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Prologue

p. 7-10


Texte intégral

1L’objet initial de la réflexion qui a débouché sur le présent ouvrage était l’étude du traitement des populations indiennes dans la construction nationale de deux républiques hispano-américaines, le Mexique et l’Argentine. Il était a priori difficile de trouver un contraste plus grand dans le champ latino-américain, chacun de ces pays semblant incarner un pôle extrême dans l’éventail des stratégies mises en place depuis l’État vis-à-vis des populations autochtones au sein des républiques nées de la dislocation de l’ancien empire colonial espagnol. En Argentine, en effet, l’Indien semble relégué à la marge tant géographique que symbolique de la nation, au point d’être rendu quasiment invisible. Au Mexique, il a été placé au contraire au centre de la construction, non seulement de la Nation, mais du sujet national lui-même.

2L’étude en profondeur de la question nous a conduits à solliciter des éclairages au-delà de nos propres terrains, à ouvrir vers d’autres études de cas, ce qui aura eu pour effet – c’est du moins notre souhait – de relativiser le caractère strictement « national » de ces « régimes d’altérité » qui constituent le cœur de notre interrogation. Pour ce faire, nous avons choisi d’élargir la focale pour embrasser un processus qui se met en place de manière synchronique dans l’ensemble des pays latino-américains, suivant le processus plus général de définition de l’État-nation, notamment en Europe à la même période.

3De fait, si chacun des auteurs étudie dans les pages qui vont suivre un cas précis tiré de son propre champ de recherche – au Mexique, en Argentine, au Paraguay, en Colombie ou en Bolivie – la réflexion avance bel et bien dans le même sens et elle concerne un moment historique commun, compris à grands traits entre les indépendances et le milieu du xxe siècle, celui de la constitution progressive d’une identité commune articulée à la définition concomitante d’un « autre interne » par rapport auquel se définit le sujet national hégémonique. Autrement dit, chacune des études proposées dans ce recueil se propose d’envisager le rôle et la place dévolus aux populations définies comme « indiennes » dans cette construction : il s’agit donc tout à la fois d’envisager les mécanismes d’identification collective inhérents à la cristallisation de l’État-nation et les dispositifs complémentaires de définition d’une altérité interne à ce même État-nation, étant entendu que cette définition reste par nature fluctuante et sujette en permanence à de profondes modifications.

4Ce processus de définition et d’administration de la différence depuis l’État comprend différentes facettes.

5– La mise en place volontariste de dispositifs de patrimonialisation du passé autochtone. La constitution d’un patrimoine « national », confiée aux intellectuels organiques des jeunes républiques est au cœur de la définition de la place et du rôle reconnus aux populations indiennes passées et contemporaines. Articulé au développement des disciplines spécifiques telles que l’anthropologie, l’ethnographie, le folklore ou l’archéologie, ce travail de délimitation de l’altérité indienne comprend notamment la formation d’un corpus historique propre, le rassemblement de divers fonds d’archives nationales ou régionales, et la fondation d’un réseau de musées donnant à voir et mettant en scène le passé de la nation. La constitution de ce patrimoine vise naturellement à doter ces jeunes républiques d’une profondeur historique qui leur faisait défaut et à légitimer le nouvel ordre républicain, par une inscription dans une temporalité longue qui permette de remonter au-delà de ce qui est désormais présenté comme une « occupation » espagnole. On insistera sur le fait que les responsables de la mise en ordre du passé national mythifié sont souvent les mêmes qui définissent à la fois le discours nationaliste et les politiques concrètes de prise en charge des populations indiennes.

6– La seconde facette de ce processus est précisément l’encadrement des populations contemporaines de ce même processus de mise en patrimoine. On touche ici aux mesures biopolitiques dont le but plus ou moins explicite était de quadriller l’espace social et d’assigner aux populations – en l’occurrence indiennes – un lieu, une fonction et une conduite. Ces dispositifs de pouvoir peuvent à leur tour être divisés en deux catégories distinctes. La première comprendrait tout d’abord les politiques de territorialisation de l’État-nation, qui prennent parfois la forme d’authentiques opérations militaires à l’intérieur même des frontières nationales, aboutissant à la définition de territoires sujets à un traitement dérogatoire, suivant une forme de colonialisme interne finalement assez peu différent de celui qui avait cours au même moment en Amérique du Nord, Afrique, en Océanie ou en Asie1. On constate par ailleurs que cette territorialisation à marche forcée s’accompagne le plus souvent d’une réduction des populations concernées à un statut subalterne, à la fois juridiquement et économiquement.

7La seconde catégorie est plus insidieuse mais tout aussi profonde dans ses effets, dans la mesure où elle concerne non plus seulement des territoires ou des blocs de population, mais bien les individus. Le travail microphysique du pouvoir s’exerce à travers les diverses modalités d’enregistrement administratif, de normalisation par l’école ou encore par les mesures eugénistes prises dans le but de façonner la population. L’altérisation-normalisation se porte ici sur le nom, l’apparence physique et la conduite sociale des individus, autant d’éléments qui définissent leur inscription dans l’espace quadrillé de l’État-nation.

8Enfin, ainsi que le lecteur pourra s’en rendre compte à la lecture de toutes les contributions qui vont suivre, aux antipodes d’une conception fixiste de l’identité – dans sa variante exotisante – les travaux qui composent cet ouvrage poursuivent le but avoué de réinsérer ces multiples définitions de l’indianité en contexte national dans leur dimension diachronique, mouvante et contradictoire. Le fil conducteur de notre réflexion est bien que ces régimes d’altérité doivent être étudiés comme des processus éminemment politiques et historiquement situés. Comme une action – ou une série d’actions – exercée(s) depuis l’État sur certaines populations, et non comme la définition stable et définitive d’une identité « indienne » ou « autochtone » figée une bonne fois pour toutes en fonction de critères objectifs immuables.

Notes de bas de page

1 On consultera sur ce sujet le dossier thématique coordonné par Luc Capdevila et Nicolas Richard sur les « Formes nationales du colonialisme tardif dans le Cône sud, 1850/1950 », Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, février 2013, [http://nuevomundo.revues.org/65022].

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