Jeu et sérialité dans L’As des boy-scouts, ou le tour du genre en 52 fascicules
p. 79-90
Texte intégral
1 Matthieu Letourneux est maître de conférences à l’Université Paris X où il enseigne la littérature de jeunesse et la littérature populaire. Il a réédité chez Bouquins les œuvres d’Emilio Salgari, de Gustave Aimard et d’Eugène Sue, et préparé avec Pierre Brunel et Frédéric Mancier le Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui (Éditions du Rocher). Il doit publier en 2006 une Etude sur les Editions Tallandier en collaboration avec Jean-Yves Mollier.
2La forme du roman en fascicules qu’a pratiquée l’écrivain Jean de La Hire dans ses romans scouts ne correspond à aucune pratique actuelle, et ne se confond pas avec les pratiques de lecture bien connues du roman-feuilleton, puisqu’elle impose de façon systématique un rythme mixte, entre la série d’aventures indépendantes et l’unité d’une seule œuvre en épisodes. Comme Arnould Galopin, Roger Salardenne ou José Moselli, Jean de La Hire a publié de nombreuses séries de fascicules : non seulement des ensembles d’aventures scoutes (L’As des boy-scouts, publié en 52 fascicules en 1925 chez l’éditeur populaire Ferenczi, mais aussi Les trois boy-scouts, Les grandes aventures d’un boy-scout, Le roi des scouts, ou encore Scout service secret 1) mais aussi des récits d’aventures enfantines, comme Le corsaire sous-marin, Les mousquetaires de quinze ans, ou Le grand match de quatre enfants autour du monde 2. À la lecture de Jean de La Hire et de ses pairs, on est frappé par le caractère répétitif des œuvres, proposant des héros superposables (garçons de douze à quinze ans, qu’ils soient « petit buffalo », « petit chasseur de la pampa » ou « petit Parisien », « enfant de troupe », « mousquetaire de quinze ans » ou « poilu de douze ans », « roi des scouts » ou « as des boy-scouts »), aux aventures similaires (les tours du monde restent la pratique favorite de ces récits) et véhiculant tous les mêmes valeurs (patriotisme, pédagogie de façade et discours moral omniprésent) La répétition des thèmes et des scènes dessine un genre au sens fort, puisqu’il est adossé à un média spécifique, le fascicule, et que la relation au support se traduit par des caractéristiques structurelles et thématiques sur lesquelles nous reviendrons. La reprise des personnages et des intrigues est telle qu’il faut y voir une volonté des auteurs, correspondant à un souhait des amateurs du genre : la répétition participe du plaisir ; en portant sur des personnages interchangeables aux noms et sobriquets universalisants (Jean, Tintin, Franc-Hardi, etc.), elle insiste sur l’indistinction et invite le lecteur à établir une continuité de la fiction par-delà les limites des œuvres. Tous ces personnages sans identité paraissent n’en être qu’un, voyageant éternellement autour du monde, selon des mécanismes qui rappellent, en psychanalyse, ceux de la répétition3. C’est ce qui explique le sentiment que donnent les récits d’être interminables : ils le sont non pas tant du fait de leurs dimensions propres, mais parce qu’ils donnent l’impression de se prolonger, au-delà de leurs propres limites, dans l’ensemble des séries similaires4.
3Circonscrit pour l’essentiel à l’entre-deux guerres, cet ensemble de récits pour la jeunesse a connu un succès considérable, qu’il est cependant difficile d’évaluer faute de chiffres – les archives de la plupart de ces éditeurs populaires n’ayant généralement pas été conservées. Quelques lecteurs célèbres témoignent pourtant du goût pour ce type d’œuvres. On connaît bien sûr ce que Sartre dit de ces ouvrages : « Je vis des images merveilleuses, leurs couleurs criardes me fascinèrent, je les réclamais, je les obtins ; le tour était joué : je voulus avoir toutes les semaines Cri Cri, L’Épatant, Les vacances, Les Trois boy-scouts de Jean de La Hire et Le Tour du monde en aéroplane d’Arnould Galopin qui paraissaient en fascicules le jeudi5. » La liste que propose Sartre montre combien la tentation est grande de saisir ces œuvres dans leur ensemble, comme si l’on ne pouvait décrire leur nature que par accumulation. C’est à une même énumération que procède Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance, fragmentant l’œuvre qu’il évoque en une série de titres interchangeables : « L’un de ces livres était un roman-feuilleton. Je crois qu’il s’appelait Le Tour de France d’un petit Parisien (ce titre existe, mais il y en a beaucoup d’autres très proches : Le tour de France d’un petit Parisien, Le Tour du monde d’un enfant de quinze ans, Le tour de France de deux enfants, etc.). Ce n’était pas l’un de ces grands livres rouges comme les Jules Verne de la collection Hetzel, mais un gros volume broché réunissant de nombreux fascicules dont chacun avait une couverture illustrée6. » Si Jean-Paul Sartre et Georges Perec retiennent avant tout de ces fascicules les couvertures (illustrations de Georges Vallée pour Jean de La Hire et illustrations de Louis Maîtrejean pour Arnould Galopin), c’est le texte qui fascinait Robert Sabatier enfant : « j’étais un cancre à l’école, mais en dehors, je passais mon temps à lire ; ce qui m’apportait un petit savoir, d’un autre ordre. J’apprenais ainsi l’histoire avec Alexandre Dumas et la géographie dans l’As des boy-scouts de Jean de La Hire. Ce roman d’aventure découpé en épisodes fixait mon imagination7 ». Ici, l’unité de l’œuvre évoquée à travers le titre est balancée par la description du caractère fragmenté de sa publication. À chaque fois, la clôture du texte paraît mise en cause, soit parce qu’il est intégré dans une série plus vaste, soit parce qu’il se fractionne en livraisons.
4Une part du plaisir des textes découlait sans doute de cette relation particulière au temps que supposent des fascicules offrant une lecture fractionnée se prolongeant sur plus d’un an et s’ouvrant sur de nouvelles séries dès que l’une d’entre elles est achevée. Mais la lecture des fascicules ne se confond pas avec celle des feuilletons, du moins chez Jean de La Hire8 : la présentation en ouvrages à couverture distincte, la numérotation des pages, et un certain nombre d’indications du paratexte témoignent d’une volonté d’insister sur le fait qu’il s’agit, malgré l’unité de l’ensemble, d’ouvrages indépendants. Ainsi, comme le laissaient penser les témoignages des lecteurs, les fascicules jouent sur une tension entre fractionnement et unité, selon une méthode dont Anne Besson a étudié les modalités9. On rencontre par exemple en couverture, l’indication, toujours la même, « Voyages et aventures modernes autour du monde », insistant sur une logique de collection. La récurrence d’une illustration au style identifiable et à la grammaire extrêmement codée insiste de même sur la sérialité. On peut par ailleurs relever la reprise, inlassable, en première page de texte d’un résumé rattachant à la fois le volume à ceux qui le précèdent immédiatement et à l’ensemble de l’œuvre ou encore, en guise de publicité, la présence, au terme de chaque volume, de la première page de texte du fascicule suivant, éléments qui tendent à mettre l’accent sur l’unité du récit, dans une perspective assez proche de ce que l’on rencontre dans les romans-feuilletons. Pourtant, la couverture insiste à rebours sur l’indépendance des textes les uns par rapport aux autres : « Le récit complet illustré : 60 centimes », contredisant en apparence les indices soulignant l’unité de l’œuvre par-delà la clôture des fascicules. Nous ne sommes plus dans ce cas face à un roman-feuilleton, mais face à une série de volumes à héros récurrents10. Comment l’auteur combine-t-il ces deux pactes de lecture contradictoires ? On pourrait croire que cette volonté de ménager deux approches possibles n’est qu’apparente (pour des raisons commerciales évidentes) et que l’auteur proposerait en réalité un simple feuilleton ou, à l’inverse, une série d’aventures distinctes. Pourtant, il semble bien que Jean de La Hire tente de fait de maintenir la tension qu’induisent les informations en apparence contradictoires du paratexte.
5Pour combiner unité de l’œuvre et multiplicité des intrigues, l’auteur tire parti au maximum des spécificités de la lecture populaire. En effet, la paralittérature porte en elle cette tension entre unité hypertextuelle (celle de la série, du genre, des stéréotypes) et spécificité de l’œuvre (à cause des traits communs et répétitions, chaque roman de genre, chaque récit populaire doit offrir une histoire originale qui ne se confond avec aucune autre s’il veut avoir une chance de connaître un vrai succès). C’est bien dans cette tension fructueuse entre la répétition des formes, des thèmes et des images, et dans les surprises qu’offre la variation introduite par l’auteur au sein de ces principes de répétition que naît en grande partie le plaisir des lectures sérielles et populaires. Nul besoin donc d’opposer le lecteur ponctuel des récits de Jean de La Hire au lecteur assidu : tous deux mettent en marche les mêmes mécanismes sériels, entre répétition et variation, qui font l’un des charmes de la lecture de consommation. On le voit, les romans en fascicules pouvant être pris pour des récits complets, ne font rien d’autre que pousser à l’extrême la logique de la lecture populaire, et d’en tirer parti.
6Cependant, loin d’illustrer simplement une expérience de lecture particulière, le choix que fait Jean de La Hire de la publication en fascicules va se traduire par des spécificités thématiques et formelles du récit. La contrainte que fait peser la tension entre unité de la série et multiplicité des fascicules explique en effet les relations qu’entretient l’œuvre avec le genre. Car si le choix d’un genre peut refléter certains traits médiatiques, la façon d’en souligner certains aspects au détriment d’autres est plus significative encore de cette façon qu’a le média de faire sien le message. Or, la forme de la publication en fascicules tend en effet à expliciter la relation au genre : les règles du jeu/du récit posées dès les premiers chapitres peuvent être décrites comme l’explicitation d’une sorte de matrice générique (ou génératrice). Dans ce cas, un des éléments du paratexte va jouer ce rôle de règle du jeu : le surtitre à l’ensemble de l’œuvre, « voyages et aventures modernes autour du monde », a valeur de déterminant générique. Le couple « voyage et aventures » renvoie à la tradition du roman d’aventures géographiques, l’adjectif « moderne » se situe dans celle des « voyages extraordinaires » et des « voyages excentriques » (et annonce le recours massif aux véhicules et aux technologies les plus contemporains), quant à l’indication « autour du monde », loin de simplement planter le décor, elle renvoie à une tradition, celle du récit de tour du monde, sous-genre extrêmement codé du roman d’aventures. Le recours à la tradition du roman d’aventures, vers laquelle toutes les informations du surtitre convergent, n’est pas anodin : comme son nom l’indique, ce genre repose en effet sur une tension entre unité (celle du « roman ») et multiplicité (celle des « aventures »), ce qui se traduit par une construction épisodique unifiée autour d’un enjeu central, énoncé dès la crise initiale (ici le défi qui engage les deux équipes dans leur périple). Cette structure narrative est fortement thématisée dans le modèle du tour du monde, puisque ce type de récit, en décomposant l’aventure en autant d’étapes de voyage dans chacun des pays que les protagonistes traversent, insiste sur la logique épisodique au détriment de l’unité d’ensemble, sans toutefois abandonner cette dernière, puisque chaque pays traversé contribue à dessiner ce cercle qu’est le trajet des héros autour du globe.
7C’est ce qui explique que chaque fascicule puisse se lire indépendamment des autres : l’enlèvement des scouts par les déserteurs italiens, l’avion écrasé, les chasses tchadiennes… chaque mésaventure correspond à la fois à une étape dans le voyage et aux soixante pages de texte d’un fascicule. Nul besoin de situer finement cette étape dans le continuum du récit : les escales antérieures n’ont fait progresser l’œuvre qu’illusoirement ; en réalité, le déplacement dans l’espace n’est pas une avancée du récit. Seuls comptent le point de départ passé (terminus a quo), le point d’arrivée futur (terminus ad quem), et la situation présente des protagonistes, car la temporalité intermédiaire est marquée par le chaos d’un voyage et d’une écriture faits de détours, d’accidents de parcours, d’interludes – pour preuve, la quasi absence de dates. L’improvisation contrainte des voyageurs sans le sou entre en résonance avec celle d’un auteur qui, comme ses personnages, n’a manifestement qu’une idée très vague des moyens qu’il emploiera pour faire avancer le récit. Cette illusion de la durée, réduite au départ et à l’arrivée, permet une fois de plus d’atténuer la tension entre l’unité du fascicule et celle de la série.
8Si le thème du tour du monde permet de donner une unité à la lecture malgré l’éclatement généré par la forme de publication et le choix de proposer à chaque fois une mésaventure distincte, c’est peut-être plus fondamentalement parce que, au moment où Jean de La Hire écrit, le succès de ce type de récits est tel que l’on peut parler d’un genre identifié. Le Tour du monde en 80 jours de Jules Verne a en effet donné lieu à de très nombreuses imitations, de Louis Boussenard (Le tour du monde d’un gamin de Paris, 1879-1880) à Arnould Galopin (Le tour du monde en aéroplane, 1910), en passant par Paul d’Ivoi (Les cinq sous de Lavarède, 1903), H. de Graffigny (Le tour du monde en automobile, 1909), et tant d’autres. Assez limité dans sa structure (un tour du monde prend toujours la même forme et passe à peu près toujours par les mêmes lieux), ce genre d’œuvres joue sur la variété des moyens et des contraintes, comme l’indiquent les titres des ouvrages : on fait un tour du monde en automobile, en aéroplane, à vélocipède (dans un roman de Gabriel Richard), on le fait en temps limité, avec cinq sous en poche ou « sans le sou » (comme dans le roman éponyme de Louis Boussenard), on le fait seul ou en équipe, etc. Ce type de récit est donc extrêmement codifié, et les variations, limitées, ne mettent pas en cause la cohérence de l’ensemble. Elles sont généralement exposées dès les premiers chapitres de l’ouvrage (comme c’est le cas ici), et rappelées régulièrement tout au long du livre. C’est dire combien ce type de récits à fortes contraintes peut être décrit, du fait même de ces contraintes, comme un jeu avec ses propres règles. La liberté de l’auteur est extrêmement normée – elle l’est d’autant plus que d’autres normes, plus implicites se sont ajoutées à celles du genre à force de reprises stéréotypiques : lien entre discours pédagogique et mésaventures romanesques (de façon souvent plus désinvolte que chez Verne cependant), choix de « petits Français » comme protagonistes principaux, enfants de Passepartout, du gamin de Paris et de Lavarède, ton souvent goguenard qu’on attribue à ces personnages, style qui évite la trop grande gravité et insiste sur la dimension ludique du voyage et des découvertes, etc. Le travail d’écriture apparaît d’autant plus cadré qu’au niveau de l’épisode, la logique du roman d’aventures géographique vient relayer celle du récit de tour du monde, imposant dans chaque « lieu » du monde des « lieux communs » du discours, transcrits dans la narration en des événements stéréotypés. À chaque étape sont associés les clichés du cru : faune, flore, mœurs paraissent issus tout droit d’une énumération du Journal des voyages, jusque dans les caractères racistes (les Lybiens voleurs, les Tchadiens anthropophages, les Chinois dissimulateurs, etc.)11. L’espace et les protagonistes codent en réalité l’intrigue elle-même, par une chaîne logique qui laisse peu d’alternatives (l’Afrique du Nord engendre le Sahara qui engendre l’espace désertique, donc l’errance, l’épuisement et autres péripéties associées au désert dans le roman d’aventures). Or, en termes de réception, cette stéréotypie générique permet une lecture distendue, délayée dans le temps au fil d’une année de parution et de trois mille pages de texte, puisque les conventions permettent toujours de « s’y retrouver ». Elle permet également aux nouveaux lecteurs d’intégrer à tout moment les règles du roman, même s’ils n’ont pas lu les premiers fascicules, même s’ils ont manqué quelques épisodes, parce que le modèle de l’œuvre lui préexiste.
9À l’inverse, le caractère neutre et sériel du récit laisse une place importante à la variation : pour diversifier les étapes, Jean de La Hire joue avec les codes du roman d’aventures, présentant tour à tour un roman d’aventures policières (fascicule 9), un roman d’aventures fantastiques (avec l’avion électrique des fascicules 12 et 13), un roman d’aventures et de chasse (fascicules 7 et 8), un roman de conquête coloniale (sur un modèle proche de celui des romans d’aventures antérieurs à la Première Guerre mondiale) ou de préservation de l’Empire (dans la perspective des romans d’aventures d’après la Première Guerre mondiale), une robinsonnade (37), etc. Le cadre vide du tour du monde, qui ne demande qu’à être rempli, permet d’intégrer tous les genres. Ces variations sont trouvées non pas tant dans les spécificités du pays traversé (même si elles jouent indirectement un rôle dans les événements), mais dans les stéréotypes romanesques associés à ce décor. Autrement dit, L’As des boy-scouts (comme les œuvres du même type) peut être considéré comme une sorte d’hyper-récit pastichant tous les romans d’aventures à la mode à l’époque. Le travail du pastiche ne procède pas d’une esthétique volontaire, mais d’une écriture qui court au fil de la plume, et s’aide des autres récits pour couler plus rapidement – jusqu’au plagiat puisque Jean de La Hire, en bon artisan du genre, a su tirer le meilleur parti de cette matrice à aventures qu’est le récit en fascicules : plutôt que de s’épuiser à réinventer ce qui existe déjà, il reprend fréquemment in extenso des chapitres tirés des livres d’autres auteurs populaires (ou de ses livres propres), en ne modifiant parfois que les noms des protagonistes et le détail du texte12.
10Ces palimpsestes, s’ils restent ponctuels, témoignent d’une pratique d’écriture qui se fonde en permanence sur les hypotextes du genre pour faire avancer le récit, comme si l’écrivain se contentait de suivre les anneaux de la chaîne stéréotypique. Ils montrent surtout le caractère matriciel de la publication en fascicules. Contraint de fractionner la structure d’ensemble en une série de mésaventures semi indépendantes, l’auteur est condamné à multiplier les récits en offrant au lecteur sériel ce qu’il est en droit d’attendre du genre. Mais à rebours, l’unité de l’œuvre impose de cadrer ce travail de variations en le fixant à partir d’un nombre limité d’invariants, véritables règles du jeu qui donneront à l’œuvre son unité.
11C’est ce qui explique l’importance que revêt la formulation des principes de la série dans les premiers chapitres du premier fascicule de L’As des boy-scouts : « Deux équipes de boy-scouts, l’une française, l’autre anglaise, partiront le même jour, à la même heure […] Ces deux équipes devront faire le tour du monde en zigzag. Elles emploieront tous les moyens de locomotion qu’il leur plaira ou qu’il leur sera possible d’employer […] De plus les deux équipes devront passer obligatoirement par les points géographiques suivants, où les autorités officielles averties par moi contrôleront leur passage » – suit l’indication des étapes du voyage. Le deuxième chapitre détaille les règles du jeu :
« 1° Les boy-scouts pourront user de tous les moyens de locomotion possible. Toutefois, l’automobile et l’aéroplane ne leur seront permis que s’ils sont eux-mêmes mécaniciens ou conducteurs. »
« 2° Les deux équipes rivales pourront user l’une contre l’autre de tous les moyens propres à se retarder mutuellement. »
« 3° Les équipes pourront se diviser en plusieurs petits groupes ou même procéder individuellement mais, à chacun des seize lieux fixant l’itinéraire, chaque équipe doit se retrouver au complet. »
« 4° Sauf en cas de mort ou en cas de maladie ou de blessure comme ci-dessus, chaque équipe doit arriver au complet à Paris. »
« 5° Il est absolument interdit aux deux équipes d’accepter des subsides pécuniaires de qui que ce soit. »
12Les règles du jeu définissent les limites que ne devront pas franchir les héros, et elles indiquent avec précision les étapes et les conditions de leur itinéraire. Mais ces règles valent aussi pour le lecteur, puisqu’elles déterminent à la fois les grands mouvements du récit et ses contraintes. La première règle annonce le recours obsessionnel au véhicule comme matrice événementielle (avec voitures, camions, ballons, aéroplanes, chevaux, chameaux, radeaux, sous-marins, vapeurs, trains… et toutes les mésaventures qui peuvent leur être associées). La troisième règle, en offrant la possibilité au groupe de se séparer, autorise l’auteur à opérer une série de détours (épisodes détachés de l’ensemble, structures épisodiques parallèles, ramifications de l’intrigue, qui permettent de prolonger indéfiniment l’intrigue). Les règles deux et cinq, en établissant des limites disqualifiantes, sont une invitation à évaluer l’habileté avec laquelle l’auteur saura contourner les règles qu’il a lui-même édictées sans mettre à mal notre sympathie pour les personnages… et pour le récit. On le voit, les règles initiales apparaissent comme une matrice du récit, déterminant les modalités du pacte de lecture, mais aussi ce qui est acceptable ou non – les « bienséances » de l’œuvre. Si l’attention du lecteur se porte sur le respect des règles par les personnages, il évaluera d’un même mouvement (probablement inconsciemment), l’aptitude de l’auteur à tirer parti de ces contraintes pour en déduire certaines intrigues, pour les détourner, les maltraiter, les confronter. Dans les quelques principes initiaux, restreints et limitatifs, est explicité un des traits participant au plaisir de la lecture sérielle, reposant sur une tension entre les répétitions génériques et stéréotypiques d’une part, et les variations que ces répétitions permettent (et qu’elles doivent absolument introduire pour que le lecteur accepte de prolonger la lecture pendant un nombre indéfini de semaines) d’autre part. Mais en définissant avec précision et de façon explicite la nature de ces contraintes, Jean de La Hire insiste sur la dimension ludique de la lecture de son œuvre, établissant une sorte de parallèle entre l’action des scouts et les pratiques de lecture sérielle. Le jeu scout peut être pris comme une métaphore de la « lecture comme jeu » propre au récit ; leur interminable voyage épouse le rythme de la lecture au long cours ; le conflit amical avec les Anglais ménage une tension similaire à celle qui existe entre la peur et le plaisir dans les mécanismes de la catharsis propres aux jeux de fiction ; et la menace d’élimination qui pèse sur les personnages rappelle le risque que court l’auteur, s’il ne respecte pas ces autres règles que sont les attentes du lecteur, de voir se briser la suspension volontaire de l’incrédulité – et baisser les chiffres de vente.
13Mais, outre son caractère métapoétique, ce jeu que nous donne à lire le récit possède une signification idéologique liée tout à la fois à la structure épisodique, au choix du genre et à celui des protagonistes. Le récit de tour du monde suppose d’introduire une série de paramètres nouveaux dans le jeu pour apporter des variations dans cette forme extrêmement contrainte de récit. Or, les paramètres nouveaux ajoutés par Jean de La Hire ne sont pas anodins. Ni le personnage des scouts, relativement récent en France à l’époque où l’auteur écrit13, ni la rivalité des deux équipes, ne sont dépourvus de signification. Loin de l’ordre scout rêvé par Jacques Sevin en France14, il s’agit bien de retrouver la dynamique militaire et patriotique qu’avait voulu impulser à la jeunesse Lord Baden-Powell en fondant les boy-scouts anglais. Le scout est en effet moins un individu ou une personnalité qu’il ne détermine des valeurs et la faculté d’accomplir certaines actions. Ces qualités désignent celles du soldat de l’Empire, dans la forme idéalisée que figure l’enfant soldat, loin des contingences de la guerre, on le sait15. Ce sont ces qualités qui sont mises en avant par Jean de La Hire : sacrifice de soi et abnégation, courage et résolution, amitié paternaliste avec les peuples colonisés, mais aussi discipline, capacité à utiliser les armes les plus modernes (mitrailleuse, auto-chenille) comme les plus archaïques (poignard, épieu…), etc. Le portrait des scouts (ou plutôt, comme le répète sans cesse, et de façon significative, le texte, des « boy-scouts de France ») apparaît comme l’illustration de ces vertus ; et si l’équipe de L’As des boy-scouts est issue de toutes les régions de France, c’est encore pour insister sur la cohésion d’un pays – tandis que les tensions apparaissent ponctuellement entre les peuples britanniques16.
14Faire le tour du monde, ce n’est pas seulement permettre au lecteur de découvrir les merveilles de la planète, mais de découvrir les colonies françaises du point de vue de personnages qui sont presque des soldats de l’Empire17. C’est en cela que la publication en fascicules prend son sens : elle impose une série de portraits des peuples lointains (soit déjà conquis, soit à conquérir, soit rivaux potentiels, soit conquis par des rivaux), mais les unifie dans un projet : chaque pas que font les scouts les rapproche de la victoire, cette conquête du globe qu’actualise le processus de la lecture. L’activité des scouts, leur alliance avec les peuples coloniaux, leur découverte des colonies anglaises ou allemandes peuvent être décrites comme autant de situations coloniales : dernières poches de résistance matées, rébellions sporadiques écrasées (c’est ce qui se produit au Tchad), et évocation inlassable des alliés et des amis de la France. À l’inverse, les aventures aux Indes sont là pour témoigner des méfaits d’un mauvais colonialisme, comme le sous-entend par exemple la leçon de morale du fascicule XII : « ce n’est pas en repoussant les rebelles ou en doublant l’effectif du fortin que vous les pacifierez. Non. Il vous faut recommencer votre œuvre de civilisation, messieurs les Anglais » (p. 62).
15Ainsi, dans la rivalité des scouts français avec les scouts anglais se dessine en filigrane la lutte entre les deux puissances coloniales. En arrachant aux Anglais le drapeau de la victoire, les Français prouvent que les scouts anglais, plus nombreux, mieux entraînés, ne valent pas leurs pairs de France. Reste que ce conflit n’a rien d’un de ces affrontements militaires que proposaient avant-guerre le Capitaine Danrit ou Paul d’Ivoi ; il s’agit plus modestement d’un jeu. Et, dans ce jeu, les boy-scouts ne sont que des enfants s’opposant par goût du sport. Cette euphémisation de la violence vient redoubler le caractère fictif du récit : non seulement l’histoire est imaginaire, mais le conflit narré n’est lui-même qu’un jeu d’enfants. Dès qu’il y a danger réel, on impose une trêve, et les deux équipes s’associent pour permettre à la course de se poursuivre. Il existe une tension entre la dramatisation constante qu’introduit le défi lancé – chaque perte de temps se traduisant par la menace d’être vaincu – et le souci de dédramatiser l’aventure. Le destinataire n’explique pas tout : d’autres récits pour la jeunesse n’hésitent pas à proposer des périls autrement plus inquiétants à leurs lecteurs. Mais c’est oublier qu’à l’époque l’Anglais, cet ennemi héréditaire, est lié à la France par l’Entente Cordiale (évoquée par exemple dans le fascicule XII, pages 38 et 41, ou encore dans le fascicule XV p. 16). Et si le voyage autour du monde donne à voir à tout moment la rivalité qu’engendrent les deux expansionnismes parallèles, l’auteur est conduit à la désamorcer dans le récit en lui substituant la version euphémisée d’enfants jouant à être des soldats et des colons, afin de l’adapter à la situation politique qui fait de la Grande Bretagne une alliée de la France. Ainsi le dispositif permet-il à Jean de La Hire tout à la fois d’exprimer et d’escamoter l’antagonisme avec l’Angleterre.
16Si le recours au modèle du jeu, central dans la dynamique et les thématiques de la fiction, permet en grande partie de décrire à la fois les pratiques d’écriture et de lecture, on aurait tort de le penser comme un simple épiphénomène d’une communication sérielle commandée par le plaisir et obéissant aux mécanismes du divertissement. Le jeu paraît bien être également un moyen de modalisation, puisqu’il permet d’une part à l’auteur de jouer, au niveau de la fiction, sur la tension entre une dramatisation des événements narrés et le désamorçage de leur effet (certes, il y a du danger, mais tout ceci n’est en définitive qu’un jeu), et puisqu’au niveau du discours d’autre part, il offre une vision du monde et des valeurs tout en les mettant à distance (l’Anglais est notre rival colonial, mais cela ne l’empêche pas d’être notre principal allié). Jean de La Hire peut ainsi maintenir les présupposés idéologiques transmis depuis un demi-siècle par les stéréotypes du roman d’aventures colonial, tout en les conciliant avec la situation politique contradictoire qu’il choisit de prendre en compte. Cette façon qu’a le jeu de redoubler certaines propriétés de la fiction (comme façon équivoque de faire exister les êtres qu’elle imagine et de valider les discours qu’elle suppose) témoigne, une fois de plus, que la relation au réel et la posture que doit adopter le lecteur à son égard est l’un des problèmes fondamentaux du roman populaire pour la jeunesse.
Notes de bas de page
1 Les trois boy-scouts, publié chez Ferenczi en deux séries en 1913-1914 (43 livraisons) et 1919-1921 (108 livraisons) ; Les grandes aventures d’un boy-scout, 28 fascicules, Ferenczi, 1926, Le roi des scouts, 40 fascicules, Fayard, 1931, Scout service secret, une quarantaine de livraisons, Tallandier, 1933.
2 Le corsaire sous-marin, 79 livraisons, Ferenczi, 1912, Les mousquetaires de quinze ans, sous le pseudonyme d’Alexandre Zorca, 50 livraisons, Ferenczi, 1922, Le grand match de quatre enfants autour du monde, 32 livraisons, Ferenczi, 1927.
3 En particulier ceux du renoncement aux pulsions par la répétition fictive de la scène traumatique décrits par Freud dans Au-delà du principe de plaisir.
4 Les éditeurs Albin Michel et Ferenczi jouent sur cette continuité en faisant toujours appel aux mêmes illustrateurs, Maîtrejean pour le premier et Georges Vallée pour le second, lesquels représentent des héros qui se ressemblent, de façon troublante, parce qu’ils n’ont pas de traits propres.
5 Les mots, Paris, Gallimard, p. 64.
6 Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, L’Imaginaire Gallimard, p. 193.
7 Propos recueillis par Pascaline Citron, in Journal des Instituteurs, n° 6, février 1998, p. 6.
8 Ce n’est pas le cas, par exemple des récits d’Arnould Galopin, qui se présentent davantage comme une publication en livraisons, sur un modèle qui existait déjà, à la fin du xix e siècle, chez des éditeurs comme Fayard et la Librairie Illustrée. Sur l’édition des textes de Galopin, voir Renonciat Annie, « Production du ‘populaire’dans l’édition pour la jeunesse (19101939) », in Migozzi J. et Le Guern P, Production(s) du populaire, Limoges, PULIM, 2004.
9 Besson Anne, D’Asimov à Tolkien, Cycles et séries dans la littérature de genre, CNRS éditions, 2004.
10 Les trois boy-scouts, autre série de fascicules similaire, insistait sur cette double lecture possible de l’ouvrage : « innovation importante, chaque volume forme à lui seul un récit complet. On peut lire n’importe quel volume de la série sans avoir à connaître les précédents, quoique la vie aventureuse des trois boy-scouts se continue en se suivant de volume en volume, en un intérêt toujours croissant » (Les trois boy-scouts, premier fascicule, page 3, Ferenczy, 1913).
11 À ce propos, on n’a peut-être pas assez souligné les relations qui existent entre le fonctionnement des récits de tour du monde et la mode des « zoos humains » à la même époque. Dans les deux cas, on met en scène l’autre exotique, et l’Occidental ne fait que passer, effleurant les altérités à travers ce qu’elles ont de plus pittoresque.
12 Voir les analyses proposées dans Le chasseur d’illustré n° 6, 1968. Le procédé explique probablement un certain nombre d’incohérences de la série : personnages apparaissant ou disparaissant subitement, blessures venues de nulle part, etc.
13 Sur la genèse du premier scoutisme français et l’évolution de son idéologie, voir Guérin Christian, L’utopie scouts de France ; histoire d’une identité collective, catholique et sociale, Paris, Fayard, 1997.
14 Voir Manaranche André, Jacques Sevin, une identité, Fayard, Le Sarment, 1999.
15 Rappelons qu’à la première réunion des boy-scouts anglais, Lord Baden-Powell reçut du Roi d’Angleterre un télégramme libellé en ces termes : « dites leur que [le Roi] fera appel à eux plus tard dans leur vie, le sens des responsabilités vis-à-vis de la patrie, et les habitudes de discipline qu’ils découvrent aujourd’hui en tant qu’enfants leur permettra de faire leur devoir une fois hommes, si un jour un danger menace l’Empire ».
16 À la fin de l’aventure, les héros serviront, chacun à leur façon, le développement de leur patrie : « Paul Mandar veut être agent commercial aux colonies ; Jean Cadérac fera sa carrière dans l’armée ; Yves Gallec sera capitaine au long cours ; Hubert Mijon, hôtelier en Bourgogne ; Pierre Moutiers, cultivateur en Touraine ; et enfin, Jacques Darbois, chef garagiste d’automobiles en Picardie » (LII, p. 60) : les colonies, l’armée, la marine, le commerce, l’agriculture et la technologie… Ce ne sont pas seulement les régions de France que les boy-scouts désignent, c’est toute son économie et son dynamisme, révélant une dernière fois la dimension idéologique du récit.
17 Illustration de cette valorisation des qualités morales du futur soldat, on trouvait, encarté dans les premiers fascicules des Trois boy-scouts (et peut-être aussi dans L’As des boy-scouts), une publicité formulée en ces termes : « Si vous voulez devenir des hommes forts au moral et au physique, enrôlez-vous sans tarder aux Éclaireurs Français (boy-scouts de France) ».
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