L’internationalisme, la République universelle de l’enfance et l’univers de la littérature d’enfance
p. 23-36
Texte intégral
1En 2001 une nouvelle récompense internationale, le Neustadt Prize for Children’s Literature, a été annoncée de la façon suivante dans un article du World Literature Today Magazine :
« Aujourd’hui les enfants perçoivent le monde à partir de photographies prises depuis l’espace. Ils appréhendent les concepts de terres et de mers sans frontières nationales – celles-ci n’ayant jamais été capables de limiter la circulation de l’air, des courants océaniques, ou des idées. Il est donc tout à fait approprié que les prix les plus importants en littérature de jeunesse soient internationaux, représentent l’universalité et la diversité des enfants et de leur littérature, et offrent aux jeunes lecteurs des livres et des idées dont la circulation soit aussi libre que celle des courants marins. » (Latrobe 2001 : 101)
2Que partout les enfants conçoivent le monde comme un espace sans frontières, que leurs livres transcendent en toute liberté toutes les frontières linguistiques et politiques, cette idée n’est pas nouvelle dans les propos tenus sur la littérature d’enfance. Le xxe siècle n’a cessé de déployer une vision de petits humains communiant magiquement avec leurs homologues dans le monde entier, sans aucune considération des problèmes concomitants de langue, de culture, de religion ou de race. C’est là une projection sentimentale des aspirations des adultes à la paix et à l’entente universelles. La littérature d’enfance est l’un des principaux domaines dans lesquels l’utopie de l’internationalisme a prospéré. Mais cette littérature est aussi partie prenante d’un marché dont l’extension est mondiale et qui n’a que peu, ou rien à faire avec les idéaux proclamés de l’internationalisme.
3Dans son étude capitale Les livres, les enfants et les hommes (1932), Paul Hazard, professeur de littérature comparée au Collège de France et premier universitaire à écrire un livre sur la littérature d’enfance dans une perspective internationale, a mis en place une image, qui s’est imposée, d’une « république universelle de l’enfance », dont les échos résonnent encore à travers les galeries de la littérature d’enfance :
« Oui, les livres des enfants entretiennent le sentiment de la nation : mais ils entretiennent aussi le sentiment de l’humanité. Ils décrivent la terre natale avec amour : mais ils décrivent aussi les terres lointaines où vivent nos frères inconnus. Ils traduisent l’être profond de leur race, mais chacun d’eux est un messager qui franchit les montagnes et les fleuves, qui franchit les mers, et qui va chercher des amitiés jusqu’à l’autre bout du monde. Chaque pays donne et chaque pays reçoit ; innombrables sont les échanges ; et c’est ainsi que naît, à l’âge des impressions premières, la république universelle de l’enfance. » (Hazard 1949, 190)
4Cette vision d’une « république universelle de l’enfance » ne connaît donc ni frontières, ni langues étrangères ; les enfants de toutes nations y lisent les livres pour enfants de toutes les nations : « Souriants, les livres roses franchissent toutes les frontières ; pour eux, point de douaniers de l’esprit » (Hazard, 1949, 191 sq.). C’est là une façon idéaliste de parler de la littérature d’enfance, en refusant d’envisager à la fois les conditions de sa production et celles qui agissent sur sa circulation entre la multitude des pays.
5On embrassa avec enthousiasme le rêve de Hazard dans les séquelles de la 2de Guerre mondiale. Dans la préface à la traduction américaine, Bertha E. Mahony écrit :
« Il est vraisemblable qu’aujourd’hui le désir qu’a l’humanité d’une communauté universelle des nations, qui ira vers l’abolition de destructions massives périodiques et rendra la fraternité humaine possible, s’exprimera dans une nouvelle tentative d’une organisation de ce genre. Paul Hazard nous rappelle, en des termes quasi définitifs, que la république universelle de l’enfance existe déjà. » (Mahony, 1977, vii).
6Le rêve de Hazard, accepté avec reconnaissance, est ainsi déclaré réalité, l’antidote idéal à la guerre, à la haine et à la destruction. La littérature d’enfance, et, à vrai dire, les enfants eux-mêmes deviennent les gardiens des remèdes aux traumatismes causés par la guerre.
7L’internationalisme, la littérature internationale d’enfance et l’entente internationale grâce aux livres pour enfants, voilà les termes les plus importants et les plus utilisés dans les discours sur cette littérature, depuis le milieu des années 1940 jusqu’à aujourd’hui.
L’idéologie de l’internationalisme
8Au niveau pragmatique, nombreux ont été ceux qui, motivés par le concept de l’internationalisme, ont donné d’importantes et solides contributions en vue d’une réelle entente internationale grâce à la littérature d’enfance : c’est le cas de Jella Lepman, fondatrice de la Bibliothèque internationale de la Jeunesse à Munich et co-fondatrice, en 1953, de l’International Board on Books for Young People (IBBY). Néanmoins, la notion d’un enfant universel est une abstraction romantique qui ne prend pas en compte les conditions réelles de la communication entre enfants par-delà les frontières. Il n’y a pas de « République universelle de l’enfance » dans laquelle les conditions qui régissent l’enfance seraient de quelque façon sur un pied d’égalité. Il faut revenir à la question de savoir de quelle enfance, ou, plus précisément, de quels enfants on parle : des enfants dans des pays en voie de développement, exclus de tout sauf de l’éducation la plus élémentaire et mis au travail dès le plus jeune âge, ou des enfants des pays riches, bénéficiant pendant longtemps d’une enfance et d’une éducation protégées ? Les premiers pourraient bien n’avoir jamais vu un livre pour enfants ou être incapables de le lire, les seconds ont un accès sans limite à des livres et à d’autres médias attentifs à répondre à leurs groupes d’âge et à leurs habitudes de loisirs. Nous savons depuis longtemps que nous ne pouvons pas parler de l’ enfant en tant qu’entité singulière ; la classe sociale, l’origine ethnique, le sexe, la situation géopolitique, les circonstances économiques sont autant d’éléments qui créent des différences entre des enfants réels dans des lieux réels, et, nous le savons aussi, les enfants se construisent de façons très différentes suivant les parties du monde où ils se trouvent.
9Avoir l’idée d’un enfant universel, le même sur toute la Terre, c’est refuser de reconnaître les difficultés et les contradictions en relation avec l’enfance, en les remplaçant par une glorification de l’enfant. Cet enfant est pure potentialité, projetée dans le rôle du sauveur innocent de la race humaine, dans une tradition qui remonte à l’Émile de Rousseau avec sa croyance que tout enfant offre à l’humanité une nouvelle chance de renouveau positif.
10Dans une étude qui a reçu un excellent accueil, The Case of Peter Pan or The Impossibility of Children’s Fiction, Jacqueline Rose a précisé les modalités par lesquelles les adultes utilisent l’image de l’enfant pour nier leurs propres difficultés : « L’enfant est rendu innocent de toutes les contradictions qui entachent nos interactions avec le monde » (Rose, 1994, 8-9). La littérature d’enfance, selon Rose, érige l’enfant en un simple point d’origine en rapport avec le langage, la sexualité, l’État. L’innocence de l’enfant et « un état primitif de langue et/ou de la culture » (id., 9) sont mis en relations étroites et interdépendantes. C’est en ce sens qu’il faut voir la mystification internationale de l’enfant (avec la « mystification sexuelle et politique » dont parle Rose). Elle signifie que l’enfant n’est pas mis en relation avec une langue ou une culture spécifiques, mais avec un état pré-babélien en tant que locuteur du langage originel, ce qui implique une négation des divisions et des conflits qui ont suivi la division des langues. La littérature d’enfance fonctionne ainsi comme un site vers lequel les difficultés des adultes sont dirigées et souvent apaisées, elle touche à des promesses que les générations d’adultes n’ont pu tenir, dont l’entente internationale et la paix mondiale.
Le développement universel de la littérature d’enfance
11Avant d’en venir à la question de l’internationalité réelle de la littérature d’enfance, je voudrais aborder celle des modèles théoriques (par opposition aux modèles idéologiques) de la littérature internationale d’enfance. Les modèles sémiotiques de l’histoire littéraire semblent apparemment n’avoir que peu à faire avec la notion romantique d’une enfance universelle qu’on trouve chez Hazard, mais, ici aussi, nous trouvons l’universalité ; c’est d’ailleurs plus la littérature d’enfance elle-même que l’enfance qui est l’objet du discours qui cherche une clé unique d’explication pour unifier la diversité de la littérature internationale d’enfance.
12Il n’existe pas d’étude comparative d’ensemble portant sur les littératures d’enfance de plusieurs cultures qui prenne en compte les différentes conditions dans lesquelles ces littératures naissent et se développent. La plupart des modèles descriptifs de l’histoire de la littérature d’enfance reposent sur son développement dans les pays industriels de l’Europe du nord-ouest, où sont nées ces littératures. Ces modèles sont souvent présentés comme des références universelles, plutôt que spécifiques et traitant une culture particulière, comme, par exemple, les littératures d’enfance de langue allemande, ou de langue anglaise, ou d’origine ouest-européenne.
13Dans Poetics of Children’s Literature (1986), étude importante qui a introduit la théorie systémique dans les travaux sur la littérature d’enfance, Zohar Shavit consacre un chapitre au modèle de développement de cette littérature. L’enjeu du débat porte sur « les traits structuraux universels et les caractéristiques communes à toutes les littératures d’enfance » (Shavit, 1986, XI). Elle arrive à la conclusion – fondée sur une brève analyse du développement de la littérature d’enfance britannique, dont elle voit certains éléments repris plus tard dans son équivalent hébraïque – que la littérature d’enfance commence à se développer après qu’un système stratifié de littérature pour adultes est en place, et que ce développement se produit dans le cadre du système d’éducation ; la littérature d’enfance se stratifie ensuite pour répondre au besoin de lutter contre la littérature populaire (livrets de colportage et autres). Shavit assure que c’est là un modèle qui vaut pour toute littérature :
« Je soutiens que les mêmes stades identiques de développement réapparaissent dans toutes les littératures d’enfance, indépendamment du lieu et de l’époque où elles commencent à se développer. Cela signifie que les modèles historiques du développement de toute littérature d’enfance sont fondamentalement les mêmes dans toute littérature, transcendant les frontières des nations et même des époques. Peu importe si deux systèmes nationaux ont commencé à se développer au même moment, ou si l’un s’est développé un ou même deux siècles plus tard (comme c’est le cas des littératures d’enfance en hébreu, et plus tard en arabe et en japonais). Elles semblent toutes passer par les mêmes stades, sans exception. Qui plus est, les mêmes facteurs culturels et institutionnels sont en cause dans leur création. » (Shavit, 1986, 133 sq.)
14De tels modèles sont problématiques du point de vue des études de littérature comparée ; au-delà d’une conception systématique utile du développement de la littérature d’enfance dans des cultures particulières (en général nord-européennes), ils présentent une théorie des conditions culturelles qui prétend à la validité universelle. Toutefois un examen différentiel des conditions de développement des littératures d’enfance dans une variété de civilisations, mené à la lumière de leurs situations historiques, politiques et économiques, révèle avec évidence que tel n’est pas le cas.
Le modèle de l’Europe du nord-ouest
15Pour l’essentiel, les littératures d’enfance propres aux pays de l’Europe du nord-ouest ont résulté des changements structurels importants qui se sont produits dans tous les domaines de la société de ces pays au xviiie siècle, parallèlement auxquels elles se sont développées. L’émergence et le développement de cette branche de la littérature va de pair avec le développement de la société bourgeoise. Les facteurs centraux sont : au niveau social, la formation des classes moyennes et l’établissement d’une société « moderne », au niveau économique, les transformations du marché littéraire qui constituent un élément important dans l’émergence du public bourgeois du xviiie siècle, concurremment avec la montée d’une littérature d’enfance marquée par les Lumières et le développement d’une littérature d’enfance purement commerciale qui a suivi, au niveau de la famille et de l’histoire de l’enfance, le développement différencié de la famille de la classe moyenne et des enfants de cette classe, la séparation de la famille et du travail et la fin de l’obligation, pour les enfants, de travailler, le développement de la famille nucléaire, la définition de l’enfant, devenu l’objet d’une responsabilité sérieuse, comme nécessitant protection et éducation, la conception de l’enfance comme une phase de la vie fondamentalement différente de l’existence adulte et exigeant, de ce fait, une attention spécifique, et enfin au niveau de l’histoire de l’éducation, l’introduction de l’instruction obligatoire pour tous, le recul de l’analphabétisme et l’extension du système scolaire.
16Ces facteurs sont les prérequis pour le développement du sous-système d’une littérature d’enfance dans de nombreuses parties de l’Europe. Et, en fonction du rythme de leur réalisation, des littératures d’enfance particulières se développent chacune à des époques différentes. Or, si on peut accorder le développement un peu tardif de l’Italie avec le caractère universel revendiqué par Shavit, cette revendication rencontre ses limites quand intervient l’influence du colonialisme.
Un démenti au modèle standard : le développement de l’Afrique Noire
17Traiter du développement de la littérature d’enfance en « Afrique noire » présuppose une généralisation : L’Afrique n’est pas un pays homogène, mais un continent vigoureusement hétérogène. Osayimwense Osa nous le rappelle dans son étude African Children’s and Youth Literature : « De même qu’il n’y a pas de langue qu’on appellerait ‘l’africain’, il n’y a en vérité aucune civilisation qui englobe le continent entier » (Osa, 1995, XIII). Néanmoins, beaucoup de mes remarques s’appuieront sur des témoignages émanant de différents pays.
18Les premiers stades du développement de la littérature d’enfance (imprimée) d’Afrique Noire (je ne dirai rien de la riche « littérature orale d’enfance ») ont été déterminés par les autorités coloniales. En construisant un système éducatif fondé sur le leur propre, les colonialistes et les missionnaires ont importé une littérature qui visait à promouvoir le christianisme et la « civilisation ». Les manuels scolaires anglais et français vantaient les bienfaits de la vie et des valeurs européennes. La littérature était de ce fait un phénomène étranger imposé de l’extérieur à la population indigène. Dans la période post-coloniale les réactions sont partagées envers le livre, produit échafaudé à l’étranger et émanant d’un modèle social différent. Une réaction dominante est le désir de développer une littérature d’enfance imprimée indigène, reflétant et stimulant la culture (orale) propre au pays. Une autre réaction envisage (au moins) de rejeter entièrement le livre. Comme Jay Heale nous le dit dans son étude de la littérature d’enfance africaine de langue anglaise :
« Quelques pays africains ont même pensé à éliminer ce concept importé qu’est le ‘livre’(et la bibliothèque) pour retourner à leur tradition orale ancestrale. Selon Adolphe Amadi, le génie dominant de la société africaine ne s’accorde pas avec les finalités des bibliothèques. » (Heale 1996, 795)
19Parallèlement aux différences d’attitude face à l’imprimerie on trouve celles concernant la lecture. L’universitaire nigérian Osasee Fayose affirme :
« Lire ne procure aucune gratification culturelle ou sociale. En fait, la société considère que la lecture va contre la culture. Les enfants liseurs sont souvent considérés comme des paresseux et des désœuvrés qui feignent de lire pour échapper au travail domestique ou aux courses. Leurs parents et les autres adultes lisent rarement, et, de ce fait, les enfants n’ont pas de modèles adultes qu’ils puissent imiter. » (Fayose 1991, 76).
20De plus il faut prendre en compte les attitudes envers l’enfance et la place de l’enfant dans la société, ainsi que la nécessité ou la désidérabilité d’une littérature conçue pour ce groupe particulier. La question fondamentale qui surgit dans de nombreux pays africains et qui, selon Birgit Dankert, demeure encore sans réponse, est celle-ci : « Voulons-nous des ‘enfants’et des ‘jeunes gens’ayant besoin d’une forme particulière de littérature ? » (Dankert 1991, 24). La littérature d’enfance occidentale a importé avec elle des produits des sociétés modernes, industrialisées, dans des pays où les notions d’enfance, d’alphabétisation, de lecture ont des connotations différentes.
21Dans les anciennes colonies la langue des livres est encore principalement celle des puissances coloniales, et la majorité des livres mis sur le marché – en anglais ou en français, suivant le cas – est directement importée sans avoir fait l’objet d’une intégration linguistique ou culturelle quelconque, sans avoir fait l’objet de traductions à l’instar de langues et de littératures cibles. Dans de tels cas, le marché est dominé par une littérature « étrangère », qui exerce un effet inhibant sur l’établissement d’une industrie du livre et d’une littérature indigènes. En règle générale le marché, dans les sociétés post-coloniales, est dominé par des produits « étrangers » ; la situation économique, dont on sait qu’elle comprend un nombre relativement faible d’acheteurs, le manque de pouvoir d’achat chez les acheteurs potentiels, le manque d’investissement dans l’industrie du livre ne permettent pas l’expansion d’un marché indigène pour la littérature à la façon du modèle de Shavit qui prévoit que ce marché s’élargit pour inclure la production de masse de la littérature « populaire ». À la place, nous trouvons un marché qui est, en fait, largement dépendant de la situation faite à l’éducation. En conséquence, il n’y a pas de développement d’une littérature d’enfance populaire comparable à celle des livrets de colportage européens. De plus, il y a le problème de la diversité linguistique à l’intérieur de structures politiques qui fonctionnent comme de simples unités économiques. Nous devons nous demander comment une littérature d’enfance peut se développer dans une société traditionnelle, largement illettrée, qui, sans être passée par les premiers stades de la production de livres, se trouve au milieu d’une scène médiatique mondiale de masse, dans laquelle les médias audio-visuels, au moins dans les grandes villes, deviennent toujours plus importants, au point que, dans une certaine mesure, s’établit une connexion directe « non-occidentale » entre information orale et audio-visuelle, sans passer, dans les deux cas, par la langue écrite.
22Pour résumer, le développement de la littérature d’enfance dans les pays africains met en jeu des facteurs tels que : les conséquences du colonialisme, des formes différentes de sociétés et de conceptions de la famille et de l’enfance, l’influence des littératures des pays « développés », l’influence des médias de masse, la littératie et l’illettrisme, la diversité linguistique, les problèmes économiques (marché, distribution). Ces facteurs manquent dans le modèle de Shavit. Cette remarque n’invalide pas son analyse de la façon dont les littératures d’enfance anglaise et hébraïque se sont développées, ni son importante contribution à la théorie systémique de la littérature pour enfants. Mais elle montre clairement à quel point il est problématique de procéder à des généralisations universalisantes sur la base de l’analyse de deux cas qui, selon des critères internationaux, sont relativement similaires.
23Ce type de critique ne saurait être réfuté par l’affirmation que la colonisation de l’Afrique en fait un cas particulier. Quelques indications pointant des similarités dans le développement de la littérature dans certains pays d’Asie, tels que la Malaisie, Singapour ou le Sri Lanka, montrent que la situation de l’Afrique n’est pas sans parallèles1.
Quel est le degré d’internationalité de la littérature d’enfance internationale ?
24Pour finir, je voudrais aborder le sujet de la littérature internationale d’enfance. J’ai dit plus haut que l’internationalisme, la littérature internationale d’enfance et l’entente internationale grâce à la littérature d’enfance avaient été les termes les plus importants et les plus utilisés dans les discours sur cette littérature, depuis le milieu des années 40 jusqu’à aujourd’hui. Il est indubitable qu’il est capital, pour de jeunes lecteurs, d’expérimenter une gamme d’approches culturelles différentes, car, sinon, la perception de leur propre culture reste étroite et pauvre. Comme l’écrit l’ex-éditeur de Bookbird, Jeffrey Garrett :
« Les conditions préalables à l’entente internationale, transculturelle et transethnique incluent au plus haut point l’appréciation de la validité de la culture des autres. Et les livres sont un moyen très compact et une source éminemment mobile pour créer précisément cette sorte d’appréciation. » (Garrett 1996, 4).
25L’accès à la littérature internationale est sans doute le meilleur moyen d’y parvenir. Mais quel est le degré d’internationalité de la littérature (internationale) d’enfance ?
26La littérature internationale d’enfance, pour ceux qui vivent aux États-Unis d’Amérique, « est l’ensemble des livres destinés, à l’origine, à des enfants vivant dans un autre pays que les États-Unis, publiés dans la langue de ce pays avant de l’être ultérieurement aux États-Unis » (Tomlinson 1998, 4). Cette définition exclut tout ouvrage pour enfants non écrit en anglais et non publié en traduction aux États-Unis, ainsi que ceux publiés ailleurs en anglais. Comme, selon certaines sources, on évalue à un peu plus de cinquante le nombre de traductions publiées chaque année aux États-Unis, la majorité des livres pour la jeunesse sont exclus.
27Jeffrey Garrett a fait une allusion critique à une autre connotation de ce type d’expression :
« Nous conférons trop hâtivement le statut de « littérature internationale d’enfance » à nos propres ouvrages [= les ouvrages américains] qui ont entraîné une audience internationale […]. De ce fait il nous est facile de projeter dans le monde nos propres conceptions qualitatives, sans jamais nous arrêter pour permettre au reste du monde de nous parler. » (Garrett 1996, 3)
28Aucune de ces définitions exclusives ne peut nous satisfaire ici, mais, au-delà d’un concept maximaliste qui inclurait tous les livres pour enfants du monde, qu’est-ce que peut bien signifier « littérature internationale d’enfance » ? Des ouvrages avec des thèmes et des lieux internationaux ? Des ouvrages destinés à promouvoir une entente internationale et transculturelle en suggérant la reconnaissance de la validité des autres cultures ? Des classiques internationaux pour enfants ? Des ouvrages écrits par des auteurs eux-mêmes internationaux ou transnationaux, chez eux dans plus d’un pays, d’une culture, d’une langue, comme Gaye Hiçilmaz, qui a passé plusieurs années de sa vie en Turquie, en Suisse et en Angleterre, ou l’iranienne Nasrim Siege, qui a vécu en Allemagne et en Afrique et dont les livres, écrits en allemand, sont des médiateurs interculturels ?
29Autrefois, le fait même qu’un livre d’enfance était situé dans un lieu « étranger » était considéré comme étant, de soi, une bonne chose, introduisant les jeunes lecteurs à des cultures autres que les leurs propres. Mais nous avons pris conscience qu’il n’est pas sans importance de savoir si un pays ou une culture est présenté dans une perspective interne et a été rendu accessible par une traduction, ou s’il est écrit de l’extérieur : la discussion sur les écrits coloniaux et néocoloniaux a rendu plus conscient de l’existence de problèmes qui, selon Roderick McGillis, impliquent ceux « sur lesquels on écrit plus qu’eux-mêmes n’écrivent, ceux dont on parle, plus qu’ils ne parlent » (McGillis 2000, XXI). Alors que la littérature d’enfance des pays qu’on appelle en voie de développement touche à peine les lecteurs européens et américains, un rapport cité par le Kinderbuchfonds Baobab dans sa brochure Fremde Welten (2001) a révélé que 80 % des livres pour enfants situés dans des cultures non-européennes et non-américaines sont écrits par des auteurs européens et américains. Nous avons besoin de livres d’enfance qui ne se contentent pas de traiter d’autres régions, mais qui viennent d’autres régions. L’ignorance des ouvrages écrits en lange étrangère peut donner aux lecteurs américains et britanniques l’impression, fausse, que tout ce qui vaut la peine d’être connu est écrit dans leur anglais.
30On considère et on désigne souvent les livres d’enfance – tout particulièrement les classiques – comme le produit d’une culture internationale de l’enfance. Mais à quel degré sont-ils internationaux ? Robinson Crusoé, Les Voyages de Gulliver, les contes de fées des frères Grimm et ceux d’Andersen, Alice au pays des merveilles, Tom Sawyer, Heidi, Pinocchio, Fifi Brindacier – pour n’en citer que quelques-uns – proviennent presque exclusivement des pays du nord et de l’ouest de l’Europe, et des États-Unis d’Amérique. Étant donné les conditions de la production et de l’exportation de la littérature d’enfance, la domination de produits « étrangers », en particulier de la littérature d’enfance en anglais et des classiques traduits et revus sans beaucoup de soin et à bas coût, peut entraver le développement d’une littérature d’enfance autochtone. Sunindyo nous le rappelle : « On n’a jamais cessé ‘en Indonésie’de traduire et de publier, dans différentes maisons d’édition, les classiques traditionnels de la littérature occidentale. Dans un pays en voie de développement, c’est gâcher un capital précieux » (Sunindyo 1980, 53).
31La littérature d’enfance – surtout en anglais – est devenue une denrée internationale dans un marché de plus en plus mondial, et les classiques en constituent l’une des branches les plus lucratives.
Un marché international
32« Chaque pays donne et chaque pays reçoit, innombrables sont les échanges » : telle était la vision qu’avait Paul Hazard du commerce international des livres d’enfance. La proportion des traductions, pour ces livres, varie beaucoup, de 1 % à environ 80 %. Les pays qui « donnent » (exportent) le plus sont aussi ceux qui « reçoivent » (importent) le moins : ce sont la Grande Bretagne (environ 3 %) et les États-Unis d’Amérique (environ 1 %), qui sont de loin les pays qui produisent le plus dans le domaine de la littérature d’enfance. Dans les littératures d’enfance des pays développés, les pays nordiques sont au premier rang de ceux qui accueillent le plus volontiers les œuvres produites hors de leurs aires linguistiques, la Finlande en tête (environ 80 %). Les proportions pour les Pays-Bas et l’Italie dépassent les 40 %, tandis que l’Allemagne tourne autour de 30 % de traductions.
33À côté des pays qui ne font qu’exporter des livres d’enfance sans pratiquement en importer, il y a ceux qui sont dans la situation inverse. Ils offrent un marché aux entreprises mondiales – des auteurs européens ou américains rédigent de 70 à 90 % des livres disponibles pour les enfants lecteurs de culture non-européenne/non-américaine – mais leurs propres ouvrages ne traversent que rarement les frontières linguistiques, politiques ou culturelles pour aller prendre place sur le marché occidental. Quelques rares organisations ou maisons d’édition font face à cette situation et entreprennent de distribuer des livres venus d’ailleurs. La fondation suisse Baobab soutient la publication de livres d’enfance et de jeunesse écrits par des auteurs africains, asiatiques, latino-américains. Publiant chaque année trois ou quatre livres (en traduction allemande), la fondation fournit également, pour la littérature d’enfance, des bibliographies de titres recommandés concernant le Tiers Monde et les minorités ethniques. À l’intention de ceux qui estiment que c’est là une entreprise honorable, mais ont des doutes sur la qualité des ouvrages (c’est souvent le cas des libraires), on peut répondre que le livre « Baobab » du Kénian Meja Mwangi, traduit en allemand par Jürgen Martini et Helmi Martini-Honus sous le titre Kariuki und sein weisser Freund (et en français sous celui de Kariuki et son ami blanc), a obtenu en 1992 en Allemagne le prestigieux prix national de littérature de jeunesse (Deutscher Jugendliteraturpreis), et que plusieurs autres ont été présélectionnés pour ce même prix, comme Das Notizbuch des Zeichners (Le Carnet du dessinateur), de l’Égyptien Mohieddin Ellabbad, qui propose un défi intéressant aux lecteurs allemands, étant donné qu’on doit le lire, selon la tradition arabe, de droite à gauche.
34Indépendamment de Baobab, un éditeur danois, Vagn Plenge, propriétaire des éditions danoises Hjulet (La Roue), travaille depuis 1976 à acheter les droits de traduction d’ouvrages d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, d’Océanie (qu’il désigne, en bloc, comme « pays chauds »), et à démarrer des co-productions (voir Plenge 1998).
35Les éditions Baobab et Hjulet ne croient pas qu’une littérature authentiquement internationale soit à la disposition des enfants et elles essaient, dans le cadre de leurs faibles moyens, de redresser la situation. Elles répondent ainsi à la demande formulée par Anne Pellowski, fondatrice et directrice de l’Information Center on Children’s Literature de l’US Committee for Unicef, quand elle avait publié, en 1968, dans The World of Children’s Literature, une importante bibliographie annotée sur le développement de la littérature d’enfance dans chaque pays. Dégagée de tout idéalisme, mais néanmoins nourrie de l’espoir d’une littérature d’enfance authentiquement internationale, l’opinion de cette femme clairvoyante n’a rien perdu, aujourd’hui, de sa pertinence :
« On constate un accroissement impressionnant du nombre de traductions et d’échanges, mais la plus grande part a concerné la douzaine, environ, de pays qui produisent les trois quarts des livres du monde. Il n’est pas question de dénigrer les échanges entre ces pays, étant donné que la nécessité de se comprendre entre eux est aussi forte qu’ailleurs. Pourtant ne pourrait-on affirmer que les circuits commerciaux et gouvernementaux sont tellement accaparés par le volume des informations auxquelles cette douzaine de pays doit se mesurer qu’ils n’ont ni le temps, ni la patience, ni les ressources suffisantes pour explorer suffisamment les possibilités d’échanges avec leurs voisins et avec d’autres qui passent par les mêmes phases de développement ? Les maisons d’édition, privées et publiques, s’intéressent-elles trop aux profits (à la fois financiers et idéologiques) des échanges, au détriment de leur qualité ? Y a-t-il suffisamment d’échanges entre les pays économiquement avancés et les pays en voie de développement, ou est-ce une voie à sens unique ? Quels peuvent bien être les résultats d’une éducation mondiale dont les manuels et les outils reposent sur si peu de pays ? L’issue sera-t-elle le bien commun et l’entendement mutuel ou étouffera-t-on un élan créatif en quête de formes nouvelles et meilleures ? Les programmes massifs d’aide internationale à la production d’outils pour la lecture et l’enseignement feraient bien de consacrer plus de soin à l’examen de ces questions. » (Pellowski 1968, 10 sq.)
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 On peut aussi voir le peu de validité de l’approche dont Shavit affirme la dimension universalisante en examinant le développement de la littérature d’enfance dans une civilisation de l’Europe du nord-ouest qui ne figure pas parmi les régions industrialisées dominantes, l’Irlande (voir O’Sullivan 1996).
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