Chapitre XV. « Za Stalin Za Rodinn. » Notes sur la visite d’un inspecteur d’éducation aux enfants espagnols évacués en URSS pendant la guerre civile1
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Texte intégral
L’événement
1Comprendre le concept « événement » en suivant les présupposés théoriques et méthodologiques de l’Histoire Sociale de la Culture Écrite2, discipline à l’intérieur de laquelle s’inscrit le présent travail, suppose de penser qu’il existe des faits ou des événements précis qui génèrent une multitude et une grande variété de témoignages écrits, tant au moment où ils se produisent que par la suite, et qu’il convient de les analyser si nous voulons comprendre les différentes façons dont s’est construite l’Histoire au cours du temps. En ce sens, il est tout aussi intéressant pour nous, historiens de la culture écrite, en qualité d’historiens de la culture, de savoir comment les événements ou épisodes historiques se fabriquent à partir de l’écrit que de connaître les façons de se les représenter, de les diffuser et de se les approprier. Parce qu’il n’y a pas d’événement sans sujet qui le crée, et parce que la dimension sociale est inextricablement liée à l’Histoire Culturelle3. Tout cela implique, sans aucun doute, et comme l’a signalé, à raison, Roger Chartier, une analyse conjointe des discours, des pratiques et des représentations4, chaque fois que nous voudrons parvenir à répondre à des questions-clés comme pourquoi, qui, où, quand, dans quel but et de quelle manière nous avons créé notre Histoire.
2Face à certains grands événements perçus de façon consensuelle par de nombreux spécialistes comme des jalons que l’on ne peut questionner, qui semblent à eux seuls changer ou construire l’Histoire, je voudrais essayer de me centrer davantage, dans ce travail, sur un fait infime, l’un de ces événements imperceptibles qui ne revêtent de l’importance qu’au moment même de leur surgissement, mais qui, au fil du temps, finissent par devenir le symbole et la représentation d’une période historique précise et, ce qui est le plus important, d’une partie de notre mémoire collective.
3Cet événement sans importance apparente, choisi à cette occasion, c’est la visite des foyers et écoles primaires des enfants qui furent évacués en Russie lors de la Guerre Civile espagnole par un inspecteur d’éducation, appelé Antonio Ballesteros. Ledit événement s’inscrit, par conséquent, dans ces coordonnées historiques, concrètement dans une période cruciale du conflit, en d’autres termes les derniers mois de l’année 1937 et les premiers de l’année 1938, ainsi que dans l’un des phénomènes-clés les plus polémiques pour comprendre les deux façons si distinctes de concevoir le monde des deux camps en conflit et l’instrumentalisation de la propagande et de l’idéologie que ceux-ci firent de l’enfance au profit de leurs intérêts belliqueux : les évacuations d’enfants.
4Afin d’écarter les enfants des dangers de la guerre, la République entreprit une importante campagne d’évacuation, qui eut, tout d’abord, pour destination, différents points à l’intérieur de l’Espagne, éloignés du front, et ensuite différents pays étrangers. Le manque de nourriture et de médicaments faisait de la faim et des maladies une menace constante pour les enfants, ce qui, assorti aux bombardements incessants et au fait que nombre d’entre eux étaient devenus orphelins ou que les parents ne pouvaient plus s’occuper de leurs fils et filles, eu égard aux circonstances endurées, facilita la mise en place de ces évacuations. Des slogans comme « Aidez les enfants d’Espagne » ou « Sauvez l’enfance espagnole » (Figure 1) forgèrent ainsi profondément l’opinion publique internationale et de nombreux pays prêtèrent main forte à la République, soit en accueillant ces petits garçons et ces petites filles sur leur propre territoire, soit en envoyant de la nourriture, des médicaments, des jouets ou divers dons destinés à la sauvegarde et aux soins de l’enfance espagnole.

Figure 1. Affiche du rassemblement anarchiste Mujeres Libres [Femmes Libres] exhortant à l’évacuation des enfants, imprimée à Madrid chez Gráficas Reunidas, non datée
5Franco se montra très soucieux de l’important appareil de propagande que constituaient ces évacuations d’enfants à son encontre, puisqu’elles véhiculaient à l’intérieur et à l’extérieur du pays une image très négative de son armée. Dès l’instant où il prit connaissance de ces dernières, il lança une campagne afin de lutter contre cette mauvaise image, qui fut dans un premier temps centrée sur le questionnement de la légitimité et des procédés du Gouvernement républicain, et ensuite sur l’obtention du rapatriement des mineurs en Espagne. Les gros titres de la presse comme « Ils nous volent nos enfants » ou « Rendez les enfants à leur mère patrie l’Espagne » essayaient de présenter les enfants comme des victimes de la politique républicaine et Franco comme un bon père qui tentait de réunir les familles séparées par le conflit, même si ces dernières appartenaient au camp adverse5.
6Il a été dit que ces évacuations et rapatriements constituent l’un des exodes d’enfants les plus importants du xx e siècle. Il a été question, au total, bien qu’il n’existe pas encore aujourd’hui de consensus sur le nombre exact, d’environ 30 000 enfants qui partirent d’Espagne avant la fin de la guerre, chiffre auquel il conviendrait de rajouter les mineurs qui connurent l’exil qui commença après la chute de Barcelone, le 26 janvier 1939. Ces petits garçons et filles eurent pour destination des pays tels que la France, l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, le Danemark, le Mexique ou la Russie6.
7Au total, 2 895 petits garçons et petites filles arrivèrent en URSS entre mars 1937 et octobre 1938, même s’il y en eut évidemment d’autres qui, accompagnés généralement de leurs familles, trouvèrent refuge dans le pays de Staline après la défaite républicaine. C’est pour eux que le Narkompros (Commissariat du Peuple à l’Éducation) créa lesdites Maisons d’Enfants espagnols, au total 16 colonies scolaires réparties entre la Fédération russe et l’Ukraine où les petits garçons et petites filles vécurent jusqu’à l’éclatement de la IIe Guerre Mondiale, aux côtés du personnel auxiliaire et de maîtres d’écoles espagnols ayant fait le voyage avec eux et ayant ensuite partagé leur exil7.
8La plupart de ces enfants encore en vie aujourd’hui évoquent leur séjour dans ces Maisons, entre juin 1937 et juillet 1941, comme la plus belle période de leur vie (Figure 2).

Figure 2. Enfants espagnols habillés en pionniers lors d’une excursion en plein air.
Centre Documentaire de la Mémoire Historique (Salamanque), Photographies, dossier 36, p. 2 924, photo n° 1
9Ils eurent ces années-là quelques centaines de personnes à leur disposition, ils ne manquèrent de rien, ils furent mieux habillés et nourris que les petits garçons et petites filles russes, on leur transmit une éducation et on leur prodigua tant d’attention, tant de tendresse qu’aujourd’hui encore ils parlent avec émotion de leur enfance en Russie, bien qu’ils n’eussent jamais perdu de vue la guerre, ni leur préoccupation pour le sort de leurs proches, ni le désir de revenir en Espagne.
10Lorsque le conflit toucha à sa fin, la Russie ne reconnut pas la dictature de Franco et refusa d’aider au retour des mineurs en Espagne. De 1947 jusqu’à la mort de Staline, le 6 mars 1953, très peu purent rentrer. Ce ne fut qu’au milieu des années 1950, en 1956 et 1957, que les autorités russes et espagnoles offrirent à ces petits garçons et petites filles, alors déjà adultes, la possibilité de rentrer. Parmi les 667 qui ont composé la première expédition de retour, la grande majorité revint très vite en URSS, tant il était difficile de vivre en paix dans l’Espagne franquiste. Quand on leur demande encore aujourd’hui pourquoi ils ne sont pas restés, ils répondent que durant leur vie entière ils ont porté le stigmate des « enfants des vaincus » et soulignent le fait d’avoir passé leur enfance dans le pays du communisme.
Les écritures
11C’est dans ce contexte de la Guerre Civile espagnole et des évacuations d’enfants occasionnées par celle-ci que nous devons replacer la visite de l’inspecteur Antonio Ballesteros en Russie, mandaté afin d’informer le Gouvernement Républicain de l’état des petits garçons et petites filles et du respect ou non des accords obtenus avec Staline en matière de soins et d’éducation. La visite de l’inspecteur généra tout un univers d’écritures, une grande variété de témoignages écrits qui, aujourd’hui, constituent des sources d’informations extrêmement précieuses pour reconstruire cette période historique et l’un des épisodes qui eut le plus de conséquences dans le futur immédiat, non seulement au niveau politique et diplomatique, mais aussi en matière de milliers de vies brisées, d’enfances perdues à jamais, que ces vies emportèrent avec elles.
12Toute cette documentation est actuellement conservée dans la caisse numéro 87 de la Section Politico-Sociale de Barcelone au Centre Documentaire de la Mémoire Historique de Salamanque (Espagne). Chacun de ces documents a une histoire, intimement liée aux fins poursuivies par son auteur et aux intérêts de ceux qui ont tiré des conclusions de ces écrits, mais tous, dans leur ensemble, font partie d’un mystère. Ce sont ces deux choses que je souhaite dévoiler dans ces pages, quels documents ont été produits par cet événement et par quelle mystérieuse raison tous ces papiers ont-ils terminé dans ces « archives de la répression ».
La visite des Maisons d’Enfants (Autobiographies et lettres)
13Nous savons qu’Antonio Ballesteros accomplit la mission officielle dont l’avait chargé le Ministère de l’Instruction Publique de la République Espagnole en Russie entre la fin du mois de novembre 1937 et le début du mois de janvier 1938, comme il en ressort d’un passeport spécial pour voyager à l’étranger qui a été conservé avec le reste de la documentation8. Cela signifie que l’inspecteur est resté environ deux mois en URSS.
14L’une des tâches qu’il devait remplir à cette époque était la visite de certaines Maisons d’Enfants créées par le Narkompros. Puisqu’il en existait beaucoup et que toutes n’étaient pas regroupées, Ballesteros en choisit trois, concrètement celles de Leningrad (qu’il visita le 3 décembre 1937), Pushkin (le 5 de ce même mois et de cette même année) et Pravda (le 6 janvier 1938). Dans le cadre de la visite à ces Maisons, les personnels auxiliaire et enseignant qui étaient au service des mineurs durent écrire une petite autobiographie que l’inspecteur devait ramener avec lui à son retour en Espagne, non sans en avoir laissé auparavant une copie aux autorités soviétiques. L’objectif de ces notes autobiographiques (41 ont été conservées au total) ne visait qu’à connaître et contrôler le nombre de personnes employées dans les Maisons d’Enfants, le rôle qu’elles y jouaient, les motifs qui les avaient fait choisir cette destination et, principalement, leur militantisme politique.
15Ainsi, aux côtés de ces données personnelles et de leurs parcours enseignants ou professionnels, dans ces autobiographies, toutes manuscrites, les responsables des garçons et filles évacués confirmèrent leur conviction politique et manifestèrent une indéniable foi en la République et sa cause, surtout si avant de prendre le chemin de l’URSS ils avaient fait partie des rangs de l’Armée républicaine, comme ce fut le cas du maître José Manuel Arregui Calle :
José Manuel Arregui Calle, originaire de Pola de Siero, province d’Oviedo, 27 ans, maître national ayant été reçu aux concours de 1928 ; ayant obtenu le rang 43 de la première liste complémentaire. J’ai pris mes fonctions à l’Ecole Nationale d’enfants de Feleches, municipalité de Siero, province d’Oviedo, le 14 février 1931, et j’ai exercé dans cette école jusqu’au 26 mars 1937, date à laquelle je me suis engagé dans l’Armée Populaire. J’ai été blessé, et déclaré invalide de guerre [il a perdu la moitié de son bras gauche le 3 avril dans le secteur de San Lázaro, front d’Oviedo], intégrant une nouvelle fois l’enseignement le 3 septembre 1937 dans le cadre du départ en URSS d’un groupe d’enfants asturiens, où aujourd’hui j’exerce en qualité de maître. Professionnellement j’appartenais à la ATEA [Association de Travailleurs de l’Enseignement d’Asturies, rattachée à la Fédération Espagnole de Travailleurs de l’Enseignement (FETE)], groupe local de Siero9.
16Profitant d’une telle opportunité, et dans la mesure où ils savaient que ces documents finiraient entre les mains de personnes ayant certaines compétences et disposant d’un certain pouvoir, les travailleurs des Maisons d’Enfants insérèrent dans leurs autobiographies des pétitions, la plupart en relation avec leur recherche de proches, car depuis leur arrivée en Russie ceux qui prenaient soin des enfants et les petits évacués ne savaient rien des leurs et vivaient plongés dans l’inquiétude et l’angoisse provoquées par l’absence de nouvelles.
17Les communications entre l’Espagne et la Russie étaient compliquées. Non seulement par l’irrégularité du courrier en temps de guerre, mais aussi par les limites inhérentes à la censure, et fondamentalement par la situation chaotique que l’on endurait, puisque beaucoup de parents des petits garçons et petites filles, après la chute du Front Nord, étaient devenus des réfugiés et avaient perdu leurs foyers, ce qui rendait très difficile leur localisation en l’absence d’une adresse où les contacter, en dépit des efforts réalisés par des organisations comme la Croix Rouge Internationale ou les Délégations d’Assistance Sociale espagnoles. Pour cette raison, lorsqu’ils ont appris que l’inspecteur amenait avec lui d’Espagne des lettres de leurs parents, les enfants l’ont reçu comme un héros. Après avoir lu les lettres, ils ont couru dans leurs chambres et à la bibliothèque des Maisons pour écrire leurs réponses, parce que la présence de l’inspecteur leur garantissait la réception de leurs messages. Avoir recours à un intermédiaire était, sans aucun doute, l’option la plus sûre en ces temps-là. Dans ces lettres, les petits garçons et petites filles s’intéressaient à la situation de l’Espagne et faisaient part de leurs craintes devant le silence postal, en même temps qu’ils racontaient à leurs parents leur vie quotidienne en Russie avec tout un luxe de détails et ils leur faisaient savoir qu’ils vivaient dans de parfaites conditions, comme on peut le voir dans cette lettre écrite par l’enfant Arsenio Uralde, résidant dans la Maison de Jarkov, à ses parents et frères au mois de janvier 1938 :
Chers parents, chers frères,
J’espère que vous allez bien, pour nous ça va très bien. Je commencerai par vous dire que nous allons à l’école, mais pour l’instant on a école dans la Maison, mais d’ici quelques jours on ira étudier dans une école de pionniers avec eux. On va aussi à la demeure des pionniers. Papa, maman, je travaille au laboratoire d’aviation, Edilberto au laboratoire de fusil et Luis au laboratoire de dessin, comme pour l’instant il est encore trop petit, on y est donc très bien. On va souvent au cinéma, au théâtre et au cirque, etc. […]. Et ici il y a beaucoup de neige, on en a jusqu’aux genoux et je ne sais pas encore s’il y en aura plus, parce que l’hiver n’est pas encore terminé. On nous donne des bottes avec de hautes chaussettes et des skis et des traîneaux, on va patiner dans des montagnes qui sont tout près de la Maison. Papa, maman, on dit ici que le printemps est très beau, nous irons dans le Caucase. Papa, maman, regardez tous les endroits où nous sommes allés : à Léningrad, en Crimée, c’est-à-dire au bord de la Mer Noire, à Moscou et maintenant à Jarkov […].
On est très bien ici, on a tout ce qu’on veut et ce qui nous fait envie. Ah, papa, maman, on nous enseigne aussi la langue française. Ici en URSS tous les hommes doivent connaître deux langues, le russe et la langue de la nation de leur choix. Tous travaillent […]. Il y a quelques jours, le 21, mourait il y a 14 ans Lénine, notre cher père […] mais on n’oubliera jamais sa mort et on suivra ses instructions grâce à ses livres écrits jusqu’à la dernière goutte de sang dans le monde communiste.
Voilà tout, vos fils qui vous aiment fort vous saluent.
Arsenio Uralde et ses deux frères, Edilberto et Luis.
[PS] : Nous vous serions très reconnaissants si vous trouviez l’adresse d’Adoración Ruiz10.
Une matinée à l’École de Moscou (Rédactions scolaires)
18Outre la visite des Maisons d’Enfants, l’inspecteur Ballesteros se rendit le 13 janvier 1938 à Moscou. Sa visite de la capitale était liée à l’une des autres missions qu’il devait remplir : vérifier comment les petits garçons et petites filles s’intégraient dans le système éducatif soviétique. Pour ce faire, il rendit visite à l’École de la rue Pirogóvskaia, où assistaient à un cours les enfants qui résidaient dans la Maison n° 7, située à cette même adresse.
19Cette matinée du 13 janvier 1938 fut quelque peu différente des autres pour les petits garçons et petites filles espagnols de la Maison n° 7, spécialement pour ceux d’entre eux qui étaient inscrits en 5° et 6° niveaux du système éducatif soviétique. Antonio Ballesteros demanda aux maîtres chargés de chacune de ces deux classes de faire réaliser aux mineurs un exercice de rédaction afin de le ramener avec lui en Espagne. Bien sûr, toutes les rédactions devaient suivre un plan préétabli. Tout d’abord, ils devaient raconter quelles furent leurs premières impressions à leur arrivée en Russie ; ensuite, parmi toutes les choses qu’ils avaient vues ou faites, celles qu’ils avaient le plus appréciées ou celles qui avaient davantage attiré leur attention, comme on peut facilement l’observer dans cette rédaction de la petite Amelia B. de Quirós, qui faisait partie de la classe du 5° niveau (Figure 3) :

Figure 3. Rédaction de la petite Amélia B. de Quirós, écrite dans le cadre de la visite à son école de l’inspecteur Antonio Ballesteros Usano, École de Moscou, 13 janvier 1938. Centre Documentaire de la Mémoire Historique (Salamanque), Section Politico-Sociale de Barcelone, boîte 87, dossier 17, document n° 1.
(Voir traduction ci-dessous).
Mes impressions en arrivant en URSS.
Quelle grande joie ai-je ressentie quand nous avons foulé le sol russe pour la première fois le 30 mars au port de Yalta (Crimée) à notre arrivée en Russie. La journée était très belle, et moi, j’étais très contente. Notre arrivée fut saluée avec beaucoup d’affection par tous nos camarades russes, nous avons été reçus avec l’Internationale, et nous la chantions tous ensemble, Russes et Espagnols.
Après notre descente du bateau « Cabo Palos », j’ai ressenti un peu de tristesse en quittant le bateau, car je peux dire qu’il s’agissait du dernier morceau de terre espagnole que nous avions.
Après quelques heures de voyage en autobus nous sommes arrivés au campement d’Artek, où nous avons été merveilleusement reçus par les pionniers russes, qui nous y attendaient déjà. C’est dans ce campement que nous avons passé un heureux et confortable été, plein de satisfactions.
Voici ma première impression, je dois désormais dire ce que je préfère.
Nous vivons actuellement à Moscou. Nous sommes depuis cinq mois dans la capitale de l’URSS, nous avons vu beaucoup de choses intéressantes, par exemple, la parade qui a eu lieu le 7 novembre à cause du XXe Anniversaire de l’URSS, le Mausolée de Lénine, j’ai été très émue en le voyant, mais ce qui a le plus attiré mon attention entre tous les monuments de Moscou a été le grand chantier du métro. Le métro c’est une chose comme je n’en ai jamais vu de ma vie, surtout la station [Kiefskaya], faite par les jeunesses communistes en un an et qui est la plus belle de toutes.
J’ai aussi beaucoup aimé le Kremlin, car c’est un monument très ancien, mais ce qui a le plus attiré mon attention c’est à mon avis le métro.
Amelia B. de Quirós11.
20Comme Amelia, le reste des enfants espagnols des classes de 5° et 6° niveaux furent conscients qu’il ne s’agissait pas d’un simple exercice scolaire et que la matinée du 13 janvier 1938 n’était pas une matinée quelconque. L’inspecteur était là, leur demandant d’écrire des rédactions qu’il emporterait ensuite avec lui et que leurs parents et de nombreuses personnes verraient, et parmi elles les chargés de la supervision des colonies d’enfants à l’étranger. Cette prise de conscience détermina profondément leur écriture, la rendit moins spontanée et plus disciplinée. C’est ainsi que ressortent le soin et la correction des écrits conservés, la mise en page parfaite, avec ce respect des marges et cet ordre des espaces, la calligraphie parfaitement exécutée, proportionnée, équilibrée, la hiérarchie du texte, l’idéologisation évidente qui est sous-jacente aux mots, etc.12.
De retour en Espagne : vivre pour raconter (Rapport, discussion radiophonique, entretiens)
21Toute cette documentation, tant les notes autobiographiques que les lettres et les rédactions des enfants, arriva en Espagne dans la valise de l’inspecteur Ballesteros. Aux côtés desdits écrits, dans cette valise se trouvaient également des cahiers dans lesquels celui-ci annota, pendant ses visites, diverses données et informations, qu’il utilisa et organisa quelques jours plus tard afin de rédiger un rapport qu’il devait rendre au ministère de l’Instruction publique républicain. Ledit rapport est daté du 14 février 1938 à Barcelone et traite d’aspects aussi divers que l’organisation et le fonctionnement des Maisons, la santé et le comportement des mineurs, la façon dont leur formation dans les écoles était menée à bien, l’absence de nouvelles de leurs parents et l’angoisse que cela provoquait chez les enfants, les problèmes que le Gouvernement soviétique connaissait pour faire face à leurs nécessités et le travail généreux du peuple soviétique. Pour montrer le caractère minutieux et détaillé du rapport de Ballesteros, il suffit de mentionner ce paragraphe faisant référence aux solutions qu’il a apportées pour résoudre à des fins éducatives les déficiences matérielles qu’il avait perçues dans les Maisons d’Enfants :
- 16 collections de cartes d’Espagne.
- Des manuels géographiques Atlas sur l’Espagne en plus grand nombre possible.
- Des photographies du plus grand format possible de gravures et des photographies de paysages, monuments, scènes typiques, habits, coutumes, grands hommes, etc., des diverses régions, provinces et villes espagnoles.
- Des reproductions en grand format du président de la République, du chef du Gouvernement, du ministre de l’Instruction publique, des généraux Rojo et Miaja, du ministre de la Défense, de la Pasionaria, de José Díaz, de Pablo Iglesias, etc., pour les diverses Maisons.
- 24 exemplaires au minimum pour 14 Maisons (2 sont des Maisons pour des enfants en bas âge) de livres scolaires de Grammaire espagnole, Histoire de l’Espagne et Géographie de l’Espagne pour chacun des niveaux du primaire.
- Une bibliothèque de littérature espagnole dans laquelle il y aurait une représentation de nos meilleurs auteurs classiques et modernes pour chacune des 16 Maisons. Littérature en prose et en vers de l’actuelle production du peuple espagnol.
- Livres de formation pour les maîtres (au moins 16 exemplaires) pour chacune des matières du programme du primaire et une sélection de livres d’Histoire de la littérature, des biographies d’hommes illustres de la vie espagnole dans tous les domaines d’activité : travail, politique, art, science, etc., et des livres dans lesquels seraient exposées les caractéristiques des provinces et régions espagnoles.
- Et, au moins, 16 drapeaux de la République espagnole13.
22Quand Antonio Ballesteros arriva en Espagne, outre l’obligation de rédiger ce rapport officiel, il dut également répondre aux médias, car sa visite avait suscité une grande curiosité, non seulement puisqu’il était l’un des rares Espagnols à avoir pu rencontrer les enfants évacués et à s’entretenir directement avec eux, mais aussi puisqu’il avait pu connaître le pays qui, à cette époque, était un idéal à imiter. De cette curiosité et de cette impatience générale, qui n’avaient rien à envier à une harangue du général Miaja, à une lecture de poèmes d’Alberti ou à un article journalistique de Machado, émanèrent une discussion radiophonique et divers entretiens avec la presse, tant nationale qu’étrangère, comme par exemple, celui qui fut publié en mars 1938 dans El Magisterio Español, l’un des journaux éducatifs les plus importants et les plus lus à cette époque. Dans ce même entretien, on questionnait l’inspecteur sur les institutions qu’il avait visitées en URSS, sur sa vision de la vie quotidienne et culturelle de ce pays ou bien sur l’organisation de l’Éducation Primaire. En réponse à cette dernière question, Ballesteros signalait que, d’après lui, l’école obligatoire de 6 à 15 ans faisait de la Russie le modèle du progrès futur, car cela permettait de former des citoyens « ayant le désir, la nécessité et la capacité de prendre du plaisir à développer leur intelligence et leur esprit14 ».
23À la différence des entretiens et nouvelles journalistiques, le brouillon de la discussion radiophonique de l’inspecteur Ballesteros a été conservé avec le reste de la documentation, même s’il est impossible de connaître avec précision la date de son émission (probablement au début du mois de février 1938) et la station qui a bénéficié de ce privilège (peut-être Unión Radio). Le fait que l’inspecteur savait que de ses mots dépendaient la tranquillité et le bonheur de nombreuses personnes, privées par la guerre de ceux qu’elles aimaient le plus, est parfaitement observable dans les multiples corrections, ratures et gribouillages que le brouillon présente. La discussion, si l’on se fie à ce dernier, commence de la sorte :
Je viens de rentrer, il y a quelques jours à peine, d’URSS après avoir passé deux mois avec ce peuple magnifique. À la satisfaction des familles d’enfants privées d’informations régulières et complètes sur leur vie dans ce merveilleux pays si éloigné du nôtre, et en guise d’information pour tous ceux qui s’intéressent aux conditions dans lesquelles se déroule l’existence de ces milliers d’enfants jetés hors de l’Espagne à cause des cruautés de la guerre, nous allons consacrer quelques minutes de discussion à ce thème […]15.
Le mystère
24Tous les documents que je viens de décrire dans les pages précédentes renferment, comme je l’ai signalé au début de ce travail, un mystère. Et ce mystère, c’est qu’ils finirent par servir à des fins très distinctes de leurs fonctions initiales. Si on les conserve aujourd’hui dans les dossiers qui appartiennent à la boîte numéro 87 de la Section Politico-Sociale de Barcelone du Centre Documentaire de la Mémoire Historique de Salamanque, c’est parce qu’ils furent confisqués et volés.
25Avec la chute de Barcelone, en janvier 1939, toute la documentation qui se trouvait au ministère de l’Instruction publique, de même que celle qui reposait dans les divers organismes républicains qui avaient leur siège dans la capitale catalane, fut réquisitionnée par les troupes franquistes, parmi lesquelles on avait créé en 1938 ledit Service de Récupération de Documents (SRD), dont la finalité n’était autre que de saisir tout papier que les républicains dans leur retraite auraient oublié de détruire ou qu’ils n’auraient pu emporter avec eux. Nombre de ces documents saisis, et parmi eux ceux qui ont servi à ce travail, ont terminé au Couvent de San Ambrosio, dans la ville de Salamanque, où ils furent mis à disposition du Tribunal Spécial pour la Franc-maçonnerie et le Communisme. Le couvent de San Ambrosio fut ainsi le germe de ce qui est aujourd’hui le Centre Documentaire de la Mémoire Historique16.
26Tant les écrits personnels, comme les notes autobiographiques des maîtres, les lettres et les rédactions scolaires des enfants de Russie, que les écrits officiels, comme ceux de l’inspecteur Ballesteros, étaient susceptibles d’apporter des informations sur des personnes qui, pour un quelconque motif, et selon des degrés très variés, s’étaient distinguées par leur conduite et leurs actes pendant le conflit en servant le camp républicain et les idées que celui-ci a défendues sur les champs de bataille durant les trois années de guerre. Ces documents faisaient ainsi partie de l’appareil répressif franquiste et, contrairement aux motifs pour lesquels ils furent créés, ils finirent par servir de preuves pour inculper, punir et poursuivre, au lendemain de la victoire, ceux qui s’étaient impliqués dans leur écriture.
Notes de bas de page
1 Traduction : Delphine Hermès.
2 Pour une approche de l’Histoire Sociale de la Culture Écrite, lire, à titre d’exemple, les travaux d’A. Petrucci, Historia de la escritura e Historia de la sociedad, Valencia, Seminario Internacional de Estudios sobre Cultura Escrita de la Universidad de Valencia, 1998 et d’A. Castillo Gomez, « La corte de Cadmo. Apuntes para una Historia Social de la Cultura Escrita », Revista de Historiografía, n° 1/2, 2004, p. 89-98.
3 Pour cette définition du concept d’« événement », consulter P. Burke, « Historia de los acontecimientos y renacimiento de la narración », P. Burke (ed.), Formas de hacer Historia, Madrid, Alianza, 2003, p. 325-342 ; et A. Farge, « Penser et définir l’événement en histoire. Approche des situations et des acteurs sociaux », Terrain, n° 38, 2002, p. 69-78.
4 R. Chartier, « Le monde comme représentation », Annales, n° 44/6, 1989, p. 1505-1520.
5 A. Alted, « Le retour en Espagne des enfants évacués pendant la Guerre Civile espagnole : la Délégation extraordinaire au rapatriement des mineurs (1938-1954) », Enfants de la guerre civile espagnole. Vécus et représentations de la génération née entre 1925 et 1940, Paris, L’Harmattan ; Fondation Nationale des Sciences Politiques ; Centre d’Histoire de l’Europe du Vingtième Siècle (CHEVS), 1999, p. 47-59.
6 En guise de synthèse, lire A. Alted, R. González et M. J. Millán (ed.), El exilio de los niños. Catálogo de la exposición, Madrid, Fundación Pablo Iglesias ; Fundación Largo Caballero, 2003.
7 Sur l’exil d’enfants espagnols en URSS, il est indispensable de lire E. Zafra, R. Crego et C. Heredia, Los niños españoles evacuados a la URSS (1937), Madrid, Ediciones de la Torre, 1989 ; A. Alted, E. Nicolás Marín et R. González Martell, Los niños de la guerra de España en la Unión Soviética. De la evacuación al retorno (1937-1999), Madrid, Fundación Francisco Largo Caballero, 1999 ; M. J. Devillard, A. Pazos, S. Castillo et N. Medina, Los niños españoles en la URSS (1937-1997) : narración y memoria, Barcelona, Ariel, 2001 ; V. Sierra Blas, Palabras huérfanas. Los niños y la Guerra Civil, Madrid, Taurus, 2009 ; S. Castillo, Mis años en la escuela soviética. El discurso autobiográfico de los niños españoles en la URSS, Madrid, Los libros de la Catarata, 2009 ; et I. Colomina Limonero, Dos patrias, tres mil destinos : vida y exilio de los niños de la guerra de España evacuados a la Unión Soviética, Madrid, Ediciones Cinca, 2010.
8 Centre Documentaire de la Mémoire Historique de Salamanque (CDMH), Section Politico-Sociale (PS) de Barcelone, boîte 87, dossier 15.
9 CDMH, PS Barcelone, boîte 87, dossier 21, document n° 11.
10 CDMH, PS Santander, série « O », boîte 51, classeur 7, documents n° 103 et n° 104.
11 CDMH, PS Barcelone, boîte 87, dossier 17, document n° 1.
12 Pour une analyse détaillée de ces rédactions, voir V. Sierra Blas et M. M. PozO Andres, « Desde el “paraíso” soviético. Cultura escrita, educación y propaganda en las Casas de Niños españoles evacuados a Rusia durante la Guerra Civil española », J. Meda, D. Montino et R. Sani (ed.), School Exercise Books. A Complex Source for a History of the Approach to Schooling and Education in the 19 th and 20 th Centuries, Florencia, Polistampa, 2010, p. 211-236 [História da Educaçâo, n° 13/28, 2009, p. 187-238].
13 CDMH, PS Barcelone, boîte 87, dossier 15.
14 « Algunos aspectos de la enseñanza en la URSS. El camarada Antonio Ballesteros, nos habla de su reciente viaje a la Unión Soviética », El Magisterio Español, nos 6.788-6.789, 1938, p. 252.
15 CDMH, PS Barcelone, boîte 87, dossier 15.
16 Pour comprendre ce processus, lire J. Ferrer, J. M. Figueres et J. M. Sans I Trave, Els papers de Salamanca. Historia d’un botí de guerra, Barcelona, Llibres de l’Índex, 1996 ; J. Cruanyes, Els papers de Salamanca. L’espolicaciò del patrimoni documental de Catalunya (1938-1939), Barcelona, Ediciòns 62, 2003 ; et J. B. Culla et B. Riquer, « Sobre l’arxiu de Salamanca : algunes precisions i reflexions », Guerres d’arxius. Història, Memòria i Política, dossier monografique de L’Espill. Revista fundada per Joan Fuster, n° 13, 2003, p. 72-85.
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