dans l’eau-forte « Se casa... ¡ o lo mato ! » Arlt termine son article en retranscrivant une lettre écrite par une lectrice sous le pseudonyme de Claudine dans laquelle celle-ci reproduit une conversation entre elle, une femme et ses deux filles :
19« La femme : Une jeune fille doit se préoccuper de presser un homme pour qu’il formalise sa situation, parce que sinon, où irions-nous ? Cela te semble bien qu’une fille perde son temps et ses opportunités ?Kika : Non, ce qui se passe, c’est que Claudine attend un prince qui vienne de la lune dans un carrosse.Claudine : D’autres attendent qu’il vienne au volant d’une Renault.La femme : Écoute ce que je te dis Claudine : les hommes, il faut les traiter durement. Le temps des capes et des épées, c’est du passé22. »
20Ce témoignage permet à Arlt d’illustrer son propos : l’éducation reçue, le temps comme argument de poids et la pression de l’entourage. On voit dans le même temps comment s’impose le pragmatisme et à quel point les sentiments sont secondaires au moment de se marier.
21Dans les Eaux-fortes, la mère est celle qui se charge de marier sa fille et de faire pression sur le fiancé pour que le mariage ait lieu rapidement. La mère est souvent représentée comme froide, calculatrice et manipulatrice. Elle est parfois appelée « la Dame », mais la plupart du temps, on la mentionne comme « la Vieille ». C’est en général une des protagonistes des « tableaux vivants », dans lesquels l’auteur se contente de théâtraliser une situation et de laisser les lecteurs en tirer leurs propres conclusions. Le fiancé est l’autre protagoniste ; c’est l’archétype du bon candidat pour le mariage, de l’homme de bonne foi, d’où son nom : Bonafide. Il est souvent présenté comme une victime.
22Le modus operandi de la mère de la fiancée est représenté dans l’eau-forte intitulée : « Pase nomás, joven... » où Arlt met en scène de manière sarcastique le moment où la mère met à l’épreuve les intentions du fiancé, où elle évalue sa solvabilité économique à travers sa situation professionnelle, où elle lui énumère les vertus de sa fille comme future maîtresse de maison et où finalement elle invente d’autres prétendants, en général de meilleure condition sociale (médecin ou ingénieur par exemple), le tout dans le but de presser le prétendant à épouser sa fille.
23On note que le père de la fiancée, au travail sans doute, ne joue aucun rôle au cours de cette scène. La mère apparaît alors comme la réelle Maîtresse de maison. Dans les Eaux-fortes, les hommes de la famille ont finalement un rôle assez limité : le petit frère surveille les fiancés et l’aîné fait pression sur le futur mari quand les fiançailles s’étendent trop dans la durée. Parce qu’il n’y a pas de pire ennemi que le « calientasillas », c’est-à-dire l’éternel fiancé qui abuse de la patience de la famille et repousse indéfiniment la date du mariage.
Une vision moderne de l’amour
24Dans les Eaux-fortes, Arlt critique l’état des relations amoureuses de son époque. Il considérait en effet que dans la classe moyenne portègne ces relations étaient viciées, peu honnêtes et qu’elles avaient en général pour unique finalité le mariage. Il remet souvent en question certaines femmes qu’il voit comme responsables d’alimenter par leur attitude le discours dominant. C’est pourquoi il va à l’encontre des arguments constitutifs de la doxa de son époque, tout en donnant son avis sur la question. La plupart de ses opinions furent mal perçues ou mal interprétées à l’époque, mais nous constatons aujourd’hui à quel point elles étaient progressistes. Nous pouvons d’ailleurs les comparer avec les théories modernes de la sociologie.
25Le sociologue Anthony Giddens dans La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, publié en 1992, souligne que la révolution sexuelle des années 1960-1970 a permis l’émergence d’un nouvel horizon dans les relations amoureuses. La libération des mœurs a été rendue possible grâce à l’accès aux méthodes contraceptives, à la dépénalisation de l’avortement et à la loi sur le divorce. Cette évolution des mentalités a permis un nouveau type de relation plus égalitaire entre les hommes et les femmes que Giddens appelle l’amour-convergent. Selon lui :
26« L’amour convergent n’est pas nécessairement monogame au sens bien précis de l’exclusivité sexuelle. On peut parler de relation pure lorsque les deux partenaires tombent d’accord sur le fait que chacun d’entre eux tire “jusqu’à nouvel ordre” suffisamment de bénéfices de leur liaison pour que celle-ci soit digne d’être continuée23. »
27Comme on peut le voir, il insiste sur l’égalité et la liberté des deux parties de mettre fin à la relation quand l’une des deux ne se sent plus impliquée. Ce type de relation va à l’encontre de l’idéal de l’amour éternel, car la durée est secondaire, ce qui importe c’est de vivre pleinement cet amour. Giddens aborde un autre type d’amour : l’amour-romantique, qui se construit à partir d’idéaux ou de clichés, comme l’existence d’une autre moitié, l’amour exclusif, inconditionnel et éternel. Cette relation se caractérise par une exaltation des sentiments : « Dans les relations relevant de l’amour romantique, l’élément du sublime tend à prédominer sur celui de l’exubérance sexuelle24. » L’amour-romantique tend à se projeter dans le futur ou vers un meilleur avenir qui inclut la fondation d’une famille.
28Enfin, l’amour-passion est le dernier type de relation abordé par le sociologue :
29« Ici, le lien émotionnel envahit tout ; il est tellement puissant qu’il peut très bien conduire l’un des individus concernés, ou même les deux, à passer outre leurs obligations les plus ordinaires. L’amour-passion comporte un enchantement [...]. Aux yeux de l’amoureux passionné, le monde dans son entier apparaît soudain comme neuf, mais peut-être est-ce précisément parce que ce dernier ne parvient pas à capter son intérêt, qui est fixé sur l’objet de son amour25. »
30Si nous faisons un parallèle avec Roberto Arlt, nous voyons que ce dernier insistait particulièrement sur l’effet aveuglant de cet amour :
31« L’amour est un sentiment qui déforme les qualités réelles de l’objet aimé [...]. Nous rencontrons toujours des amoureux qui nous décrivent comme extraordinaires les vertus de leur fiancée, lesquelles chez une autre femme passeraient sans doute inaperçues ou seraient considérées comme des qualités insignifiantes26. »
32Arlt observa en différentes occasions que les problèmes des ménages étaient dus au manque de connaissance mutuelle pendant la période des fiançailles, et étaient d’autant plus fréquents chez les couples qui s’étaient mariés très vite après une brève et intense relation. S’interrogeant sur la validité de ces mariages qui tombaient en disgrâce au bout de quelque temps, il reprit les propos de Lindsay, un juriste américain : « On ne peut pas prendre au sérieux ces mariages qui [...] s’effectuent avec un excès d’enthousiasme ou de folie amoureuse27. »
33Arlt remettait en question l’idéal dominant de son époque à savoir l’amour romantique et la croyance en un amour éternel : « Depuis le Kama-sutra jusqu’à nos jours, dans toutes les langues, dans tous les styles, la poésie, le théâtre, le roman et même la peinture [...]. Il a été dit que l’amour éternel est un mensonge28. » Il fait ici référence, entre autres, au cinquième chapitre du Kama-sutra dans lequel on enseigne l’art de conquérir les épouses des autres.
34Arlt pensait que l’idée d’amour éternel était utilisée pour faire miroiter de manière disproportionnée un bonheur garanti aux futurs époux : « Il n’existe pas de père ou de mère sur la planète Terre qui croit que l’amour soit éternel. Ce qui ne les empêche pourtant pas d’affirmer devant le candidat au mariage que l’amour est éternel et qu’eux en sont la preuve vivante29. »
35Même s’il pensait que l’amour ne pouvait durer indéfiniment, l’auteur ne doutait pas qu’il existât : « L’amour est un sentiment ni éternel ni durable, mais quelque chose de transitoire comme le printemps, l’été et l’automne30. » Reconnaître cette prémisse sur le caractère transitoire de l’amour changerait alors les relations amoureuses selon lui, car « il est probable que personne ne se marierait pour la vie31 ».
36À la lecture des Eaux-fortes, on perçoit le mariage comme un problème à résoudre rapidement, car il influe directement sur les relations amoureuses dès les premiers instants. Arlt voit deux problèmes dans le mariage : d’abord le fait que l’aspect légal de cet engagement prime sur l’amour et non le contraire. En cela il se rapproche de la notion d’amour-convergent et de l’idée selon laquelle la relation ne devrait être assujettie qu’à la durée du sentiment partagé. C’est pour cela qu’il jugeait nécessaire l’approbation d’une loi autorisant le divorce (loi qui ne fut adoptée qu’en 1987 en Argentine). Ensuite, l’autre problème selon Arlt résidait dans le fait de considérer le mariage comme une solution économique aux nécessités de la vie quotidienne, c’est pourquoi il trouvait souhaitable que les conjoints, et surtout les femmes disposent de leurs propres ressources économiques :
37« Dans les grandes villes des pays civilisés, le mariage est un vulgaire accident dans la vie des hommes et des femmes. Et il y a une explication à cela. Des hommes et des femmes gagnent leur vie et les relations entre eux sont absolument désintéressées. Mariage et divorce sont des événements aussi courants que boire un verre ici32. »
38L’apport des Eaux-fortes de Buenos Aires concernant la connaissance des relations amoureuses de la classe moyenne portègne des années 1930 est considérable, et cela en partie grâce à la façon dont elles furent élaborées. Les articles de Robert Arlt s’alimentaient des échanges épistolaires avec ses lecteurs, et des lectures, des expériences personnelles, mais également des observations de la réalité de leur auteur. Car si pour Stendhal, « le roman c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin33 », pour Arlt, l’eau-forte était un miroir qu’il promenait le long des rues de la capitale argentine.
39L’analyse des relations amoureuses intéresse les penseurs de toutes les époques, car elle contribue à entrevoir sur quelles bases s’édifie une société. Les Eaux-fortes de Arlt portaient bien leur nom puisque, dans ses chroniques, l’auteur ne manquait pas de « gratter » le vernis, l’aspect lisse de la classe moyenne, avant d’y introduire un peu d’acide, sous forme d’ironie ou de sarcasme. Les critiques de l’amour-romantique de la part de Arlt mettent en évidence les travers d’une société très encline à l’usage de la tromperie et de l’hypocrisie pour résoudre ses problèmes individuels. L’acuité du regard impitoyable de Arlt et ses positions avant-gardistes ne déplaisaient pas à ses lecteurs, nombreux si l’on se fie au tirage impressionnant du journal El Mundo qui le publiait. Ses Eaux-fortes de Buenos Aires réunies dans un même ouvrage aujourd’hui interpellent toujours, comme témoignage d’une époque et pour la modernité de leur propos.
Notes de bas de page
1 Quotidien qui parut pour la première fois le 14 mai 1928 et dont le tirage prit fin au cours de l’année 1967.
2 Disponible sur Internet : [http://www.ojd.com/chiffres/section/PPGP?submitted=1§ion=PPGP&famille=1&thema=&search=&go=Lancer+la+recherche], consulté le 6 avril 2011.
3 Arlt R., « El lector que manda tema para crónicas », El Mundo, 20 décembre 1928.
4 Arlt R., « Quieren que me case con otro », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, Buenos Aires, Losada, 2000, p. 206.
5 Arlt R., « La comedia femenina », El Mundo, 2 juin 1931.
6 Arlt R., Los Lanzallamas, Barcelona, Montesinos, 1995, p. 8.
7 Arlt R., « Primeras palabras para conquistar a la dama », op. cit., p. 159.
8 Diderot Denis, Œuvres complètes de Denis Diderot, Belin, t. 1, éd. 1818, p. 493.
9 Arlt R., « Lo que llamamos gil », op. cit., p. 160.
10 Arlt R., « Dos comedias : Flirt y Noviazgo », op. cit., p. 184.
11 Ibid., p. 185.
12 Ibid., p. 186.
13 Idem.
14 Arlt R., « El hermanito coimero », Aguafuertes porteñas, op. cit., p. 134.
15 Arlt R., « Interesantes cartas de mujeres », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 203.
16 Ibid., p. 204.
17 Ibid., p. 205.
18 Arlt R., « Soliloquio del solterón », Aguafuertes porteñas, Buenos Aires, Losada, 2001, p. 25.
19 Arlt R., « ¡ Quiero casarme ! », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 172.
20 Arlt R., « Lo que dicen las mujeres », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 173.
21 Arlt R., « Sexta carta », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 205.
22 Arlt R., « Se casa... ¡ o lo mato ! », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 182.
23 Giddens A., La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Paris, Hachette Littératures, 2006, p. 82.
24 Ibid., p. 54.
25 Ibid., p. 53.
26 Arlt R., « Los novios no pueden conocerse », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 223.
27 Ibid., p. 222.
28 Arlt R., « Verdades que no aceptan la gente », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 194.
29 Arlt R., « Importancia al sentimiento », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 195.
30 Arlt R., « Verdades que no aceptan la gente », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 194.
31 Arlt R., « Se casaría ese hombre si... », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 225.
32 Arlt R., « Quiero casarme », Aguafuertes porteñas : Buenos Aires, vida cotidiana, op. cit., p. 171.
33 Stendhal, Le Rouge et le Noir.
Auteur
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