Erika Mann, Lisa Tetzner, Ruth Rewald : la littérature de jeunesse en exil (1933-1945)
p. 91-101
Texte intégral
1 Si Mathilde Lévêque était un livre, elle serait une pile de livres : albums illustrés, jamais de la même taille, posés en quinconces de petites murailles irrégulières sur le pourtour de son bureau. Comme avec sa directrice de thèse et précédente occupante des lieux, Isabelle Chevrel, dont les entassements d’albums pour enfants signalaient la présence dans le même bureau B 315 de Rennes II et sur la même table – en face de la mienne. Mais Mathilde a aussi occupé l’espace avec un ordinateur (et d’épiques récits des aléas de son branchement dans les salles), quelques gribouillages de sa fille côtoyant les gribouillages de mes fils, et un sac à dos de turbo-prof. Ce fut un plaisir rare, pour la gestionnaire de l’équipe de LGC que j’étais pendant ces quelques années, de pouvoir donner une forme aussi aimable à la figure d’exception que profilait son C.V. d’« allocataire couplée » : à son « pedigree » impeccable de normalienne agrégée s’ajoutaient une pratique de l’arabe, des séjours en Allemagne, la maîtrise enviable d’un violoncelle et d’une flûte baroque, ainsi qu’une générosité à transmettre et enseigner visible déjà à ses expériences dans le milieu associatif. Générosité confirmée par son engagement entier dans les cours de littérature de jeunesse dont elle reprenait, après le départ d’Isabelle Chevrel en retraite, l’inusable succès auprès des étudiants de Rennes II. Une inoubliable communication à trois voix, au CELAM de Rennes II en 2005, autour de la notion d’« Inexemplarité des classiques », a donné enfin la mesure de chercheure que Mathilde Lévêque, avec évidence, développe sous la houlette d’Isabelle : rigueur et décontraction mêlées. Quel beau tandem !
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Irène Langlet
Université Rennes 2
3La littérature de jeunesse allemande des années trente est encore mal connue en France. Si le nom d’Erich Kästner domine, il est un peu l’arbre qui cache la forêt. La littérature de jeunesse allemande, à la fin de la République de Weimar, compte de très nombreux auteurs et est l’objet de longs débats théoriques, idéologiques et pédagogiques. Cette littérature reste cependant mal connue en France, sans doute parce qu’il s’agit d’une littérature à deux visages, mis tour à tour dans l’obscurité : la littérature nazie, d’une part, occupe le devant de la scène éditoriale en Allemagne dès 1933 et elle est aujourd’hui, à juste titre, dénigrée sur le plan littéraire et reléguée au rang de document historique ; cette littérature orientée, nationaliste, raciste et antisémite, « s’épuise vite dans d’incessantes répétitions et les variantes y sont peu nombreuses »1, et se caractérise par la pauvreté de son contenu et sa médiocrité formelle. D’autre part, dans les années trente, la littérature de jeunesse est aussi une littérature en exil, une littérature de résistance, une littérature cachée qu’un certain nombre de travaux récents cherchent à la remettre en lumière.
4J’ai choisi de parler de la littérature de l’ombre à travers le parcours de trois femmes méconnues voire inconnues en France, et dont les destins me semblent illustrer les différentes facettes de cette littérature de jeunesse en exil. Il s’agit de Erika Mann (1905-1969), de Lisa Tetzner (1894-1963) et de Ruth Rewald (1906-1942). Trois auteurs pour tenter de montrer que, contrairement à l’affirmation d’un critique littéraire allemand des années trente, la littérature de jeunesse allemande ne se résume pas à la « kastnerisation » du roman. Non, ça ne « kastnerise » pas partout. Nombreuses sont les imitations, certes, mais il y existe aussi des créations qui méritent qu’on salue leur originalité propre, en particulier dans la littérature de l’exil.
5La question centrale reste donc la suivante : en quelle mesure l’exil conditionne-t-il cette originalité ? Si en effet il est une donnée d’ordre politique et historique qui modifie nécessairement les conditions d’écriture, d’édition et de publication, il me semble que l’exil devient non seulement un motif littéraire, mais contribue également à modifier les procédés d’écriture romanesque. Je voudrais montrer que les parcours et les œuvres d’Erika Mann, de Lisa Tetzner et de Ruth Rewald sont exemplaires des principaux enjeux de la littérature de jeunesse allemande en exil. Sans oublier de s’interroger sur ce que devient cette littérature après 1945 : l’exil s’arrêterait-il seulement avec la fin de la guerre et du nazisme ?
Erika Mann ou l’héritage impossible
6Le nom d’Erika Mann n’est pas inconnu. Les Mann sont une famille d’écrivains et d’artistes dont le destin semble tant illustrer l’histoire de l’Allemagne que la revue Der Spiegel les a surnommés récemment les « Windsor de l’Allemagne ». Mais loin de moi l’idée d’écrire un article sur des célébrités. Fille de Thomas, nièce de Heinrich, sœur de Klaus, Erika Mann mérite qu’on lui reconnaisse une place bien à elle, celle d’écrivain pour la jeunesse.
7Erika Mann commence par écrire pour ses frère et sœur. L’écriture pour la jeunesse n’est qu’une des occupations de cette intellectuelle perpétuellement à la recherche de nouveaux projets. Elle s’essaie au théâtre, au cabaret, au journalisme, à la publicité politique et à l’écriture, notamment pour les enfants. Son approche de la littérature pour enfants est, de façon assez classique, un divertissement qui la ramène vers sa propre enfance :
« Pourquoi j’écris des livres pour enfants ? Parce que cela me fait plaisir. Et pourquoi est-ce que cela me fait plaisir ? Parce que je suis moi-même assez enfantine. Je veux dire : ce que j’ai fait ou vécu étant enfant, ce qui à l’époque m’a occupée, émue, amusée, enchantée, troublée ou énervée est encore aujourd’hui proche de moi et compréhensible. Je peux ‘me ressentir’, parfois mieux et plus précisément que ce qui vient de m’arriver hier2. »
8Le premier de ses sept livres pour enfants, Stoffel fliegt übers Meer3, traduit en français sous le titre Petit Christophe et son dirigeable4, raconte le parcours de Stoffel, jeune garçon pauvre quittant sa Bavière natale pour chercher un oncle d’Amérique. Le récit est caractéristique d’une écriture moderne pour la jeunesse, telle qu’elle se développe à partir des années vingt : le rythme du récit est rapide et enlevé, le monde moderne, présent dans l’aspect technique du dirigeable, dans la description de la grande ville de New York, reste lié à l’univers du conte. Le voyage de Stoffel est une traversée vers un monde rêvé, une quête aérienne qui peut être lue comme une métaphore du conte merveilleux : le zeppelin sur lequel s’embarque Stoffel, courageux petit passager clandestin, est sans cesse comparé à un navire des airs glissant sur l’air comme la petite barque de Stoffel glissait sur les eaux bleues du Blaubergsee. La quête de Stoffel suit le schéma relativement classique d’un conte : transgression d’un interdit, tempête à deux reprises, première traversée des obstacles puis reprise de la quête, présence d’adjuvants, retour du héros victorieux. L’ensemble étant mis en scène dans un zeppelin et dans les rues de New York.
9Moderne, l’écriture pour la jeunesse d’Erika Mann devient, après 1933, une écriture de l’exil. Elle s’intéresse à l’enfance et à la jeunesse sous la forme d’un essai remarquablement juste, Zehn Millionen Kinder5. Dès 1938, Erika Mann explique comment le système nazi organise la prise en main systématique des enfants et des adolescents ; elle en dénonce les rouages et en montre les dangers pour l’avenir. Puis elle revient à l’écriture romanesque pour la jeunesse. Mais dès lors, l’évolution de ses livres pour la jeunesse reflète l’une des questions essentielles des écrivains en exil : dans une époque où la langue allemande est celle des discours de Hitler, peut-on continuer à écrire en allemand ? La langue de Gœthe n’est-elle pas définitivement et irrémédiablement corrompue par l’usage nazi ?
10Allemande en exil en Californie, Erika Mann choisit d’écrire un livre politique pour enfants, en anglais, espérant aussi toucher un public adulte. A Gang of Ten6 met en scène un groupe international d’enfants alliés : George (Angleterre), Björn (Norvège), Iwan (Russie), Madeleine (France), Rombout (Pays-bas), Tschutschu (Chine) sont accueillis, aidés et encadrés par deux enfants américains, Chris Senhouse et Betsy Bird. Chaque enfant entreprend de raconter son histoire et chacun de ces récits relate leur expérience de la guerre et de la mort. En marge de ce groupe très uni, le personnage de l’enfant allemand, Franz, est tour à tour coupable et victime :
« Nous détestons les nazis et les Japonais et tous les autres ennemis de l’Amérique, et mon père est ingénieur, un très bon ingénieur, et il a fui l’Allemagne parce que là-bas ils l’ont mis dans un camp et parce qu’il déteste les nazis. Mais ma mère et moi avons dû rester, et c’était une période vraiment horrible pour nous, parce que mon père était parti. C’est ainsi que quelques mois plus tard nous avons fui nous aussi, et mon père nous a envoyé de l’argent, car il gagnait bien sa vie jusqu’à ce qu’il perde sa place, et alors nous sommes venus ici et nous étions tous très contents. Mais maintenant nous sommes tous très malheureux. Et les enfants de mon école ne me parlent plus, et ils disent qu’on ne peut pas me faire confiance, que je pourrais être un traître, parce que je suis moi-même un ennemi. »
11Franz doit gagner sa place auprès des enfants alliés. Erika Mann rejette ici sa propre langue maternelle : ses livres pour enfants sont ainsi révélateurs d’une des tendances de cette littérature de l’exil, dans cette transition linguistique, dans une forme d’héritage impossible de la langue allemande. Un projet de traduction allemande n’a pas abouti à l’époque. Le livre ne sera traduit en allemand qu’au début des années 90, sous le titre Zehn jagen Mr. X7. Les éléments du conte, qui marquaient l’écriture d’Erika Mann au début des années trente, ont donc fait place à un réalisme engagé et militant. Cette rupture est d’autant plus forte qu’elle se traduit également en termes linguistiques. L’exil est ici rupture avec une langue, une écriture, une culture.
Lisa Tetzner ou l’engagement pacifiste
12Lisa Tetzner est, selon Hermann Hesse, « sans doute l’une des plus grandes conteuses d’Allemagne ». Peu connue en France, elle est l’un des plus grands écrivains allemands pour la jeunesse de l’entre-deux-guerres ; ses livres pour enfants illustrent une seconde tendance de la littérature de l’exil, à savoir le choix d’une écriture pacifiste.
13Fille d’une famille bourgeoise, elle décide, malgré un lourd handicap physique et contre l’avis de sa famille, de poursuivre des études et de travailler. Conteuse itinérante, elle traverse des villages perdus et isolés, racontant inlassablement des histoires aux petits et aux grands. Au cours de ces pérégrinations, elle rencontre Kurt Kläber. Elle commence par publier des contes, mais peu à peu, elle s’éloigne du merveilleux pour se rapprocher du réalisme, voire de la littérature prolétarienne. Amie de Brecht, elle crée et anime une des premières émissions radiophoniques pour enfants et publie l’une des histoires racontées devant le micro, « Le ballon de foot » (« Der Fuβball »). Cette simple historiette va donner naissance à son grand roman, épopée moderne et premier roman antifasciste, Die Kinder aus Nr 67 (Les enfants du numéro 67), sous-titré « Die Kinderodyssee » (« L’odyssée des enfants »), publié de 1932 à 1948. Peu connu, ce long roman de neuf tomes n’en est pas moins le seul écrit de façon totalement contemporaine avec les événements qui ont bousculé l’Europe, avant, pendant et après la période nazie. Le troisième tome de la série est le premier à être conçu et écrit après 1933 : les trois enfants dont les deux premiers tomes racontent l’amitié sont directement touchés par les bouleversements politiques. Ils sont comme des illustrations emblématiques des trois orientations de la jeunesse après 1933. Myriam, d’origine juive, fuit précipitamment Berlin :
« Un jour, on était venu chercher les juifs qui habitaient dans l’immeuble et on les avait emmenés dans un endroit où les autres n’avaient pas le droit d’aller. Comme si tout à coup ils étaient devenus dangereux, ou contagieux. Même le magicien était parti avec eux. Mais le pire, c’était que Myriam, elle aussi, avait dû s’en aller à la hâte, sans même avoir le temps de lui dire adieu. Erwin ne savait même pas où elle était partie. »
14Erwin, dont le père, militant communiste, s’évade d’un camp de concentration, l’accompagne en exil : « Je suis chez moi là où je suis libre », lui apprend son père.
15Quant à Paul, de caractère faible et influençable, il ne tarde pas à rejoindre la Jeunesse hitlérienne :
« Même Paul, son meilleur ami, avait complètement changé. Après la révolution, son père avait retrouvé du travail : il ne cessait de faire l’éloge du nouveau régime. Maintenant, il portait un uniforme pour montrer qu’il lui était entièrement dévoué. […] Paul, lui, était sous-chef d’un groupe de jeunesse et on lui avait donné un poignard. Avec ce poignard, il se prenait pour un général et, bien qu’il soit petit et faible, il voulait commander tous les autres enfants de l’immeuble. »
16L’odyssée des enfants devient donc un parcours mondial dans trois directions, géographiques et idéologiques, avant la réconciliation finale en Suisse. Deux enfants connaissent l’exil, et le concept très allemand de « Heimat », à la fois foyer et patrie, ne se traduit plus en termes de frontières mais en termes de liberté. Or seul Erwin choisira de revenir définitivement en Allemagne, ce qui pose, d’un point de vue littéraire, la question de l’avenir de cette littérature de l’exil et de son héritage : que devient-elle après 1945 ?
17Exilée en Suisse avec son mari, Kurt Klaber, Lisa Tetzner conduit ce dernier vers la littérature de jeunesse, qu’il connaît mal. À deux, ils écrivent Die schwarzen Brüder (Les frères noirs8), publié en 1938. C’est ainsi grâce à Lisa Tetzner que Kurt Klaber, sous le pseudonyme de Kurt Held, écrit l’un des grands classiques de la littérature de jeunesse allemande, Die rote Zora und ihre Bande (Zora la rousse et sa bande9), publié en 1941 et popularisé par une série télévisée à la fin des années soixante-dix.
18Or, à la fin des années quarante, les livres de Lisa Tetzner et de Kurt Held sont vivement critiqués par les nouveaux spécialistes de la littérature de jeunesse renaissante, et notamment par Jella Lepmann, fondatrice de la bibliothèque internationale de Munich et de la fondation IBBY : après les horreurs du nazisme et de la guerre, les enfants auraient en effet besoin d’autre chose que de récits réalistes d’exil, d’errance, de misère. La tendance est au merveilleux, au comique, au foyer. Le succès d’un Kästner, à la fin des années quarante, n’est plus dans la modernité d’une grande ville ou dans les difficultés sociales, mais dans des histoires de jumelles séparées (Das doppelte Lottchen, Deux pour une, 1949). L’anarchisme de Zora ou l’utopie pacifiste des enfants du numéro 67 sont mis de côté. Pourtant, on ignore généralement l’influence de Lisa Tetzner sur l’une des plus grands écrivains européens de l’après-guerre, Astrid Lindgren. Lorsque l’exil est un retour impossible, l’héritage se transporte ailleurs.
19Cette filiation peu connue est cependant bien réelle, ainsi que l’attestent deux documents. Si Pippi Langstrump a connu un succès immédiat en Allemagne, les facéties de cette petite fille hors normes ont néanmoins été fortement critiquées par les éditeurs suisses. C’est ainsi Lisa Tetzner qui va, là encore, jouer un rôle décisif : elle écrit à son éditeur, Sauerlander, une « Déclaration d’amour à Pippi ». Grâce à cette intervention, le livre d’Astrid Lindgren est publié en Suisse, où il connaît un succès aussi important qu’en Allemagne. Afin de remercier Lisa Tetzner, Astrid Lindgren lui envoie une lettre où elle reconnaît toute l’admiration qu’elle porte à l’écrivain allemande, qui a acquis la nationalité suisse en 1948 :
« Vous devez savoir que depuis des années vous êtes pour moi une figure idéale. J’ai lu tous vos livres à mes enfants […] et j’ai toujours pensé que Lisa Tetzner était inaccessible […] Et voilà que vous, vous écrivez aujourd’hui une merveilleuse lettre, à moi et à Pippi10. »
20Les écrivains refusent souvent d’avouer qui les a influencés, préférant naturellement mettre en avant leur originalité. Quoi de plus original que Pippi Langstrump, Fifi Brindacier, cette petite fille rousse forte comme un turc, à l’imagination débordante ? Et pourtant, l’invention de Pippi se comprend dans une filiation avec l’univers romanesque de Lisa Tetzner et de Kurt Held. L’héritage se fait par translation vers un autre pays et vers un autre type d’imaginaire.
21La littérature pacifiste de Lisa Tetzner reste une littérature d’exil, car nul retour n’est possible. Non acceptés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les livres de Lisa Tetzner seront réédités plus tard, surtout à partir de la fin des années soixante, dans une Allemagne peut-être davantage réconciliée avec son passé.
Ruth Rewald ou le devoir de mémoire
22Dernier exemple de la littérature pour enfants en exil, Ruth Rewald est un écrivain oublié. Ruth Rewald a disparu en 1942. Déportée à Auschwitz, elle a disparu dans l’enfer des camps d’extermination. Nul ne sait quand. Son souvenir également s’est effacé, alors que Ruth Rewald est un écrivain allemand pour la jeunesse antifasciste de premier plan. Oubliée, elle mérite qu’on lui rende hommage. Ses deux principaux romans sont Janko, der Junge aus Mexiko (1934) et Vier spanische Jungen (écrit en 1938). Précisons qu’il n’existe pas à ce jour de traduction française des romans de Ruth Rewald.
23Dès 1934, avec son roman Janko, der Junge aus Mexiko, Ruth Rewald fait entrer le thème de l’exil dans un roman pour la jeunesse, en posant également le problème de la « Staatenlosigkeit », l’état d’apatride. Le livre ayant été publié en exil, à Strasbourg, il n’en existe aujourd’hui que très peu d’exemplaires. Dirk Krüger en dénombre en 1990 un à la bibliothèque universitaire de Bonn, et un à la British Library de Londres. Un autre exemplaire se trouve à la Bibliothèque Nationale de France. Ce roman est lu et très apprécié par Lisa Tetzner, de nouveau auteur exemplaire pour Ruth Rewald :
« Vous avez écrit là un très bon livre. Vraiment, j’ai rarement été aussi ravie par un livre pour enfants, d’autant que je sens dans ce livre que vous avez considérablement progressé comme écrivain11. »
24Le héros, Janko, jeune Mexicain recueilli par une Allemande, est un exilé : particulièrement intelligent et sensible, très doué pour le dessin, il ne parvient pas à trouver sa place dans une société petite-bourgeoise peu ouverte sur l’autre, l’étranger, l’artiste. La figure traditionnelle de l’artiste en marge de la société est reprise et transposée dans un personnage d’enfant, par une écriture particulièrement sensible. Pas d’aventure trépidante dans ce roman assez bref, mais une approche très fine de l’exil et de l’isolement. Janko parviendra à rejoindre le Mexique et à réaliser son rêve : devenir instituteur dans un village indien. La connaissance et la transmission restent des idéaux précieux à cultiver.
25Le second roman important de Ruth Rewald, Vier spanische Jungen12, traite d’un sujet tout différent : il s’agit du seul livre de jeunesse de langue allemande sur la guerre d’Espagne. Écrit en 1938, il n’a pas été publié à l’époque. Le manuscrit, pris par la Gestapo, put être sauvé et conservé dans des archives soviétiques, avant d’être conservé dans les archives de Potsdam. C’est seulement cinquante ans après sa rédaction que le roman a pu enfin être publié pour la première fois. À la fois roman et témoignage, ce livre a été écrit à la suite d’un séjour de Ruth Rewald dans l’Espagne républicaine en 1937-1938 : elle rencontre des enfants victimes de la guerre civile, recueillis à l’orphelinat « Ernst Thälmann », fondé par des communistes allemands engagés aux côtés des républicains espagnols. La lutte pour la liberté, la résistance au fascisme, les vicissitudes de l’exil et de la guerre constituent la toile de fond de ce récit vivant et riche.
26Voici donc l’une des injustices de l’histoire littéraire et l’un des revers de la littérature de l’ombre : écrivain en exil, Ruth Rewald n’a pas seulement, comme on le dit couramment, disparu trop tôt. Son œuvre ne nous est parvenue que par hasard, par les biais clandestins de l’histoire que sont les transferts d’archives et de manuscrits. Et pourtant, Ruth Rewald est bien un écrivain européen au sens plein du terme : allemande exilée à Paris, elle parle parfaitement français, au point d’écrire en français une carte d’adieu à son mari Hans Schaul, au moment de son arrestation. Elle voyage dans une Espagne en guerre pour y rencontrer des enfants et raconter leur histoire, en allemand. Presque totalement tombée dans l’oubli, même en Allemagne, Ruth Rewald disparue rappelle que le devoir de mémoire concerne aussi la littérature de jeunesse : pas seulement pour écrire des textes pour la jeunesse sur la Shoah, mais aussi pour redécouvrir des auteurs victimes dont la mémoire s’est perdue. N’oublions pas les auteurs de l’ombre, les auteurs de l’exil, les auteurs de la liberté.
27Erika Mann, Lisa Tetzner, Ruth Rewald : voilà donc trois écrivains allemands pour la jeunesse qui révèlent trois orientations majeures de la littérature d’exil. Tout d’abord, le passage de l’allemand à l’anglais, montrant que les problèmes linguistiques littéraires de la littérature dite pour adultes sont présents en littérature de jeunesse. Un second problème est posé par la transition de l’après-guerre, dans la question de l’héritage de la littérature pacifiste et réaliste à la fin des années quarante et au début des années cinquante. Enfin, dernière caractéristique, l’oubli de certains auteurs, disparus dans l’enfer des camps, avec des manuscrits miraculeusement conservés et retrouvés, mais souvent publiés de façon confidentielle et rarement traduits : la question de la mémoire des auteurs de l’ombre reste d’actualité.
28Aux chercheurs, aux traducteurs et aux éditeurs de faire donc découvrir ces textes originaux à un plus grand public.
29L’exil n’est donc pas seulement un motif romanesque : il a contribué à modifier profondément l’écriture allemande pour la jeunesse au cours des années trente et quarante, et à forger une originalité aux multiples facettes. La littérature allemande de l’entre-deux-guerres est donc bien plus riche qu’on ne le croit généralement en France et elle ne se résume pas à Émile et les détectives, roman exceptionnel et novateur, certes, mais qui mériterait lui aussi d’être dépoussiéré par les éditeurs. Mais c’est une autre histoire…
Bibliographie
Mann Erika :
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Muck, der Zauberonkel, Ill. v. Wolff Fritz, Basel, Philographischer Verlag, 1. u. 2. Auflage, 112 S., 1934.
A Gang of Ten, Ill. by Erdös Richard, designed by Stefan Salter, New York, L.B. Fischer, 304 p., 1942.
Jan’s Wunderhündchen, Ein Kinderstück in sieben Bildern von Erika Mann und Hallgarten Richard, Berlin, Oesterheld, 1931.
Zehn Millionen Kinder, die Erziehung der Jugend im Dritten Reich, Mit einem Geleitwort von Thomas Mann, Querido Verlag N.V., Amsterdam, 1938. Réédition : Rowohlt Verlag Gmbh, Reinbek bei Hamburg, 1997. Dix millions d’enfants nazis, traduit par Elisabeth Wintzen, René Wintzen et Dominique Luquet, préface de Alfred Grosser, Tallandier, 1988.
Murken Barbara, Gedanken zum Kinder- und Jugendbuchwerk von Erika Mann. Ein biographisches Puzzle, Antiquariat W. Geisenheyner, Munster, 1995.
Tetzner Lisa :
Hans Urian, die Geschichte einer Weltreise, D. Gundert, Stuttgart, 1929. Traductions : Hans sees the world (Margaret Goldsmith), New York, Covici-Friede, 1934.
Hans et son lièvre enchanté, histoire d’un voyage autour du monde, traduit de l’allemand par Pierre Kaldor, Éditions sociales internationales (E.S.I.), Paris, 1936.
Was am See geschah, Die Geschichte von Rosmarin und Thymian, Stuffer H., Berlin, 1935. Die Reise nach Ostende, Sauerländer, Aarau, 1936.
Die schwarzen Brüder, Verlag Sauerlander, Aarau, 1941. Réédition : Carlsen Verlag, Hamburg, 2002.
Die Kinder aus der Nummer 67 : « Erwin und Paul » (D. Gundert, Stuttgart, 1933), « Das Mädchen aus dem Vorderhaus » (1938), « Erwin kommt nach Schweden » (1941), trad. en français par Th. Flueler, Neuchâtel, Paris, Delachaux & Niestlé, 1945, 167 p., « Das Schiff ohne Hafen » (1943), « Die Kinder auf der Insel » (1944), « Mirjam in Amerika » (1945), « War/Ist Paul schuldig ? » (1945), « Als ich wiederkam » (1946), « Der neue Bund » (1946) ; tous ces épisodes ont été publiés par Sauerlander, Aarau.
Koppe Susanne, Kurt Kläber – Kurt Held : Biographie der Widerspruche ? Zum 100. Geburtstag des Autors der „Roten Zora“ Herausgegeben vom Schweizerischen Jugendbuch-Institut als Katalog zur gleichnahmigen Ausstellung, Aarau, Frankfurt am Main, Salzburg, Verlag Sauerlander, 1997.
Bolius Gisela, Lisa Tetzner, Leben und Werk, (Jugend und Medien, Band 27, Hrsg. : Winfred Kaminski), Frankfurt am Main, dipa- Verlag, 1997.
Rewald Ruth :
Sonne und Regen im Kinderland. Das dreiunddreiβigste Bändchen : Ruth Rewald, Rudi und sein Radio. Zwei Erzählungen mit Federzeichnungen von Maria Braun. Stuttgart, 1931. (Verlag D. Gundert).
Müllerstrasse, Jungens von heute, D. Gundert Verlag, Stuttgart, 1932.
Janko, der Junge aus Mexiko, Sebastian Brant-Verlag, Strasbourg, 1934.
Vier spanische Jungen, Herausgegeben und mit einem Nachwort von Dirk Kruger, Röderberg, Koln, 1987.
Dirk Krüger, Die deutsch-jüdische Kinder- und Jugendbuchautorin Ruth Rewald und die Kinder- und Jugendliteratur im Exil, Jugend und Medien, dipa-Verlag Frankfurt-am-Main, 1990. (D.K.)
Notes de bas de page
1 Kaminski Winfred, « Servir la nation, une aventure », in Le nazisme et les jeunes, Actes du colloque franco-allemand tenu à Nancy les 18 et 19 novembre 1983, Presses Universitaires de Nancy, 1985, p. 43.
2 Erika-Mann-Archiv (EMA), Handschriften-Abteilung der Stadtbibliothek Munchen : unveröffentlichte Niederschrift von Erika Mann (cité par B. Murken p. 6) « Warum ich Kinderbücher schreibe ? Weil es mir Freude macht. Und warum macht es mir Freude ? Weil ich selbst ziemlich kindisch bin. Will sagen : was ich als Kind getan und erfahren, was mich damals beschaftigt, bewegt, belustigt, bezaubert, berührt oder geargert hat, ist mir heute noch nah und verständlich. Ich kann es ‘mir nachfühlen’manchmal besser und genauer als Erlebnisse, die ich gestern gehabt habe. »
3 Bilder und Ausstattung von Richard Hallgarten, Levy & Müller, Stuttgart, 1934.
4 Bourrelier, Paris, 1934.
5 Mann Erika, Zehn Millionen Kinder, die Erziehung der Jugend im Dritten Reich, mit einem Geleitwort von Thomas Mann, Amsterdam, Querido, 1938 ; traduit en anglais, School for barbarians, New York, Modern Age Books, 1938 ; traduit en français, Dix millions d’enfants nazis, par Elisabeth Wintzen, René Wintzen et Dominique Luquet, préface de Alfred Grosser, Tallandier, 1988.
6 A gang often, ill. by Richard Erdös, Designed by Stefan Salter, New York, L.B.Fischer, 1942.
7 Kinderbuchverlag Berlin.
8 Les Frères noirs, tome i : Giorgio vendu à Milan, La bibliothèque de l’école des loisirs, traduit de l’allemand par Arthur Schwartz et Boris Moissard, Paris, 1983 et tome ii : Le secret d’Alfredo, traduit de l’allemand par Boris Moissard, Paris, 1984.
9 Zora la rousse et sa bande, traduction inédite et intégrale de Cécile Bon, La bibliothèque de l’école des loisirs, Paris, 1980.
10 Lettre d’Astrid Lindgren à Lisa Tetzner, 27 janvier 1953, Archives de Sauerlander Verlag.
11 17 décembre 1934 : lettre de Lisa Tetzner à Ruth Rewald.
12 Herausgegeben und mit einem Nachwort von Dirk Kruger, Roderberg, Koln, 1987.
Auteur
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Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007