Chapitre VIII : « Je ne m’arrête plus quand je vois la folie ». Approche surréaliste de la folie dans l’œuvre de René Crevel
p. 135-146
Texte intégral
1Avant de souligner comment le surréalisme chercha dans la folie, selon les termes d’André Breton, une manière de « réduire l’antinomie de la raison et de la déraison1 », soulignons que la folie pour le surréalisme se veut avant tout une expérimentation. L’expérience d’André Breton est d’ailleurs entrée dans le mythe. Rappelons-en ici les faits essentiels : Breton durant la première guerre mondiale, en pleine crise poétique et au bord de ce qu’il reconstruira comme un de ses vertiges du silence, décide d’orienter ses études de médecine vers la psychiatrie. C’est à Saint-Dizier que Breton fera sa première « expérience » de la folie, qui lui fera écrire, en 1924, dans le premier Manifeste du Surréalisme : « Les confidences des fous, je passerais ma vie à les provoquer2. » Pourtant, c’est ce contact immédiat, banal et tristement répétitif, qui détournera Breton de la psychiatrie et qui marquera ainsi profondément le surréalisme dans son rapport à la folie. Malgré la volonté de distance qu’il affirme à l’égard de la poésie, Breton, entre volonté de dépassement et vertige de l’anonymat, à travers l’expérience psychiatrique se concentre essentiellement sur les problèmes du langage et sur les sources de la création poétique qu’il veut y lire. Breton, grand défricheur, par sa pratique médicale, son écoute de cette parole tue, crée le rapport ambivalent de tout le surréalisme avec cette « folie qu’on enferme3 ». Par-delà ses manifestations physiologiques, la folie est le discours qui fait vaciller la séparation entre raison et déraison et, partant, entre imagination et réel. L’Immaculée Conception (1930), écrit par André Breton et Paul Éluard, qui en mime les états de délires caractérisés, en est la manifestation la plus évidente. Le discours dominant, sagesse des nations et réalité unilatéralement imposée, s’y écrit comme dominé par la déraison, hanté par les pires lieux communs. Cependant, et Breton l’éprouve en premier lieu, l’expérience psychiatrique, dans la souffrance humaine qu’elle dénude, est un état dont il convient – serait-ce dans la mimesis – de se préserver. Au cœur du surréalisme est cette pulsion qui chancelle entre tentation du silence et cette terreur, souvent intimement ressentie, de cette absence d’œuvre, de cette défaite irrémissible de la folie qui s’enferme. André Breton dans sa rencontre et dans sa fuite de Nadja éprouvera cette : « Peur du terrible face à face avec la folie, avec la folie dépouillée de tout attrait poétique4. » Dès lors, la folie pour le surréalisme s’énonce en cette question obsessionnelle qu’il ne cesse de poser : Pourquoi écrivez-vous ? Moteur de création et source d’inspiration, la folie reste un vertige destructeur que la parole poétique doit prendre en charge mais dont il convient cependant de se préserver : « Le surréalisme n’aime pas perdre la raison ; il aime ce que la raison nous fait perdre5. »
2Dans cette glorification d’une union totale entre vécu et parole poétique, ce que d’aucuns pourraient dénommer folie, le cas de René Crevel tend à l’exemplarité. Ainsi, il a pu être reproché à André Breton de maintenir l’altérité et l’extériorité de la folie, d’avoir voulu se nourrir sur le cadavre de René Crevel comme il l’avait fait sur celui de Jaques Vaché. Il est indéniable que le personnage de René Crevel peut facilement se prêter à toutes les abusives mythifications : dandy tuberculeux et bisexuel suicidé. Pourtant, durant toute son existence (1900-1935), Crevel a montré une résistance jamais démentie à tous les discours qui veulent enfermer la singularité d’une expérience, toujours il se refusa à se voir limiter dans une pathologie.
Surréalisme, simulation, émulation, de la vague de rêve à l’écriture automatique : une expérience de la divergence
3Le parcours de René Crevel au sein du surréalisme est empreint d’hésitation, de renoncements et d’adhésions fanatiques. Pourtant, la cohésion de son itinéraire de vie, en ses contradictions assumées, le relie toujours au surréalisme par la volonté qui le caractérise de ne pas produire une littérature refuge et surtout de ne jamais accepter de la travestir, ou de la transposer6, jusqu’en un acte dépourvu de conséquence sur le vécu. Ainsi René Crevel, le créateur généralement reconnu des sommeils, est celui qui précipita la chute de cette expérience, celui qui en explorera les aspects les plus pathologiques, les dangers autres que rhétoriques.
4Rappelons en brièvement les faits : en 1922, Crevel consulte une voyante et se trouve fasciné non par son pouvoir prétendument divinatoire mais par ses transes médiumniques et les états de consciences les plus reculés que laisse entendre cette voix. Voici le début généralement admis de cette « vague de rêves », pour reprendre le titre de l’article où Aragon évoque cette époque. Cette « Entrée des médiums » (pour reprendre cette fois l’article de Breton à ce sujet) retient notre attention en ce qu’elle met directement et dangereusement en avant ce qui, au sens freudien, ne se nommait pas encore pour les surréalistes, l’inconscient. Pour échapper au jeu de salon auxquelles si facilement elles peuvent se laisser réduire, ses expériences de veilles hypnotiques ont toujours pioché, chez Crevel, dans le matériau le plus traumatique : à plusieurs reprises cet état-limite de conscience confine sinon à une certaine folie du moins à l’expression sans contrainte ni retenue de ses penchants auto-destructeurs. André Breton dut alors le « réveiller » afin d’interrompre une pendaison. Comme Robert Desnos, son principal concurrent mais aussi celui par lequel se créa l’émulation indispensable à la réussite de telles manifestations, René Crevel avouera la part de simulation qui entra dans ce travail collectif d’élucidation des sources de l’image poétique. Il ne s’agit pas ici d’interroger la sincérité d’une pratique nécessairement équivoque : surtout sur l’impulsion expérimentale de Breton, le surréalisme a voulu rendre compte de ce jeu toujours ambivalent de simulation de certaines manifestations schizoïdes. Cette émulation collective, au seuil parfois d’une hystérie collective strictement maîtrisée, l’absence de sommeil, la faim et – Crevel ne cessera de le souligner – une absence presque totale de manifestation de désir sexuel7, a dû encourager ce mouvement d’émulation réciproque qui alimentera tout le surréalisme naissant. Rappelons ici l’importance dans la genèse de cette avant-garde de cette tentation de l’anonymat qui s’affirme comme le seul moyen de révélation du contenu latent d’une époque.
5Ici se dessine le déchirement de l’attitude de Crevel : l’exacerbation douloureuse du personnel, explore la tentation d’un silence rimbaldien en « un continent anonyme dont ses yeux, ses oreilles et les yeux et les oreilles de tous les hommes seraient les ports8 ». La folie, en son approche surréaliste, se centre sur la valeur de la confession, sur le fameux : « Je veux que l’on se taise dès que l’on cesse de ressentir9 » qu’énonce André Breton dans le premier Manifeste du Surréalisme et qui demeure comme l’un des poncifs du surréalisme. Le sujet qui s’invente dans la parole surréaliste sur soi doit alors devenir ce qui le hante, se connaître à partir de cette hantise, c’est la célèbre formule incantatoire de Nadja : « Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet, pourquoi tout ne reviendrait-il pas à ce que je “hante”10. » Même si la majeure partie de l’œuvre de Crevel, malgré le déni dont le frappe Breton, appartient au roman, elle illustre parfaitement cette exigence. Ainsi Détours (1924), Mon Corps et moi (1925) et La Mort difficile (1926) constituent pour Crevel la période des sommeils comme expérimentation, au-delà des barrages de la conscience et dans l’effacement des frontières entre mimétisme et émulation, un plongeon au plus profond de ses tentations suicidaires. Lorsqu’il a quatorze ans, son père se suicide, sa mère le traîne alors contempler le cadavre paternel ; l’éclairage biographique ne suffit pas à éclairer les multiples visages de cette hantise suicidaire. Dès son premier roman, Détours, Crevel en une transposition romanesque minimale retrouve cette part de simulation et une adhésion toute ironique à ce jeu d’oracles et de prophéties qu’a voulu retrouver l’écriture surréaliste. En effet, le narrateur, Daniel, conseille à son père la meilleure manière de se suicider, celle que Crevel utilisera quelques années plus tard : « Mon père, je choisirais un moyen discret afin de ne pas faire tort à ceux qui portent mon nom. Une tisane sur le fourneau à gaz ; la fenêtre bien close, j’ouvre le robinet d’arrivée ; j’oublie de mettre l’allumette. Réputation sauve et le temps de dire son confiteor11. » Jeu comique dont il ne faut pourtant pas méconnaître l’aspect tragique. L’important chez Crevel est toujours cette joie rieuse, jusqu’à la provocation souvent, par laquelle il parvient à donner à voir ce qui le hante sans pour autant l’apprêter de ces atours de complaisance. Pour Crevel la hantise du suicide peut servir de révélateur à ce que fut la folie pour le jeune Breton : « la meilleure et la pire garantie contre le suicide12 ». Pourtant, Crevel se refusa toujours à l’expiation de cette présence tutélaire en une obsession pathologique qui viendrait contredire cet élan vital dont son œuvre ne cesse de se gonfler. La Mort difficile illustre l’élan vital par lequel, avec une ironie macabre, il tente de liquider ses obsessions. Le père de Diane, le personnage féminin de ce roman, se suicide. Le discours maternel, qui en invente l’horreur et la répète inlassablement, permet à Crevel d’interroger une certaine fascination coupable. La découverte du cadavre, par l’empressement des convives à se partager la corde avant de disparaître, accuse cette fascination cannibale. Elle s’énonce clairement dans ce personnage du cousin Bricoulet qui abreuve Diane et sa mère d’anecdotes piquantes et éclaire ainsi une curiosité carnassière pour la folie asilaire. L’aspect anecdotique de l’autobiographie se trouve dépassé, il interroge la place de la folie dans la création : la mise en scène de pulsions suicidaires dénonce la réjouissance mauvaise, le goût d’un malheur dont on se repaît sans vraiment en éprouver la douleur ou l’insignifiance, pour en ressentir uniquement l’aspect créatif, voire purement esthétique. L’attitude surréaliste à l’égard de la folie ne nous semble pas exempte de ce reproche.
6Mon Corps et moi construit également la question du suicide comme point d’interrogation des méthodes surréalistes et tout particulièrement celles qui mettent en scène ou se servent de la folie. Ce roman s’écrit autour de sa réponse à l’enquête de La Révolution surréaliste sur le suicide et illustre « l’infortune continue13 » de l’écriture automatique, selon les propres mots de Breton. Cette œuvre qui tient à la fois du roman (elle nous conte les errances noctambules et le cortège de rencontres érotiques qui préservent et reconduisent le désir), de l’essai (notamment sur la question, centrale dans l’autobiographie, de la mémoire) et du pamphlet (nécessairement ici d’abord contre lui-même pour ne pas trahir son attitude suicidaire) exprime à merveille ses griefs contre l’écriture automatique. Pour Crevel, l’écriture automatique devait accompagner et enrichir ce processus d’exhibition et de liquidation de soi en inventant le mouvement d’une écriture hors du pathologique et de la pétrification. Écriture d’une exigence extrême, au seuil de la folie de ce qui ne peut se taire, ou selon les propres mots de René Crevel :
Ce qui en moi fut indéniable, je n’ai jamais eu la tentation d’en faire part à qui que ce soit. Au contraire l’instable, l’inquiet exigent une proclamation. La pensée en mouvement ne désire rien de plus que de se figer dans une forme car, de l’arrêt marqué, naît l’illusion de ce définitif dont la recherche est notre perpétuel tourment14.
7Mon Corps et moi, dans la tentative d’exil qu’il nous décrit dans ce soliloque, un peu fou dans la mesure où il flirte avec le solipsisme d’une « solitude essentielle », éprouve l’écriture automatique comme emprisonnement dans cette raison, visage le plus pernicieux de la folie, qui limite le discours. Loin de décrire « le fonctionnement réel de la pensée » cet « automatisme psychique » laisse Crevel face à tout ce que l’écrit ne fait plus craindre, sans pour autant le laisser espérer, ou comme il le dira lui-même :
Ainsi, une page écrite à plume abattue, sans contrôle apparent de ces facultés domestiques ; ma raison, la conscience auxquelles nous préférons les fauves, sera, malgré tout, l’aboiement argotique et roublard, mais non le cri inattendu pour déchirer l’espace. Les mots appris sont les agents d’une police intellectuelle, d’une Rousse dont il ne nous est point possible d’abolir les effets15.
8Dès lors celui sans lequel le surréalisme eut manqué de « ses plus belles volutes », pour citer à nouveau les Entretiens par lesquels Breton constitue le mythe surréaliste, montrera une confiance tout aussi limitée pour cette autre pratique du surréalisme, le récit de rêves. Dans le questionnement sur l’inconscient et sur ses possibilités créatrices, le rêve est cette absence de surprise qui le renvoie toujours à un vécu pathologique qu’il ne voudrait ni transmuer ni glorifier. Mon Corps et moi plutôt que de s’enferrer dans la description d’une déception amoureuse et de la découverte de la tuberculose, tente de reconstruire le sujet à partir de ce vide. Dès lors, le rêve, dans un souci d’exactitude exclusive, étire et prolonge ce vide jusqu’au cauchemar d’une descente concrète au néant, vers une folie que rien ne peut venir glorifier :
Notre sommeil coupé en deux, nous nous apercevons que l’esprit libéré ne s’enchaîne point toujours à ces prétendues merveilles qu’il plaît à nos minutes lucides d’amonceler. Bien plus que des dragons ou les éruptions des volcans de porcelaine, m’épouvante ce nettoyage par le vide qui me vaut par exemple de rêver que je ne rêve point. […] Je suis peut-être fou, puisque j’ai un rêve qui ne l’était pas16.
Folie et langage : dénouer la fascination, dénuder le langage
9Cependant, Mon Corps et moi, dans la reprise de divers articles et enquêtes, exprime non la totalité immuable d’une position éthique et esthétique mais plutôt l’expérience d’une solitude si autarcique qu’elle confinerait à l’autisme. Pourtant, c’est toujours de ce vécu dont Crevel veut se nourrir afin de dénouer la folie imposé par l’ordre du discours. Par ceci, Crevel rejoint parfaitement la doxa surréaliste et son dépassement de l’opposition factice entre le sain et le malade. Sans doute Breton appréciait-il modérément que le discours sur la folie puisse si facilement se transposer à celui sur la sexualité et à celui sur la maladie. C’est pourtant ce triptyque qu’explore, pour mieux le démonter, La Mort difficile. Pierre, l’alter-ego à peine déguisé de Crevel, se trouve poursuivi par le discours maternel et par les stéréotypes qui se trouvent réduits dans cette forme ternaire obsédante : « Anormal, dégénéré ou fou ? » L’anormalité évoque cette homosexualité : plus qu’une déviance elle est considérée comme une maladie, voire comme une cause de cette maladie. Le discours de cette réprobation bourgeoise, dans la bêtise de son ignorance, dans sa logique trop arbitraire, dénoue un langage tout aussi « fou » que certains discours paranoïaques. Dans la continuité d’une empreinte du vécu, Susan Sontag, dans La Maladie et ses métaphores17, a démonté les métaphores qui ont fait de la tuberculose le châtiment d’une vie, que l’on dit de bohème, une certaine image du mythe de l’artiste et surtout de ce rachat physique qu’il doit impliquer. Crevel exprime, autant qu’il l’a expérimenté, l’absurdité de cette croyance en un enchaînement logique entre errances noctambules, alcools, drogues, faible constitution physique et immanquable dégénérescence physique. Le troisième terme de cette phrase obsédante est la menace d’une folie moins héréditaire que pur résultat de la répétition d’un discours : Pierre finira fou comme son père et ce par l’insistance maternelle à décrire la fatalité de ce qui se dote, alors, d’une certaine fascination :
Or cette vie du colonel Dumont, où enfant il prit la notion de la faute, il ne peut en justifier les désordres que par la folie. Donc il plaide la folie, il explique à Mme Dumont-Dufour les tourments d’homme qui voit fuir sa raison18.
10Cette fascination pour la folie, que crée ce discours de réprobation, permet aussi de retrouver cette hantise suicidaire et l’absurdité d’une hérédité dans laquelle il serait si aisé de se noyer comme dans une mort « facile ». Diane Blok, l’alter-ego féminin de René Crevel presque davantage que Pierre, est poursuivie, par la mère toujours, par cette phrase : « On se suicide beaucoup dans la famille19 » qui est seulement traduction de la tradition d’un héritage de cheveux roux : « On se suicide beaucoup dans la famille Blok et le suicide, c’est comme les cheveux poil-de-carotte20. »
11Ainsi, par-delà l’agressivité d’une polémique entretenue avec sa mère, Crevel rejoint le propos surréaliste de la confusion et de la stricte égalité du discours rationnel et de celui prétendument fou : la mère de Pierre, Mme Dumont-Dufour, dans le royaume refuge de ses souvenirs et de ses reproches, fait montre d’une folie tout aussi pathologique, quoique plus acceptée, que celle de son mari. Crevel ici parvient à dépasser la dialectique entre sain et malade, normalité et folie : la pathologie illustre surtout le maintient dans l’ordre du langage et donc de sa répétition sans la moindre surprise. L’écriture automatique, pour prétendre rendre compte aussi de cette « folie qu’on enferme » doit prendre en compte l’absurdité, presque risible, aussi répétitive que les milliers de lettres que le père de Pierre s’acharne à écrire à la marquise de Pompadour. Alors, se dessine le véritable et terrifiant visage de la folie qui se place au centre de tout processus créateur : celui de l’absence de toute fascination possible pour la répétition des cauchemars et des obsessions dont l’écriture ne parvient à se débarrasser, entérine comme limite de soi. Ainsi, même le contre-discours qui doit, dans La Mort difficile, s’imposer, se trouve confronté à cette logique nominaliste, qui retrouve toujours l’absence d’échappatoire face à la tentation auto-destructrice. À « Anormal, dégénéré ou fou » le discours romanesque parvient, dans la grandiloquence suicidaire de sa conclusion, à opposer le triptyque : « La nuit, la mort, la liberté. »
12En évitant les pièges d’une transition trop logiquement chronologique, la folie qu’il s’agit alors de déjouer devient celle du langage et du réel toujours problématique qu’il donne à voir. C’est en 1929, dans Êtes-vous fou ?, sans doute l’œuvre la plus surréaliste de Crevel, que s’impose avec le plus d’acuité la folie au sein de tout acte créatif, au cœur de la vie donc. En effet, le surréalisme se constitue avant tout comme une mise à la question du langage, ou comme le souligne André Breton dans Les Pas perdus : « Au sens le plus général du mot, nous passons pour des poètes parce qu’avant tout nous nous attaquons au langage qui est la pire convention21. » Alors, pour s’attaquer au fonctionnement réel du langage, Crevel en vient à interroger la possibilité de tout discours. C’est là le sens de l’interrogation qui conclut et referme le livre sur lui-même : « Êtes-vous fou ? Sinon22… » Sinon, ce langage qui dénoue un à un les fils de la convention risque fort de rester totalement hermétique au lecteur. Roman surréaliste de la perte d’identité et de la réversibilité du nom, Êtes-vous fou ? se dissout dans la caricature d’un discours de voyante. Mme Rosalba est celle que viendra destituer René Crevel, ses « petits romans de l’inquiétude23 », pour en laisser la quintessence risible, la transposition dans le nom de Vagualame. Par cette grâce éphémère, et distanciée, le narrateur devient cette expérience de dépersonalisation : il n’est ni Vagualame ni René Crevel mais pure dissolution du discours vers des calembours aux allures des procédés que Raymond Roussel mettait en place dans ses œuvres24. Le romanesque, en cette parodie très surréaliste de roman populaire et de roman d’espionnage, se construit sur l’évolution euphonique entre « prépuce » et le destin de devenir éleveuse de puces et bien sûr le quartier de Picpus25. Cependant, aucun repli sur la gratuité de jeux de mots sans conséquences, uniquement l’expression de la hantise de cette expérience douloureuse d’une circoncision que Crevel a subi prétendument pour l’éloigner d’un certain vice solitaire26.
13Le rapport de Crevel avec la folie nous permet d’en éclairer les approches surréalistes, notamment les liens avec la psychanalyse. Nous le savons, le surréalisme a montré un intérêt précoce, passionné et incompris pour cette voie nouvelle d’appréhension de l’homme. L’ironie et la colère avec lesquelles René Crevel se revendique dans Êtes-vous fou ?, d’un « simplexe d’anti-Œdipe27 » nous permet de croire que nous touchons au cœur irréfragable de nuit et de mystère, « les papilles à jouir, les peurs, les rages, les espoirs et désespoirs d’un René Crevel28 ». En effet, ce roman onirique, en sa parodie de cure psychanalytique dépeinte comme discours concurrent à celui de la voyante, nous permet de retrouver cette expérience centrale du rêve telle qu’elle s’énonçait dans Mon Corps et moi. Le rêve, accès à un au-delà du conscient, imprègne et dépeint une œuvre qui illustre l’échec de cette volonté de souffrir de ne pas souffrir. Pourtant, ce vide, coffre-fort trop facilement ouvert pour que le désir d’y puiser ne contraigne pas à la fuite29 est la seule incarnation possible, en son point faillible30, d’une parole autobiographique qui, d’un point de vue surréaliste, pourrait se justifier. Pour René Crevel ce vide est à la fois la meilleure émanation de cette absence de surprise qu’est pour lui l’inconscient : un paysage inchangé qui reste miroir verbal dans ce renversement du mot d’Amiel (« Un paysage est un état d’âme31 »). Cette béance est également terrible lassitude pour les limites d’une parole sur soi qui devient un ordre de discours dangereusement répétitif dans l’exacte mesure où elle seule rend possible cette « tangence à soi et au monde32 ».
La folie au service de la révolution ?
14Le mythe auquel si facilement peut prêter René Crevel oublie fort rarement de mentionner le mot qu’il laissa avant de se suicider : « Désolé, mais je me sentais devenir fou. » Il ne convient pas ici de revenir sur le contexte et les raisons, multiples et complexes, de ce geste. Qu’il nous soit seulement permis d’évoquer, brièvement, comment, pour Crevel, la pathologie mentale rejoint nécessairement un attachement à l’avant-garde scientifique et à la contestation politique. Ou, pour reprendre ses propres mots, comment la folie doit se situer « au carrefour de l’amour, de la science et de la révolution ». En cet engagement, Crevel rejoint entièrement ce surréalisme au service de la révolution auquel il s’abandonna totalement, avec une ferveur sans doute quelque peu désespérée. Les romans de Crevel procèdent en effet d’une « reprise élargie33 » mais ce qui devait être hantise, présence fantomatique à soi, se comprend aussi comme un épuisement que viendrait traduire, outre les évolutions d’une tuberculose à son stade terminal, ce « devenir fou ». À un certain éparpillement autobiographique correspond le sentiment d’un épuisement face au retour inchangé de ses obsessions personnelles : Crevel écrivain de pamphlets témoigne ainsi des limites d’une œuvre par la reprise et la redite dont elle ne cesse de faire preuve quand l’existence est malade au point d’abroger toute possibilité d’exemples et de ressentis dont nourrir la parole. Au-delà de la pesanteur, voire de la maladresse, d’un marxisme-léninisme de stricte obédience, deux discours sur la folie viennent cependant alimenter cette colère qui doit rester, selon les mots de Crevel, au centre de l’éparpillement.
15Il s’agit d’abord de Dali et de sa « paranoïa critique » qui consiste, rappelons-le, en « une activité à tendance morale qui pourrait être provoquée par la volonté paranoïaque de systématiser la confusion34. » Cette folie prétendue acquiert donc une tendance morale qui doit permettre de préciser la place de la subjectivité de l’artiste « révolutionnaire ». En effet, le recours à la « paranoïa critique » doit permettre de dépasser le pôle de l’expérience par cette confusion systématique qu’elle doit apporter non seulement au lecteur mais à l’ensemble de la société. Pour Crevel, il s’agit surtout d’inventer une permanente contestation de la complaisance individualiste, du refuge qu’elle trouve dans cette sage « inquiétude à housse NRF35 ». Dans ce qui reste un discours purement théorique, la folie est une révolte permanente qui, pour toucher Crevel ainsi que tout le surréalisme, se doit d’être une subversion de tous les enfermements, à commencer par ceux imposés à la sexualité et à l’amour (le Second manifeste du surréalisme en fait, au-delà de tout engagement politique, une condition de la parole36), ou comme il le dira lui-même, dans un article intitulé « Dali ou l’anti-obscurantisme » : « Le droit de la pensée à la paranoïa, quoi qu’en puissent dire nos Mussolini de l’hygiène mentale, est le même que celui d’un sexe à l’érection, à l’éjaculation. Donc plus de housse sur les objets, ni de capote anglaise sur les idées37. »
16L’autre rencontre décisive pour Crevel fut celle d’un jeune interne dénommé Jacques Lacan. De la lecture de sa thèse, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Crevel retient surtout l’attention toute particulière apportée à chaque cas et surtout la question qui ne cessera d’interroger les mouvements littéraires et contestataires à venir : comment lier le freudisme et le marxisme, comment inventer, selon ses propres termes, une psycho-dialectique38 ?
17À cela, Crevel n’apporte aucune réponse, mais la force de révolte de sa parole est de maintenir ouverte la question de nos fascinations pour la folie, d’interroger surtout l’utilisation qui peut se trouver faite de cette forme débridée d’imagination et surtout de nous demander si la folie n’est pas de faire ce que nous faisons, d’être ce que nous sommes tant que nous resterons condamnés à la mensongère logique ordinatrice du langage. Si, comme l’affirmait Michel Foucauld, la folie est l’absence d’œuvre, c’est ce silence que vient explorer, au-travers l’écriture automatique, le surréalisme car, comme l’affirme Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire : « L’écriture automatique est l’affirmation de ce langage sans silence, cela parle, cela ne cesse de parler, langage sans silence, car le silence en lui parle39. »
18Pourtant, pour Crevel ce silence reste ce visage, d’une exactitude trop connue, de cette folie sans glorification qui reste, pour lui, perpétuel retour au vécu, à soi en ses plus douloureuses limites au moment où tout son être proclame, comme pour mieux s’en convaincre, « Au revenant s’oppose le devenant40 ».
Notes de bas de page
1 Breton A., Entretiens, Paris, Gallimard, 1973, p. 153.
2 Breton A., Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essai », 1985, p. 15.
3 Ibid., p. 15.
4 Breton A., Nadja, in Œuvres complètes I, Bonnet M. (dir.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1515.
5 Alquié F., Philosophie du surréalisme, Paris, Flammarion, 1965, p. 151.
6 Crevel R., Mon corps et moi, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 59.
7 Crevel R., « La période des sommeils », in L’esprit contre la raison et autres écrits surréalistes, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1985, p. 274.
8 Crevel R., La Mort difficile, [1926], Toulouse, Éditions Ombres, 2007, p. 46.
9 Breton A., Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 18.
10 Breton A., Nadja, op. cit., p. 647.
11 Crevel R., Détours, [1924], Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1985, p. 39.
12 Crevel R., Mon corps et moi, [1925], Paris, Le Livre de poche, 1991, p. 102.
13 Breton A., Point du jour, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1970, p. 171.
14 Crevel R., Mon Corps et moi, op. cit., p. 52.
15 Ibid., p. 53.
16 Ibid., p. 114.
17 Sontag S., La Maladie et ses métaphores, Paris, Christian Bourgois, 1979.
18 Crevel R., La Mort difficile, op. cit, p. 48.
19 Ibid., p. 52.
20 Ibid.
21 Breton A., « Deux Manifestes Dada », Les Pas Perdus, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 231.
22 Crevel R., Êtes-vous fou ?, [1929] Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », p. 179.
23 Crevel R., Le Clavecin de Diderot, in L’Esprit contre la Raison et autres écrits surréalistes, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1985, p. 233
24 Nous renvoyons ici à l’analyse que Foucauld propose de cette maladie du langage qui se vit dans Roussel (Raymond Roussel, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essai », 1991). Et tout particulièrement à l’analyse qu’en propose Pierre Macherey dans À quoi pense la littérature ?, Paris, Presse Universitaire de France, 1990, p. 123.
25 Crevel R., Êtes-vous fou ?, op. cit., p. 67.
26 Notons que cette expérience, comme la hantise d’un roman qui se déconstruit, se retrouvera traitée en des termes presque identiques dans Les pieds dans le plat, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1974, p. 141.
27 Crevel R., Êtes-vous fou ?, op. cit., p. 118. Sur la constitution langagière des complexes nous renvoyons également à la substitution opérée par Crevel entre Œdipe et Oreste, et qui ne se constitue que sur un pur jeu de langage, le Clavecin de Diderot, in L’Esprit contre la raison, op. cit., p. 233.
28 Crevel R., Mon Corps et moi, op. cit., p. 145.
29 Crevel R., Détours, op. cit., p. 44.
30 Breton A., Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 149.
31 Crevel R., Mon Corps et moi, op. cit., p. 104.
32 Leiris M., Miroirs de la tauromachie, Cognac, Fata Morgana, 2005, p. 25.
33 Devesa J.-M., Crevel ou le roman, Atlanta, Rodopi, 1993, p. 36.
34 Crevel R., « Dali ou l’anti-obscurantisme », in L’Esprit contre la raison, op. cit., p. 123.
35 Crevel R., « Le Roman cassé et derniers écrits surréalistes, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1989, p. 45.
36 « Oui je crois, j’ai toujours cru, que le renoncement à l’amour, qu’il s’autorise ou non d’un prétexte idéologique, est un des rares crimes inexpiables qu’un homme doué de quelque intelligence puisse commettre au cours de sa vie. […] Faute de se maintenir à cet égard dans un état d’attente ou de réceptivité parfaite, qui peut, je le demande, avoir humainement la parole ? » Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 129.
37 Crevel R., « Dali ou l’anti-obscurantisme », op. cit., p. 125.
38 Crevel R., « Notes en vue d’une psycho-dialectique », in L’Esprit contre la raison, op. cit., p. 282-289. Pour une analyse plus détaillée des rapports de sympathies entre Lacan et Crevel nous renvoyons à Maleval J.-C. : « De la contribution latérale, Lacan et le surréalisme », in Folie et psychanalyse dans l’expérience surréaliste, Hulak F. (dir.), Nice, Z’éditions, 1992, p. 197-205.
39 Blanchot M., L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essai », 1955, p. 239.
40 Crevel R., « Individu et société », in Le Roman cassé et derniers écrits surréalistes, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1989.
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