Deux stratégies de séduction du lecteur dans le roman contemporain adressé aux adolescents
p. 135-146
Texte intégral
1 Pendant quelques mois, Daniel Delbrassine fut mon collègue dans l’enseignement supérieur pédagogique, ce qui nous permit de partager de nombreux centres d’intérêt. Après une spécialisation en littérature de jeunesse, Daniel Delbrassine orienta ses recherches dans le secteur du roman pour adolescents. En raison de la qualité de sa réflexion, de sa connaissance de la production et du public-cible, la revue Lecture lui ouvrit ses colonnes et le Centre de Lecture publique de la Communauté française le recruta comme formateur. Récemment, avec le soutien du Fonds national de la Recherche scientifique, il a brillamment défendu une thèse de doctorat intitulée Le roman contemporain adressé aux adolescents, à paraître en décembre 2006 à la Joie par les Livres et au CRDP de Créteil.
2Michel Defourny
Maître de Conférences à l’Université de Liège
Chargé de mission, Service Lettres et Livres, Communauté française de Belgique
3Cet article se fonde sur les résultats d’une recherche en trois parties, présentée dans une thèse de doctorat à l’automne 2005 (Université de Liège) :
- La comparaison entre les incipit des romans pour adultes et ceux des romans pour adolescents produits par les 20 mêmes auteurs français durant la fin des années 1990 ;
- L’analyse des remaniements apportés à des textes contemporains initialement publiés en littérature générale et proposés par leur auteur dans des collections pour adolescents ;
- L’observation quantitative d’un corpus de près de 250 romans publiés à l’adresse des adolescents par Gallimard, Le Seuil, Flammarion et L’école des loisirs, entre 1997 et 2000.
4On a souvent décrit le lecteur adolescent comme moins indulgent pour les textes qui lui sont proposés : Aidan Chambers parlait même d’un lecteur « non-complaisant » (The unyielding child reader 1). Le spécialiste anglais évoquait aussi des moyens narratifs qui permettent d’entraîner le lecteur réticent dans un texte et de capter son attention. Or, la comparaison des incipit de romans pour adultes avec ceux écrits pour les adolescents par les mêmes auteurs permet d’en identifier plusieurs2, que je dénommerai « stratégies de séduction du lecteur ». Celles-ci se concentrent autour de deux expériences pour le destinataire : la « tension » et la « proximité », qui apparaissent comme caractéristiques du roman adressé aux adolescents.
5La stratégie de la tension se fonde sur l’usage préférentiel du « discours » au détriment du « récit ». On se réfère ici à l’analyse du mode d’énonciation par Emile Benveniste3 et Harald Weinrich4, qui permet d’opposer le « discours » ou « commentaire » (besprochene Welt) à l’« énonciation historique » ou « récit » (erzählte Welt). La prédominance du « discours » s’observe à partir de critères comme l’usage de certains temps grammaticaux (préférence pour le présent, le passé composé, etc.) et le choix d’un JE narrateur intradiégétique. L’analyse quantitative de près de 250 titres à partir de ces paramètres objectifs conduit à des résultats très significatifs.
6La très nette supériorité statistique (50 % contre 29 %) du « discours » ou « commentaire » par rapport au « récit » apparaît comme une confirmation flagrante des résultats de l’étude comparative des incipit, qui voyait les mêmes auteurs recourir beaucoup plus fréquemment au « discours » dans leurs textes publiés dans les collections pour adolescents. On notera aussi que la répartition au sein des collections ne donne pas de véritables surprises. Il semble donc bien qu’il s’agisse d’une caractéristique propre au roman adressé aux adolescents, puisqu’elle n’est inhérente ni aux préférences des directeurs de collection, ni au style personnel des auteurs (comme l’étude comparative l’a montré).
7Les résultats de l’analyse des choix en ce qui concerne l’instance narrative dans près de 250 titres montrent eux aussi des préférences très nettes. En se fondant sur la taxonomie définie par le didacticien Jean-Louis Dumortier5, on voit émerger deux formes d’instance narrative qui ont en commun la focalisation par le personnage. En dehors des inclassables et des cas hybrides, le rapport est nettement déséquilibré : 138 cas contre 39. Plus que la prééminence du récit en JE, consacrée elle aussi dans ces résultats, c’est cette préférence massive pour la perspective du personnage impliqué dans l’intrigue qui semble significative. On précisera que la répartition entre collections ne donne pas de variations remarquables.
8Ce choix technique apparaît donc lui aussi comme une caractéristique du roman adressé aux adolescents, indépendamment des auteurs et des collections. Prédominance du « discours » et sur-représentation de la focalisation par le personnage concourent à produire la tension dont parlait H. Weinrich. On citera en exemple les biographies de Jean-Jacques Greif6 : dans la situation parfaite d’un récit a posteriori né d’une plume extérieure aux événements, on le voit opter paradoxalement pour un récit quasi exclusivement au présent et donné par un JE narrateur héros, soit les conditions exactes du « discours » ou « commentaire ».
9Cette stratégie de la tension se déploie de manière extrême dans les récits qui proposent un JE narrateur qui s’exprime ICI et MAINTENANT. Cette situation, que l’on pourrait désigner comme celle du « déictique absolu », place le lecteur dans l’urgence d’une histoire qui se produit à l’instant même et dont les péripéties lui sont livrées comme « en direct ». Il n’y a donc plus d’écart entre ce que Gérard Genette appelait, reprenant une expression de Léo Spitzer, le « JE narrant » et le « JE narré7 », puisque l’on entretient l’illusion d’un récit simultané avec l’action qu’il raconte. La comparaison des incipit a montré que la situation du « déictique absolu » était exclusivement représentée dans les romans adressés aux adolescents, alors que les mêmes auteurs l’évitaient dans leurs textes destinés aux adultes. Ce JE qui parle ICI et MAINTENANT se trouve abondamment représenté dans le corpus : 27 cas au moins, dont on trouvera deux exemples ci-dessous.
« Le potager où je me tiens en cette minute même où je vous parle, avec mes trois cousins, Annette et Violette, neuf ans, et Colin, six ans, bientôt sept, devant cet homme couché à quelques pas du carré de courges, mort. » (M. Ferdjoukh, Sombres citrouilles, p. 99)
« Aujourd’hui vendredi 31 décembre, c’est encore la nuit de la Saint-Sylvestre et je vis ici depuis quatre ans. Je fais partie de l’orchestre, maintenant, et de la famille Castang. » (D. Meynard, Dans la gueule du vent, p. 33)
10La situation de récit livré « en direct » se trouve même poussée à la limite dans un roman de Danielle Laufer (La bague bleue, p. 42-43), où la jeune narratrice voit son discours interrompu par sa mère qui rectifie l’information. Autre exemple surprenant, celui présenté par Barbara Wall8 : le roman Josh, d’Ivan Southall, récompensé d’une Carnegie Medal 9. Par l’usage intensif du participe présent, l’auteur obtient un effet d’« immédiateté » (immediacy) qui suggère que les événements se produisent au moment où on les lit. Le narrateur parvient à ce que B. Wall dénomme un « triomphe technique », puisqu’il n’est pas au courant de ce qu’il raconte !
11On pourra risquer, à ce stade de la réflexion, un parallèle avec le récit audiovisuel tel qu’il est abondamment représenté dans l’univers des fictions proposées aux adolescents. Cette tension d’un JE qui s’exprime ICI et MAINTENANT, cette forme de présent immédiat, cet effet de « direct » rapprochent le roman adressé aux adolescents de certaines fictions audio-visuelles. On pensera particulièrement à ces séries ou feuilletons télévisuels fondés uniquement sur des scènes de dialogue et dont les adolescents sont de gros consommateurs. Tout s’y produit dans un présent permanent où le passé n’existe pas et où le futur reste absent des préoccupations. Il n’est pas question d’entrer ici dans une analyse comparée entre les deux formes de fiction. Néanmoins, on observera combien certaines thématiques (l’amour, les rapports aux parents, etc.), certains types de personnages (l’étudiante) sont communs aux deux médias.
12Une explication à ces ressemblances pourrait venir d’un constat : les auteurs qui écrivent pour la jeunesse sont professionnellement impliqués dans les milieux du cinéma et de la télévision, au point qu’il s’agit parfois là de leur principale source de revenus. Il va de soi que ces activités, surtout les scénarios de sitcoms, ne sont jamais revendiquées par leurs auteurs puisqu’elles pourraient nuire à leur légitimité dans le champ littéraire. Les exemples bien connus pourraient donc n’être que la partie émergée d’un iceberg qui expliquerait pourquoi roman pour adolescents et séries TV seraient parfois faits de la même eau10…
13A côté de tous ces récits où un JE s’exprime hic et nunc, on signalera la présence d’un certain nombre de romans qui prennent la forme du journal intime ou de l’échange épistolaire. Dans les deux cas, l’énonciation y prend la forme d’un « discours » où les tensions issues des péripéties de la diégèse sont importantes, mais où les aspects psychologiques, les problèmes de la vie intérieure, peuvent se révéler dominants. On ne peut s’empêcher de renvoyer ici au Robinson Crusoe (1719) de Daniel Defoe, où le récit en JE d’apparence autobiographique prend momentanément les formes du journal intime11. C’est Jean Perrot qui fait remarquer la relation particulière que le narrateur de Defoe établit avec son lecteur, relation d’échange direct qui situe maintes fois le texte dans le champ du « discours » selon E. Benveniste. Le spécialiste français voit dans ce procédé « la politique habile d’un écrivain qui sait prendre son destinataire par le revers de l’habit et qui place dans cette relation vivante d’un JE personnalisé une part non négligeable de sa séduction12 ».
14Les formes que revêt cette tension due à la prédominance du « discours » dans les romans adressés aux adolescents n’ont donc rien de commun avec le suspense de type classique centré sur une action en cours et dont les péripéties tiendraient en haleine le lecteur. Cette tension est plutôt de nature psychologique, dans le contexte de romans qui font une part prépondérante à la vie intérieure des personnages. L’analyse révèle une écrasante majorité de récits dont les enjeux sont d’abord immatériels : le changement de statut, la reconnaissance par les pairs, la résolution d’un conflit intérieur, la recherche d’un équilibre psychologique, le dépassement d’une crise personnelle, la découverte de l’amour, etc.
15On savait que le corpus de près de 250 titres laisserait la portion congrue aux genres paralittéraires. C’était inévitable dès lors que l’on choisissait les collections les plus légitimes au sein du champ littéraire. Mais on observe cependant que la faible représentation de genres comme le policier, la science-fiction, le fantastique, se conjugue à la présence presque systématique, au sein de ces mêmes textes, des problématiques de la vie intérieure évoquées ci-avant. Il en va de même des romans historiques, toujours centrés avant tout sur le parcours personnel du héros13.
16L’approche de près de 250 titres a aussi permis de relever la diversité, voire la complexité des formes prises par l’instance narrative. Si les auteurs recourent à des procédés parfois sophistiqués dans ce domaine, ce n’est pas par goût pour les jeux littéraires et formels purement gratuits, mais bien pour se donner les moyens d’une mise en avant des mécanismes et processus de la vie intérieure du personnage. Quand ils optent pour des récits polyphoniques, des ruptures entre récit en IL et récit en JE, des récits enchevêtrés, les auteurs opèrent ces choix pour traduire au mieux les sentiments qui animent les personnages, pour rendre compte au plus près de leurs pulsions et motivations profondes. Ce constat ne doit pas étonner : le roman adressé aux adolescents aux Etats-Unis, en Suède et en Allemagne, attestait déjà dans les années 1980 l’émergence d’un type de récit centré sur les problèmes psychologiques14.
17Cette évolution ne va pas sans conséquences, remarquées dès 1995 par Hans- Heino Ewers : « Ici, le suspense extérieur est remplacé par un suspense intérieur qui consiste à atteindre un équilibre psychologique, résoudre un conflit, ou surmonter une crise. Se permettre un tel type de suspense signifie que l’on suppose chez le jeune récepteur, au moins dans les grandes lignes, un intérêt pour les questions psychologiques. En tant que littérature des questions existentielles les plus sérieuses, le nouveau roman destiné à la jeunesse déçoit finalement toutes les attentes et tous les désirs d’évasion15. »
18La stratégie de la tension qui semble fonctionner au sein des romans adressés aux adolescents n’a donc pas grand-chose en commun avec la conception traditionnelle du suspense, et d’ailleurs les moyens mis en œuvre en diffèrent radicalement : le recours préférentiel au « discours » et la prédominance de la focalisation sur le héros créent chez le lecteur la sensation d’approcher une expérience personnelle et intérieure dont l’intérêt réside dans son caractère immédiat, reproduisant d’assez près les conditions du « direct » télévisuel.
19On sait aussi que, simultanément à cet apogée du roman psychologique, le marché francophone a vu l’irruption de séries ou d’œuvres manifestement héritières de la tradition fantastique anglo-saxonne, où les formes de suspense, plus traditionnelles, répondent mieux à la demande de lecteurs un peu plus jeunes et moins portés à l’introspection. Sans entrer dans une digression, on signalera néanmoins que, dans les meilleurs d’entre eux, ces récits fantastiques représentent métaphoriquement les débats intérieurs et les questionnements les plus intimes.
20La deuxième stratégie de séduction du lecteur se fonde sur la « proximité » dans les rapports entre le personnage romanesque et le lecteur. Cette question essentielle dans la réception des œuvres a été marquée par les travaux de Vincent Jouve. Celui-ci affirme le rôle central de la réception du personnage littéraire, parce qu’il « est à la fois le point d’ancrage essentiel de la lecture (il permet de la structurer) et son attrait majeur (quand on ouvre un roman, c’est pour faire une rencontre)16 ». Jouve défend l’idée que le héros de fiction se trouve réceptionné par le lecteur comme s’il était une personne vivante et il considère que cette illusion de vie est une constante du genre romanesque17. Cette rencontre de l’Autre sous la forme du personnage de roman est assurément l’un des premiers incitants à la lecture pour un jeune public : cela se trouve en tout cas confirmé dans l’enquête sociologique réalisée par Christian Baudelot sur les pratiques de lecture des adolescents français18. Cette relation lecteur-personnage se caractérise, dans le roman pour adolescents, par une proximité extrême qui résulte de choix techniques opérés par les auteurs.
21Le protagoniste du roman adressé aux adolescents présente certaines caractéristiques qui ne sont pas sans effet sur les rapports de proximité entre sa personne et celle du lecteur. Si l’on écarte les cas problématiques, il ressort de l’analyse une écrasante majorité de héros adolescents (65 %). C’est aussi un garçon dans plus de la moitié des cas (55 %) ; on compte seulement 32 % d’héroïnes et 12 % de mixité avec des héros multiples. Un machisme évident l’emporte donc dans toutes les collections alors que le corpus compte pourtant 45 % de romans écrits par des femmes. On notera que les résultats obtenus par Teresa Colomer (Univ. de Barcelone) pour son analyse des titres espagnols adressés aux 12-15 ans sont étrangement similaires : 65 % de jeunes héros et 57 % de héros masculins19. Les données objectives sur le héros du roman adressé aux adolescents peuvent être utilement complétées par celles qui concernent sa situation dans l’espace et dans le temps. Plus de 60 % des récits ont pour cadre l’Occident contemporain, à savoir l’Europe ou l’Amérique du Nord après 1960. Seuls 85 romans inscrivent leur intrigue dans un lieu et/ou un temps assez éloignés de l’expérience du lecteur.
22Cette première approche conduit à nuancer les constats que Maria Nikolajeva établissait en 1996 pour ce qu’elle appelle « contemporary young adult novel » : la spécialiste suédoise concluait à partir de quelques exemples qu’un temps compressé et un espace limité étaient caractéristiques du roman pour la jeunesse contemporain20. Il est exact que l’espace narratif de certains des romans du corpus se réduit à l’univers familier, à l’environnement scolaire immédiat, alors que le temps de l’action s’inscrit bien au sein d’unités significatives pour le lecteur, comme l’année scolaire ou les vacances d’été. On doit cependant rejeter cette analyse dans sa généralisation. Nombre de récits s’apparentent à des parcours, des départs, ou des entrées dans le « vaste monde » : on a même pu identifier quelques romans qui pourraient recevoir l’appellation de road-novel.
23Il reste que le héros-type du roman adressé aux adolescents est donc lui-même le plus souvent un adolescent occidental contemporain, ce qui permet au lecteur de l’envisager comme un proche ou un alter ego. La stratégie de proximité à l’œuvre au sein des récits se fonde donc d’abord sur cette correspondance entre deux personnes et trois fonctions : le lecteur et le narrateur-héros.
24Sur un plan plus technique, la préférence pour le « discours » et la prédominance du JE narrateur (56 % contre 33 %) concourent à façonner une relation particulière entre le lecteur et la voix narrative qu’il rencontre au sein du roman. Dans ses conclusions sur l’évolution de l’instance narrative en littérature pour la jeunesse, Christian Poslaniec inscrivait cette relation dans un mouvement historique : « Le principal constat de cette étude qualitative des œuvres pour la jeunesse parues depuis le milieu du xix e siècle, c’est que le narrateur se rapproche du lecteur21. » Pour ce qu’il m’est donné d’en connaître, le roman contemporain adressé aux adolescents semble bien se situer au terme du processus évoqué ! C’est d’ailleurs dans ce type de roman que Barbara Wall situe les origines de la préférence pour le JE dans l’ensemble de la littérature pour la jeunesse : « La seconde partie du xx e siècle a vu l’émergence de nouvelles voix narratives à la première personne, au départ dans des livres conçus pour des adolescents plus âgés, suivant en cela le succès de L’Attrape-cœur (1951), et plus récemment dans la fiction pour les enfants22. » La spécialiste australienne indique que ce choix technique permet de « simuler une relation entre pairs avec le jeune lecteur » (p. 248), qui voit ainsi quelqu’un de son âge s’adresser directement à lui.
25Cette communication se trouve placée sous le sceau de la confidence et marquée par l’évocation de la vie intérieure du héros, technique bien connue pour renforcer « l’illusion de personne23 ». Le roman adressé aux adolescents abonde en exemples de cette relation particulière établie par le narrateur-héros et concrétisée dans un discours directement adressé au lecteur. L’usage massif du vouvoiement, voire du tutoiement, témoigne de cette volonté d’établir un contact, souvent dès l’incipit.
26L’échange avec le lecteur prend des formes concrètes : on va jusqu’à lui prodiguer des conseils ou même on partage avec lui une confidence, toutes démarches qui visent à instaurer une connivence, une complicité, mais aussi à renforcer l’illusion de réalité du personnage de fiction. Certains narrateurs jouent la comédie du secret partagé, s’engagent dans des serments ou promettent d’en dire au lecteur plus qu’ils n’oseraient le faire pour quelqu’un d’autre : dans nombre de cas, ils affichent leurs opinions et penchants personnels comme s’ils étaient dans un rapport d’exceptionnelle proximité. Cette ouverture sur la vie intérieure du héros, véritable mise à nu d’un domaine réservé, se révèle très fréquente dans les débuts de roman ; elle joue très certainement comme un puissant facteur de séduction auprès du lecteur, placé dans la peau du (de la) meilleur(e) ami(e), récepteur des confidences les plus secrètes. D’ailleurs, la forme du journal intime compte une quinzaine de représentants dans le corpus, nombre auquel il faudrait ajouter tous les textes qui, sans en fournir les marques explicites (découpage selon dates ou jours), en adoptent les autres indices (JE narrateur confidentiel et chronologique).
27Autre moyen de communication directe avec le lecteur, la technique qui consiste à précéder, pour y répondre, les questions que ce dernier pourrait se poser.
« Oui, je sais, je perds beaucoup de temps à parler de mon chien. Comme si je ne voulais pas affronter ce qui s’est passé. Mais il y a tout de même une raison à ma digression… » (M.-A. Murail, Rendez-vous avec Monsieur X, p. 178)
28Cet usage peut prendre des formes parfois très explicites, puisque l’on ira jusqu’à prévenir la curiosité du lecteur pour s’en protéger :
« Je retrouvai mes affaires couvertes de boue près de mon vélo. (Si vous me demandez si je me suis mis à pleurer, je ne pourrai pas le nier, alors, s’il vous plaît, ne me le demandez pas, ce serait la goutte qui ferait déborder le vase.) » (A. Martin et J. Ribera, Alfagann c’est Flanagan, p. 115)
29Tous les moyens qui rapprochent lecteur et narrateur participent à une stratégie de séduction dont Vincent Jouve a expliqué le fonctionnement à travers la notion de « système de sympathie ». Considérant que tout texte programme en quelque sorte la réception de ses personnages par le lecteur, le spécialiste français a montré comment le lecteur se trouvait porté à une « participation compréhensive des sentiments d’autrui ». L’un des aspects qu’il met en évidence est justement ce qu’il appelle le « savoir sur le personnage », censé créer « l’illusion d’un rapport authentique » : « La connaissance intime de l’autre est si rare que lorsqu’un narrateur nous livre un personnage dans les tréfonds de son être, l’effet de sincérité est immédiat. » (p. 135). De ce point de vue, le roman adressé aux adolescents semble user plus qu’à son tour des moyens visant à placer le lecteur dans une position qualifiée par Jouve d’« homologie des situations informationnelles » (p. 131). Le mouvement de sympathie qui en découle se présente donc comme une conséquence naturelle de la relation de proximité instaurée par le texte.
30Dans son attitude de dévoilement intime, le personnage du roman adressé aux adolescents s’approche de ce que Gérard Genette dénomme « discours intérieur » ou « récit de pensée ». Mais cette affirmation doit être assortie d’une remarque, car ce personnage s’exprime assez souvent sous une forme particulière qui le voit, en tant que narrateur, mimer une situation de communication pseudo-orale ; c’est ce que l’on désignera sous l’appellation de « bavardage confidentiel ». Analysant les fonctions du narrateur, G. Genette distingue, après celle – évidente – de raconter l’histoire (fonction narrative) et celle de se référer à son texte dans un discours méta-narratif (fonction de régie), une fonction de communication, proche des fonctions phatiques et conatives de R. Jakobson, dont le but serait d’établir et maintenir avec le destinataire un contact, voire un dialogue. G. Genette désigne ces narrateurs sous le nom de « raconteurs » ou « causeurs », expressions qui s’approchent assez bien de mon « bavard confidentiel ».
31Il apparaît que cette fonction de communication se manifeste dans le roman adressé aux adolescents de manière hypertrophiée. Nombre de textes du corpus semblent en effet vouloir entretenir l’illusion d’une communication orale, où le narrateur cherche à feindre une conversation directement adressée au lecteur. On en a relevé des traces évidentes dans une trentaine de textes au moins, sous des formes diverses. Bien sûr, le narrateur peut se référer à ses propos en les désignant comme des paroles. On peut aussi voir les libertés de la langue parlée et le ton de la conversation s’installer comme des usages naturels en dehors de tout dialogue. Certains titres se présentent forcément comme des formes orales, puisqu’ils sont donnés pour des enregistrements. Dans d’autres, on observera un narrateur qui semble retrouver l’attitude du conteur traditionnel.
32Ces traces d’oralité dans le roman adressé aux adolescents d’aujourd’hui pourraient être interprétées en fonction de l’histoire de la littérature de jeunesse, dont les origines renvoient à la tradition orale et à des œuvres conçues pour être dites ou prises en charge par un lecteur. De nombreux spécialistes24 ont signalé cette présence de l’oralité jusque dans le roman contemporain, ainsi Hans-Heino Ewers, qui veut y voir une aide au lecteur : « Le récit, comme l’épopée (forme épique des origines dans les cultures orales), conserve aussi dans ses expressions littéraires écrites une proximité avec la communication orale, dans laquelle les enfants sont d’abord élevés. L’une des conventions formelles du récit, à savoir cette oralité imposée dans le style, se révèle pour le lecteur débutant comme une aide idéale pour l’entrée dans l’abstraite communication littéraire25. »
33Cette fonction d’aide au lecteur, si elle peut jouer un rôle en abolissant les différences entre code oral et code écrit, ne peut expliquer l’usage de l’oralité tel qu’il est attesté dans le roman contemporain adressé aux adolescents. Cette mission « simplificatrice » intervient sans doute lorsque le narrateur mobilise la fonction de régie (Genette), mais on a observé combien les aspects phatique et conatif (Jakobson) prenaient le pas sur celle-ci pour participer à la fonction communicative (Genette), la relation au lecteur apparaissant comme prioritaire à toutes les autres préoccupations. Les traces de communication orale seront donc avant tout interprétées non pas comme des instruments pour faciliter la lecture, mais comme des procédés visant à établir une relation de proximité entre narrateur-héros et lecteur, qui concourt à la réussite d’une stratégie de séduction auprès de ce dernier. L’illusion de réalité et la sensation de proximité peuvent d’ailleurs trouver leur aboutissement extrême dans le désir du lecteur de rencontrer le héros ; c’est ce que propose en fin de récit le narrateur du roman Crazy, de Benjamin Lebert, plébiscité par les adolescents allemands :
« Si vous le souhaitez, vous pouvez même venir me rendre visite. A Schwabing. Après toute cette histoire, vous devriez en principe plutôt bien me connaître. Vous me trouverez sans doute facilement. Je suis le gars qui traîne étrangement sa jambe gauche26. »
Conclusion
34Le choix d’une focalisation par le personnage, le recours préférentiel au « commentaire » ou « discours », la tendance à situer l’action dans un espace-temps proche du déictique absolu et comparable au direct télévisuel, concourent à produire une tension de nature particulière. Différente du suspense traditionnel fondé sur l’action elle-même et la rétention d’information, cette tension est avant tout psychologique, axée sur la divulgation de la vie intérieure et la participation à des enjeux immatériels.
35L’autre stratégie – la proximité – se fonde évidemment sur l’étroite correspondance entre l’identité du lecteur et celle du narrateur-héros. Mais elle se concrétise surtout dans une fonction de communication hypertrophiée, où des traces d’oralité viennent marquer le « bavardage confidentiel » d’un narrateur-héros qui dévoile son intimité. Le lecteur expérimente alors l’illusion d’une relation authentique : il rencontre un Autre de fiction.
36Stratégie de la tension et stratégie de la proximité visent à séduire le lecteur, à capter son attention : elles donnent au roman contemporain adressé aux adolescents francophones certaines de ses particularités techniques les plus manifestes.
Notes de bas de page
1 Chambers A., « The Reader in the Book. Notes from Work in Progress », Signal, n° 23, 1977, p. 66.
2 Il n’est pas possible de détailler ici les résultats de ces deux études comparatives.
3 Benveniste E., « Les relations de temps dans le verbe français », Bulletin de la société de linguistique de Paris, tome 54, 1959, fascicule 1, p. 69-82. Repris dans Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 237-250.
4 Weinrich H., Le temps. Le récit et le commentaire, Seuil, 1973, coll. « Poétique ». Voir le chap. 2.
5 Cette classification a été reprise à G. Genette (Figures III, Seuil, 1972) et reformulée dans Dumortier J.-L., Lire le récit de fiction. Pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, Bruxelles, De Boeck Duculot, 2001, collection « Savoirs en pratique », p. 64.
6 Le ring de la mort – Une nouvelle vie, Malvina – Lonek le hussard – Moi, Marylin – Jeanne Darc.
7 Genette G., Figures III, Seuil, 1972, coll. « Poétique », p. 259.
8 Wall B., The Narrator’s Voice. The Dilemma of Children’s Fiction, London, MacMillan Academic and Professional Ltd, 1991, p. 250 et sq. Faute de place, je ne donnerai jamais le texte en langue originale.
9 1re éd. 1971 ; Harmondsworth, Middx : Puffin, 1976.
10 Pas de place ici pour des exemples, mais l’actualité n’en manque pas.
11 Voir p. 111 dans l’éd. GF-Flammarion de 1989.
12 Perrot J., Du jeu, des enfants et des livres, Cercle de la librairie, 1987, p. 233-234.
13 Voir Boulaire C., Le Moyen Age dans la littérature pour enfants, 1945-1999, Presses Universitaires de Rennes, 2002, coll. « Interférences », p. 92.
14 Kümmerling-Meibauer B., « Annäherungen von Jugend-und Erwachsenenliteratur. Die schwedische Jugendliteratur der 80er und frühen 90er Jahre », Der Deutsch Unterricht, n° 48, 1996, cahier 4, p. 68-81.
15 Ewers, H.-H., « Die Emanzipation der Kinderliteratur. Anmerkungen zum kinderliterarischen Formen-und Funktionswandel seit Ende der 60er Jahre », Raecke R. et Baumann U. D., (dir.) Zwischen Bullerbü und Schewenborn. Auf Spurensuche in 40 Jahren deutschsprachiger Kinder- und Jugendliteratur, München, Arbeitskreis fur Jugendliteratur e.V., 1995, p. 24-25.
16 Jouve V., L’ejfet-personnage dans le roman, PUF, 1992, coll. « Écriture », p. 261.
17 Jouve V., op. cit., p. 108-109 et 211-212.
18 Baudelot C. (et alii), Et pourtant ils lisent…, Seuil, 1999, coll. « L’épreuve des faits », p. 145-147.
19 Colomer T., La formación del lector literario : narrativa infantily juvenil actual, Madrid, Fundación German Sanchez Ruipérez, 1998, coll. « El árbol de la memoria »., p. 334.
20 Nikolajeva M., Children’s Literature Comes of Age : Toward a New Aesthetic, New York and London, Garland Publishing, 1996, p. 129.
21 Poslaniec C., L’évolution de la littérature de jeunesse, de 1850 à nos jours au travers de l’instance narrative, Presses Universitaires du Septentrion, 1997. Thèse de doctorat sous la direction de Jean Perrot, p. 189.
22 Wall B., op. cit., p. 247.
23 Jouve V., op. cit., p. 111.
24 Voir Wall B., op. cit., p. 203-204 et Chambers A., op. cit., p. 69.
25 Ewers H.-H., op. cit., p. 24.
26 Köln, Kiepenheuer & Witsch, 1999. L’édition de poche (Goldmann Verlag, 2001) est citée ici dans une traduction personnelle (p. 173).
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