Chapitre XXII. La poésie comme événement de parole
p. 295-305
Texte intégral
1Il m’a semblé que l’essentiel de notre réflexion sur la littérature et l’événement était implicitement conduite par des phénomènes qui avaient lieu en dehors de la littérature, s’appuyant en cela sur des textes qui ne faisaient qu’accuser le caractère transitif d’une production dont les visées politiques sont patentes, comme c’est le cas avec l’essai et à plus forte raison avec le pamphlet ou le panégyrique, toutes époques confondues. Il n’est pas sûr que la fiction échappe à cette même règle, dès lors qu’elle est ancrée sur un événement historique, bien que les choses ne soient pas aussi simples même au regard d’une esthétique réaliste, j’en conviens. C’est encore ce fil conducteur qui m’avait permis de parler de la littérature à propos des événements de Casas Viejas en revisitant différentes catégories du récit qui vont du reportage (Sender, Eduardo de Guzmán) au récit de fiction, tel que le roman de Miguel Sen, La memoria muda. Ce cycle m’avait permis de parler de la productivité de l’événement et d’un effet de retour sur le récit dont le « romanesque » consiste à exploiter la logique des possibles narratifs que fournissent les événements tragiques, face auxquels nos esprits avides de rationalité cherchent à démêler les raisons d’être. Cette trajectoire a semble-t-il le mérite de rappeler comme le fait Claude Romano que pour qu’il y ait événement, il faut des traces et un observateur pour qui l’événement fait sens1. Le philosophe pointe donc l’existence d’une bi-polarité constitutive de l’événement qui vaut au plan ontologique comme sur le plan de la création littéraire, en particulier dans les romans de la mémoire, qui en Espagne ne cessent de se nourrir des « échos de l’événement » (cf. Cercas, Muñoz Molina, J. Llamazares, Alfons Cervera, pour ne citer que quelques noms parmi tant d’autres). Mais qu’en est-il du discours poétique ? Quelle place et quel visage y prend l’événement, dès lors qu’on écarte la référence historique ou plutôt le régime narratif qui exclurait le poème du domaine lyrique ? La question pourrait être posée autrement : quels faits accèdent à l’événementialité lorsqu’il s’agit de poésie ? Nous avançons à titre d’hypothèse, que le seul événement que le discours lyrique peut articuler est un événement de parole. La prise de parole en poésie est toujours un événement inaugural qui ne saurait être ramené à un vouloir-dire préexistant. Comme le rappelle Claude Romano : « Dans l’acte de parole, avènement de la parole et événement du sens ne font qu’un2. » Si les formes reçues en héritage à travers notre compétence linguistique sont impuissantes à désigner ce que le poète se dispose à dire, il est alors contraint à forger une langue « originelle », qui ouvre sur un monde neuf et encore innommé, qui nous ramène à une question de représentation du monde, à partir d’un travail de la forme que Laurent Jenny désigne comme « événement figural » ; entendons par là l’avènement d’un nouvel ordre du sens3. Pour expliciter cette approche de « l’événement de parole », je proposerai deux axes d’interprétation selon que l’événement découle d’une représentation externe (événement par référence) ou d’une représentation interne (événement figural).
Poésie et événement par référence
2J’ai pu montrer précédemment et à diverses occasions4 comment dans le système héroico-exhortatif qui constitue le Romancero de la Guerre d’Espagne, l’événement était dilué dans une série d’épisodes répétitifs, généraux et réduits au schématisme idéologique (antifascisme vs fascisme) au point d’en perdre son évenementialité. Ce qui constitue l’événement n’est pas tant la référence concrète aux grandes batailles, aux faits d’armes individuels et exemplaires, à l’évolution du Front, aux forces en présence et à leurs comportements, que la façon dont une pratique signifiante – en l’occurrence la poésie – occupe le terrain comme un moyen de poursuivre autrement la politique. J’avais alors essayé de montrer le double mécanisme qui lie le Romancero à l’événement : 1) l’instrumentalisation politique de l’épopée, 2) et comment le Romancero a fait de son discours sur la Guerre d’Espagne – même si l’expression peut paraître barbare et déplacée – un « événement culturel ».
3Il est un point sur lequel il conviendrait d’insister parce qu’il est un signe de la productivité de l’événement, c’est la commémoration. Elle est présente dès les années de guerre, si l’on observe l’insistance avec laquelle le Romancero reprend les dates clé de la guerre civile. À mon sens, la commémoration est un événement en soi, qui fait revivre le passé comme présent et surtout fait vivre l’événement sur le mode collectif. Il ne faut pas perdre de vue que le temps de la commémoration coïncide au plan performatif avec celui de la célébration qui a un caractère factuel et qu’il s’agit d’autre chose qu’un simple fait de narration rapporté au présent. Le temps de la commémoration rend perméable la frontière entre le présent et le passé. Du reste, il devient difficile de distinguer dans ces textes présent d’énonciation et présent de narration. L’énonciation dans ce cas instaure un rituel d’éternité, gage de la cohésion à maintenir au sein d’une communauté soudée par la justesse de sa cause.
4Revenons sur cette question de commémoration qui perdure aujourd’hui, à travers l’hommage aux anciens des Brigades internationales, qui ont incarné un élan de solidarité sans doute unique dans l’histoire du xx e siècle, pour montrer qu’un événement se prolonge en liaison avec le sens qu’une communauté peut lui assigner. On a tous à l’esprit le texte de Luis Cernuda, extrait de Desolación de la Quimera (1962) qui évoque la rencontre fortuite de l’auteur lors d’une lecture publique à Boston avec un vétéran de la Brigade Lincoln. Cette composition a pour titre « 1936 ». Malgré les divergences de fond qui ont opposé Cernuda et le PCE, à cause de la discipline de parti, le texte cernudien affirme sa totale reconnaissance à ce Volontaire de la Liberté, dont l’engagement ne saurait être entaché par la défaite militaire de la République : « Que aquella causa aparezca perdida,/Nada importa […] Lo que importa y nos basta es la fe de uno 5. » Cernuda peut regretter le destin tragique d’une cause juste ; il la perçoit en fait comme un naufrage de la morale publique. À plusieurs reprises, Cernuda a dénoncé les injustices de la société marchande, mais il s’est aussi interrogé sur l’échec des révolutions quand elles tombent dans le dogmatisme6. Face à la défaite de la justice, Cernuda oppose le recours à l’éthique : « Lo que importa y nos basta es la fe de uno. » Il ne s’agit pas au début des années 1960 de prendre en charge le combat des républicains en exil. Cernuda s’est éloigné des querelles et des rivalités qui entretenaient les divisions idéologiques et politiques. Cernuda oppose une sorte de pureté originelle des Volontaires de la Liberté, au-delà de leurs appartenances politiques, puisqu’ils se sont engagés pour défendre une idée de la justice, déliée en quelque sorte de son incarnation dans un pouvoir étatique. Ce qui est pratiquement insoutenable au moment des faits, mais devient pensable, après coup, comme un nouvel horizon d’attente. Retour à l’utopie révolutionnaire, soupçonneront certains, mais d’autres parleront de la présence d’une éthique de la vérité, telle que la définit aujourd’hui Alain Badiou, dont « l’impératif combine une ressource de discernement [ne pas se laisser piéger par les modèles de révolution], de courage [ne pas céder aux sirènes des idéologies] et de réserve [ne pas souscrire à l’idée que la puissance d’une vérité est totale]7 ». Cette éthique de vérité fait la place aux aspirations personnelles sans les brider ; elles permettent même de concilier les contraintes liées à l’appartenance à une collectivité, et surtout elle permet de surmonter les difficultés consécutives à la défaite des causes collectives. Dans ce poème, la posture cernudienne et celle du vétéran sont parallèles ; pour eux le devoir moral s’accomplit dans l’éclat inaltérable de « la noblesse humaine » ; les deux ont su résister aux illusions tenaces de l’idéologie : « […] esa fe, te dices, es lo que sólo importa.//Gracias, Compañero, gracias/ Por el ejemplo. Gracias porque me dices/ Que el hombre es noble. »
5Ce même événement avec le temps peut changer de signification. C’est ce qui se produit avec le poème de Jesús Munárriz « Noviembre 1936/Noviembre 1996 ». Il décrit le retour à Madrid d’anciens Brigadistes pour un hommage officiel8. Il ne s’agit plus d’un poème d’exil, mais d’un texte né dans l’Espagne démocratique en plein débat sur la mémoire historique. Jesús Munárriz, avec les idées qu’il défend par ailleurs ne peut être soupçonné de révisionnisme ou de nostalgie franquiste ; or, le poème dont je citerai quelques extraits partage avec celui de Cernuda, le même geste de reconnaissance vis-à-vis des brigadistes. Mais l’hommage qui leur est consacré aujourd’hui n’est pas sans inconvénient ; il jette une lumière crue sur les ambiguïtés de la mise en œuvre d’une politique mémorielle :
El fascism
bien lo sabéis vosotros,
no está enterrado aquí,
no muere nunca,
sólo se transfigura […]
Venís desde muy lejos.
Habéis sobrevivido
a Hitler, Mussolini, Franco, Stalin. […]
Venís desde muy lejos.
habéis soliviantado a los supervivientes
del bando vencedor,
a sus hijos,
sus nietos
y herederos 9 .
6D’un côté, nous assistons à la condamnation sans ambages des résurgences d’un fascisme rampant, et de l’autre à partir d’une logique plus contestable, Munárriz voit dans la reconnaissance officielle du rôle des Brigades Internationales le risque d’ouvrir la boîte de Pandore. Dans ce texte, deux chronologies se télescopent, celle d’un événement passé : l’hommage rendu par Alberti en 1938, repris dans le jeu intertextuel de « Venís desde muy lejos 10 » et la réaction actuelle d’un secteur de l’opinion qui résiste à se défaire de ses attaches avec le franquisme, parce que l’on considère de part et d’autre que la douleur et le sacrifice n’ont pas de couleur idéologique. Il y a bien là une confusion entre le débat sur les souffrances endurées de chaque côté et le sens que l’engagement a pu prendre dans chacun des camps. Il est difficile d’admettre l’équivalence des mémoires franquistes et des mémoires antifranquistes. Sujet sensible que le roman actuel aborde fréquemment. Il suffit de lire Soldados de Salamina pour se rendre compte que toute prise de position politique risque d’être détournée de ses intentions réconciliatrices. Ne pas assumer ces tensions revient aussi à occulter un passé qui ne passe pas. Odette Martínez pointe clairement le dilemme de la transmission de la mémoire antifranquiste en posant la question :
Sommes-nous encore dans un temps chaud de l’événement qui paralyse tout regard critique sur les formes publiques que prennent les retours des mémoires anti-franquistes11 ?
7On pourrait aussi renverser la perspective ; mais elle n’émerge pas dans le débat public parce qu’elle ne fait pas problème et pourtant cette situation est imputable aux séquelles de la guerre. Il s’agit des héritages honteux, comme celui de fils de « camisas viejas » (moins lourds à porter que celui des « fils de collabo » ou « fils de boches » ou encore « fils de tortionnaires »). Parmi ceux-ci il faudrait inclure une frange assez large dans la population de tous ceux qui ont été contraints de servir dans l’Armée franquiste pendant la guerre, par le biais de la conscription. Certes ce parcours est d’autant moins encombrant qu’il a pu bénéficier d’une rédemption pour la première génération, mais il pouvait être désavoué par la génération des fils qui rejoignaient les luttes anti-franquistes. C’est cette situation que décrit Antonio Jiménez Millán dans le poème initial de Inventario del desorden, à la faveur de la consultation de l’album de famille : un inventaire après décés en quelque sorte, qui a pu lever le voile sur une période sciemment occultée. Père et fils divergent sur leur degré d’adhésion au Régime : obéissance sous la contrainte, résignation mêlée de crainte et de respect, effet d’endoctrinement. Tout cela est récusé par le fils qui prend conscience de la part d’aliénation que suppose un tel assentiment :
[…] Da miedo ahora
desenterrar escenas de desfiles
en Granada, hacia 1937.
Ni tú ni yo hemos sido nunca héroes,
aunque tú no dejaras de creer
en verdades sagradas
que ya eran, para mí, palabras sin sentido,
bagajes inservibles,
armas abandonadas
[…]
empezó a no gustarme
aquel estilo rancio de burgueses
con tufo a sacristía,
sumisos, obedientes, cautelosos.
Así podría ser yo, si no hubiera
cambiado de lugar
no desconfiara de las patrias,
las religiones y las banderas 12 . […]
8Peut-être faut-il voir ici un double désenchantement, le désaveu vis-à-vis du père, mais aussi la désaffection consécutive à l’effondrement des idéologies qui promettaient des lendemains meilleurs. Cette mise à distance de l’événement n’est-elle pas une sorte de désengagement, la manifestation du « syndrome d’Ulysse » dont parle Evelyn Hinz13 et qui fait que les écrivains qui se saisissent aujourd’hui de la guerre civile, n’y cherchent pas une quelconque leçon pour éviter les errements des générations précédentes, mais chercheraient à conforter dans ce face à face une compensation à la perte des idéaux et à l’érosion des vertus héroïques. Cette réduction de l’agir humain va de pair avec la façon dont les poètes (et au-delà les écrivains) appréhendent l’événement. Elle renvoie désormais la poésie à « l’action restreinte » et c’est précisément avec ce glissement dont les premiers signes se manifestent au début des années 1960 à propos de la fonction sociale de la poésie, qu’on assiste à une mise à distance de l’événementiel au profit d’une perception très intériorisée de l’événement réduit aux conditions de sa possibilité. L’événement n’est plus alors représenté que dans l’expérience du sujet aux prises avec l’altérité : solitude, souffrance, pouvoir limité de l’écriture (ce que José Ángel Valente appelle « la cortedad del decir »).
L’événement figural
9Sans vouloir entrer dans le vaste débat épistémique sur la crise de la représentation en littérature, il faut bien reconnaître qu’un pas décisif sur ce que la poésie peut dire de l’événement émerge dans la poésie de José Ángel Valente avec son recueil La memoria y los signos (1960-1965). La poésie est sans doute aussi démunie face à l’événement que face à la réalité dans son ensemble quand elle entend rendre compte de sa complexité et des résonances qu’il éveille chez le sujet. J. Á. Valente met en doute l’efficience du poème à « changer le monde » ; pourtant avec La memoria y los signos, il ne ferme pas totalement la poésie à un discours critique sur les pesanteurs de la société franquiste, les séquelles de la guerre, la mystification généralisée qu’entretient le pouvoir autoritaire. L’événement dans son caractère imprévisible et lourd de conséquences n’intéresse pas ou peu le poète, qui s’attarde sur les effets insidieux, inscrits dans la durée que génère un événement dans le vécu des individus : peur, soumission, silence, culpabilité. Alors il lui revient d’instruire par la parole le procès du discours officiel où convergent le pouvoir phalangiste, la collusion ecclésiale, les gardiens du dogme et de l’ordre. L’événement consiste alors dans la prise de parole et son déploiement en tant que discours antidogmatique, hostile à tout ce qui nourrit les fanatismes. Pour montrer les privations et les frustrations, le poète a recours à la fable, l’allégorie, plus rarement à la parodie (car celle-ci a l’inconvénient de ne pas crypter suffisamment la référence, mais d’en livrer le négatif, identifiable par la censure et jugée trop futile aux yeux d’un poète exigeant comme J. Á. Valente. Pointer le manque, ce qui est irrémédiablement perdu, qui apparaît comme une béance du vécu prend mieux la mesure du vide et du sacrifice, qui s’exprime de façon incisive dans « Ramblas de julio, 1964 » : « Y me pregunto qué queda/[…] del pertinaz recuerdo de lo nunca vivido,/pero sobrevivido a golpes/de violenta luz/contra el aire vacío 14 . »
10Ce qui différencie J. Á. Valente des poètes sociaux, c’est sans doute sa volonté de ne pas considérer la poésie comme exorcisme d’une réalité détestable. Le poème chez Valente ne décrit pas, il ne fait que signaler une absence, un silence ; il n’ébauche aucune explicitation, mais plutôt s’engage dans un mouvement d’implicitation :
Hay algo que esas mismas palabras
hastiadas de sí mismas, insistentes
como una invitación o una súplica,
nos obligan a hallar 15 .
11Claude Romano attire notre attention sur le geste originel que suppose pour un sujet la prise de parole, en particulier chez le poète qui toujours articule un sens nouveau au regard du langage :
Prendre la parole, c’est se situer soi-même à cet instant inaugural où je ne fais plus qu’un avec le dire de la parole, avec sa propre énergie, en ne faisant plus qu’un avec son surgissement même16.
12Cette parole initiale est toujours gagnée sur les marges du silence, c’est pour cette raison que C. Romano assimile la parole poétique à un événement17 ; et prendre la parole revient à donner vie au sens, façon d’organiser le monde. Romano ajoute :
La parole ne retentit véritablement comme poème que si elle est inaugurale, et ne peut être cette parole perpétuellement inchoative que si à travers elle, c’est le monde même qui est amené à paraître dans une lumière renouvelée18.
13Avec ce langage neuf, pour établir un rapport au monde, le poète prend des risques et son initiative est aventureuse, comme dans n’importe quel événement qui nous oblige à faire des choix, à nous positionner, à nous adapter, voire à nous transformer. Faut-il voir dans le langage poétique un cynisme du discours ? Un chantage au non sens où le discours détruirait le consensus auquel la langue d’une communauté assujettit ses membres ? Une langue n’est pas close sur un univers de formes et de significations. La mise en œuvre d’un poème entend se soustraire à l’arbitraire ou à l’errance dans la mesure où son dispositif lui garantit une cohérence et une légitimité. Cet agencement qui assure au poème sa capacité à dire quelque chose sur le monde à partir d’une subjectivité trouve une pertinence malgré les difficultés que ce type de discours offre à notre compétence linguistique : sa pertinence tient à ce que Laurent Jenny appelle le « dispositif figural ». Dans La parole singulière, il établit au plan théorique un rapprochement entre discours et événement, développant ainsi la remarque de Paul Ricœur : « Tout discours se produit comme un événement. »
14Je retiendrai surtout cette puissance du figural qui advient dans la langue comme la recomposition d’un sens. Je le cite :
Il n’y a pas d’autre secret au succès du figural qu’une exposition réelle du sujet parlant à cet entrecroisement de risques : ouverture à l’inédit dans le réel, à la déliaison linguistique dans la parole19.
15C’est sur les effets de ce dispositif que je voudrais m’attarder en m’appuyant sur un poème de J. Á. Valente « La concordia20 ». La lecture du texte de Valente montre qu’il est entièrement construit sur la tension ironique entre le titre « La concordia » et le refrain « Nunca jamás la violencia », alors que les situations rapportées font état de la permanence d’un monde injuste, cultivant le mensonge et la brutalité. L’ordre chaotique qui est décrit ne repose pas uniquement sur le contenu des énoncés, mais sur l’agencement d’une syntaxe dénuée de tout connecteur logique. Le lecteur est en présence d’une juxtaposition d’éléments assénés comme des données intangibles, hiératiques, compactes qui laissent une impression d’une communauté discordante face à un pouvoir oppresseur. Certes le texte n’est pas dépourvu de résonances référentielles : allusions métonymiques aux piliers de l’ordre franquiste, l’Eglise et l’Armée : « exhaló el aire putrefacto pétalos/de santidad y orden », aux satisfecit du pouvoir politique : « el año mejor fue que otrospeores…/Quedó a salvo la Historia, los principios,/el gas del alumbrado, la fe pública. », à la multitude des relais inférieurs du pouvoir, tout ce que Valente appelle le pouvoir soumis des municipalités : « El concejal, el síndico, el sereno, /el solitario, el sordo, el guardia urbano,/el profesor de humanidades. » Tout concourt à mettre en lumière la mystification d’un système de gouvernement qui fait passer l’ordre imposé pour la concorde. Bref, il n’est pas impossible que le lecteur de l’époque ait pu reconnaître d’emblée le discours fallacieux du pouvoir à propos de la célébration des « 25 años de paz ». Mais l’essentiel du poème de Valente est ailleurs : il réside dans le contre-discours ironique qui sert à démonter ce qui relève de la dénégation : le pouvoir et le mensonge : « Hubo más muertos./Pero nunca, jamás, la violencia. », avec pour caisse de résonances des acolytes dont la passivité complice contribue à entretenir le discours officiel. Tout cela forme une communauté d’intérêt qui explique les difficultés des « victimes » à trouver la réponse politique. Ce qui est en jeu dans ce poème de Valente est sa capacité à démasquer l’hypocrisie, quitte à ce que l’ironiste avance lui aussi masqué, dans sa polyphonie énonciative. L’ironie généralisée doit être comprise comme un événement figural, parce qu’elle se différencie d’une énonciation « fictive » ; on peut même dire qu’elle a le souci du réel, et même du détail qu’elle décompose avec exactitude pour promouvoir des valeurs qu’elle juge supérieures à celles d’une collectivité sclérosée. Elle voit même dans le réel, ce que cache le pouvoir : les causalités pertinentes, la mouvance des systèmes de valeurs. On a souvent dit que le pouvoir s’exerçait à partir d’une position hégémonique de discours qui modifie les conditions de l’échange interlocutoire. Le travail critique du poète revient alors précisément à favoriser une mise à l’épreuve du code sur « ce qu’il importe de dire ». Lorsque le poète prend la parole, il met en branle des jeux de forces qui constituent l’événement figural, dont Laurent Jenny justifie l’intérêt en montrant que le scripteur s’implique dans l’événement qu’il rapporte par
une mise en travail de la désignation […] parce qu’elle prouve non seulement qu’on parle mais qu’on peut parler, entretenir la parole, lui faire accomplir le frayage référentiel qui justifie son existence de fait21.
16Ce qui fait événement dans la parole poétique, c’est la valeur d’initiative qu’inaugurent le mot, la syntaxe, le discours. De cet événement qui passe par l’étrangeté linguistique, ce que nous attendons est un accès paradoxal à l’intelligible et une relance d’un mouvement qui nous expose à un sens et un destin, la difficulté majeure étant d’assimiler la nouveauté d’une mise en forme, d’une performance, dont le produit (poème, mot juste, écriture) puisse parler à chacun d’entre nous avec la puissance de l’événement. Le rêve mallarméen de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » hanterait au fond tout projet poétique soucieux d’articuler la parole et le réel.
Notes de bas de page
1 C. Romano, L événement et le monde, Paris, PUF, 1998, coll. « Epiméthée », p. 44 : « L’événement est toujours adressé, de sorte que celui à qui il advient est impliqué lui-même dans ce qui lui arrive. » Souligné dans le texte.
2 C. Romano, op. cit, p. 221.
3 L. Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990, p. 25 : « Le figural est l’indice que le monde s’est rouvert, que l’origine se poursuit, et qu’une nouvelle décision expressive est à l’œuvre, où s’entend l’écho de la fondation de la langue ».
4 Cf. C. Le Bigot, L’encre et la poudre. La poésie espagnole sous la II e république (1931-1939), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1997.
5 L. Cernuda, Desolación de la quimera, Madrid, Cátedra, 1984, p. 205-206.
6 Songeons dans le même recueil au poème « Amigos : Víctor Cortezo », p. 193.
7 A. Badiou, L’éthique, Paris, Nous, 2003, p. 126.
8 Le dispositif législatif leur accorde même la possibilité d’accéder à la citoyenneté espagnole, s’ils le souhaitent.
9 J. Munárriz, Corazón independiente, Madird, Hiperión, 1998, p. 63-64 : « Le fascisme/vous le savez bien,/n’est pas enterré ici,/il ne meurt jamais,/il ne fait que se transformer […]//Vous venez de loin./Vous avez survécu à Hitler, Mussolini, Franco, Staline [… ]//Vous venez de loin./ Vous avez donné des ailes aux survivants du camp des vainqueurs,/à leurs enfants,/petits-enfants/ et héritiers. »
10 Cf. R. Alberti, « A las Brigadas Internacionales », dans El poeta en la calle, Madrid, Aguilar, 1978, p. 98.
11 O. Martínez-Maler, « De la chape de plomb à la fièvre mémorielle : la transmission de la mémoire antifranquiste », dans La Guerre d’Espagne : L’histoire, les lendemains, la mémoire R. Bourderon (dir.), Paris Taillandier, 2007, p. 330.
12 A. Jiménez Millán, Inventario del desorden, Madrid, Visorde Poesía, 2003, p. 11-12 : « […] Cela fait peur aujourd’hui/d’exhumer des scènes de parades/à Grenade, vers 1937./Ni toi ni moi nous n’avons jamais été des héros,/bien que tu n’aies cessé de croire/à des vérités sacrées/qui étaient déjà, pour moi, des mots privés de sens,/des bagages inutiles,/des armes abandonnées […] J’ai perdu le goût/de ce style ranci des bourgeois/et de leurs odeurs de sacristies/soumis, obéissants, rusés./Je leur aurai ressemblé, si je n’avais pas/changé de lieu,/si je ne m’étais pas méfié des patries,/des religions et des drapeaux. »
13 E. Hinz, « An introduction to War and Literature : Ajax versus Ulysses », 1990, Winnipeg, Canada, University Minitoba Press, p. V-XII.
14 J. Á. Valente, Punto cero, Poesía (1953-1979), Seix Barral, Barcelona, México, 1988, p. 213 : « Et je me demande que reste-t-il, […] du souvenir persistant de ce qu’on n’a pas vécu,/mais qui a survécu à coups/de violente lumière/contre l’air vide. »
15 J. Á. Valente, « Como una invitación o una súplica » : « Il y a quelque chose que ces mêmes mots/fatigués d’eux-mêmes, insistants/comme une invitation ou une supplique,/nous obligent à trouver. »
16 C. Romano, op. cit, p. 222-223.
17 Cette façon de définir l’événement n’est pas partagée par l’ensemble des auteurs de cet ouvrage, qui à l’instar d’Antonio Castillo collent à une définition « historiciste » de l’événement. Nous rappelons que si au moment d’étudier les relations entre le discours littéraire et l’événement, celui-ci était limité à sa référence externe, la signification de l’événement s’en trouverait mutilée et l’on perdrait de vue l’effet de retour de l’événement dans de nombreux récits de fiction. Il me semble que la mémoire de l’événement, ou encore la réécriture de l’événement comme le montre de façon lumineuse l’article de Christine Rivalan (chap. 25), est partie intégrante de l’événement ; il peut être alors considéré comme un phénomène inscrit dans une totalité signifiante. Un niveau de littérarité élaboré constitue en soi un événement, événement textuel, surgissement et projection vers un futur par un individu en prise avec la collectivité.
18 C. Romano, op. cit, p. 230.
19 L. Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990, p. 25.
20 J. Á. Valente, op. cit, p. 210.
21 L. Jenny, op. cit p. 35.
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