Chapitre IX. Mai des MJC et crise avec l’État, mai 1968-déc. 1969
p. 213-235
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les événements de mai 68 ont fait irruption dans les MJC, comme dans le reste de la société française, sans que rien ne laisse prévoir leur surgissement. A posteriori seulement, les transformations des activités dans les Maisons qui viennent d’être évoquées peuvent apparaître comme autant de signes avant-coureurs. Le contraste est grand entre une mémoire collective qui associe, parfois grossièrement, MJC, gauchisme et mai 68 et le silence des ouvrages consacrés aux événements de mai-juin sur le sujet. Les très rares occasions où les MJC sont mentionnées par ces livres ne concernent que des épisodes extrêmement secondaires du printemps 681. Les Maisons n’ont, en effet, joué aucun rôle dans le mouvement étudiant ou ouvrier. Le nombre d’adhérents étudiants, au sens restreint du terme, était trop faible pour qu’ils aient pu avoir une influence. Il ne faudrait pas pour autant en conclure qu’il ne s’est rien passé dans les MJC en mai.
Le mai des MJC
Les événements
2Début mai, la FFMJC était dans une situation de grave crise morale depuis la démission du président Philip. Elle fut prise de court par les événements, comme beaucoup d’autres institutions. Dans l’ensemble, les états-majors des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire ne jouèrent qu’un rôle secondaire, lors des événements qui concernèrent, en premier lieu, les universités et le monde du travail. La démission des membres du haut-comité Jeunesse et l’occupation du Foyer international d’accueil de Paris fut un épisode qui ne préoccupa guère que les associations qui y participèrent2. La FFMJC ne faisait donc pas exception à la règle. Toutefois, le 19 mai, le conseil d’administration fédéral, réuni pour la première fois depuis la démission d’André Philip, publiait un communiqué dans lequel il « stigmati [sait] la sauvage répression de la police au cours de la semaine sanglante du quartier Latin qui confirm [ait] le manque de sang-froid et l’inconscience des responsables de ce pays ». Surtout, il appelait les « conseils d’administration des MJC à favoriser, sous leur responsabilité, toutes les rencontres et discussions concernant les problèmes actuels3 ». Immédiatement transmis par téléphone, l’appel fut entendu. Dans certains cas, on n’avait d’ailleurs pas attendu la prise de position fédérale pour organiser des débats. Ainsi à Annecy, où des forum avaient eu lieu, dès le 16 mai, tout comme à Reims, où le conseil d’administration manifesta sa solidarité avec les étudiants par un communiqué officiel, dès le 17 mai4. Dans l’ensemble, c’est cependant au cours de la semaine du 20 mai que les Maisons s’ouvrirent aux événements.
3Dans les plus grandes villes, les MJC ont généralement connu une interruption de leurs activités, ou du moins un ralentissement, ponctué de débats sur les événements en cours. C’est ce que l’on peut constater à Grenoble par exemple où les activités classiques furent suspendues du 19 mai à la mi-juin. Divers débats furent organisés dans les Maisons, dont le hall fut parfois transformé en « hall d’information » comme à la MJC des Allobroges. Celle de Grenoble Sud proposait aussi des spectacles aux salariés occupant les usines, ainsi que le prêt de tables de ping-pong5… Les centres du mouvement étaient ailleurs. Il y eut bien quelques exceptions : la « Mouffe », pouvait difficilement ne pas être concernée par ce qui se déroulait au cœur du quartier latin où elle était implantée. Elle joua, entre autres rôles, celui d’une infirmerie6. Autres exceptions : à Strasbourg Meinau, à Nice, où la présence d’étudiants et d’universitaires dans la vie d’une des MJC était plus forte qu’ailleurs et où « les MJC (étaient) dans la mêlée7 » ou encore à Rennes Maurepas, où l’atelier sérigraphie de la Maison fut mis à contribution pour la réalisation d’affiches8. Dans certains cas, la Maison ferma purement et simplement ses portes : à Orléans la Gare, le directeur partit faire du camping avec ses jeunes9. Dans l’ensemble, les manifestations donnèrent lieu à peu d’occupations de locaux. Le cas échéant, il semble s’être agi de mouvements peu politisés, au sens classique du terme, comme à Toulouse Pont-des-Demoiselles. Dans cette petite Maison de quartier, le 21 mai, un groupe de jeunes se réunit autour d’un étudiant de lettres, extérieur à la MJC qui tenait des propos pro-castristes. Le lendemain certains contestèrent les statuts des MJC et accusèrent la directrice « de s’entourer de minets intellectuels10 », dénonçant le caractère élitiste des activités. On retrouvait une situation identique à La Celle-Saint-Cloud Sud, où les occupants exigeaient que la MJC, implantée dans un grand ensemble et devenue selon eux une « Maison de la culture » se transforme en club de jeunes. Dans les deux cas, des contentieux anciens avaient ressurgi. La contestation venait des jeunes de milieux populaires qui refusaient la logique des activités11. À Toulouse cependant, l’affaire semble avoir pris finalement un tour plus politique et les responsables de la fédération, devant ce qu’ils estimaient relever de tentatives de noyautage, décidèrent, début juin, de fermer la Maison. L’affaire n’eut guère de retentissement12.
4Tout autre fut la situation dans les villes moyennes et dans certaines communes de la banlieue parisienne : des centaines, des milliers de personnes parfois, assistèrent aux débats qu’organisèrent les MJC. Ce fut dans des cités de 20 000 à 50 000 habitants, à Douai, Narbonne, Argentan, Épernay, Montélimar, Lisieux, Albi, Sedan, Le Plessis-Robinson… que se déroulèrent les événements les plus marquants pour les MJC, mais aussi pour les villes concernées. Ces dernières ne comptaient pas d’université, mais, en revanche, une importante population lycéenne qui participa pendant quelques jours à la vie des Maisons. Certaines MJC possédaient aussi un foyer de jeunes travailleurs qui permit une relative mixité entre lycéens et jeunes engagés dans la vie active. En fonction du contexte local la tournure prise par les événements fut différente, comme se plurent à le souligner les communiqués de la fédération. Au cours de ces journées, les MJC fonctionnèrent sous la responsabilité, au moins nominale, des conseils d’administration, puisque les directeurs furent en grève, à partir du 20 mai. Il ne s’agissait pas là d’un point de détail. Les administrateurs furent mis en face de leurs responsabilités, comme beaucoup ne l’avaient jamais été jusque là.
5Les initiatives des MJC convergèrent, en certains cas, avec les souhaits municipaux, comme à Narbonne, où le restaurant du centre de séjour fut mis au service des enfants des employés municipaux en grève13. En d’autres lieux, au contraire, des heurts se produisirent avec la municipalité : à Amboise, la MJC fut le seul lieu occupé par « des contestataires appuyés par une minorité, composée en partie d’adversaires politiques de M. Debré [maire de la commune]14 ». Cependant, dans beaucoup de cas, les Maisons s’ouvrirent aux débats. Le récit qui suit concerne la MJC d’Épernay et résume ce que furent les événements dans bien des MJC de villes moyennes :
« La MJC a été le seul endroit à Épernay où chacun, librement, dans le respect des opinions individuelles a pu s’exprimer, sans passion et discuter des problèmes qui bouleversaient notre Pays. […] De 10 à 24 h chaque jour, la MJC accueillait tous ceux et celles qui désiraient un dialogue avec d’autres. Les sujets abordés furent nombreux.
–Relations Jeunes travailleurs-Lycéens
–L’information en France
–Les problèmes des lycées d’Épernay
–Les travailleurs étrangers
–L’éducation permanente
–Le référendum
–Le droit de vote à 18 ans
Le problème le plus marquant a été celui concernant les travailleurs étrangers où chacun a découvert devant les témoins présents l’exploitation abusive de ces hommes et leurs conditions de vie scandaleuses. Une réunion avec les représentants patronaux et syndicaux allait permettre une approche du problème. Malheureusement le temps et les circonstances ont empêché la MJC de continuer son action. Tous ces événements se sont terminés par un montage audio-visuel intitulé “Mai 68” qui, à travers 240 diapositives permettait d’analyser le pourquoi de la situation devant laquelle le pays se trouvait15. »
6L’éducation populaire, dans ses formes les plus classiques, le montage audiovisuel, ne perdait donc pas ses droits. Voilà qui rappelle aussi -trait bien connu- que les « événements » furent aussitôt disséqués, commentés et célébrés, y compris à la base. Les thèmes abordés à Épernay, mais aussi dans d’autres Maisons, peuvent paraître étonnamment « raisonnables », surtout si l’on prend comme référence la contestation parisienne. Partout les questions pédagogiques, la réforme des lycées tenaient une place importante, bien évidemment. Ainsi à Troyes, le conseil d’administration de la MJC, sur demande du maire, mit des salles à la disposition des quatre lycées et des deux écoles normales. Divers travaux débouchèrent sur des propositions de réformes acceptées par le préfet, l’inspecteur d’académie et les chefs d’établissements16. Si, en d’autres lieux, les débats ne furent pas aussi encadrés par les autorités, la tonalité « réformiste » d’ensemble demeure. En cela, ils furent proches de ceux qui se tinrent dans les lycées quand ceux-ci n’étaient pas fermés17, ou encore au sein des comités de travail qui réfléchirent en province à la réorganisation de l’université18. Les plus engagés, les plus militants des jeunes, y compris ceux qui fréquentaient habituellement les MJC se tournèrent, eux, vers d’autres lieux.
7Dans les Maisons, les responsables élus et professionnels s’évertuèrent à faire vivre au cœur des débats la laïcité ouverte, comme l’attestait ce tract distribué à l’entrée du théâtre municipal de Montélimar, mis à la disposition de la MJC locale qui abritait, par ailleurs, des cours encadrés par les professeurs en grève du lycée :
« Ces débats doivent se dérouler dans l’ordre et dans la plus grande dignité. Ils n’ont en aucune façon pour but de déboucher sur une action concrète. Leurs fins sont essentiellement civiques. Chacun s’exprime en demandant préalablement la parole à l’animateur. La parole est donnée par ordre de demande. Toutefois, si un groupe constitué est mis en cause, le droit de réponse lui sera accordé par priorité, cela par souci de justice et d’objectivité19. »
8Il est plus que douteux qu’un tel protocole fût tout le temps et partout respecté, mais il faut relever que les documents nationaux et locaux soulignent la « liberté » et « l’objectivité », avec lesquelles furent menés les débats. Preuve de la capacité des MJC « à godiller pour se maintenir dans le sens du flot, sans pour autant s’y engager vraiment », comme l’analysait une critique gauchiste20 ? Ceci prouvait plus certainement que les responsables voulaient s’en tenir à la lettre des statuts, dans la mesure où les conditions de l’heure le permettaient.
9À l’occasion des législatives de juin, les MJC participèrent largement aux scrutins parallèles mis en place dans de nombreuses villes, généralement par l’opposition ou les syndicats. Pour plusieurs d’entre elles, dans le Nord, dans l’Est, à Besançon, il ne s’agissait pas d’une action inédite. Déjà, à l’occasion des législatives de l’année précédente et même des présidentielles de 1965 à Besançon, des urnes avaient été installées dans les MJC21. Ces votes s’étaient alors inscrits dans le cadre de la campagne menée pour l’abaissement de la majorité à 18 ans et achevaient généralement un cycle d’étude consacré à la vie politique. En juin 1968, le Premier ministre donna des ordres pour que les scrutins parallèles soient interdits et les urnes saisies. Les effets des interdictions se firent diversement sentir dans les Maisons : tous les inspecteurs de la Jeunesse et des Sports furent loin d’appliquer les consignes ministérielles. Il en fut de même des maires. Ainsi à Douai, le maire, pourtant à la tête d’une majorité UNR-divers droite, vint, en personne, inaugurer le bureau de vote de la MJC pour marquer sa désapprobation devant l’interdiction. La MJC fut, par ailleurs, choisie par RTL comme bureau-témoin : régulièrement un pointage du taux de participation était donné en direct à l’antenne22. À Chenôve, banlieue de Dijon, le vote dans les locaux de la MJC fut interdit par la Jeunesse et Sports, mais eut lieu dans une grange prêtée par un particulier, dans l’ancien village23. Ces scrutins, où la participation ne fut pas toujours négligeable (1 202 votants à Rennes par exemple), constituent une (petite) curiosité, qui ne pouvait qu’aggraver le cas des MJC, aux yeux de la majorité, mais aussi des gauchistes24.
10L’agitation retomba par la suite dans les MJC. Très peu ont été associées aux universités populaires d’été, que l’UNEF avait appelées de ses vœux : un seul cas signalé à Villiers-le-Bel, où la MJC avait été particulièrement active en mai-juin25. Comme partout, les vacances vinrent et avec elles, le calme dans les Maisons. « L’intensité avec laquelle la MJC [d’Épernay] a vécu les événements l’ont amené à un point mort qui heureusement coïncidait avec les vacances. Chacun avait peine à se retrouver et il était grand temps de songer à l’avenir, à la nouvelle MJC qui allait s’ouvrir [en octobre]26. »
Mai en perspective
11Les Maisons des jeunes et de la culture furent des lieux d’expression, de « contestation ». Elles ne furent pas elles-mêmes véritablement objet de contestation : ni leurs principes, ni leur fonctionnement n’avaient été mis en cause au cours des événements. On s’était simplement contenté de réfléchir à la façon d’améliorer la participation des usagers à la vie de la MJC : on envisageait de multiplier les structures de réflexion et de travail collectif des conseils d’administration et des conseils de Maison.
La fin des conseils de Maison
12Ces réflexions n’eurent pas de conséquences concrètes. Si l’on considère l’organisation des Maisons, un an après les événements, bien peu de changements étaient visibles : ni les règlements intérieurs, ni les instances n’avaient pas été bouleversés. Pourtant, l’une de ces dernières connaissait une réelle désaffection : le conseil de Maison qui s’étiolait, quand il n’avait pas disparu. La FFMJC ne procéda d’ailleurs plus à l’analyse des rapports, jusqu’alors publiée sous la forme de la brochure annuelle Jeunes et Adultes. Compte tenu du rôle central que ce conseil occupait dans l’organisation institutionnelle et dans la pédagogie des MJC, son éclipse ne pouvait être sans signification. La remarque d’un directeur fournit un premier éclaircissement : résumant, en juin 1968, les propositions de réorganisation interne de la MJC émises au cours des semaines précédentes, il soulignait l’intérêt de multiplier les structures intermédiaires et la nécessité d’adapter certaines dispositions statutaires. Ainsi le droit de veto du directeur sur les décisions du CM devait-il être, selon lui, supprimé. Il ajoutait aussitôt : « Mais qui le pratiquait encore27 ? » Cette dernière remarque souligne que mai 1968 fit sans doute prendre conscience à bien des responsables que les pratiques en cours dans les MJC n’étaient plus tout à fait conformes à la lettre des instructions fédérales. Cela pourrait être dit de beaucoup d’institutions en général. Aussi est-il vraisemblable que le conseil de Maison, qui était le plus souvent dans les faits, sinon dans la lettre, un conseil pour jeunes, parut soudain démodé et bien peu en phase avec les aspirations de la jeunesse. Il aurait donc disparu comme disparut aussi le port de la cravate chez les directeurs, point de cristallisation de certaines tensions en mai28. D’une façon plus générale, la disparition des conseils de Maison ou son maintien purement administratif, était l’indice d’une crise du « formalisme » juridique des MJC29.
13L’explication qui précède est plausible mais partielle, comme le prouve le cas de la MJC de Lyon Monplaisir. La crise du conseil de Maison, en l’occurrence ici sa disparition, ne peut se comprendre qu’en prenant en compte les transformations des rapports entre conseil de Maison et conseil d’administration, soit – pour schématiser et utiliser le vocabulaire de l’époque – entre « jeunes » et « notables ». Entre 1968 et 1970, une rupture intervenait au sein du conseil d’administration de la MJC : au groupe des fondateurs, personnalités âgées d’une bonne cinquantaine d’années succédaient de jeunes administrateurs dont certains appartenaient aux classes d’âge du baby-boom. Cette rupture générationnelle se doublait d’une transformation sociale beaucoup plus importante encore : les représentants des classes moyennes indépendantes (directeur de société, pharmacien, opticien) étaient remplacés par des membres des nouvelles classes moyennes salariés : cadres supérieurs, techniciens, employés… À de rares exceptions près, l’ensemble des individus qui composaient ces deux groupes résidaient tous dans le quartier. Cependant, ils n’entretenaient pas le même rapport avec lui : aux « notables » enracinés, présidant pour l’un l’Union des commerçants, pour les autres divers comités des fêtes ou encore siégeant au conseil municipal, succédaient des « jeunes » dont les attaches avec le quartier étaient beaucoup plus faibles. L’essentiel tenait à ce que certains des nouveaux administrateurs étaient issus du conseil de Maison (CM) : dès 1967 en effet, la frange la plus active de ses membres avait intégré le conseil d’administration, son président devenant même membre du bureau. Résumons : alors que la vie institutionnelle de cette MJC avait jusqu’alors reposé sur une collaboration-confrontation entre le CA et le CM selon le modèle défini par les instances fédérales, elle était désormais entre les mains d’un conseil d’administration et d’un bureau dont la composition était considérablement renouvelée. Classes d’âge et classes sociales montantes avaient renversé l’ordre ancien. Quant au conseil de Maison (CM), il avait perdu sa raison d’être.
14Ces transformations entraînaient des conséquences radicales pour la vie de la Maison : désormais, cette dernière était administrée par un groupe dont l’âge était relativement proche de celui des usagers, dont il était aussi moins éloigné socialement que les précédents administrateurs30. Des changements importants dans la composition du bureau eurent lieu lors de l’assemblée générale qui suivit les événements, en février 1969. Au mois de mai et juin précédents des « débats » s’étaient déroulés à la MJC de Monplaisir, comme dans bien des MJC. Selon le mot du président-fondateur « les discussions, parfois passionnées, [avaient] été ouvertes et loyales31 ». Monplaisir organisé autour de sa rue commerçante, avec sa vie de quartier formait une entité bien distincte et la MJC fut, à l’échelle de ce secteur du 8e arrondissement lyonnais, le foyer de la contestation. Aussi sa réputation fut-elle durablement affectée, surtout auprès de la partie de la population qui ne l’avait pas fréquentée. Dans les instances de la Maison le climat avait aussi changé : des pétitions circulaient, des conceptions plus militantes de l’action d’une MJC étaient plus ou moins clairement exprimées par des adhérents, mais aussi par son directeur. Prenant acte qu’une époque s’était achevée, le président-fondateur, suivi par un vice-président et la secrétaire ne se représentèrent pas lors de l’assemblée générale. Le nouveau bureau issu des élections était jeune, avec, à sa tête, un président de 27 ans. D’autre part, les derniers représentants des classes moyennes anciennes (« les indépendants ») ne quittèrent le bureau que l’année suivante, début 1970, qui vit l’arrivée d’un président plus en accord avec le nouveau conseil et la nomination, comme président d’honneur, du fondateur. Cependant, nouvel indice du changement de climat, cette nomination honorifique suscita une opposition qui entraîna, en retour, la démission du trésorier. La Maison de jeunes première version était morte et avec elle, le conseil de Maison qui n’avait plus sa raison d’être – un conseil pour jeunes – à partir du moment où les « jeunes » avaient accédé au conseil d’administration.
Jeunes, notables et municipalité
15L’épisode de la présidence d’honneur ne serait qu’une anecdote typique du climat post-soixante-huitard s’il ne mettait en valeur le second facteur qui avec les événements de mai 68 expliquait la transformation du conseil d’administration. L’ancien président était accusé par ses contradicteurs de ne pas avoir défendu la cause des MJC face à une municipalité qui refusait de prendre en charge le coût des postes de directeur, jusqu’alors intégralement assumé par l’État. Les édiles lyonnais, comme ceux de Paris et d’une quinzaine d’autres villes, refusèrent de plier devant les exigences de l’État, d’autant plus que l’adjoint en charge des MJC nourrissait certaines critiques à leur égard32. Dès janvier 1968, la menace d’une fermeture des postes de directeurs paraissait bien réelle. Au CA de la MJC de Monplaisir, comme au Comité local qui rassemblait les MJC lyonnaises, le débat portait sur la stratégie à adopter vis à vis de la municipalité. Pour schématiser, deux stratégies s’opposaient : l’une défendue par les « anciens », les « notables », cherchait à maintenir les liens avec la municipalité, dont, pour certains, ils étaient proches, tandis que l’autre, portée par les « jeunes » administrateurs et les directeurs professionnels défendait la liberté associative contre les pouvoirs locaux et nationaux.
16Sans être systématique, cette opposition générationnelle et sociale, se produisit dans de nombreuses autres MJC, où par exemple, des présidents en poste depuis plusieurs années quittèrent leurs fonctions. Ainsi à Vitry-le-François, où le président sortant s’estimant trop âgé ne se représenta pas, ou encore à Reims centre (Saint-Exupéry) où le bureau laissa la place à des jeunes, sans d’ailleurs que les relations soient conflictuelles33. À Lisieux, des jeunes avaient rédigé une motion hostile au président qui n’était autre que le maire de la Ville. Le directeur aurait eu aussi, selon le maire, l’intention de soumettre lors de l’assemblée générale de fin janvier 1969, un rapport d’activité extrêmement tendancieux à l’égard du conseil d’administration et de son président. Le maire président précisait au ministre : « Je ne puis vous adresser ce document, mais j’affirme qu’il concluait : Monsieur le président, allez-vous-en, vous libérerez ainsi la Maison des Jeunes34. »
Sociologie des conseils d’administration
17La hiérarchie des conseils d’administration, depuis l’administrateur jusqu’au président, était calquée sur la hiérarchie sociale, ce qui ne constitue en rien une surprise. La moitié des présidences étaient détenues par des représentants des fractions les plus favorisées des classes moyennes sur le plan du capital économique ou des diplômes : professions libérales, ingénieurs, cadres supérieurs, patrons de l’industrie, professeurs… (34 sur 79 cas). C’est beaucoup si l’on tient compte de la composition nettement plus populaire des conseils d’administration ou même des bureaux. C’est beaucoup moins, si l’on songe que les MJC étaient des équipements relativement coûteux, qui demandaient du temps à celui qui en assumait la présidence, mais aussi des relations, ainsi qu’un certain degré de confiance de la part des autorités locales qui subventionnaient le fonctionnement. D’où le choix d’hommes dans la quarantaine (39 cas soit presque la moitié), ou la cinquantaine (12 cas). Les femmes qui fournissaient le tiers des usagers étaient largement sous-représentées au sein des instances. Leur présence légèrement plus élevée dans les bureaux que dans les CA tenait pour l’essentiel aux fonctions de secrétaires et secrétaires-adjointes qu’on leur confiait : 41,2 % de ces postes – plutôt ingrats car il s’agissait, entre autres tâches, de rédiger les comptes-rendus – étaient détenus par des femmes…
18Les trésoriers restaient, eux, des hommes à 87 % : les fonctions financières étaient « nobles ». Les MJC urbaines étudiées ici étaient fort éloignées des associations où le travail du trésorier se résume à la collecte des cotisations annuelles et à l’achat des petites fournitures de bureau. Même si, au quotidien, le directeur assumait l’essentiel des tâches, il fallait contrôler sa gestion et au moins participer à l’élaboration d’un budget annuel de plusieurs dizaines de milliers de francs et parfois beaucoup plus. Cela expliquait d’ailleurs le nombre particulièrement élevé de « comptables36 » qui exerçaient ces fonctions.
19De toute évidence, le rajeunissement des conseils d’administration et des bureaux était très important : jeunes employés, ouvriers, techniciens instituteurs étaient nombreux à siéger dans ces instances, surtout comme trésoriers-adjoints ou encore vice-présidents : un peu moins d’un tiers (29,4 %) des vice-présidents avaient entre 18 et 25 ans. Beaucoup parmi eux étaient d’anciens membres ou même présidents de conseils de Maison. Nés entre 1944 et 1951, ces jeunes vice-présidents appartenaient, presque intégralement, aux générations du baby-boom. En ce qui concerne les simples administrateurs, si l’on exclut les représentants d’autres associations et que l’on ne prend en compte que les seuls administrateurs élus par les usagers, la part des « baby-boomers » s’élevait en 1969 à 38,9 % du total des administrateurs et à 44,7 % si l’on intègre les individus nés en 1943 et 194437.
20L’année qui suivit mai 68 vit un rajeunissement des conseils d’administration. Si le phénomène avait commencé les années précédentes et si la démographie le commandait en partie, il ne fait aucun doute qu’il fut accéléré au cours des assemblées générales pour 1968/1969. Les MJC comportaient désormais un nombre très important de jeunes administrateurs de moins de 25 ans. Ce phénomène de rajeunissement n’avait encore toutefois que peu touché les présidences en 1968-1969. Ce décalage se conçoit fort bien si l’on songe qu’il fallait généralement plusieurs années de présence au conseil avant d’accéder à sa tête. D’autre part, plus du tiers des conseils d’administration étudiés avaient adopté, en cette fin des années soixante, le principe du renouvellement par tiers, ce qui avait pour effet de rendre les transformations plus progressives en leur sein. Ce choix du renouvellement par tiers était en soi un indice intéressant : il révélait un effort de structuration des conseils d’administration, qui illustrait l’accroissement de leurs tâches, et découlait de l’ouverture grandissante des MJC.
Des Maisons dans le vent de l’histoire ?
21Responsables locaux et fédéraux avaient le sentiment que les MJC n’avaient jamais autant fait preuve de leur utilité que lors des événements. Les délégués et administrateurs fédéraux, profondément perturbés par la démission du président Philip en avril, avaient, grâce à cela, retrouvé une unité temporaire : les MJC « n’avaient pas été créées pour qu’on y apprenne à jouer à la marelle ou à tenir une marionnette38 ». Bien plus : les responsables nationaux, mais aussi locaux, avaient tiré de cette expérience la conviction que les MJC, leurs valeurs, leurs pratiques étaient plus que jamais d’actualité. Gilbert Hillairet, secrétaire général remarquait que « la révolte contre la société n’a pas été une révolte contre l’adulte. Cela correspond bien à cette idée que nous avons souvent défendue dans nos MJC39 ». On notait avec satisfaction que l’Éducation nationale s’inspirait de l’expérience des foyers de jeunes et créait des foyers socio-éducatifs dans les lycées40. Plus encore : la cogestion, que les MJC revendiquaient et mettaient en pratique, depuis leurs origines, était à la mode. Dans les universités, elle était au cœur des projets de reconstruction institutionnelle. À la MJC Robert Martin de Romans, le rapport moral déclarait « qu’en mai, la MJC avait salué les mots de cogestion et de participation, comme de vieilles connaissances41 ». D’une façon plus générale, l’éducation populaire pouvait paraître dans l’air du temps : la démocratie participative, « la démocratie vécue42 », l’une de ses valeurs fondamentales, correspondait à certaines des attentes de l’époque. Les MJC disposaient d’un atout supplémentaire : elles avaient gagné à l’occasion des événements le statut de forum, de lieu de débat, parfois aussi de lieu de « contre-culture ». Que cette réputation ait été surfaite, que surtout en de nombreux endroits les responsables n’aient pas attendu mai 68 pour ouvrir la Maison à des débats, ne changeait rien à la réalité : l’image des MJC sortait considérablement transformée du printemps 68. La Maison de jeunes, dispensant des activités de loisirs à des adolescents laissait donc définitivement place à la Maison des jeunes et de la contestation, au moment où l’attention du public, mais aussi des sociologues, se détournait de la figure du jeune inadapté pour celle du jeune rebelle ou contestataire.
Les Maisons du désordre
22Pour ceux qui avaient été traumatisés par les événements, les MJC devenaient l’un des symboles des désordres des temps nouveaux, comme en témoigne la lettre adressée par ce père de famille inquiet au secrétaire d’État. Pour la bonne compréhension du texte et de son style, il est utile de préciser que le père en question, qui confondait manifestement « yé-yé » et « pop », était gendarme de son état :
« La Maison des jeunes de Tergnier sert de dortoir, la nuit, par moments. À la fin d’un bal “yéyé”, réputé à Tergnier, des jeunes couples s’y retrouvent tardivement. Un jour de printemps, mon fils m’a demandé deux sacs de couchage, soit disant pour héberger deux jeunes gens de passage, dans la région, qui devaient y passer la nuit. Le 10 août 1969 à 2 h 45 du matin, j’ai surpris mon fils et le jeune… âgé de 20 ans, enfermés, sans lumière, dans la salle de ping-pong obturée par des rideaux, avec deux jeunes filles que j’ai réussi par la suite à identifier comme étant les nommées… âgées de 19 ans, demeurant à Anizy-le-Château, venues avec une 2 CV Citroën n° 545 EJ 02. Je ne suis pas hostile à la culture, loin de là, mais on ne peut appeler culture l’unique activité qui se déroule à cette maison de jeunes qui consiste à faire hurler la « sono » jusqu’à des heures avancées du matin. Il semble qu’il y a là une volonté de détournement et de dépravation de la jeunesse, pour l’empêcher de prendre le flambeau dans de bonnes conditions. Depuis qu’ils fréquentent cet établissement, certains jeunes sont devenus anarchistes, paresseux, contestataires, ignorants délibérés du passé, dépravés en attendant qu’ils s’adonnent à la subversion armée (voir le livre de Cohn-Bendit, Le gauchisme…, p. 268) et à l’usage de la drogue43. »
23La MJC, première étape sur le sentier de la lutte armée et de Katmandou… ou du moins sur celui de la contestation… Il y avait là un thème nouveau qui se répandit rapidement. Dès juin 1968, la Mouffe devait subir les menaces du nouveau député du Ve arrondissement Jean Tibéri : tentative d’intimidation de quelques « gros bras » et divers reproches d’ingratitude de la Maison à son égard, en particulier en matière de subvention44. À Évry, un conflit opposa la mairie et le directeur de la MJC, et plusieurs MJC réouvrirent tardivement à la rentrée 1968, après une fermeture provisoire imposée en juin par les maires, comme ce fut le cas à Amboise45. La MJC de Brive-la-Gaillarde garda ses portes closes46. Dans le bassin potassique alsacien, en novembre 1968, le directeur (bénévole) de la Maison de Feldkirch fut entendu puis relâché par les gendarmes après perquisition de la MJC de Bollwiller pendant la projection de films tournés au cours du mois de mai47. À Courbevoie, la MJC fut accusée par le maire dans son journal de campagne pour les législatives de juin 68, d’action subversive. Établissant un parallèle avec les centres de loisirs municipaux de la ville, l’élu écrivait :
« Certes, on n’apprend pas dans les centres de loisirs à former des comités d’action révolutionnaire comme cela vient de se faire, regrettons-le, à la Maison des jeunes, ni à construire des barricades ni à incendier des voitures, mais les dirigeants, ont pour ligne de conduite de pratiquer une objectivité et un apolitisme absolus dans le respect des convictions de chacun48. »
24Le conseil d’administration de la MJC de Courbevoie avait pourtant exclu, dès le 24 mai, un embryon de comité d’action formé la veille, au sein de la Maison, sous prétexte que ce dernier ne pratiquait pas seulement des discussions, mais préparait une action locale : réalisation de tracts, d’affiches… Ce comité avait été créé par un certain nombre de jeunes adhérents gauchistes qui allèrent poursuivre ailleurs leurs activités. En octobre, le maire divers-droite Charles Deprez annonça qu’il ne participerait plus au financement du poste de directeur à partir du 1er janvier 1969 et que les locaux seraient récupérés par la ville, dans un délai de trois ans. Bien avant les événements, dès 1967, il avait manifesté sa désapprobation devant les débats et la conception de la culture qui s’exprimaient à la MJC, comme en témoigne ce dialogue (nullement imaginaire) avec le directeur :
Maire : Quand vous montez du Tchekov, vous ne pouvez pas dire que vous n’êtes pas de gauche.
Directeur : Tchekov n’est pas de gauche…
Maire : C’est un russe ! […] Vous avez programmé le Cuirassé Potemkine et la Caravane a monté une pièce de Brecht… Et vous avez invité Jean Ferrat…[…]
Directeur : Le président fait partie de la paroisse Saint-Maurice.
Maire : Il y a des catholiques qui sont pires que des communistes49 !
25La MJC de Courbevoie dont l’origine remontait à la Libération avait connu une forte emprise communiste jusqu’en 1962, date de l’arrivée d’un nouveau directeur qui s’efforça, avec succès, de dégager la Maison de cette influence. En 1968, elle était présidée par un homme du centre-gauche et comportait un éventail large de sensibilités politiques50. Son journal Pourquoi pas ?, comme les meilleurs journaux de MJC de l’époque, comportait des tribunes libres, des articles dans l’air du temps, toutes choses qui avaient l’heur de déplaire au premier magistrat de la ville. L’après-mai constitua donc une occasion pour ce dernier de reprendre en main cette « Maison du désordre ». Il se heurta cependant à forte partie et il lui fallut vingt-sept ans pour aboutir à la fermeture définitive de la MJC, en 1995. Quelques autres maires allaient tenter eux aussi de reprendre en main la situation dans les MJC, à la faveur du conflit entre le gouvernement et la FFMJC qui rebondit à l’automne 1968.
Conflit avec la tutelle et scission de la FFMJC
Rupture avec le secrétariat d’État
26Les événements dans les MJC, l’appel lancé par la fédération pour que les celles-ci s’ouvrent aux débats n’avaient pas immédiatement déclenché de tensions avec l’autorité de tutelle. Au contraire, les MJC furent, dans un premier temps au moins, sauvées par Mai, puisque François Missoffe avait quitté le gouvernement. La Jeunesse et Sport perdait le rang de ministère et retrouvait celui, plus modeste de secrétariat d’État, avec pour titulaire Joseph Comiti, au sein du gouvernement Couve de Murville51. Le nouveau titulaire semblait hésiter à attaquer de front le secteur de la jeunesse, qui pouvait se révéler dangereux en termes politiques. Il soufflait, alternativement le chaud et le froid, reprenant les propos de François Missoffe à propos de la politisation des MJC dans un entretien au Monde, avant d’affirmer le surlendemain à une délégation de la FFMJC, que ses propos avaient été déformés par le journaliste52. Les conditions de la nomination du ministre et surtout de son cabinet indiquaient pourtant qu’il allait plus vraisemblablement souffler le froid que le chaud. Joseph Comiti devait, en effet, sa promotion au gouvernement à Jacques Foccart, qui avait repéré son action à la tête des Comité de défense de la République à Marseille en mai53. Sa nomination fut imposée à Maurice Couve de Murville (« Le général m’a collé deux Corses54 ! »), qui le refusa aux DOM-TOM mais lui attribua la Jeunesse et les Sports. Jacques Foccart suivait l’évolution de ce secteur de très loin, mais pas au point d’ignorer que le fonctionnement du ministère du temps de Missoffe « était lamentable », « qu’on y dépensait des sommes considérables et que d’après les indications extrêmement précises qui [lui étaient] données, cela équiv[alait] à mettre à la disposition du parti communiste environ sept cents millions d’anciens francs par an55 ». Cette somme correspondait exactement à la subvention affectée à la FFMJC (7 253 562 francs pour 1968). Jacques Foccart plaça auprès de Joseph Comiti, qui n’avait pas d’expérience, un homme de confiance : « [Martin] Kirsch mon ancien collaborateur, que j’ai passé à Comiti et qui est devenu son directeur de cabinet56. » Jacques Foccart ne devait pas regretter ces deux nominations et rencontrait régulièrement Joseph Comiti dont il appréciait le travail, au cours de réunions avec d’autres membres du SAC (Service d’action civique57).
Exacerbation des tensions à la FFMJC
27L’assemblée générale fédérale de Grenoble, réunie les 10 et 11 novembre 1968, mit définitivement fin à toute possibilité de conciliation entre la fédération et le secrétariat d’État. Maigres furent les résultats de cette assemblée qui réunit plus d’un millier de personnes, dans une atmosphère tendue et fort agitée, d’après le témoignage du journaliste Jean-Marie Dupont qui suivait, pour Le Monde, la fédération depuis de nombreuses années.
« La régionalisation, dont le principe avait été accepté il y a un an, n’a fait l’objet que de votes indicatifs sur des propositions fort vagues […] La fédération n’a fait que reporter les échéances et l’Assemblée générale aura surtout permis de mettre en évidence les défauts d’une association qui a grandi trop vite : poids de la bureaucratie, corporatisme du personnel permanent, tendance à limiter les problèmes de l’éducation populaire à ceux des Maisons des jeunes58. »
28Les discussions au sein de la fédération restaient très techniques Mais pouvaient-elles ne pas l’être, alors que la survie financière de la FFMJC était en jeu ? La nouveauté de Grenoble vint du tour pris par les débats. Le style des assemblées de mai avait gagné les débats fédéraux et aboli ce qui restait de « formalisme » en son sein. La division des élus en deux camps se cristallisa, mais non pas à propos des conséquences de mai :
« On voudrait peut-être que nous appliquions cette neutralité qui confine à la grisaille et mène à la formation de personnalités mineures et passives. Une neutralité qui continuerait à bannir sans doute les mots “Dieu, amour, sexe, politique et argent”, mais c’est justement ce que les jeunes ne veulent plus, car la vie, elle, n’est pas neutre59. »
29Personne ne contesta ces propos. En revanche, l’élection du successeur d’André Philip à la présidence donna lieu à un combat acharné entre partisans des deux candidats en présence : Paul Jargot qui assurait l’intérim depuis avril et Gilbert Hillairet, secrétaire général sortant, président de la MJC de Poitiers, instituteur, chrétien de gauche et auteur du rapport moral cité ci-dessus. Son long passé de militant des MJC, son esprit de conciliation le rendaient populaire auprès des vieux responsables et des mouvements de jeunesse. Il avait, cependant, contre lui deux handicaps : il était, de fait, le candidat de l’administration de la Jeunesse et des Sports et il était proche du délégué général Lucien Trichaud. Après tractations, Jargot fut reconduit dans les fonctions qu’il assurait par intérim, et Hillairet demeura secrétaire. Paul Jargot bénéficiait du soutien visible du syndicat CGT des directeurs dont le rôle, au cours de l’assemblée générale, fut contesté : certains jeunes membres de l’assemblée ayant manifestement reçu des consignes de vote pour la désignation des conseillers d’administration, ou plus exactement, pour l’élimination de certains candidats. Il était clair aussi, que des candidats originaires de la banlieue parisienne, sympathisants du PCF, avaient fait une percée, sans commune mesure avec le poids des Maisons qu’ils représentaient. Cependant, un seul avait été élu, les autres n’obtenant que des scores médiocres. L’équilibre du conseil d’administration n’était finalement pas modifié mais les positions étaient figées, et les prises de position, au sein du conseil d’administration, devenaient politiques, au sens le plus étroit du mot, contre la volonté même des membres.
30Dix jours après l’assemblée de Grenoble, le secrétaire d’État Comiti somma la FFMJC de réformer complètement ses statuts avant avril 1969, afin de limiter la politisation et de lutter contre la paralysie des instances. Il envisageait de retirer la gestion des postes de directeurs à la FFMJC, prévoyait d’exclure le personnel du conseil d’administration, et d’imposer une décentralisation poussée qui pourrait aller, dans certains cas, jusqu’à la « localisation », c’est-à-dire la municipalisation : les directeurs seraient employés par les associations locales, donc, de fait, par les municipalités. Le tout était assorti d’une menace, à peine voilée : le secrétariat d’État ne verserait, avant la mise en œuvre de ces mesures, que le quart de la subvention pour 1969, ce qui signifiait qu’il se réservait la possibilité de supprimer le restant en cas de non application des demandes. À Rennes, le 6 décembre, Joseph Comiti déclarait qu’« on philosophait trop dans les MJC60 ».
31La période qui suivit l’ultimatum fut fertile en conflits, déclarations, rebondissements, contre-propositions diverses faites au secrétariat d’État. Les services fédéraux connurent une inflation de circulaires, rapports, comme jamais ils n’en avaient produit. Les MJC furent inondées de documents très bien conçus… mais pour un public de spécialistes, c’est-à-dire les directeurs, ou les responsables les plus au fait des problèmes fédéraux. La pédagogie semblait quelque peu oubliée…, tout comme l’étaient les MJC sans directeurs permanents, dont les responsables bénévoles se sentaient peu concernés par les questions débattues. Une assemblée générale extraordinaire fut convoquée à Sochaux, le 23 mars. Le choix de la date, fixée par les administrateurs, n’était pas innocent. Il s’agissait de repousser, au maximum, la date de l’ultimatum de Joseph Comiti, fixé au 31 mars, mais aussi, en cas de refus (prévisible) des propositions ministérielles, de compter sur l’attentisme gouvernemental, avant le référendum du 27 avril. Les problèmes fédéraux rencontraient, d’ailleurs, les thèmes de ce référendum : la régionalisation, mais aussi la participation, que ce soit celle des salariés ou celle des associations culturelles au sein des conseils régionaux prévues par la réforme Jeanneney.
32Sans grande surprise, l’assemblée générale de Sochaux repoussa les statuts conformes aux exigences ministérielles et approuva une régionalisation qui conservait une représentation des directeurs au sein des diverses instances, à une large majorité. Les partisans de l’autre option dénoncèrent une assemblée manipulée par la CGT et les communistes, présents en nombre il est vrai. Pour autant, compte tenu du contexte de l’après-mai, était-il surprenant de voir l’assemblée générale d’une association, repousser des statuts, qui auraient écarté du pouvoir les salariés ? Ces statuts étaient, de plus, imposés par le gouvernement avec menace de suppression des subventions à la clef. Lors d’une réunion préparatoire à l’assemblée de Sochaux, un président de fédération départementale avait déclaré : « Ce n’est pas au moment où toute l’action tend à faire participer le personnel à la gestion des entreprises que nous devons mettre notre personnel derrière la porte61. » Cet appel au maintien de la cogestion avec les directeurs n’émanait ni d’un représentant de la CGT, ni d’un membre communiste ou « gauchiste » du conseil d’administration fédéral, mais de l’actuel (2007) président du Sénat, Christian Poncelet, alors député gaulliste de gauche, et, par ailleurs, président de la fédération des MJC des Vosges62.
33Trois jours après l’assemblée générale de Sochaux, Joseph Comiti recevait le bureau fédéral et lui signifiait les mesures qu’il prenait en réponse à la non modification des statuts :
- suppression des services fédéraux de l’architecture, de la gestion du personnel, et réduction de 2/3 du personnel fédéral dès le 1er juillet 1969
- fin de la prise en charge de la formation des directeurs par le secrétariat d’État
- pas de création de postes de directeurs de MJC au FONJEP, retrait de 20 postes à la FFMJC
- interdiction pour une commune d’obtenir une subvention pour un équipement confié à la FFMJC63.
34Il s’agissait d’un véritable programme de sanctions qui condamnait l’existence de la fédération, du moins son fonctionnement depuis plus d’une vingtaine d’années. Le plus grave était que la fédération ne disposait d’aucun moyen légal pour contester ces mesures. Seul le dernier point, parce qu’il attentait à la liberté de choix des communes, fit d’ailleurs l’objet d’un recours devant le Conseil d’État. La FFMJC payait lourdement le caractère précaire de son mode de subvention, soumis au seul bon vouloir de l’administration.
Scission de la FFMJC
35Le 1er avril, soit le lendemain de la confirmation de ces mesures, le délégué général Lucien Trichaud donnait sa démission, estimant avoir été désavoué par l’assemblée générale de Sochaux. Elle fut suivie, quelques jours plus tard, de celle d’un nombre important de membres du conseil et du bureau, dont André Philip64. Ces personnalités dénonçaient la mainmise de la CGT et du PCF, ou plus simplement le refus de négocier avec le secrétariat d’État. L’effet le plus immédiat fut de « gauchir » considérablement le conseil d’administration dont beaucoup de membres socialisants démissionnaires furent remplacés, selon les statuts fédéraux, par cooptation parmi les candidats qui n’avaient pas obtenu un nombre de voix suffisant à l’AG de Grenoble. Le conseil comprenait désormais Paul Markidès, rapidement élu au bureau, ancien responsable municipal de la jeunesse à Saint-Ouen, proche de Paul Laurent et Roland Leroy, et surtout secrétaire-général de la FNCCC, Fédération nationale des centres culturels communaux, où l’influence communiste était devenue prépondérante65. D’autres représentants nouveaux-venus au conseil étaient visiblement eux-aussi des sympathisants communistes. Certes, en même temps, avaient été aussi promus dans les instances fédérales des centristes et des indépendants, mais les communistes désormais donnaient le ton. Leur influence était sans commune mesure avec ce qu’elle était jusqu’alors. France Nouvelle et l’Humanité suivaient de près la « lutte », des municipalités « amies » votaient des motions de soutien.
36Quelques semaines plus tard, la majorité des délégués régionaux démissionnèrent, suivis de trois délégués fédéraux et appelèrent à la formation de fédérations régionales conformes aux statuts préconisés par le secrétariat d’État. La démission de Lucien Trichaud et son appel à constituer des fédérations autonomes avaient été décidés en concertation avec Joseph Comiti, sans doute dès la fin de l’année 196866. L’accord ne fut cependant conclu qu’après l’assemblée générale de Sochaux, fin mars. Le secrétaire d’État garantit le maintien des postes des délégués démissionnaires et facilita un agrément rapide des fédérations régionales. L’objectif de Lucien Trichaud était de reconstituer un organisme national des MJC, débarrassé de la présence du syndicat CGT. Celui de Joseph Comiti était différent : il s’agissait d’obtenir la gestion décentralisée des MJC, surtout de leur personnel, par des fédérations régionales, dont les liens mutuels resteraient extrêmement ténus et de mettre fin à l’existence d’un organisme national, perçu comme instrument de l’opposition.
Géographies d’une crise
37Les MJC étaient donc mises devant un choix : soit opter pour une fédération régionale « autonome » qui bénéficiait de l’appui du secrétariat d’État, ce qui garantissait le maintien du poste de directeur professionnel, soit attendre la mise en place de fédérations régionales FFMJC, conformes aux orientations votées lors de l’AG de Sochaux, mais non reconnues par le secrétariat d’État. La période qui débuta en avril 1969 fut fertile en rebondissements et conflits. L’essentiel demeure que le choix des MJC fut largement déterminé par la position des délégués régionaux qui se divisèrent entre partisans et opposants de la scission : globalement, chaque région suivit le choix exprimé par son délégué. Les directeurs étaient, dans leur grande majorité, hostiles à la régionalisation telle qu’elle était imposée parle secrétariat d’État : ils y voyaient une atteinte à leur liberté professionnelle et, plus largement, une attaque contre les associations qui risquaient, selon eux, de tomber sous la coupe des municipalités. La CGT majoritaire combattit donc avec acharnement la « dissidence », mais la (petite) CFDT lui était, elle aussi, hostile. Seule une partie des membres de la FEN, syndicat qui avait recueilli 58 voix, soit 23,3 % des suffrages exprimés aux élections du personnel, manifestèrent une solidarité de fait avec la scission. Ce qui signifie deux choses : que, d’une part, certains de ces directeurs firent peut-être campagne, dans leur Maison, en faveur de fédérations autonomes, que d’autre part surtout, leurs collègues de la CGT combattirent les velléités de scission auprès des administrateurs de leur MJC, si ces derniers en avaient eu.
38L’examen des conditions de création des fédérations « autonomes » et de l’APREREG qui les regroupa à partir de juillet révèle l’importance des liens personnels qui unissaient Lucien Trichaud avec diverses personnalités. À la très notable exception du Sud-Ouest, ce fut, dans l’ensemble, une poignée d’individus qui participèrent aux créations des fédérations « scissionnistes ». La plupart d’entre eux n’avaient pas exercé de fonctions importantes au sein de la FFMJC ou même au niveau local. Cela explique, en partie, le faible succès de la scission. Outre que ces fédérations semblaient répondre aux injonctions du secrétaire d’État, la prépondérance, parmi leurs initiateurs, d’hommes issus du monde rural ou des petites villes, leur anti-communisme, mais surtout leur hostilité au syndicalisme (en général et pas uniquement à l’égard de la CGT), ainsi que la revendication constante de l’apolitisme étaient autant de traits qui signalaient le caractère conservateur des fédérations APREREG. Dans cet ensemble nettement conservateur, deux fédérations faisaient cependant exception : celles de Midi-Pyrénées et de Languedoc Roussillon. Le choix de quitter la FFMJC fut dans le Sud-ouest un mouvement de masse, encadré par des administrateurs fédéraux qui avaient une grande expérience des instances fédérales. La personnalité la plus influente était Robert Fareng, ancien délégué régional à la Libération, qui avait contribué à la naissance de la plupart des MJC de cette région. Ayant réintégré l’Éducation nationale, comme inspecteur primaire, il avait été élu au conseil d’administration fédéral comme représentant de la fédération départementale du Tarn, avant de devenir vice-président de la FFMJC en 1962. Depuis longtemps, il dénonçait le poids excessif des professionnels au sein des instances et réclamait une meilleure prise en compte des bénévoles. Nulle part ailleurs que dans le Sud-Ouest, le nombre de Maisons avec directeur permanent était aussi peu élevé67. Tous les responsables de la scission dans le Sud-Ouest étaient socialistes, et instituteurs pour beaucoup. L’anti-communisme fut certainement un motif non négligeable de leur choix, ainsi que la défiance vis-à-vis des « bureaux parisiens ». Mais le facteur décisif fut leur opposition à ce qu’ils estimaient être une technocratie de directeurs professionnels. Depuis plusieurs années, ils affirmaient que les prétentions salariales des directeurs n’étaient pas toujours justifiées, surtout par rapport à la référence d’origine du corps des directeurs de MJC, c’est-à-dire la grille indiciaire des instituteurs. D’autre part, le style du syndicalisme majoritaire des directeurs les heurtait profondément. S’ils se faisaient les avocats des Maisons rurales sans permanents, ils affirmaient aussi contre la figure du directeur professionnel qui triomphait alors, un autre modèle d’éducateur : la figure de l’instituteur.
Mobilisation
39Jamais on n’avait autant parlé des Maisons des jeunes et de la culture qu’à l’occasion du conflit avec le secrétariat d’État. La presse évoquait largement « la crise des MJC68 ». Pour les simples élus de base, l’épisode n’eut pourtant pas toujours l’importance qu’il garde dans la mémoire des directeurs, ni dans celles des militants fédéraux. Toutefois, les menaces contre les MJC, la mobilisation qu’elles ont suscitée en retour, à gauche et dans le monde syndical, ont souvent contribué à en faire des enjeux politiques. À cet égard, il est incontestable que si le PSU a pu se manifester – ainsi à Paris69 – le parti communiste a souvent été en première ligne. Sans doute cette présence s’inscrivait-elle parfaitement dans la stratégie d’un parti qui avait besoin de redorer son image auprès de la « jeunesse » après mai 1968. Le résultat en fut net : le PC devint puissant dans un certain nombre de MJC, et surtout dans des fédérations régionales FFMJC qui se constituèrent au cours de l’automne 1969. De ce point de vue, la montée de l’influence communiste parmi les élus fut donc bien plus une conséquence qu’une cause de la scission. D’autre part, les attaques du secrétariat d’État, en particulier la suppression des 20 postes de directeurs, les menaces qui pesèrent sur l’avenir des directeurs mobilisèrent les MJC concernées, et d’autres par solidarité : des pétitions circulèrent, des manifestations furent organisées, y compris dans une ville comme Romans, où les cortèges étaient importants : plusieurs centaines de personnes dans les rues. Preuve toutefois des difficultés à faire comprendre les problèmes des MJC, une jeune ouvrière s’étonnait qu’on manifeste pour défendre deux postes de « directeurs » : « Il n’y en a qu’un seul chez Jourdan [usine de chaussures], c’est déjà beaucoup70 ! » À Blois, l’évêque protesta publiquement contre une mesure qui visait la jeunesse, Pierre Sudreau, député centriste faisait part de sa préoccupation, tandis que le secrétaire de la fédération UDR départementale félicitait Joseph Comiti de « montrer aux jeunes la route des stades plutôt que celle des barricades71 »… Même s’il faut se garder de généraliser et d’accentuer le phénomène, il était certain que la défense des MJC participait à la politisation de certains de leurs adhérents, peut-être même plus que les activités qu’elles proposaient traditionnellement…
Une reprise en main limitée
40La scission et le conflit avec le secrétariat d’État fournissaient l’occasion rêvée pour des municipalités de mettre au pas des Maisons dont l’agitation avait pu ne pas plaire à tous. Ainsi, le maire-président de la MJC de Lisieux, qui s’était heurté à un groupe de jeunes administrateurs et au directeur, demanda discrètement à son compagnon Joseph Comiti que le poste de directeur soit inscrit au nombre des vingt que le secrétariat d’État retirait à la FFMJC72. D’autres municipalités profitèrent des circonstances pour essayer de reprendre les choses en main : ainsi à Caen, où l’adjoint à la jeunesse et sports, Me Girault (futur maire de Caen) proposait une réforme des instances, tout en reprochant à la politique de Joseph Comiti d’être motivée par des considérations politiques73. À Brive-la-Gaillarde, la MJC en crise, fut aussi une victime de la période de conflit avec le secrétariat d’État. Cependant, rares furent les tentatives qui débouchèrent sur une municipalisation de la gestion des associations-MJC, comme l’atteste le chiffre relativement peu élevé de MJC avec directeur, désaffiliées (27 soit 9,2 % du total74). Les plus touchées furent celles dites de la Ville de Paris75. Le Conseil de Paris leur imposa en mars 1970 une convention qui renforçait considérablement le contrôle de la Préfecture et imposait l’emploi direct du personnel, sans recours à une fédération. Plus grave, la vaste MJC Maurice Ravel (12e) fut chassée de ses locaux, au profit du centre de séjour mitoyen, dont la gestion avait été retirée par Joseph Comiti à la FFMJC76. D’autre part, « la Mouffe » qui était une MJC parfaitement statutaire, à la différence des Maisons qui viennent d’être évoquées, refusait la convention et était victime de l’acharnement de Jean Tibéri : nouvelles menaces après une exposition de photographies dont certaines traitaient de mai 68, visites renforcées des commissions de sécurité dans les locaux branlants de la Mouffe, puis dénonciation des contrats de financement des postes de directeurs77. Malgré tout, ces tentatives, en dehors de ces cas parisiens, restèrent relativement limitées. Ce fut même au contraire la mobilisation d’une partie des élus locaux en faveur des MJC qui contribua, pour une part, à temporiser l’action menée par le secrétariat d’État.
Une régionalisation finalement imposée
41Joseph Comiti et ses conseillers maintinrent leur position vis-à-vis de la FFMJC, tout au long du printemps et de l’été 1969, sans changement notable. Toutefois la position de ceux qui mettaient en place des fédérations régionales autonomes, soutenus par le secrétariat d’État fut affaiblie. La scission marquait le pas : peu de directeurs avaient donné leur démission de la FFMJC pour rejoindre une fédération autonome : moins de 10 % d’entre eux, entre avril et novembre. Quant au nombre de MJC ayant adhéré à une fédération autonome, il s’élevait selon une estimation optimiste du secrétariat d’État, à un peu plus du quart des MJC affiliées début 196978. Surtout, la FFMJC reçut le soutien d’un certain nombre de personnalités centristes et indépendantes, en particulier de maires.
42Joseph Comiti avait commis une erreur : il avait supprimé vingt postes de directeurs, sans jamais consulter les municipalités. Or, faute de pouvoir disposer d’informations fiables sur les postes, puisque son administration, depuis les origines, déléguait le contrôle effectif sur les associations à la FFMJC, le secrétariat d’État en fut réduit à supprimer des postes au hasard : on en retira aux communes qui en possédaient plusieurs, afin de ne pas déclencher de trop vives réactions79. Le principal effet fut cependant de faire perdre du crédit aux allégations du ministre, qui affirmait que les postes supprimés étaient ceux des MJC où la neutralité n’était pas respectée. Les MJC bénéficiaient également de la sympathie, ou de la complicité de nombreux inspecteurs locaux de la Jeunesse et des Sports, qui mirent une mauvaise volonté certaine à désigner les postes de directeurs de MJC dont la suppression était demandée, et cela en dépit des réserves qu’ils pouvaient avoir, par ailleurs, vis-à-vis des MJC et de leur efficacité. Jean Maheu, directeur de la Jeunesse, parlait ainsi d’un véritable chantage aux élus locaux, exercé par les FFMJC, qui mettait en évidence le risque de retrait du poste de directeur, en cas d’acceptation du changement d’affiliation, perspective que les maires voulaient éviter80. Les maires, en particulier leur organisation, l’Association des maires de France, ne facilitèrent pas la scission, mais eurent pour objectif de temporiser l’action d’un secrétariat d’État que les élus interprétaient comme une volonté de transfert des charges vers les collectivités locales.
43D’autre part, plusieurs personnalités centristes s’étaient émues de la politique ministérielle qui s’apparentait à une reprise en main de l’après 68, fort éloignée de la Nouvelle société de Jacques Chaban-Delmas. À l’Assemblée nationale, lors d’un débat Joseph Comiti avait lancé en latin « Cave ! Prenez-garde ! » en brandissant le journal des MJC de Rennes qui comportait un article intitulé « Quousque tandem… Catilina81 ! ». Dès novembre 1968, Bernard Stasi s’était élevé à l’Assemblée nationale, contre les accusations portées à l’encontre des MJC pendant les événements82. L’hebdomadaire centriste Démocratie moderne soulignait les dangers d’une cassure en deux organisations rivales83. Une mission de médiation entre la FFMJC et le secrétariat d’État fut confiée, à l’initiative de l’Association des maires de France, à René Monory. Ce dernier fut sensible en particulier à l’article que Le Monde publia sous le titre : « L’étranglement de la Fédération des Maisons des jeunes préfigure l’assassinat de l’éducation populaire. » Il s’agissait de la reprise, titre compris, d’un communiqué fédéral rédigé par André Jager. Le choix de présentation effectué par le journal semblait accréditer l’idée que la rédaction faisait sienne une analyse qui condamnait sévèrement la politique de Joseph Comiti84. Si la médiation de René Monory ne déboucha sur aucun résultat concret, elle eut pour effet de rendre Matignon plus circonspect vis à vis de la politique de Joseph Comiti, qui penchait de plus en plus pour la « localisation » des postes, confiés aux association de base, ce qui revenait à les municipaliser. Dix MJC virent d’ailleurs leurs postes de directeurs échapper à la règle commune : ils purent être financés à 50 % par l’État, tout en n’étant pas attribués à une association, mais à une municipalité. Ce furent des municipalités « amies » qui profitèrent de cette mesure, dont celle de Lisieux, déjà évoquée.
Victoire ministérielle, défaite de la scission
44Le conflit s’acheva, malgré tout, sur une victoire ministérielle, puisque le 14 décembre, le conseil d’administration fédéral acceptait la régionalisation, selon les modalités prévues par le secrétariat d’État. Passons sur les détails. L’essentiel était que, désormais, les salariés étaient employés par les fédérations régionales et qu’ils ne disposaient plus de voix délibérative au sein des instances. Il s’agissait, d’ailleurs, du véritable enjeu. Le changement d’attitude fédérale en décembre fut la conséquence de l’ultimatum de Joseph Comiti, qui, le 1er de ce mois, annonça la « localisation » des postes de directeurs, qui allaient dépendre soit des fédérations régionales « autonomes » soit directement des MJC, à compter du 1er janvier 1970. En clair, la FFMJC était menacée de disparition. Après d’ultimes débats, au cours desquels s’affrontèrent une tendance partisane de la poursuite de la lutte, bien représentée parmi les élus de la région parisienne et une tendance favorable au compromis, représentée par les Grenoblois et les élus du Nord-Pas-de-Calais, la seconde tendance l’emporta. Les représentants des directeurs cégétistes finirent, aussi, par se rendre à ce compromis, vécu, par beaucoup, comme une capitulation85. Si formellement, l’approbation des nouveaux statuts ne fut effective qu’à la suite à l’assemblée générale de Paris Belleville le 22 février 1970, dès le 31 décembre précédent, un courrier du secrétariat d’État aux maires pouvait annoncer la normalisation des relations avec la FFMJC et la fin de certaines des sanctions prises huit mois plus tôt. Les fédérations régionales de la FFMJC allaient être agréées.
45À la date de la fin du conflit, il était impossible de faire un décompte très précis des effectifs des fédérations régionales autonomes (« scissionnistes ») et des autres, car la situation ne se clarifia que très lentement. Globalement, un tiers seulement des MJC avaient opté pour les fédérations autonomes, dont moins d’un quart des MJC avec directeurs permanents. La scission n’avait véritablement rencontré un succès massif que dans le Sud-Ouest, où les MJC rurales étaient très majoritaires.
Bilan d’une crise
46Deux réseaux de fédérations régionales d’importance inégale allaient désormais être en concurrence. Tous les deux étaient reconnus par le secrétariat d’État, ce qui suscita l’inquiétude et la colère de ceux qui avaient quitté la FFMJC et qui dénonçaient le revirement du gouvernement86. L’essentiel demeurait, cependant, que les objectifs initiaux du secrétaire d’État, de ses conseillers surtout, n’étaient pas exactement les mêmes que ceux de son administration, qui disposait en la matière d’une certaine autonomie. En schématisant, car, dans le vif de l’action, les positions des uns et des autres apparaissaient moins tranchées, on peut affirmer que l’objectif de Jean Maheu, directeur de la Jeunesse, était de parvenir à la régionalisation de la FFMJC et à la fin de la présence des directeurs dans les instances. Ce point acquis, il souhaitait, en bon administrateur, ne disposer que d’un seul interlocuteur. L’objectif de Joseph Comiti était plus politique et traduisait une volonté de reprise en main d’une institution jugée gauchiste ou communiste. Ses conseillers semblaient même prêts à aller jusqu’à une localisation des postes et à la disparition de la fédération nationale. Cependant, la crainte de la « municipalisation » les arrêta. Ainsi fut conclue une forme de compromis : la FFMJC disparaissait en tant qu’association nationale, mais les postes de directeurs restaient confiés à des fédérations d’associations loi 1901 (les fédérations régionales de MJC), organisés en deux réseaux concurrents.
Notes de bas de page
1 Exemple dans Geneviève Dreyfus-Armand et Laurent Gerverau, Mai 68, les mouvements étudiants en France et dans le monde, BDIC, Nanterre, p. 203 et 156.
2 Françoise Tétard, « Le soixante-huitdes mouvements de jeunesse et d’éducation populaire », in Geneviève Poujol (dir.), Éducation populaire : le tournant des années 70, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 27-58.
3 Communiqué du CA de la FFMJC du dimanche 19 mai 1968, AFF.
4 Le CM avait fait de même. Notes de Lucien Trichaud juil. 1968, arch. L. Trichaud, AUN.
5 Documents de fin d’années de 6 MJC de Grenoble, arch. FRAG, Grenoble.
6 Georges Bilbille, entretien.
7 Titre de Situations, journal des MJC de Νice, n° 5/6, juin-juil. 1968.
8 Rapport d’activités 1967/68 MJC Rennes Maurepas Grand Cordel, AFF 1080.
9 Entretien avec Jean-Pierre Corvol, ancien directeur de la MJC.
10 Rapport de Gérard Célariès, sept. 1969, dos. pers. X, boîte 29, FRMJC IDF, Paris.
11 Marie-Thérèse Delanoue, Bernard Briche, Jacques Marpeau, Rapport sur la situation et les difficultés d’animation au lendemain des mois de mai et de juin 1968. juillet 1968, AFF 9.
12 Rapport de Gérard Célariès, réf. citée.
13 Entretien avec Bernard Kohler, directeur.
14 Rapport de la DDJS Indre et Loire à SEJS, 9/1/1970, CAC 19820784/1.
15 Rapport d’activité 1967/68, MJC d’Épernay, AFF, Paris.
16 Pas à pas, n° 186, sept. 1968. Ce numéro donne un aperçu des manifestations qui eurent lieu dans les MJC en mai et juin 1968.
17 Michel Winock, « Les lycéens », Εsprit, nov. 1968, p. 488-505.
18 Alain Schnapp, Pierre Vidal Naquet, Journal de la commune étudiante, Seuil, rééd. 1988, p. 643-44.
19 CA MJC Montélimar du 6 nov. 1968. Rapport d’activité de la MJC pour 1968, arch. FRAG, Grenoble.
20 Analyses et documents (bimensuel dirigé par Jean Risacher), n° 164, 19 déc. 1968.
21 Rapport sur les conseil de Maison, dos. pers. arch FRMJC Ile-de-France, Paris, boîte 65.
22 Entretien avec Mlle Métayer.
23 http ://mjc.chenove.free.fr/historique/1968.jpg
24 Le Mois à Rennes, n° 74, juin-juil. 1968, p. 5. Voir aussi AFF 1080.
25 CAC 19820784/4.
26 Rapport d’activité 1967/68, MJC d’Épernay, AFF Paris.
27 Situations, MJC de Nice, Nice, n° 5-6, juin-juil. 1968.
28 Entretien avec Patrik Paupy, alors directeur à Orléans La Source.
29 L’expression n’est pas péjorative dans nos propos.
30 En 1968-69, la MJC était composée à 60,2 % de 15-24 ans.
31 Claude Canard Volland, La MJC…, op. cit., p. 23.
32 Archives du Comité local des MJC de Lyon, FRAL, Lyon.
33 Rapport de directeur, dos. pers. AFF et Christian Labruyere, Image actuelle d’une MJC : Reims Saint-Εxupéry, mémoire stage INEP, 1974.
34 CAC 19820784/2.
35 Données reconstituées à partir d’un échantillon de 89 MJC de province, représentatif des MJC urbaines.
36 Dénomination qui apparaît dans les documents, mais qui est très difficile à interpréter : elle pouvait recouvrir des employés ou des experts-comptables. Plus gênante encore est l’impossibilité de distinguer entre salariés du secteur privé et du secteur public.
37 1943 constituait une rupture car il y avait deux fois moins d’administrateurs nés en 1942 qu’en 1943.
38 Formule née dans le contexte de l’affrontement avec François Missoffe, mais qui connut un succès inégalé après mai. CR de l’AG de Grenoble par G. Hillairet (vers le 20 nov. 1968), arch. L. Trichaud, AUN.
39 Gilbert Hillairet, « Note d’information » [sur mai], Pas à pas, n° 187, oct-nov. 1968, p. 6.
40 Les FSE furent mis en place dans le cadre de la circulaire n° I-68-513 du 19 décembre 1968. Ils avaient été prévus dès 1960, en particulier dans les lycées techniques, mais n’avaient guère rencontré de succès.
41 Rapport moral 1968 MJC Robert Martin, Romans, AFF 870.
42 Expression de Bénigno Cacérès.
43 Lettre de X à SEJS, 16/8/1969, CAC 19820784/4.
44 Georges Bilbille, Une histoire de théâtre du côté de Mouffetard, Éditions Alzieu, Grenoble, 2003, p. 144 sq, et entretien.
45 Rapport de DDJS Indre-et-Loire à SEJS, 9/1/1970, CAC 19840784/1.
46 Le Monde, 1-2 déc. 1968.
47 Le Monde, 26/11/1968. Coquille du journal qui parle de Dollwiller.
48 Hubert Marchal, L’Insoumise de Courbevoie, INJEP, Marly le Roi, 2000, p. 76.
49 Ibid p. 71.
50 Hubert Maréchal l’auteur de l’ouvrage cité, était le président de la MJC à cette date.
51 Après un court intermède assuré par Roland Nungesser.
52 Le Monde, 31/8/1968.
53 Jacques Foccart, Journal de l’Élysée, vol. 2, Fayard-Jeune Afrique, 1998, p. 251 et 288.
54 Ibid., p. 279.
55 Ibid, p. 23.
56 Jacques Foccart, Journal…, op. cit., p. 508.
57 Ibid., p. 508 et 510. Nous remercions François Audigier, auteur d’une Histoire du SAC, la part d’ombre du gaullisme, Fayard, 2003, 522 p., de nous avoir indiqué que le journal de Jacques Foccart comportait des éléments intéressants pour notre sujet. Joseph Comiti était lié avec le SAC marseillais et avait un lien familial (cousin) avec Paul Comiti, garde du corps du général de Gaulle et responsable du SAC.
58 Jean-Marie Dupont, Le Monde, 12/11/1968. Auteur des publications de la Documentation française consacrées aux MJC, le journaliste était aussi un militant d’éducation populaire, s’intéressant à la pédagogie de la presse.
59 Gilbert Hillairet, présentation du rapport moral à l’AG de Grenoble, AFF.
60 Rappel in CR de l’AG de la FRMJC de Rennes, 22 fév. 1975, AFF 716.
61 Note au DG par Jean Destrée, 13/3/1969, AFF 316
62 Député UNR-UDT il est vrai, donc particulièrement sensible à « la participation ».
63 Nous résumons la lettre de Joseph Comiti du 31/3/1969 qui confirme les déclarations du 26/3. AFF dossier scission.
64 Il fit paraître une tribune dans Le Monde du 11/4/1969 : « Les origines d’une crise. » NB : André Philip avait démissionné un an plus tôt de la présidence mais pas du conseil.
65 Sur Paul Markidès, DBMEPAC et entretien.
66 Voir le récit qui figure dans la lettre de Lucien Trichaud à Joseph Comiti, 30/6/1969, AUN.
67 6,4 % des MJC de l’académie de Toulouse contre 29,1 % en moyenne nationale.
68 Voir l’abondant dossier de presse constitué par la FFMJC au moment de la crise.
69 Voir à ce sujet les protestations de Lucien Trichaud après les déclarations de Claude Bourdet, AUN.
70 Arch. MJC Robert Martin, Romans.
71 Le Monde, 23 sept. 1969, La Nouvelle République du Centre-ouest, 11 et 16 sept. 1969, Informations catholiques internationales, n° 346, oct. 1969, p. 11.
72 Beaucoup d’éléments à propos de Lisieux : CAC 19820784/2 et 19790592/1, ainsi que dans le dossier du directeur, FRMJC Ile-de-France (URJCAD).
73 Longue interview in Liberté de Normandie, 27 sept.-3 oct. 1969, p. 13-16.
74 Pour le détail des estimations, voir notre thèse.
75 Voir supra.
76 CAC 1979592/28 et Journal de la FRMJC de la région parisienne, n° 0, 1er trim. 1971, p. 7-8.
77 Georges Bilbille, Une histoire…, op. cit. Voir aussi Le Monde, 29 janv. 1970.
78 « Le SEJSL et les problèmes posés par la FFMJC », 17/9/1969, ronéo. Ce chiffre ne fut atteint, selon l’APREREG elle même, qu’en janvier 1970. Lettre de Lucien Trichaud à Jean Maheu 29/1/1970, AUN.
79 Dossiers de Jean Maheu, CAC 19870483/39.
80 Jean Maheu était persuadé de la collusion locale entre la FFMJC et la Jeunesse et Sports. Il parlait de « chantage aux élus ». CAC 19820784/3. Bon exemple à Reims : CAC 19820784/3 et L’Union, 24/9/1969.
81 Le mois à Rennes, n° 85, sept. 1969. JORF/DPAN, 11 oct. 1969, séance du 10 oct. 1969, p. 2613. La citation latine, premiers mots de l’apostrophe de Cicéron à Catilina, signifie : « Jusqu’à quand abuseras-tu de notre patience ? », en référence à la tentative de Catilina de se présenter au Sénat alors qu’il avait déjà comploté contre la République.
82 Lors de la discussion du budget de la Jeunesse et Sports. Le discours figure dans les archives Lucien Trichaud AUN. Lettre du 18/11/1968.
83 François Bordry, « La crise des MJC », Démocratie moderne, n° 52, 25 sept. 1969, p. 22-23.
84 Le Monde du 11 déc. 1969. Entretien avec André Jager.
85 Entretiens avec R. Bruley et G. Kolpak. La CFDT et les directeurs de la FEN restés à la FFMJC étaient sur des positions proches.
86 Lettre d’André Philip à Jacques Chaban-Delmas, 7/1/1970. AUN.
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