« Regarde mais ne touche pas ! » Émerveillement de l’enfant, instruction et contrôle dans les livres à système de la fin du XIXe siècle
p. 149-160
Texte intégral
1 Verity Hunt est née en 1979 et a grandi dans le Dorset (Grande Bretagne). Elle a étudié la littérature anglaise à l’université de Cardiff, où elle a suivi les cours du professeur Peter Hunt et obtenu sa licence en 2001. S’intéressant alors à la littérature pour la jeunesse, elle a suivi un Master à l’université de Reading avec Tony Walkins et Karin Lesnik-Oberstein. C’est là qu’elle a obtenu une mention Très Bien pour son mémoire de Master qui portait sur mise en cadre et métafiction dans le récit en album contemporain. En 2004, Verity a entamé une thèse à l’université de Reading sous la direction de Steven Thompson. Elle mène des recherches sur les albums « à systèmes » du xix e siècle et s’intéresse particulièrement au lien de ceux-ci avec les jeux optiques et les technologies de représentation de la même époque.
2Dennis Butts
3Les livres à système ont souvent été dépréciés et considérés comme de simples jouets éphémères. Ceux de la fin du xix e siècle, pourtant, revendiquent souvent une plus grande importance en se définissant comme des objets technologiques, faisant ainsi référence aux technologies de représentation de l’époque : la photographie, la projection d’images animées et les jouets optiques. Dans cet article, j’examinerai deux livres animés de la fin du xix e siècle, Changing Pictures 1 et The Motograph Moving Picture Book 2, qui présentent tous deux les systèmes d’animation à lire et à observer comme « plus » interactifs que les textes de lecture présentés sous forme de livre ordinaire3. Je réfléchirai à la manière dont ces livres peuvent être mis en relation avec le jouet optique familial qu’est le zootrope, qui propose des idées similaires sur les notions de mouvement, d’interaction et d’observation. Les nombreux niveaux de relation entre le lecteur, la technologie et la perception entraînent des positions d’observation différentes. Cet article portera tout particulièrement sur le contrôle de l’interaction à travers l’instruction et la médiation. D’un côté, le lecteur/spectateur peut avoir une connaissance d’expert sur les procédés mis en œuvre pour produire les « phénomènes4 » mobiles, d’un autre côté, il ou elle peut être captivé(e) par leurs effets extraordinaires. J’étudierai la manière dont ces deux positions différentes sont attribuées à un lecteur/spectateur enfant ou adulte à des degrés divers.
4 Changing Pictures est un livre à système dans lequel des illustrations changent d’aspect quand on tire sur une languette située en bas de la page. L’effet produit, connu sous le nom d’images « en fondu », est créé à partir d’images imprimées sur des lattes qui se superposent les unes au-dessus des autres pour laisser apparaître une image différente5. Ainsi commence l’introduction (voir fig. 1) :
« Now all you little children step this way
The greatest picture marvel of the day ;
I’m certain when you see it you’ll agree
There’s nothing like it in the Royal Academy6. »
5Vous ne trouverez « rien de tel (‘nothing like it’) à l’Académie Royale », nous dit-on. Le livre, plutôt que d’être associé au monde des beaux-arts, est investi d’une valeur de nouveauté et décrit comme « merveille picturale du moment » (‘picture marvel of the day’). Il constitue une nouvelle invention à l’intérieur d’une tradition artistique ou picturale déjà existante. Cette idée de contemporanéité est mise en relief par la présence du « Now » en ouverture. L’illustration représente un lapin prenant en photo un autre lapin assis à droite du texte7. Elle fait référence à une autre forme d’illustration encore nouvelle dans la seconde moitié du xix e siècle. La photographie comme technique de représentation n’est pas reléguée au second plan ici mais est au contraire mise en avant, de sorte qu’on insiste davantage sur le processus de fabrication de l’image que sur le résultat lui-même. Sous le texte écrit, on peut voir une rangée de lapins en tenue de soirée qui dansent et tiennent des instruments de musique. Cependant, le lapin évoque une technologie bien plus équivoque : la magie8. Depuis les années 1800, le tour de passe-passe où un lapin sort mystérieusement d’un haut-de-forme s’est imposé comme une image familière, jusqu’à devenir le symbole même de la prestidigitation9. Cette idée est renforcée par le costume porté puisqu’à partir du milieu du xix e siècle, le prestidigitateur Robert Houdin avait popularisé chez les magiciens la tenue de soirée classique de l’élite sociale de l’époque10. La page deux montre un homme présentant une image projetée par la lumière, en fait un spectacle de lanterne magique11, à un groupe d’enfants assis sur un banc (voir fig. 2). Il porte lui aussi un costume queue-de-pie, un gilet et un nœud papillon pour symboliser le magicien ou le forain. Mais il est aussi également le technicien qui manie le mécanisme de la lanterne magique. Les lapins et le forain peuvent être considérés comme des personnifications visuelles d’un mélange entre la rhétorique du spectacle de magie et la rhétorique de la science et de la technologie en jeu dans le miracle pictural (‘picture marvel’).
6La technologie est en effet assimilée à la magie dans la mesure où son fonctionnement relève du mystère :
« The finest show, and how it’s done a mystery…
Walk up, you’re just in time, there’s no deception,
As anyone can see who has perception.
And even if you haven’t, please come in…12 »
7Et le texte de nous rassurer : ‘there’s no deception,/ As anyone can see who has perception’(‘Il n’y a pas de duperie,/ Comme quiconque doué de discernement peut le constater’). Ici l’invitation au spectacle inclut même ceux dénués de discernement, ce qui laisse penser que le spectacle peut être perçu de deux manières différentes au moins13. Le public est décrit comme étant en proie à des désirs conflictuels : il veut à la fois percevoir et comprendre les processus de transformation qui ont lieu pendant le spectacle et apprécier son mystère. Regarder le spectacle sans « discernement » peut entraîner comme résultat final un phénomène d’absorption dans l’image, alors que regarder avec « discernement » signifie que l’on comprend le fonctionnement interne du spectacle. Malgré cette possibilité de compréhension, la magie reste bien distincte de la technologie :
« A cruel witch I make by magic stroke
Become a charming fairy, little folk ;
If one part of a picture’s sad, the other half
Is warranted to give a hearty laugh14. »
8L’accent mis sur le tour de magie et les parties de l’image une fois encore souligne l’importance du processus. La sorcière et la fée évoquent l’ancienne tradition magique des contes populaires et des contes de fées. Mais le tour de magie utilisé par le narrateur pour les transformer est facilité par l’invention à cette époque du miracle pictural. Il semble que l’émerveillement produit par le miracle pictural ne peut être entièrement rationalisé en termes technologiques, ou bien qu’y parvenir gâcherait une partie de sa fonction de divertissement. Mais le discours du surnaturel peut aider à combler ces lacunes dans la compréhension ou dans la perception en leur susbtituant l’idée d’une nouvelle magie technologique. Cela suggère qu’une position d’observation complémentaire est peut-être nécessaire pour expliquer la nature double de l’objet. On peut associer l’enfant (‘the little folk’) qui risque de manquer de discernement face aux procédés techniques aussi bien aux enfants qui regardent le spectacle de la lanterne magique qu’à un statut de spectateur/lecteur enfant, tandis que le spectateur doué de discernement peut renvoyer à la figure du forain/magicien et à un statut de spectateur/lecteur adulte. Le concept de nouvelle magie technologique peut donc aussi être envisagé comme une volonté de rassembler les points de vue de l’enfant et de l’adulte autour d’un seul objet, perçu différemment.
9J’aimerais maintenant regarder de plus près l’image de la page deux. L’utilisation des ombres place les enfants et le forain à l’intérieur d’une pièce sombre alors qu’une zone de lumière situe le lion et trois silhouettes noires au-dessus de la tête des enfants, comme une projection appartenant à une réalité autre. Les enfants sont toujours, néanmoins, liés à la projection par la direction de leur regard, qui confirme la relation spectateur-objet. En effet, ils tendent le bras vers elle, suggérant ainsi un désir d’appréhender l’image, au moyen d’un sens supplémentaire, le toucher, ce qui indique une confusion dans la perception. La vue ici peut être comprise comme « trompeuse » ou déroutante pour les enfants, de sorte qu’on en vient à utiliser le toucher pour comprendre la situation. Le toucher, considéré comme plus fidèle à la réalité physique, prend le pas sur la vue. Il peut atteindre l’extérieur qui est envisagé comme plus « fiable15 ». L’illusion de réalité investit le sujet et devient sujet à confusion. L’expérience que font les enfants de la projection apporte peu de savoir concret dans ce domaine. Leur expérience du merveilleux est fortement liée à la vue, qui n’est pas parasitée par les autres sens. Par opposition, l’index pointé du forain/magicien dirige le regard des enfants vers quelque chose que celui-ci connaît déjà. Son regard partagé entre la projection et le public est suggéré par l’inclinaison de sa tête qui renvoie à la ligne de ses épaules. Son sourire en coin est dirigé à la fois vers les enfants et la projection ce qui évoque un certain plaisir vis-à-vis de leur expérience du spectacle ainsi que vis-à-vis du spectacle lui-même. Il occupe de multiples positions : technicien et médiateur, témoin des effets d’émerveillement que le spectacle procure aux enfants, et membre du public.
10 Changing Pictures est ainsi donné comme « supérieur » aux autres livres qui l’ont précédé. Il marque une transition dans la forme entre le spectacle et le livre, et entre une pratique de la lecture privée et individualiste et une autre impliquant simultanément de multiples lecteurs/spectateurs. Le magicien/forain prend en charge cette transition, et la figure de l’homme jovial, un peu chauve qui porte un pince-nez se retrouve dans les introductions des autres livres d’Ernest Nister des années 1890, où il est dépeint sous les traits de Nister le libraire16. Cette lecture place Nister à la fois en dehors de l’espace de la page comme impresario, et à la fois à l’intérieur de cet espace présentant aux enfants le spectacle de la lanterne magique ou le miracle pictural. Le fait qu’il ait un pied à l’intérieur et un pied en dehors de la page accentue son rôle de médiateur entre l’enfant spectateur et le livre « merveilleux ». En quelque sorte, cela diminue ou minimise toute conception de l’enfant comme opérateur de la technologie présentée sous la forme des languettes à tirer et des images « en fondu » du livre, comme cela est mis en lumière dans la rime de la fin du livre :
« L’Envoi
Now all you little children
Who read these pages through,
Remember books have feelings
As much as each of you ;
So do not tear the pictures out,
Leave each one where it fits
For Nister though he makes your books
Will not pick up the bits17. »
11Les pages (‘pages’) et les images (‘pictures’) comme parties intégrantes du processus de lecture courent un risque à cause des petits enfants dont l’inexpérience dans la manipulation d’un livre peut éventuellement mener à la destruction ou à la mise en morceaux. En revanche, Nister sait comment les parties concordent entre elles, comment elles sont correctement assemblées et ainsi correctement utilisées. Si le livre n’est pas bien utilisé, il se désintégrera, il perdra son intégrité en tant que livre et deviendra un simple amas de morceaux. Ramasser les morceaux après que l’enfant aura lu serait un rôle subalterne. Ainsi, Nister refuse cette tâche, entretenant de cette façon la hiérarchie qui lui confère un statut bien supérieur, comme producteur et opérateur du livre, à celui de l’enfant. Mais en même temps il trahit son inévitable perte de contrôle, précisément par ses efforts désespérés pour tenter de l’éviter. La rime peut être lue comme un avertissement fait aux jeunes lecteurs de ne pas se préoccuper du fonctionnement du livre qui doit rester un mystère pour eux. Cela impose aux enfants une limite à leur expérience du texte, ce qui met en relief les insuffisances dans leur compréhension de ses procédés et qui les empêche donc d’être de talentueux techniciens.
12J’aimerais à présent me tourner vers The Motograph Moving Picture Book 18. Le livre est vendu avec un transparent situé dans une poche à l’intérieur de la couverture ; celui-ci est recouvert d’un motif fait de lignes verticales très rapprochées les unes des autres et bordé d’un cadre en carton (voir fig. 3). Quand le transparent est superposé aux images du livre qui présentent les mêmes formes géométriques et qu’il est ensuite déplacé lentement de gauche à droite et de haut en bas, le mauvais alignement des formes crée une illusion optique de profondeur et de mouvement connu sous le nom de « effet moiré19 ». J’aimerais commencer par examiner quelques passages de la préface du livre :
« Very little need be said in introducing to the public this new edition in colours of the Motograph Moving Picture Book.
As a Pictorial novelty the invention, while simplicity itself, has probably never been surpassed, and it appeals alike to young and old, who will find a peculiar fascination in gradually discovering the countless phenomena with which the book abounds. the publishers venture to hope that it will afford both amusement and instruction to all who see it20. »
(Il y a très peu de choses à dire pour présenter au public cette nouvelle édition en couleur de The Motograph Moving Picture Book.
En tant que nouveauté picturale l’invention, bien qu’étant la simplicité même, n’a probablement jamais été surpassée, et elle plaît aussi bien aux anciens qu’aux jeunes, qui ressentiront une fascination étrange à découvrir progressivement les phénomènes innombrables dont le livre abonde… les éditeurs se risquent à espérer que le livre transmettra autant d’amusement que d’instruction à tous ceux qui le liront.)
13Il y a très peu de choses à dire pour présenter ce livre qui est caractérisé par sa simplicité. Il suppose un destinataire futé, doté d’un savoir pré-établi de sa forme et de son contenu. C’est une nouveauté picturale, un nouveau jouet éphémère et peu coûteux. C’est également une invention ce qui le place au sein d’un discours scientifique et technologique. Parallèlement à cela, le livre a aussi une fonction d’amusement et d’instruction. Le livre n’a probablement jamais été surpassé et a été édité plusieurs fois par le passé. Ces allusions à l’histoire du livre contrastent avec le concept de sa nouveauté. Il demeure en partie inexplicable au lecteur, preuve de la perpétuation de son pouvoir d’émerveillement ou de surprise, en ce qu’il semble prolonger l’instant présent. La fascination étrange que l’on attend chez le lecteur/spectateur suggère une réaction unique, ce qui en fait un livre « différent des autres » et laisse entendre que cette originalité a à voir avec l’émerveillement ou l’étonnement suscités. La simplicité du livre contraste d’une part avec le fait qu’il n’est pas immédiatement accessible mais requiert un processus de découverte progressive et d’autre part avec celui qu’il abonde en « phénomènes » innombrables ce qui évoque une forme d’excès. Cela est lié à une ambiguïté : les phénomènes du livre constituent-t-ils le spectacle ou le mécanisme de la nouveauté picturale ?
14Des instructions sont fournies sur la page de titre du livre ainsi que sous chaque image21 (voir fig. 4) :
« INSTRUCTIONS. – Place the star on the Transparency exactly over the star above the picture, and see that the Transparency comes directly in contact with the paper ; then move the Transparency slowly up and down over the picture22. »
(INSTRUCTIONS. – Place l’étoile sur le Transparent exactement au niveau de l’étoile au-dessus de l’image, et fais attention à ce que le Transparent soit en contact direct avec le papier ; ensuite déplace le Transparent lentement de haut en bas pardessus l’image.)
15Les « instructions » ici renvoient spécifiquement à la manipulation mécanique du livre. Le destinataire est impliqué dans l’interaction tactile avec le livre et la vision fait partie intégrante du processus, puisqu’elle est conditionnée par la précison et par le succès de la manipulation. La vision du technicien est ici bien différente de la vision du public23. Les étoiles situées au-dessus de l’image et sur le transparent fonctionnent comme un point de connexion entre les interactions tactiles et visuelles ce qui facilite le fonctionnement des mobiles. Il faut rappeler que l’étoile est un symbole classique d’émerveillement car elle peut être vue mais reste définitivement hors d’atteinte, semblable en cela aux phénomènes du livre et à la fascination étrange qu’il inspire24. La relation est présentée comme demandant un effort minimal au technicien : tout ce qu’il y a à faire, c’est suivre les instructions à la lettre25, ce qui associe le procédé de déplacement à la simplicité du livre. Les phénomènes du livre sont aussi associés au spectacle de ses effets picturaux. Dans ce texte, les points de vue du public et des techniciens directement impliqués sont ouverts de manière égale aux jeunes et aux plus vieux, ce qui produit une perspective double de lecture/observation d’enfant et d’adulte. Sur la page de titre on peut lire « The Moving Title », ce qui renvoie à la fois au possible effet de mouvement moiré sur les mots du titre et à l’ensemble du livre, ou titre, comme transformable. Cette lecture met en lumière la manière dont la capacité de mouvement du livre dépasse sa qualité proprement « livresque », puisque sa forme est plus qu’un simple contenant à histoires. L’aspect « livre » du texte est souligné par l’accent mis sur ses différentes parties : « Transparency » apparaît avec un T majuscule pour mieux l’opposer à « picture » et « paper », ce qui le désigne comme une partie périphérique, distincte du corps principal du livre. Prises dans leur ensemble, les différentes parties sont dépendantes les unes des autres mais conservent néanmoins chacune une qualité livresque qui leur est propre et dont le but est l’instruction.
16Inventé en 1834, le zootrope était devenu un jouet optique familial populaire dès la seconde moitié du xix e siècle. En regardant une photo de zootropes (voir fig. 5) mon œil est attiré vers les fentes qui se trouvent sur le cylindre et qui conduisent le regard jusqu’aux images situées à l’intérieur de l’objet. Le fait d’ignorer ou de ne pas prêter attention aux parties externes du zootrope implique une observation ou une concentration sélectives. La forme du jouet est ignorée ou négligée au profit de l’effet produit par le jouet. Ce dernier point amène à une autre question très proche : dans quelle mesure la manipulation des mobiles dans les livres est conçue de façon à ce qu’on ignore ou néglige leur forme ? Dans les discours éducatifs, les livres à système sont souvent considérés comme jouant plus explicitement sur les notions de livre en tant qu’objet plutôt qu’en tant que texte26. Mais le champ de vision construit par le zootrope fait écho à celui de The Motograph Moving Picture Book. Alors que le spectateur doit procéder comme un technicien ayant une conscience aiguë des différentes parties en jeu dans le processus de déplacement, il doit en même temps ignorer le transparent ou le cylindre pour occuper la position de public face aux effets de mouvement.
17En face des zootropes sont déployées quelques bandes illustrées. L’une d’entre elles représente un démon noir, ce qui fait référence à une tradition très forte dans le domaine des bandes illustrées et des plaques des jouets optiques, qui consiste à représenter des apparitions et des fantômes, associant ainsi les technologies nouvelles au surnaturel27. Les bandes illustrées fonctionnent comme un élément interchangeable du zootrope. Quand la bande est immobile on peut voir douze démons différents, ou l’on peut se plier aux conventions occidentales de la BD et y voir un seul démon parcourant la bande de gauche à droite. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur du cylindre du zootrope, quand il a été mis en marche, que la bande crée l’effet d’une seule image animée. Le procédé de la série d’images se transformant en une seule image animée est obtenu grâce à un effet de persistance de l’image vue28. La bande illustrée encode l’image ; le spectateur-technicien fait tourner le cylindre par son interaction tactile ; une fois en marche le zootrope transmet l’image et le spectateur, en tant que membre du public cette fois-ci, la décode. Le processus d’animation peut être décrit comme un point de rencontre entre le spectateur et le zootrope, suggérant par là même que l’effet est créé ailleurs qu’au niveau de la bande29. Le couvercle rouge au premier plan de la photo représente un groupe d’enfants réunis autour d’un zootrope. Leurs regards sont dirigés vers le cylindre, ce qui met en relief l’interaction visuelle, et le bras du garçon vêtu d’un costume marin bleu est levé derrière le cylindre, ce qui dénote un contact direct avec l’objet alors qu’il le met en marche. Ceci met l’accent sur la manière dont un enfant qui regarde peut être à la fois averti de la manière dont il faut manipuler l’objet et spectateur de ses effets. Cependant, à cause du nombre important de spectateurs que peut avoir un zootrope, les autres enfants réunis autour du jouet se retrouvent dans une position de spectateur/public uniquement, leur expérience étant obtenue par l’intermédiaire du petit garçon qui fait tourner le cylindre.
18Pour conclure, Changing Pictures se présente comme un spectacle et revendique sa capacité à attirer simultanément un public nombreux et varié. Mais en vérité sa forme reste plus proche du livre ordinaire (codex) dans la mesure où ses mobiles sont indépendants des pages du corps principal du livre. The Motograph Moving Picture Book, quant à lui, se présente à la fois comme livre et nouveauté picturale, et les éléments périphériques que sont le transparent et la pochette confirment sa dimension livresque. Les livres définissent leur fonction mobile comme exigeant un processus de lecture/d’observation plus dynamique, mais tout ceci est contrôlé à travers l’instruction et la médiation. Changing Pictures incite à ne pas tenter de percer le mystère et invite l’enfant à appréhender l’ouvrage avec délicatesse. Il est d’ailleurs très important de remarquer que les mains des enfants dans Changing Pictures sont figées dans leur élan, tendues vers l’image sans jamais pouvoir l’atteindre. Leur geste représente l’émerveillement alors que la main tendue de Nister symbolise les notions d’instruction et de médiation. Dans le cas de The Motograph Moving Picture Book et du zootrope, l’enfant spectateur ou lecteur peut utiliser conjointement la vue et le toucher et l’expérience tactile signifie qu’il peut faire fonctionner les textes, dont il maîtrise le processus technique. Mais l’instruction et la médiation sont toujours présentes dans ces textes : dans les instructions textuelles du livre, dans les instructions imagées sur le couvercle du zootrope, et dans l’expérience à spectateurs multiples du zootrope ; la médiation quant à elle est opérée par la figure du technicien faisant tourner le cylindre. L’effet d’émerveillement qui divertit les enfants peut également être perçu, bien que cela soit moins flagrant, comme pour exprimer une limite à leur connaissance de la technologie des livres : les références du livre aux étoiles, aux phénomènes et à la fascination étrange suggèrent l’inconnu, et les démons sur la bande du zootrope renvoient à d’anciennes traditions surnaturelles/magiques.
19(traduit de l’anglais par Laëtitia Langlois, doctorante en civilisation britannique et ATER à l’Université de Tours.
Avec l’amicale relecture d’Anne Goarzin)
Notes de bas de page
1 Changing Pictures, Londres, Nister, 1894.
2 The Motograph Moving Picture Book, Londres, Bliss Sands & Co, 1898.
3 Emily Jane Dawson analyse le format de l’objet livre dans The Book Arts Web, http://www.philobilon.com/isitabook/bookarts/index.html, 1997, (consulté le 9 novembre 2003) : « Le livre est un objet bien défini pour la plupart des gens. Ce n’est ni plus ni moins qu’un objet légèrement tri-dimensionnel et rectangulaire, qui consiste en des feuilles de papier rattachées les unes aux autres par une reliure commune. Quand on pense au mot ‘livre’, cette image du format traditionnel du codex nous vient immédiatement à l’esprit ».
4 The Motograph Moving Picture Book, Préface et explication.
5 Peter Haining, Movable Books, Londres, New English Library Ltd, 1979, p. 45.
6 Changing Pictures, p. 1.
7 Roland Barthes dans La Chambre Claire (Paris, Gallimard, Le Seuil, 1980) décrit le processus qui consiste à se faire prendre en photo : « …mais lorsque je me découvre sur le produit de cette opération, ce que je vois, c’est que je suis devenu Tout-Image, c’est-à-dire la Mort en personne ; les autres – l’Autre – me déproprient de moi-même, ils font de moi, avec férocité, un objet… » p. 31. (Edition originale utilisée par l’auteur : Camera Lucida, Londres, Jonathan Cape, 1982, p. 14).
8 Un lien peut aussi être vu entre ces lapins et le Lapin Blanc dans Alice au Pays des Merveilles (1865), qui porte aussi dans les illustrations Tenniel une queue de pie et un nœud papillon. A la fin du xix e siècle, Alice au Pays des Merveilles avait été très largement lu en Grande-Bretagne ce qui renforça la connotation de merveilleux attachée à l’image du lapin. Dans Modern Enchantments : The Cultural Power of Secular Magic (Cambridge, Massachussets & Londres, Harvard University Press, 2002, p. 114), Simon During insiste sur le fait que Charles Dodgson emmena Alice Liddell voir des spectacles de magie.
9 During Simon, Modern Enchantments : The Cultural Power of Secular Magic, p. 109.
10 During Simon, Modern Enchantments : The Cultural Power of Secular Magic, p. 119.
11 En 1880, The Magic Lantern : How to Buy and How to Use it, By « A Mere Phantom » (Londres, Houlston & Sons, 1840) avait été ré-édité, fournissant un guide pratique de l’utilisation d’une lanterne magique pour réaliser des spectacles pour les enfants et le reste de la famille, que ce soit dans un petit salon ordinaire ou dans une salle de réception (‘an ordinary parlour or drawing room’, p. 18), soulignant ainsi la popularité de la lanterne magique comme divertissement domestique à l’époque de Changing Pictures.
12 Changing Pictures, p. 1.
13 Roland Barthes fait une distinction similaire dans La Chambre Claire : « …comment regarder sans voir ? On dirait que la Photographie sépare l’attention de la perception, et ne livre que la première, pourtant impossible sans la seconde ; c’est, chose aberrante, une noèse sans noème, un acte de pensée sans pensée, une visée sans cible », p. 172. (p. 111 dans l’édition originale utilisée par l’auteur).
14 Changing Pictures, p. 1.
15 Les conceptions modernes de l’optique posent que la lumière vient vers nous par opposition aux théories de la Grèce Antique ou autres civilisations anciennes qui avançaient l’idée que les yeux projetaient des rayons de lumière. « En Egypte, le dieu Ra, le dieu-soleil qui engendre sa propre personne, est vu comme un œil humain […] Un autre œil de l’Egypte ancienne est l’œil-wajat, le précieux œil gauche de Horus qui fut volé par Seth, puis rendu par Thoth. Cet œil est représenté avec une main humaine comme dans la peinture qui se trouve sur la voûte de la tombe de Pashedu, un noble de la vingtième Dynastie. Les nombreuses mains représentées sous la forme de rayons lumineux émanant de plusieurs peintures égyptiennes du dieu Ra sont elles aussi très connues ». Gandelman Claude, Reading Pictures, Viewing Texts, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 1991, p. 1.
16 Dans Touch and Go (Londres, Nister, ca., 1894), il apparaît aux côtés du Père Noël habillé en costume de Père Noël distribuant des livres aux enfants tout en assurant haut et fort qu’il n’y pas de plus beaux cadeaux que ses livres. Dans Pleasant Surprises : for folks of all sizes (Londres, Nister, 1892), il apparaît habillé tel un fermier dans « Story Farm », faisant pousser des livres d’images à partir de lettres de l’alphabet, les récoltant et les donnant ensuite aux enfants.
17 Changing Pictures, p. 21, à l’intérieur de la quatrième de couverture.
18 The Motograph Moving Picture Book, Londres, Bliss, Sands & Co., 1898.
19 Pour une description complète de l’effet de moiré, voir Carraher Ronald G.& Thurston Jacqueline B., Optical Illusions and the Visual Arts, Londres & New York, Reinhold Publishing Corporation/Studio Vista, 1966.
20 The Motograph Moving Picture Book, Préface et explication.
21 The Motograph Moving Picture Book, Préface et explication.
22 The Motograph Moving Picture Book, Page de titre.
23 L’idée de voir avec différents niveaux d’interaction soulève la question suivante : Comment lire/voir un livre mobile peut être décrit comme plus dynamique que le processus d’interaction entre un texte manuscrit et le lecteur ? Voir Iser Wolfgang, The act of Reading : a theory of aesthetic response, Baltimore & Londres, John Hopkins Press, 1980.
24 Voir Prynne J. H., « Stars, Tigers and the Shapes of Words », Conférences William Matthews, 1992, données au Birkbeck College, Londres.
25 The Motograph Moving Picture Book, Préface et explication.
26 Cette vue prédomine particulièrement dans les discours éducatifs qui traitent de la relation entre les livres à systèmes et les lecteurs enfants. Les livres à systèmes sont vus comme des objets d’apprentissage de l’anglais, de la technologie, de l’art et du dessin pour explorer « l’environnement » des mots sur le papier. Johnson Paul, Books Searching for Authors : Children Communicating through the Writing and Visual Process, Kent, Hodder & Stoughton educational, 1994, Introduction.
27 Warner Marina dans Mannoni Laurent et autres, Eyes, Lies and Illusions, Londres, Hayward Gallery Publishing, 2004, p. 14.
28 « L’étude scientifique de la perception de la lumière et de la persistance rétinienne trouve son origine, dans les années 1820 et 1830, dans une série de disques expérimentaux. Ces disques avaient pour nom « la roue de Faraday », « le Phenakistoscope » de Joseph Plateau, et « le disque stroboscopique » de Simon Stampfer. Les deux derniers, inventés à la fin de l’année 1832, donnaient à l’œil une illusion parfaite de mouvement. Les chercheurs des siècles précédents avaient parfois réussi à obtenir cet effet (avec des diapositives mobiles, par exemple), mais jamais avec autant de simplicité ou de précision, et sans avoir étudié les phénomènes de durée de l’impression de la lumière sur l’œil de manière aussi approfondie ». Mannoni Laurent, The Great Art of Light and Shadow : Archeology of the Cinema, Exeter, University of Exeter Press, 2000, p. 201-2.
29 Tony Ourler exprime des idées similaires au sujet du disque de Nipkow, le premier scanner à mouvement mécanique, dans Eyes, Lies and Illusions, p. 174.
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