Spécificités culturelles dans les jeux vidéo : Baldur’s Gate II et Final Fantasy X-2, deux cas exemplaires de concepts de jeu occidentaux et orientaux
p. 219-232
Texte intégral
Point de départ
1À considérer aujourd’hui le paysage des jeux vidéo en fonction de leurs spécificités culturelles, il apparaît que le marché européen ne produit encore qu’une part relativement faible de réalisations propres1. Cela concerne avant tout les jeux pour adolescents et pour adultes, ce qui n’exclut pas que des jeux vidéo destinés à des enfants – Pokémon, par exemple – ne soient aussi distribués et utilisés à l’échelle du monde2. Dans l’espace européen, ce sont avant tout des jeux vidéo d’origine nord-américaine et japonaise dont on dispose, et les consommateurs sont de ce fait confrontés à des éléments étrangers à leur culture. En fait, ces jeux sont hybrides : ils sont porteurs de codes mondiaux, mais se différencient cependant par leurs spécificités culturelles. Pour appréhender ces éléments, j’ai décidé de comparer deux jeux de même type destinés à des adolescents – un jeu de rôle canado-américain et un japonais –, deux jeux dont les règles sont si proches qu’ils se différencient l’un de l’autre surtout en fonction de leurs origines culturelles. Avant d’en venir à une analyse comparative concrète, je voudrais d’abord donner un aperçu de quelques secteurs manifestant les références culturelles des jeux vidéo. Les plus évidentes s’observent dans la localisation.
La localisation
2En informatique, suivant l’encyclopédie en ligne Wikipédia, la localisation caractérise l’adaptation d’un logiciel « aux données locales, linguistiques et culturelles qui prédominent dans un territoire donné de vente et d’utilisation, et déterminé géographiquement ou ethniquement (pays, région ou groupe ethnique)3 ».
3Dans la branche « jeux », l’adaptation concerne principalement le plan de la langue (c’est-à-dire la traduction), sans exclure celui de l’image. Les motifs d’adaptation dans les jeux sont principalement des barrières linguistiques ou des mises à l’index. Ainsi on « désamorce » souvent des jeux au contenu violent, par exemple en faisant couler du sang vert ou jaune, et non rouge, dans des jeux de tir (en anglais : FPS, First Person Shooter). Des localisations pour l’Allemagne signifient que dans des jeux comme Return to Castle Wolfenstein on supprime les croix gammées ou que les personnages tués disparaissent de l’écran, alors qu’ils restent déchiquetés dans la version originale.
4D’après des déclarations de producteurs comme d’utilisateurs des jeux, il apparaît que les localisations ne sont nullement sans problème4. Des conventions culturelles spécifiques comme l’humour ou les expressions à double sens sont souvent difficiles à traduire. Dans le cas de jeux où le texte est important, les dépenses de traduction sont si élevées – dans Baldur’s Gate II, par exemple, on compte 2 400 000 mots5 – que des incohérences, apparemment, n’ont pu être évitées, étant donné que les éditeurs investissent souvent peu de temps dans les localisations. Dans le contexte de la mondialisation, la localisation est ainsi conçue comme une réplique à l’internationalisation : c’est ce dont témoignent des discussions passionnées pour et contre la localisation dans des forums de joueurs en ligne6. Plus que sur la couleur du sang on y discute sur l’attention à porter à la langue maternelle et sur l’introduction de langues étrangères à l’école.
5Des éléments culturels spécifiques comme la langue sont donc particulièrement aisés à constater dans les processus de localisation. Mais étant donné que la popularité des jeux japonais en Europe centrale m’incite à comparer des jeux occidentaux et orientaux – sans que je connaisse le japonais – je me consacrerai à la mise au jour des éléments culturels dans d’autres domaines, comme l’esthétique de l’image, la représentation des personnages, la structure du jeu, ainsi que les références intertextuelles ou les citations métatextuelles. À cette fin seront convoqués comme objets de recherche le jeu de rôle canado-américain Baldur’s Gate II (en allemand : Schatten von Amn) et le japonais Final Fantasy X-27. Mais il faut d’abord expliciter ce que sont les jeux de rôle.
Les jeux de rôle
6Les jeux de rôle (en anglais RPG : Role Playing Games) se présentent sous différents aspects. Leur généalogie remonte, dans les États-Unis des années 1960, à l’apparition des jeux de plateau (en anglais : tabletops)8. Ceux-ci se fondent sur les jeux de stratégie (en anglais CoSims : Combat Simulations) des années 1950 qui, à leur tour, renvoient au « Kriegsspiel » du baron de Reisswitz qui, au début du xixe siècle, avait imaginé un jeu de stratégie pour les officiers prussiens. Les table-tops sont des jeux de plateau avec des figurines en plomb, et leurs thèmes sont d’abord exclusivement guerriers ; par la suite la popularité du Seigneur des Anneaux de J. R. R. Tolkien a entraîné des adaptations grandissantes d’histoires de Fantasy. Au milieu des années 1970 sont apparus aux États-Unis les premiers jeux de rôle Paper&Pencil, dont le premier et le plus connu, aujourd’hui encore, est Donjons et Dragons (D&D)9. Les scénarios de ces jeux sont écrits sur papier, d’où leur nom. Les joueurs sont assis autour d’une table et parlent pour mettre en scène une histoire. À cette fin ils se glissent dans un rôle que le maître du jeu a conçu et pourvu de caractéristiques et de pouvoirs spécifiques. Les personnages du jeu tentent de réussir leurs missions, appelées quêtes, où les combats et les échanges constituent une grande partie des actions. En réussissant leur quête, les personnages améliorent leurs qualités (exprimées en points), ce qui entraîne des conséquences sur le développement de l’intrigue. À côté des comportements stratégiques une part du jeu est toujours laissée au hasard, dans la mesure où certaines décisions sont prises aux dés.
7Il existe des jeux de rôle graphiques pour un seul joueur (sur ordinateur ou sur console vidéo) depuis le début des années 1980, et, depuis le milieu des années 1990, pour plusieurs joueurs, sur Internet ; dans la formule à plusieurs joueurs (MMORPG)10 peuvent participer, suivant les cas, jusqu’à des dizaines de milliers de joueurs (qui s’allient ou se combattent), par exemple dans Dark Age of Camelot.
8Les jeux pour ordinateur étudiés ici sont des jeux de rôle graphiques pour un seul joueur. Le jeu Baldur’s Gate II, mis au point par la maison Bioware, a été mis sur le marché en 2000. Le jeu pour ordinateur personnel (PC : personal computer) se rattache au premier épisode de 1998. Comme à la plupart des jeux de rôles occidentaux, Donjons et Dragons lui sert de repère, qui ne se limite pas au cadre lugubre du jeu (Baldur’s Gate II commence classiquement dans un cachot). Suivant la manière typique de Donjons et Dragons, le joueur commence par configurer son personnage, choisit sa race (être humain, nain, elfe, gnome, hobbit, demi-elfe ou demi-orc) et sa classe (guerrier, prêtre, voleur, magicien, avec diverses sous-classes), son apparence et son caractère. À partir d’un nombre de points attribués arbitrairement, on répartit les points de capacité sur chacun des paramètres suivants : force, physique, habileté, intelligence, sagesse, charisme.

Figures 1 et 2. Création des personnages dans Baldur’s Gate II (Source : captures d’écran personnelles)
9L’action se déroule dans le cadre habituel de Donjons et Dragons, dans les « Forgotten Realms », ici un royaume sur la planète Toril, habité par de puissants magiciens. Dans le pays règnent le chaos politique et une pénurie de fer, ce qui pourrait avoir comme conséquence une catastrophe économique, car les armes et les outils manquent, et la famine menace. L’avatar (le personnage du joueur), après avoir été tiré du cachot par Imoen, voleuse/magicienne, entreprend d’arrêter cette catastrophe par des combats, des négociations, de la magie.
10Final Fantasy est une série japonaise de jeux de rôle de la maison Squaresoft (devenue Square Enix), qui a commencé en 1987 et qui, aujourd’hui, comprend 13 épisodes. À la différence de Baldur’s Gate II, il s’agit de jeux pour consoles qui peuvent être utilisés sur des consoles de jeux vidéo et sur des écrans de téléviseur. L’intrigue de Final Fantasy X-2 (2003) est la suivante : Spira passait, il y a longtemps, pour un monde opulent, préservé grâce à l’introduction de machines par le peuple progressiste Al Bhed, mais qui a été réinfiltré par Sid et ses forces, en vue de maintenir la civilisation primitive, exempte de machines. Yuna, âgée de 17 ans, médium aux pouvoirs magiques, avait déjà réussi à vaincre Sid (Final Fantasy X). Avec son groupe elle recommence à vouloir sauver ce monde d’une rechute dans la civilisation primitive.
11Au lieu du système complexe de paramètres de Baldur’s Gate II, il y a, dans Final Fantasy X-2, des palettes de différents costumes. On peut les trouver ou les conquérir au cours du jeu, et on les emploie de façon stratégique pendant les combats. Aux costumes correspond à chaque fois une répartition spécifique des attributs (points de santé, points de magie, force), que des accessoires, en outre, peuvent renforcer. Un guerrier, par exemple, possède de grandes capacités de défense et de nombreux points de vie, tandis qu’un archer dispose de moins de points d’attaque, de défense ou de santé, mais a l’avantage de posséder une plus grande précision et une meilleure flexibilité. Une diva possède beaucoup d’habileté et de magie, mais peu de points de santé.

Figure 3. Final Fantasy X-2 : les protagonistes Rikku, Yuna et Paine dans leurs différents costumes de voleuse, archer, guerrière (de gauche à droite). Source : http://www.ff-execution.de/modules.php?op=modload&name4nAlbum&file=index&do=showpic&pid=30&orderby=dateD (30-06-05).
Esthétique de l’image
12En ce qui concerne l’esthétique de l’image, la version japonaise du jeu de rôle est de loin la plus claire, la plus colorée, la plus pop, et montre des parallèles avec l’esthétique du dessin animé et du manga, qui oscille entre schémas enfantins et futurisme, et qui est très populaire au Japon. Final Fantasy X-2 prend à son compte non seulement leurs aspects esthétiques comme l’attribut « kawaii » – terme japonais pour gentil, charmant – (voir le dessin de Rikku, fig. 5) et une certaine sexualisation des personnages, mais aussi le motif de l’art martial japonais (voir Payne en guerrière) et, de manière générale, la prédilection pour des mondes colorés.

Figure 4. FFX-2 : Ouvertur avec Yuna en costume de « songstress ».
(Source : http://www.rpgfan.com/pics/ffx-2/art2.htlm) (30-06-05).
13Dans la représentation des ennemis, le plus souvent des êtres abstraits à allure de robots, on trouve aussi des parallèles avec les mangas et les dessins animés ; certains costumes des protagonistes rappellent également les Mechas, hybrides d’humains et de machines.

Figure 5. FFX-2 : Rikku en costume de Machine-Muzzle.
Source : http://www.finalfantasydream.it/ff10-2/specialdress_rikku.jpg (30-06-05).

Figure 6. FFX-2 : l’adversaire Boris araignée11
Source : http://finalfans.anime-host.de/ff10-2/?site=gallery.php (30-06-05).
14Comme le dit Masuyama, producteur de jeux vidéo japonais :
15« Une autre chose est une énorme différence entre l’Ouest et l’Est à propos de l’image des Machines et de la conscience qu’on en a. Je sais que c’est là une généralisation exagérée, mais j’estime qu’il est important de comprendre la culture populaire japonaise en général. Au Japon, les machines ou les monstres ne sont pas nécessairement opposés aux êtres humains. Nous ne faisons pas de grande différence entre les deux. Souvent des machines perfectionnées comme un robot humanoïde sont même considérées comme une forme idéale et évolutive d’êtres humains12. »
16Au plan formel, le texte du jeu reprend également à son compte des stratégies des mangas : l’éclatement de l’écran qui précède chaque séquence de combat rappelle le découpage original des mangas, qui, en partie, traverse les pages en zigzag. Cet éclatement, de même que la fréquence des écrans noirs (en anglais blackscreens), peuvent en outre être lus comme un paradigme propre aux médias pour signifier la pause, le vide, qui sont évoqués, dans les mangas, par des mises en perspective différentes pour une même scène. Scott McCloud, spécialiste renommé de la bande dessinée, dans son livre Comics richtig lesen [traduit en français sous le titre L’Art invisible. Comprendre la bande dessinée, tr. de l’anglais par Dominique Petitfaux, Vertige Grafic, 1999], appelle cette technique « de point de vue à point de vue » et atteste son caractère spécifiquement oriental13.
17Baldur’s Gate II, en revanche, se situe dans une esthétique photographique plus réaliste et plus sombre. Le graphisme apparaît beaucoup plus pragmatique ; les monstres plus humanisés que dans Final Fantasy X-2.

Figure 7. Monstres de Baldur’s Gate II
(Source : capture d’écran personnelle)
18Des symboles comme la tête de mort, qui s’anime de façon spectaculaire quand l’avatar du joueur meurt, et qui orne aussi la couverture de l’Add On14 Thron des Baals, témoignent d’une propension à un style gothique assez sombre, une esthétique qui imprègne la sous-culture punk du même nom de ses éléments pseudo-chrétiens, de ses pratiques occultes et son affinité avec le Moyen Âge.
19L’esthétique de Baldur’s Gate II s’appuie aussi sur celle des jeux de rôle de plateau, les ancêtres des jeux de rôle vidéo. On y jouait avec des figurines de plomb peintes à la main, semblables à celles des jeux vidéo. La représentation assez sombre du monde dans les jeux de Donjons et Dragons était courante : ils se passaient, comme on peut s’y attendre, dans des oubliettes lugubres et étaient aussi conditionnés, de ce fait, par la topographie.
20De plus Baldur’s Gate II renvoie graphiquement à des films réalistes, et à des films et à des séries de culture pop traitant du Moyen Âge ou relevant de la Fantasy, du genre de Conan le Barbare ou Xenia. Il semble que la tradition filmique occidentale, assez ancienne, influe sur les attentes concernant les images animées : ce qui paraît être un film doit également recourir à l’esthétique correspondante – précisément celle du film avec acteurs réels. De l’esthétique du jeu pourrait aussi dépendre le fait que les bandes dessinées – à l’exception de l’aire francophone – ne sont pas encore considérées dans le monde occidental comme des formes représentatives à prendre au sérieux, à la différence de la réception des mangas au Japon.
Les personnages
21Les personnages, les objets magiques, les armes, etc. sont extrêmement différenciés dans Baldur’s Gate II, leurs paramètres peuvent changer et ils sont en interaction suivant un système de règles complexe qui exige du joueur un comportement stratégique, en conformité avec la tradition des jeux de rôle occidentaux ; les premiers jeux de plateau militaires, comme on l’a vu, sont des simulations de guerre incluant des facteurs considérés comme pertinents.
22Dans Baldur’s Gate II la dichotomie « bon/méchant » est décisive pour la représentation des traits des caractères des personnages. Le personnage principal peut avoir de bonnes ou de mauvaises intentions : on le décide au début du jeu. Cette disposition peut aussi être modifiée au cours du jeu, en fonction de l’intrigue et des dialogues. Une amélioration du caractère est obtenue, par exemple, grâce à des oboles virtuelles de l’avatar dans des églises numériques – on voit ici clairement le parallèle avec les religions chrétiennes. La disposition du caractère est aussi marquée visuellement : les ennemis du personnage sont cernés d’un marqueur rouge, ses amis d’un marqueur bleu.
23Si l’évolution du caractère est beaucoup plus compréhensible dans Baldur’s Gate II, étant donné qu’il est exprimé à l’aide de paramètres, les personnages de Final Fantasy X-2 paraissent plus énigmatiques et ne sont interprétables que par le récit ludique. Les traits de caractère couvrent toute la gamme. Conformément au principe du yin et du yang, un personnage est rarement uniquement bon ou uniquement méchant, si bien qu’il arrive que des adversaires aient des intentions compréhensibles, voire sublimes. Ce fait pourrait être mis en rapport avec le rapport des Japonais à la religion, qui est fondé sur le syncrétisme. Un proverbe affirme que le Japonais naît et vit en shintoïste, se marie en chrétien, et meurt en bouddhiste. Plusieurs religions coexistent et cohabitent en même temps ; le shintoïsme, particulièrement, religion animiste populaire, connaît divers dieux sous forme d’êtres humains, d’animaux, d’objets ou d’êtres abstraits, qu’il est impossible de concevoir selon une dichotomie « bon/méchant ».
24L’absence du schéma bon/méchant est de plus ancrée dans le confucianisme, religion d’État chinoise dont est imprégné le Japon depuis l’époque de sa fermeture, au début du shogunat de Tokugawa en 1612. La loyauté est la valeur cardinale de ce courant philosophique, qui lie le sujet au samouraï, la femme à l’homme, les plus jeunes aux plus âgés, et qui représente, aujourd’hui encore, un aspect dominant de la société japonaise15.
25La disposition des caractères propre aux jeux a des répercussions sur la structure de ceux-ci.
La structure du jeu
26De fait Baldur’s Gate II présente une structure beaucoup moins linéaire que Final Fantasy X-2 : il y a beaucoup de quêtes et de quêtes secondaires qui s’offrent au joueur en fonction de son comportement ; le déroulement du jeu est influencé, d’une part, on l’a vu, par le caractère de l’avatar, d’autre part par la composition du groupe16 et le choix des dialogues. L’accent est mis, dans Baldur’s Gate II moins sur l’histoire qui sert d’arrière-plan que sur les combats et les comportements stratégiques provenant du choix et de l’évolution des caractères, ainsi que des interactions. Des séquences narratives vidéo n’interviennent qu’au début et à la fin ; avant chaque chapitre une incrustation fait apparaître un petit texte relatif à la progression de l’histoire.
27Des jeux orientaux comme Final Fantasy X-2 présentent, par comparaison avec la plupart des jeux de rôles de fabrication occidentale, une intrigue linéaire ; le joueur y est pris, d’une certaine façon, par la main, et conduit, par des « hard rails17 », jusqu’aux différents lieux. L’accent, par conséquent, est davantage mis sur l’histoire préprogrammée. On caractérise de ce fait Final Fantasy X-2 également comme film interactif, par opposition aux ramifications du genre « choose-your-own-adventure » de Baldur’s Gate II18. Des joueurs expriment la différence entre les jeux de rôles (JdR) occidentaux et orientaux de la façon suivante : « les JdR américains tendent à se centrer sur la personnalisation du personnage, tandis que la plupart des JdR japonais tendent à se centrer sur l’intrigue19 ».
28Le caractère de l’avatar, de même que la composition du groupe, demeurent identiques de bout en bout dans Final Fantasy X-2. Les qualités des personnages se révèlent principalement dans les dialogues et les nombreuses séquences vidéo. Les personnages s’entretiennent les uns avec les autres beaucoup plus fréquemment que dans Baldur’s Gate II, et les relations interpersonnelles sont très importantes pour l’intrigue. Il y a des opposants dont les motivations sont plutôt personnelles, la lutte est verbale et mise en scène avec une grande richesse d’action. Les dialogues niais et insolents, qui constituent souvent le coup d’envoi des séquences de combat, rappellent la tradition des invectives que les samouraïs japonais échangent avant le combat20.
Métafiction
29Les jeux de rôle japonais et occidentaux se différencient également dans leur référence aux mythes. Baldur’s Gate II est fortement organisé à partir de la mythologie germano-nordique, qui a aussi exercé une influence considérable sur l’auteur du Seigneur des Anneaux, J. R. R. Tolkien, professeur de langues et littératures anglaise et scandinave. Cette influence se manifeste dans les races des avatars (êtres humains, gnomes, orcs, elfes, nains), mais aussi dans les noms donnés aux personnages, aux objets et aux mondes. Baldur, par exemple, est un dieu nordique de la lumière, un dieu de la pureté, de la vérité, de la beauté et de la justice, le fils (bienfaisant) d’Odin, le dieu suprême des Germains21. Le monde ludique est en outre enrichi par des éléments empruntés à d’autres mythes, comme par exemple celui du labyrinthe et du Minotaure, celui de l’Odyssée du héros, ou celui du dieu antagoniste de Baldur, le dieu de la mort, Bhaal [Baal], qui provient de la mythologie mésopotamienne. Bhaal remplit dans Baldur’s Gate II la fonction du père de l’avatar du joueur. Si le jeu de rôle occidental intègre ici des éléments du ressort du mythe et de la Fantasy dans une réalité pseudo-médiévale, les jeux de rôle japonais développent un tout autre univers fictif. Le Japon emprunte à l’Occident le jeu de rôle, produit sa propre interprétation du Moyen Âge, et lui adjoint un mélange syncrétique spécifique composé de futurisme, d’art martial japonais et de culture pop. Une introduction comme dans Final Fantasy X-2, qui, pendant plusieurs minutes, offre une représentation de la star pop Yuna (voir figure 4), serait impensable dans un jeu occidental. Mais, dans une culture japonaise du jeu où les personnages ludiques virtuels sont extrêmement populaires22, elle rencontre une autre attente.
Conclusion
30Les jeux de rôle occidentaux et orientaux sont perçus par les joueurs comme deux genres différents. J’ai essayé de retenir quelques indices spécifiques des médias qui, au-delà de ceux-ci, pointent les différences culturelles des pays où les jeux sont produits. Le répertoire de Baldur’s Gate II renvoie, de manière intertextuelle ou intermédiatique, au Seigneur des Anneaux (pour ce qui touche à la conception des caractères, à la structure et à l’intrigue), à des films réalistes et à une conception, propre à une sous-culture, d’une esthétique de la Fantasy teintée de gothique. Les systèmes sémantiques fondamentaux qui imprègnent l’Occident et apparaissent dans le jeu sont le christianisme et un mélange de mythologies nordiques et autres.
31Les jeux de rôle orientaux comme Final Fantasy X-2, au contraire, sont enracinés dans les mangas et les dessins animés, tant en ce qui concerne la thématique que l’esthétique. Des références au Seigneur des Anneaux, aux ancêtres des jeux de rôles, n’apparaissent que très peu. D’autres répertoires à ancrage culturel sont fournis par la philosophie confucéenne officielle ainsi que par le shintoïsme et la culture pop japonaise.
32Ma thèse est la suivante : les deux formes de jeux, en définitive, sont l’expression de conceptions ludiques différentes, ancrées socialement, qu’on pourrait, en forçant le trait, polariser comme suit : le concept ludique japonais suit un principe de Friedrich Schiller sur le jeu, à savoir le perfectionnement idéaliste de l’homme dans le jeu, lequel sert de médiateur entre les contraintes de deux pulsions, la raison, instinct formel, et la sensibilité, instinct sensible23. La signification de la troisième pulsion, celle du jeu est exprimée par Schiller dans cette formule souvent citée : « l’homme ne joue que là où, dans la pleine acception du terme, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue24 ». Au Japon, étant donné la structure conformiste et collectiviste de la société, l’expérience ludique signifie la libération des contraintes et, parallèlement, l’obtention temporaire de la liberté dans un anti-univers fantastique. Ce n’est pas en dernière instance la structure sociale du Japon qui explique que le jeu soit un espace reconnu par tous, qui peut et doit satisfaire au besoin d’escapisme. C’est dans ce contexte qu’on peut aussi comprendre le fait que les jeux japonais soient beaucoup plus hétérogènes ou exotiques, ou que les salles de jeux japonaises soient fréquentées par toutes les couches sociales. Le jeu vaut comme espace d’égalité et de libération par rapport à une vie quotidienne régulée.
33Le mode de jeu occidental, fortement lié à un système de règles et de points très raffiné et très différencié, qui suit une forme de représentation toujours plus près de la réalité photographique, est fondé sur une autre conception du jeu. Le concept ludique occidental peut être mis en relation avec la notion du jeu telle que J. Baudrillard la formule dans son ouvrage L’Échange impossible :
« C’est une liberté bien relative en effet que celle de devenir, en tant que sujet, responsable des conditions objectives de sa propre vie. Tant que je suis soumis aux conditions objectives, je suis encore objet, je ne suis pas pleinement libre – il faut me libérer de cette liberté même. Et ceci n’est possible que dans le jeu, dans cette liberté plus subtile du jeu, dont la règle arbitraire paradoxalement me libère, alors que dans le réel, je suis enchaîné par ma propre volonté25. »
34Et plus loin :
« Ce n’est pas des contraintes que le jeu nous libère (puisque nous acceptons celle, bien plus rigoureuse, de la règle), c’est de la liberté qu’il nous délivre26. »
35Si on inclut dans la réflexion des jeux d’action américains comme America’s Army, qui sont produits comme publicité et comme préparation pour l’armée américaine27, ou des jeux de la maison Kuma/War, qui simulent des théâtres d’opération réels d’Afghanistan ou d’Irak28, il est évident que le jeu, en Occident, ne propose pas la vision d’un anti-univers libérateur, mais propage, au contraire, un bizarre prolongement de la réalité.
Bibliographie
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Wikipedia. Die freie Enzyklopadie, http://de.wikipedia.org/wiki/Lokalisierung_%28Softwareentwicklung%29 (30.6.05).
Notes de bas de page
1 Des réalisations de jeux par des entreprises françaises, britanniques, nord-européennes et allemandes obtiennent cependant de plus en plus de succès au niveau national et international. Voir Egenfeld-Nielsen, Simon, « The EU-Commission starts the game », 2003, Game Research, The Art, Business and Science of Computer Games, http://www.game-research.com/art_eu_com.asp (30-06-05).
2 Les jeux vidéo à destination des enfants sont toutefois réalisés normalement à moindre coût, ce qui explique que les productions locales soient plus nombreuses. Lexis numérique (http://www.lexis-games.com) est une importante entreprise française, qui est responsable de produits remarquables comme Alice au Pays des Merveilles ou Le Temple Perdu de l’Oncle Ernest.
3 Wikipedia. Die freie Enzyklopadie, http://de.wikipedia.org/wiki/Lokalisierung_%28Softwareentwicklung%29 (30-06-05).
4 Letzel, Sven et Meyer, René, « Die Lokalisierung von Adventures », http ://www.adventure-treff. de/specials/uebersetzungen.htlm (30-05-06).
5 D’après Kai Fiebig, qui a participé à la localisation de Baldur’s Gate II. Voir Schneider, Jan, « Interviews mit Kai Fiebig, Jörg Mackensen et Monty A. », 2004, Adventure-Treff. Die ganze Welt der Adventures. http://www.adventure-treff.de/artikel/interviews/lokalisation.php (30-06-05).
6 Par exemple, dans http://forum.mdo-games.de/ (30-06-05).
7 Je n’ignore pas que la mise en opposition de ces jeux en tant que représentants typiques d’un jeu occidental et d’un jeu oriental implique une simplification sommaire ; elle me paraît cependant légitime pour une première approche des horizons culturels.
8 Pour l’histoire et la structure des jeux de rôle vidéo, voir : Bhatty, Michael, Interaktives Story Telling : Zur historischen Entwicklung und konzeptionellen Strukturierung interaktiver Geschichten, Aix-la-Chapelle, Shaker, 1999.
9 En anglais : Dungeons & Dragons ; en allemand : Verliese und Drachen.
10 Acronyme anglais pour « Massively Multiplayer Online Role-Playing Game ».
11 Remarquer aussi la ressemblance des monstres avec l’esthétique des figures démoniaques des temples bouddhiques.
12 Masuyama, entretien avec Masuyama, membre du jury des arts interactifs pour le festival « Ars Electronica », 2002, Ars Electronica Center, http :// http://www.aec.at/unplugged/update/text.asp?id=176&lang=e (30-06-05) (italique dans l’original) ; « Another point is that there is a big difference between the West and East about the image and consciousness towards Machines. I know this is very big generalization but I think it is important to understand Japanese popular culture in general. In Japan machines or monsters are not necessarily opposed to humans. We don’t have big distinction between those two. Sometimes an advanced machines like human-type robot are even regarded as ideal evolutionally form of humans »
13 McCloud, Scott, Comics richtig lesen, Hambourg, Carlsen Studios, 1994, p. 86 sq.
14 Un AddOn est une extension d’un jeu qui, sur la base du jeu original, propose de nouveaux contenus, par exemple de nouvelles missions. Le jeu de société de stratégie Les Sims, propose ainsi de nombreux AddOns.
15 Sur ce point, voir : Hierzenberger, Gottfried, Der Glaube der Chinesen und Japaner, Kevelaer, Topo plus, 2003.
16 Dans Baldur’s Gate II on peut constituer un groupe allant jusqu’à six personnages, ce qui implique qu’on fasse attention à la combinaison idéale de leurs qualités pour réussir au mieux les missions.
17 Le concept de « hard-vs. soft rail » est emprunté à : Jenkins, Henry, et Squire, Kurt, « The Art of Contested Spaces », dans : King, Lucien [dir.], Game on : the history and culture of videogames, Londres, L. King, 2002, p. 69
18 Cosplay.com. The internets premier cosplay community.http://forums.cosplay.com/archive/index.php/-44926.html (30-05-06). Voir la première contribution au forum, celle de FlowersInMidgard.
19 Ibid., Contribution de CaptainJake : « American RPGs tend to focus on character customization, while most Japanese RPGs tend to focus on drama ».
20 Hall, David A., « Marishiten : Buddhist Influences on Combative Behavior », Skoss, Diane (dir.) : Koryu Bujutsu-classical warrior traditions of Japan, New Jersey, 1997, p. 87.
21 Wikipedia. Die freie Enzyklopadie, http://de.wikipedia.org/wiki/Baldur (30-06-05).
22 Par exemple la création japonaise Kyoko Date (« née » en 1996), chanteuse numérique, a été extrêmement populaire et avait son site sur Internet ; elle y publiait, entre autres, sa biographie et ses interviews. Malgré son « décès » ultérieur sur la Toile, de nombreux sites de fans témoignent encore aujourd’hui de son existence. V. http://www.geocities.com/gnenosong/galleria_kyokodate.html (30-06-05).
23 À propos de la terminologie française du concept schillérien, voir les déclarations du philosophe Alain Kerlan : http://perso.wanadoo.fr/alain.kerlan/SCHILLER.htm (01-11-05) et http://perso.wanadoo.fr/alain.kerlan/PHIL06.03.htm (01-11-05).
24 « Der Mensch spielt nur, wo er in voller Bedeutung des Wortes Mensch ist, und er ist nur da ganz Mensch, wo er spielt » : F. Schiller, « Über die asthetische Erziehung des Menschen in einer Reihe von Briefen », lettre 15, dans : Wiese, Benno von (dir.), Schillers Werke. Nationalausgabe, T. 6/20, Weimar, Böhlau, 1962, 359 (souligné dans l’original).
25 Jean Baudrillard, L’Échange impossible, Paris, Galilée, 1999, 77.
26 Ibid, 88.
27 America’s Army. The official U.S. Army Game. http://www.americasarmy.com/ (30-06-05).
28 Kuma\War. Real War News. Real War Games. http://www.kumawar.com/ (30-06-05)
Auteurs
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Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007