The Light Princess de George MacDonald : les avatars d’un récit pour la jeunesse, au détour de l’illustration et de la traduction
p. 61-75
Texte intégral
1À l’entrée du 9 juillet 1862, les Journaux de Lewis Carroll relatent la rencontre suivante entre le créateur d’Alice et son ami MacDonald : « J’ai fait quelque chose comme un mille avec lui : il se rendait chez un éditeur avec le manuscrit de The Light Princess, […] qui comporte de délicieuses illustrations dues à Hughes1. » C’était là le début d’un parcours éditorial original, celui d’un conte de l’auteur écossais victorien George MacDonald (1824-1905), dont on vient de fêter le centenaire de la mort.
2Bien que les œuvres de MacDonald soient aujourd’hui tombées dans un relatif oubli, l’histoire de ce texte, qui se caractérise par la réédition sous des formes variées, demeure associée à de grands noms, non seulement celui de son créateur d’origine, mais aussi, ceux de deux de ses illustrateurs, Arthur Hughes (1832-1915) et Maurice Sendak (1928) et de son traducteur en français, Pierre Leyris (1907-2001)2.
3On peut se demander ce qui préside à la destinée d’un livre pour la jeunesse, au fil des parutions successives. Les méandres de ce parcours, en mettant en évidence la difficulté à choisir un destinataire et un genre précis ainsi que la capacité à susciter des réappropriations, illustrent bien les modalités et les enjeux de la production pour la jeunesse, au point d’être même peut-être révélateurs de ce qui fait l’essence de cette littérature.
4L’origine de The Light Princess s’entoure d’une ambiguïté concernant à la fois le destinataire du texte et le genre ou sous-genre auquel il se rattache. On croit savoir, notamment grâce à la biographie écrite par Greville MacDonald, le fils de l’auteur, que cette histoire aurait d’abord été créée alors que MacDonald était Professeur de Littérature à Bedford College, à Londres, où il faisait à l’occasion la lecture de ses écrits à ses étudiantes3. Ce fut le cas pour The Light Princess. Le conte narre comment, lors de son baptême, une petite princesse reçoit un mauvais sort d’une tante froissée de ne pas avoir reçu d’invitation et se trouve condamnée à rester dénuée de gravité, dans les deux sens du terme. Non seulement la princesse flotte dans les airs au premier courant d’air ou mouvement du corps un tant soit peu violent ; mais elle est en outre incapable du moindre sérieux, à la consternation de ses royaux parents. Les tentatives pour rendre la gravité à la fillette doublement légère échouent et les situations cocasses se multiplient. Le ton de la seconde partie du conte est plus sérieux. La princesse découvre à dix-sept ans que le contact de l’eau lui rend la gravité qu’elle n’a pas, si bien qu’elle passe son temps à se baigner dans le lac voisin. Son amusement augmente lorsqu’un prince épris d’elle partage le plaisir de ses baignades, bien qu’elle reste indifférente à son amour, incapable qu’elle est de sentiments profonds. Avide de vengeance, la méchante tante entreprend de vider le lac de ses eaux, provoquant le dépérissement de la jeune fille, jusqu’à ce que le prince se sacrifie pour boucher le lac et sauver sa bien-aimée. C’est en voyant le prince disparaître sous les eaux que la jeune fille prend brutalement conscience qu’elle éprouve de l’amour, si bien qu’elle sauve le prince et retrouve définitivement sa gravité.
5C’est d’abord comme un conte autonome que George MacDonald tente de faire publier le récit en 1862. Il est clair alors que, dans l’esprit de l’auteur, le destinataire est enfantin, ou du moins jeune, comme l’attestent les commandes d’illustrations qu’il fait au talentueux artiste, d’influence préraphaélite, Arthur Hughes, pour accompagner le texte. Mais le choix de destiner le récit à des enfants relève peut-être de la stratégie éditoriale plutôt que d’une véritable intention de l’écrivain. Le démarchage entrepris par MacDonald auprès des maisons d’édition (l’éditeur évoqué par Carroll est peut-être Smith and Elder)4 se solde d’abord par un échec.
6Le conte a besoin pour être finalement publié de la caution d’un texte « plus sérieux », le roman pour adultes Adela Cathcart (1864), qui met en abyme une suite de récits racontés par différents narrateurs à la jeune malade éponyme, dans l’espoir de lui redonner goût à la vie. C’est le narrateur John Smith, persona de l’auteur, qui raconte The Light Princess et doit faire face aux multiples interruptions de son auditoire, interruptions qui disparaîtront bien évidemment des versions ultérieures du conte. Celui-ci sera ensuite repris dans divers recueils de contes de l’auteur (avec quelques nouvelles illustrations de Hughes [Fig. 1]), dont le premier, Dealings with the Fairies (1867), dédié à ses enfants, constitue sa première œuvre publiée spécifiquement pour un lectorat jeune. Les éditions posthumes du conte sont plus clairement encore destinées à la jeunesse.
7L’hésitation de George MacDonald sur l’âge du public auquel s’adresse son récit n’a rien d’exceptionnel. Parmi les livres pour la jeunesse de l’ère victorienne, il est indéniable que certains visent clairement les enfants, notamment en faisant preuve d’une vocation exagérément moralisatrice ; mais il existe aussi tout un courant d’œuvres qui sont lues par la famille entière, qu’elles appartiennent à une veine réaliste (comme les romans de Dickens) ou qu’elles exploitent la veine fantastique qui se développe en cette deuxième moitié de xix e siècle. George MacDonald affiche une certaine indifférence sur l’âge de son lectorat, précisant dans un essai qu’il « n’écri[t] pas pour les enfants, mais pour ceux qui ont une nature enfantine, qu’ils aient cinq, cinquante ou soixante-quinze ans5 ». L’attitude de MacDonald ne consiste pas à rejeter les livres créés pour les enfants, mais plutôt à inclure des adultes dans ce lectorat de livres pour enfants, avec l’idée que les petits peuvent apporter aux grands.
8Cette indétermination quant à l’âge du narrataire se constate également dans la vision très large de ce qui est acceptable dans le cadre d’un livre pour enfants. The Light Princess offre plusieurs niveaux de lecture. La légèreté évoquée dans le titre est celle de la jeune princesse privée de gravité ; mais c’est aussi la légèreté de ton, qui permet au narrateur de faire rire le lecteur au premier degré, grâce aux situations de comique presque farcesque engendrées par la particularité physique de la princesse, tout en adressant des clins d’œil visant plus particulièrement l’adulte, qui lit peut-être le récit à voix haute ou pour lui-même.
9MacDonald écrit en fait pour l’enfant en tant qu’être en mutation. L’histoire racontée est celle d’une transition difficile vers la maturité. Le lecteur suit la princesse légère de sa naissance jusqu’à sa découverte de l’amour, qui signale son passage à l’âge adulte et s’exprime physiquement par le fait qu’elle devient alors douée d’une gravité jusqu’alors inconnue d’elle. C’est pourquoi le texte est empreint d’une sensualité, voire d’une sexualité, que certains ont perçue comme déplacée pour un lectorat enfantin, tel John Ruskin, ami de l’auteur, qui adopta une position typique de la pruderie victorienne, recommandant (en vain) la révision des scènes de baignade à forte connotation érotique. Ce qui permet cette licence, c’est justement le genre du conte qui, par son fort pouvoir symbolique, laisse une large place aux fantasmes de l’écrivain, donnant souvent lieu à des interprétations psychanalytiques. La modernité de MacDonald est ici frappante, par la proximité de son conte avec des récits de fantasy contemporains pour la jeunesse se focalisant sur le passage de l’enfance à l’âge adulte comme métamorphose, où transformations du corps et sexualité affleurent souvent.
10Cette indétermination du narrataire se double d’un flou générique, qui favorisera les différentes mutations du conte. Dans son essai « The Fantastic Imagination », l’auteur remarque que les formes littéraires, tout comme les êtres humains, répugnent à se laisser enfermer dans des catégories bien définies6. The Light Princess manifeste une porosité entre les éléments, autant d’un point de vue thématique que d’un point de vue générique. La façon dont la princesse dénuée de gravité, qui incarne l’air, découvre harmonie et épanouissement chaque fois qu’elle est dans l’eau, suggère, au niveau formel, une complémentarité féconde entre des éléments de natures a priori irréconciliables.
11Le statut du récit est ambigu, à mi-chemin entre conte et roman, puisqu’à sa première parution, c’était l’un des récits interpolés dans le roman Adela Cathcart, construit comme le Décaméron de Bocacce. Affranchi de son écrin romanesque, The Light Princess s’intègre sans doute possible dans la catégorie du conte. L’intertextualité laisse entrevoir les sources génériques qui ont inspiré le récit. On y trouve de nombreux éléments du conte classique avec ses étapes obligées : couple royal sans enfant, mauvais sort jeté sur l’enfant par une sorcière, amour salvateur, rétablissement d’un état physique normal grâce à un amour enfin partagé. Mais le fait que l’auteur mêle éléments archétypaux et individualité, vision personnelle, le rattache indéniablement au conte de fées littéraire, qui se développe en Grande-Bretagne, notamment sous l’impulsion du Kunstmärchen des Romantiques allemands (Tieck, Novalis, Brentano, Hoffmann.). La trame narrative est plus développée que dans le conte classique (The Light Princess est un récit d’une centaine de pages réparties en 15 chapitres) et ménage des pauses discursives dans le déroulement de l’histoire. Tous les contes auxquels renvoient les références intertextuelles sont des contes littéraires : les principaux hypotextes convoqués sont La Belle au bois dormant (1697) de Charles Perrault, pour la malédiction lors du baptême et l’anomalie physique de la jeune fille ; Ondine (1811), de Friedrich de la Motte Fouqué, pour l’amour entre une créature aquatique et un humain, ou La princesse Brambilla (1821) d’E. T. A. Hoffmann, pour le motif du déguisement et le thème de l’identité et le balancement entre humeur festive et gravité.
12MacDonald va même plus loin dans ce louvoiement avec les frontières génériques. Son récit possède un fort potentiel subversif. Avec l’insouciance légère qu’évoque le titre, il balaie les éléments traditionnels galvaudés, ce qui ne l’empêche pas de rester fidèle à d’autres ingrédients du conte. The Light Princess qui, dans le cadre du roman Adela Cathcart, avait pour sous-titre « Un conte de fées sans fées » est donc tout à la fois un conte et une parodie de conte. Le jeu intertextuel auquel se livre l’auteur prouve à quel point le conte de fées faisait, à l’époque de MacDonald, partie intégrante des lectures des Victoriens, surtout, de plus en plus, des jeunes Victoriens, dont c’était la seule lecture divertissante autorisée7 : les enfants-lecteurs possédaient désormais une assez bonne connaissance du conte traditionnel pour percevoir les manipulations ludiques par lesquelles les contes littéraires malmènent les conventions de leur hypotexte, de The Rose and the Ring (1855) de William Makepeace Thackeray à Prince Prigio (1889) d’Andrew Lang. Dans The Light Princess, plusieurs exemples de retournement subversif du conte sont dus au féminisme d’une étonnante modernité qu’il révèle. Au début du conte, l’instance narrative prend parti, de façon à peine voilée, pour la reine, dont le mari colérique est furieux de ne pas avoir d’héritier. Plus tard, lors de l’arrivée du prince dans le royaume, le narrateur s’autorise des commentaires sur les princes charmants des contes… et, on le devine, de la haute société victorienne : ceux-ci ont la chance de pouvoir s’égarer dans les forêts, contrairement aux princesses, « qui sont forcées de se marier avant de s’être un peu amusées8 ».
13Au-delà de l’ambiguïté générique proprement dite, The Light Princess se prête à la complémentarité entre différents supports. L’époque de MacDonald elle-même est riche en collaborations entre écrivains et artistes, en particulier dans le cadre de l’essor du livre illustré, grâce aux nouvelles techniques de gravure sur bois. Les préraphaélites ont une sensibilité littéraire qui facilite le passage de la peinture à l’illustration. Arthur Hughes, illustrateur notamment de Thomas Hughes ou de Christina Rossetti, est passé d’une carrière de peintre à une carrière d’illustrateur, transition perceptible dans les références de ses illustrations à des motifs ou thèmes préraphaélites, comme la Nature, voire à des tableaux précis : la princesse légère de Hughes, lorsqu’elle se baigne dans le lac, a une ressemblance marquée avec la fameuse Ophélie (1852) de Sir John Everett Millais.
14On voit à quel point le conte est un genre qui se prête à la subversion, offrant un matériau qui se travaille, se remodèle aisément. Il n’est donc pas étonnant que le texte de MacDonald ait suscité des relectures ou recréations. De toutes les illustrations auxquelles le texte a donné lieu (par Dorothy Lathrop, William Pène du Bois, Craig Yoe, Katie Thamer Treherne, Mark Lang…) depuis celles d’Arthur Hughes, nous nous pencherons uniquement sur celles de l’édition de 1969 de Maurice Sendak, les plus réussies et les plus révélatrices du va-et-vient entre un texte d’origine et une métamorphose de l’objet initial.
15L’appropriation par l’adaptateur (illustrateur ou traducteur) se fait par amalgame, juxtaposition de discours, d’intertextes : le même texte, à travers ses différents avatars, s’enrichit d’un nouveau réseau de références. Sendak, grand admirateur de MacDonald et de Hughes, donne des indices de ces différentes lectures ou interprétations qui s’enchâssent les unes dans les autres : les cadres (portes, fenêtres, tableaux fixés au mur), en tant que filtres de la vision, sont omniprésents dans ses dessins pour The Light Princess ; en outre, lecture et écriture sont évoquées à travers la plume et les livres du frontispice et de la page 89. C’est ainsi que se construit un patrimoine de l’enfance qui puise ses sources dans un fonds qui n’est pas spécifiquement enfantin et qui séduit au-delà de l’enfance, créant, pour reprendre les termes employés dans l’avant-propos de la traduction de Pierre Leyris, « un monde spirituel où nous reconnaissons une patrie »9.
16On note en particulier la présence tangible du préraphaélisme dans les illustrations de Sendak, à la fois dans la technique, évocatrice des contraintes que Hughes devait respecter pour l’impression par gravure sur bois (minutie du dessin au trait, qui repose sur les contours et le hachurage, insertion courante dans le décor d’une fenêtre ou autre source de lumière…), et dans les motifs et les thèmes. Sendak illustre souvent les mêmes passages que Hughes, lui empruntant des éléments de décor qu’il réorganise différemment, de manière très personnelle (la crosse du prélat dans la scène du baptême, par exemple). Mais il s’aventure aussi au-delà de la version donnée par Hughes en se référant directement aussi aux sources mêmes de son prédécesseur, manifestant ainsi qu’il a conscience du réseau intertextuel établi par le premier illustrateur du conte. Lorsqu’il représente la princesse se baignant dans le lac, Sendak ne se contente pas de reprendre l’allusion à l’Ophélie de Millais, il la consolide, en donnant à sa princesse une position très similaire et en l’habillant d’une lourde robe bouffante, dont la présence dans l’eau paraît insolite, alors que la jeune fille de Hughes semble bien plus légèrement vêtue [Fig. 2].
17De même, certaines illustrations montrent la connaissance qu’a Sendak des autres œuvres de MacDonald illustrées par Hughes. Le dessin de la sorcière accompagnée d’un chat noir hérissé rappelle beaucoup celui d’Arthur Hughes pour Little Daylight (1871), autre conte de MacDonald [Fig. 3]. Un clin d’œil est aussi repérable dans la chambre royale (p. 89) : un observateur attentif remarquera que le livre posé sur un meuble porte le titre de Phantastes, œuvre de fantasy pour adultes de MacDonald.
18La présence courante de chats dans les illustrations d’Arthur Hughes en général est mise à profit par Sendak, qui fait figurer ces animaux dans une bonne partie de ses illustrations pour The Light Princess, ce qui lui permet d’élargir le réseau de références intertextuelles en intégrant tout naturellement, dans sa représentation du baptême de la princesse, à l’arrière-plan, une tête de chat se matérialisant sous une voûte de l’église, qui renvoie sans nul doute possible au Chat du Cheshire, rendant ainsi compte de la parenté que l’illustrateur américain perçoit entre le conte de MacDonald et celui que Lewis Carroll s’apprêtait à publier [Fig. 4].
19L’impression est que Sendak trouve un équilibre entre la référence au passé et son propre univers, ce qui donne à l’ensemble une grande cohérence. L’illustrateur accentue l’ambiance suggérée dans la version originale en combinant harmonieusement les différentes strates de sens. Dans la scène finale très sérieuse où la princesse alimente le prince sur le point de se noyer, Sendak suit de près la composition du dessin d’Arthur Hughes, avec la rame du bateau entre les deux personnages et confère à la princesse l’intensité d’expression des tableaux préraphaélites, en soulignant la dimension morale et religieuse dont MacDonald investit le conte grâce à l’allusion christique au pain et au vin, et en intégrant des éléments personnels (d’aucuns ont vu dans la tête du prince émergeant de l’eau un autoportrait de Sendak) [Fig. 5]. Cette cohérence d’un ensemble composite est illustrée par le personnage éminemment sendakien de la princesse, et la fillette au visage réjoui qui, sur le frontispice, plane toute nue dans les airs en direction de la fenêtre ouverte est le pendant féminin du petit Mickey de Cuisine de nuit, album qui allait sortir un an après l’édition de The Light Princess illustrée par Sendak [Fig. 6].
20Mettre en relation les éléments du passé et du présent, transformer l’original non par la suppression ni la destruction mais par la juxtaposition de nouvelles strates de discours, c’est le rôle de l’illustration tel que le définit Sendak : « le livre, une fois illustré, a plus de sens qu’il n’en avait lorsqu’il a été écrit10 ». Cette transformation par adjonction d’éléments se retrouve dans la traduction qu’a donnée Pierre Leyris de La princesse légère. La traduction, tout comme l’illustration, est interprétation, à plus forte raison si elle se qualifie elle-même, sur la page de titre, de « libre ». Grand découvreur et traducteur renommé des poètes et romanciers anglais et américains, créateur de la collection du « Domaine anglais » au Mercure de France, Leyris a aussi traduit un autre conte de George MacDonald, The Golden Key 11, ouvrage où, de façon significative, il traduit la dédicace ajoutée par Maurice Sendak, montrant bien sa perception de l’œuvre comme un ensemble qui s’enrichit de ses transformations. Dans cette optique, il était cohérent que les traductions de Leyris pour les deux contes de MacDonald reprennent les illustrations de Sendak, car celles de l’artiste américain sont en quelque sorte porteuses des illustrations d’origine.
21La traduction a ici pleinement pour but, pour reprendre l’expression de George Steiner, de « bâtir un passé sonore12 ». Cette épaisseur historique apparaît chez Leyris, qui n’hésite pas à utiliser un registre élevé et des imparfaits du subjonctif pour rendre compte de la littérarité du style de MacDonald à côté d’expressions au niveau de langue plus relâché qui soulignent d’autant mieux le comique de situation qu’elles sont familières au jeune lecteur d’aujourd’hui (« se fâcha tout rouge » p. 10, « Qu’est-ce qui cloche ? » p. 30, « Je préfère pas » p. 44…). La traduction telle que la pratique Leyris est, dans une certaine mesure, re-création et le traducteur n’a pas le rôle de simple médiateur de la parole d’autrui mais celui de co-auteur. Leyris, qui a d’ailleurs hésité entre une carrière de poète et de traducteur, est finalement devenu auteur original dans son dernier livre, Pour mémoire (2002).
22Sendak a volontiers recours à des métaphores musicales pour décrire son travail d’illustrateur (tout comme MacDonald, qui utilise l’analogie entre le conte et une œuvre musicale dans son essai « The Fantastic Imagination ») qui, comme celui de traducteur, constitue une recréation dans un langage différent :
23« Vivifier, accélérer, et animer. De ces trois synonymes, c’est accélérer, je crois, qui suggère le mieux le véritable esprit d’animation, le fait d’insuffler la vie, de mettre en mouvement, que je considère être une qualité essentielle des illustrations de livres pour enfants. Accélérer implique, pour l’illustrateur, de d’abord comprendre la nature de son texte, puis de donner vie à cette compréhension par le biais de son propre support, l’image13. »
24Cette description de ce qui est à l’œuvre dans l’interprétation d’un texte est très proche de ce que dit Pierre Leyris sur la traduction. Dans un entretien accordé au Monde en 1974, celui-ci affirmait vouloir rester fidèle « aux concepts et aux images, la fidélité rythmique allant de soi. Être fidèle, c’est, après une longue imprégnation du texte et de ses valeurs dûment reconnues, se laisser traverser par lui, comme involontairement, dans le passage d’une langue à l’autre ».
25C’est de cette rencontre entre deux langages, qu’il s’agisse de deux langues ou de deux modes d’expression, que naît une hybridation productive du texte de départ. Pour Walter Benjamin, la traduction procède par mutation, l’œuvre originale se trouvant modifiée – et assurée de survivre – en ce sens que la langue maternelle se transforme au contact de la langue étrangère dans un enrichissement mutuel14. C’est ainsi, par exemple, que quelques calques se glissent dans La princesse légère, comme lorsque Leyris se laisse aller à traduire un question-tag par un « n’est-il pas vrai ? » (p. 12), ou laisse l’épithète devant le nom dans « jaunes visages » (p. 30), donnant au français une coloration particulière.
26Les fluctuations entre genres, supports et langages différents explorées dans cette étude de cas ouvrent une réflexion plus large sur la littérature pour la jeunesse. De la même manière que l’évolutionnisme darwinien a nettement influencé les thèmes des œuvres de la seconde moitié du xix e siècle, il est possible que les théories évolutionnistes, de façon plus subtile, aient façonné la production littéraire. Il semble que MacDonald cherchait, comme le disait près d’un siècle plus tard son grand admirateur C. S. Lewis, le meilleur mode d’expression pour ce qu’il voulait écrire15, et qu’il était prêt à « faire muter » des modes narratifs conventionnels pour les adapter à ses besoins. Il existe certainement une prédisposition du livre pour enfants à se réincarner sous d’autres formes, à se métamorphoser et à se renouveler, anticipant même sur la littérature adulte. Et, comme le suggère Zohar Shavit dans un article sur la traduction en littérature pour la jeunesse, on peut établir un parallèle entre le procédé de l’adaptation et le statut mouvant, variable, hors canons, du livre pour enfants16.
27La dimension ambiguë, polymorphe de The Light Princess, son jeu sur les frontières (entre différents états, différents tons, différents genres, différentes fonctions du récit), ont sans doute contribué à sa survie par le renouvellement de l’œuvre, en engendrant à partir d’un texte unique de multiples créations (artistiques ou traductives) pour former un ensemble aujourd’hui différent et enrichi. De la même manière que MacDonald façonnait ses propres contes de fées en puisant dans les textes de Perrault, Hoffmann ou Andersen, les avatars de son propre récit montrent à quel point la littérature de jeunesse fonctionne sur le principe de la récupération et de la réinterprétation. Il semble que plus un texte accueille d’autres discours (par l’intertextualité) ou s’ouvre à d’autres supports (par le recours à l’illustration), plus cette version initiale a de chances de se prêter à des transformations.
28Pourtant, comme l’écrit Pierre Leyris dans son « Avant-propos » à la traduction du conte, « on ignore entièrement en France George MacDonald », qui est en revanche assez apprécié aux États-Unis ou au Japon. Il faut reconnaître que dans le cas des deux lectures qu’ont données Maurice Sendak et Pierre Leyris du conte de MacDonald, ce sont sans doute l’intérêt personnel et la renommée de l’artiste et du traducteur de littérature anglo-saxonne, plus qu’une réelle demande du lectorat enfantin, qui ont permis de donner, par la réédition, une nouvelle vie au récit de MacDonald. Mais cette nouvelle vie n’aura été qu’éphémère, l’édition illustrée par Maurice Sendak et celle de la traduction de Leyris étant épuisées.
29Toutefois, il est intéressant de noter que des avatars du texte de MacDonald continuent à voir le jour régulièrement : au cours du xx e siècle, le conte a connu de nombreuses nouvelles éditions dans les pays anglo-saxons. Le fait que les dernières éditions parues soient des réécritures (celle de Robin McKinley, 1988, et celle de Irene N. Watts, 2002) laisse à penser que la langue de MacDonald était devenue un frein à la popularité du conte. Peut-être la traduction donnée par Leyris, dont tous les écarts sont pourtant destinés à simplifier ou expliciter la langue ou une référence culturelle compliquée, aura-t-elle été par trop respectueuse du style soigné de MacDonald, nuisant à la lisibilité du texte pour les jeunes lecteurs. On touche au problème de la nécessité – ou non – d’adopter des stratégies de traduction spécifiques dans le cas d’un jeune public. La traduction de Leyris est fidèle à l’original ; s’il l’appelle libre, c’est parce qu’il a supprimé certains passages qui, intraduisibles parce que reposant sur des jeux de mots (comme au chapitre 5 : light-haired, aux cheveux clairs/light-heired, à l’héritière légère), auraient nui à la lisibilité de l’ensemble. Certains spécialistes actuels de la traduction pour la jeunesse, comme Riitta Oittinen, vont jusqu’à défendre l’approche d’une traduction-transformation qui supprimerait du texte d’arrivée tout « corps étranger » susceptible de déstabiliser le jeune lecteur. Cette position extrême est contestable, car elle supprime la possibilité qu’offre la traduction de découverte de l’Autre.
30Mais il faut admettre que la survie des textes destinés à un jeune public est conditionnée par un certain abandon de la lettre du texte d’origine, pour en rendre l’esprit par des variantes qui s’en éloignent de plus en plus. D’une certaine façon, l’éloignement de la version d’origine, qui semble parfois dommageable, est le signe d’une accession à un statut mythique, comme c’est le cas pour Alice revue par Walt Disney et tant d’autres grands textes, et la garantie de la pérennité d’un texte. The Light Princess a déjà donné naissance à un téléfilm de la BBC (1979 ; metteur en scène : Andrew Gosling), et un jeu interactif exploitant l’intrigue de MacDonald est en cours d’élaboration sur Internet17. Qui sait si le texte ne fera pas un jour l’objet d’une grande production hollywoodienne ?
Notes de bas de page
1 Lancelyn Green, Roger, The Diaries of Lewis Carroll, Oxford, O. U. P., 1954. Traduction française : Carroll, Lewis, Blanchard, Philippe (trad.) Journaux, Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 128.
2 Les éditions utilisées sont les suivantes :MacDonald, George, Hughes, Arthur (ill.), The Light Princess and Other Tales, [1961] Édimbourg, Canongate, coll. « Kelpies », 1987.
MacDonald, George, Sendak, Maurice (ill.), The Light Princess, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1969.
MacDonald, George, Sendak, Maurice (ill.), Leyris, Pierre (trad.), La princesse légère, Paris, Bordas, coll. « Aux quatre coins du temps », 1980.
La meilleure édition critique, qui ne comporte malheureusement pas d’illustrations, est : MacDonald, George, Knoepflmacher, U. C. (éd.), « The Light Princess », in The Complete Fairy Tales, Londres, Penguin, coll. « Penguin Classics », 1999.
3 MacDonald, Greville, George MacDonald and His Wife, Londres, Unwin, 1924, p. 324.
4 U. C. Knoepflmacher, « Mixing Levity and the Grave : MacDonald’s ‘The Light Princess’», p. 125, in Ventures into Childland : Victorians, Fairy Tales and Feminity, Chicago, University of Chicago Press, 1998, p. 116-49.
5 MacDonald, George, A Dish of Orts, Londres, Sampson, Low, Marston, 1895, p. 317.
6 MacDonald, George, « The Fantastic Imagination », [1893] in MacDonald, George, Knoepflmacher, U. C. (éd), The Complete Fairy Tales, op. cit., p. 5-10.
7 Voir Bull, Angela, « Fairy Tales for Pleasure », p. 121-137, in Avery, Gillian, Nineteenth-Century Children : Heroes and Heroines in English Children’s Stories 1780-1900, Londres : Hodder and Stoughton, 1965, p. 124.
8 MacDonald, George, Sendak, Maurice (ill.), Leyris, Pierre (trad.), La princesse légère, op. cit. p. 62.
9 MacDonald, George, Sendak, Maurice (ill.), Leyris, Pierre (trad.), La princesse légère, op. cit. p. 7.
10 Sendak, Maurice, Haviland, Virginia, « Questions to an Artist Who Is Also an Author », in The Open-Hearted Audience : Ten Authors Talk about Writing for Children, Washington, Library of Congress, 1980, p. 24-45.
11 MacDonald, George, Sendak, Maurice (ill.), Leyris, Pierre (trad.), La clef d’or, Paris, Bordas, coll. « Aux quatre coins du temps », 1981.
12 Steiner, George, Lotringer, Lucienne (trad.), Après Babel, Paris, Albin Michel, 1998, p. 66.
13 Le terme utilisé par Sendak est « quicken », accélérer, « quick » contenant à la fois en anglais l’idée de rapidité et de vie, comme dans le français « vif ».
14 Benjamin, Walter, « La tâche du traducteur », in Oeuvres I : Mythe et violence, [1923] Paris, Denoël, 1971.
15 Lewis, C. S., « Sometimes Fairy Stories May Say Best What’s to Be Said » Of This and Other Worlds, Londres, Collins, 1982 : p. 71-75.
16 Shavit, Zohar, « Translation of Children’s Literature as a Function of its Position in the Literary Polysystem », Poetics Today, vol. 24, p. 171-79.
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