Chapitre VI : Le fou, l’alchimiste de l’image
p. 101-113
Texte intégral
1La folie, par son aspect invisible et insaisissable, demeure floue et obscure ; dès lors, tout un imaginaire se déploie autour d’elle et la littérature, particulièrement celle de la fin du xix e siècle, interroge le traitement de la maladie et se met au défi de rendre compte de cette sphère créatrice qui entoure le phénomène de la déraison. Ces récits de fin de siècle exploitent essentiellement cette thématique de la folie par l’intrusion du fantastique dans des textes comme Le Horla de Guy de Maupassant ou Le Tour d’écrou d’Henry James : l’ambigüité qui encercle la pathologie y est éloquente : est-ce véritablement une maladie dont souffre le héros fou ou, a contrario, est-ce seulement l’intervention d’événements irrationnels qui dépasse l’entendement humain et qui relègue les récits de folie au genre fantastique ? Ces textes sont souvent imprégnés d’une atmosphère résolument décadente qui dévoile la dégradation du corps et de toute son intériorité jusqu’au début du xx e siècle : citons l’œuvre de Thomas Mann, La Mort à Venise, où le protagoniste principal, certes victime de l’épidémie du choléra, éprouve une passion folle et irraisonnée à l’égard d’un petit garçon ; Joris-Karl Huysmans, dans À Rebours, présente un véritable cas de névrose avec le personnage de Des Esseintes. Cet intérêt pour l’univers de la déraison à la fin du xix e siècle coïncide aussi avec l’émulation scientifique dont la folie fait l’objet à cette même période avec la publication de nombreux traités médicaux et l’émergence de toute une littérature dite « psychiatrique ». Incontestablement, les auteurs se sont emparés de cette curiosité scientifique pour délivrer une représentation originale de la maladie.
2Toutefois, si la galerie des portraits des fous présentés à la fin du siècle est riche et variée, si tous les déments semblent souffrir d’une pathologie unique et spécifique, il n’en demeure pas moins que tous témoignent d’une caractéristique commune : ils sont animés d’un désir de légitimer et de démontrer le trouble qui les assaille et les condamne à une souffrance implacable. Le fou, sous l’impulsion de la pathologie, se métamorphose en un « faiseur d’images » afin de montrer le trouble imperceptible à l’œil nu et pour délivrer une représentation du monde tout à fait singulière d’après une vision détraquée des choses. Il s’impose alors comme un véritable alchimiste de l’image, un constructeur de tout un réseau d’imageries.
3De fait, comment s’opère cette démarche de construction d’images ? Comment le personnage parvient-il à passer du statut de pur dément à celui de producteur d’images, de véritable artiste capable de représenter et figurer la maladie ? En somme, qu’est-ce qui fait du malade un alchimiste de l’image ?
4Tout d’abord, le dément se caractérise par un goût pour l’imaginaire et pour l’onirisme des plus débordants : ces facteurs témoignent de prédispositions naturelles du fou à créer des images au sein de son récit de folie. Cependant, ces métaphores et autres images se concrétisent également par une frénésie optique féconde qui s’inscrit au cœur de cette alchimie ; le malade éprouve le besoin de tout voir et de tout percevoir. Enfin, le processus de création des images connaît son apogée au moment où le dément affirme la folie ; cette pathologie, insaisissable à l’œil nu, pose le problème d’une représentation impossible et favorise la libre expression de l’imaginaire du dément. Celui-ci apparaît dès lors comme le créateur d’une imagerie et cette dynamique de construction repose sur un savant mélange qui prend sa source dans une équation très précise.
5Le dément s’illustre par un attrait pour tout ce qui est de l’ordre de la création, de l’imaginaire et il s’enferme dans un monde où la créativité et la construction sont au cœur de son activité cérébrale. Tentation du romanesque, rêveries et fantasmes délirants s’insèrent dans son esprit et opèrent un profond détournement de la réalité au profit de multiples actes de recréation. Un tel détournement est symptomatique d’une folie et, par cet élan de recréation, le malade témoigne de prédispositions naturelles pour constituer des images inédites qui l’écartent de tout enracinement dans le réel. Se laisser aller à de petites rêveries reste un fait assez anodin mais conduire ses désirs à des interprétations évidentes, c’est s’inscrire dans une démarche de pure démence : l’homme, incapable de discerner réalité et imaginaire, s’enferme dans la psychose.
6Le fou est animé d’un goût irrésistible pour tout ce qui le conduit à concevoir le réel sous une autre dimension et il s’agit bien là des prémices de la folie ; il s’inscrit dans une forme de théâtralité qui lui permet d’envisager et de percevoir les événements autrement qu’ils ne le sont concrètement. Le malade procède effectivement à une recréation de l’espace et des événements qui le lient à la communauté ; il se place au cœur d’une mise en scène, dictée par la déraison dont il fait l’épreuve, et qui le conduit à une réinterprétation complète de sa propre individualité et du monde. Cette mise en scène folle est générée par une vision tronquée des événements. L’atmosphère théâtrale qui surgit dans les récits de la démence renforce la vision d’un homme aliéné qui s’écarte de toute réalité au profit de l’expression d’une pure fantaisie, d’un délire en pleine expansion : l’exploration du jeu théâtral dans lequel le malade s’enlise lui offre une formidable sensation de liberté et d’originalité. Le premier élément, révélateur de cette empreinte théâtrale, c’est l’évolution du fou qui devient progressivement un personnage se mettant en scène dans son propre délire. La notion de personnage est importante dans les récits, si bien que l’on ne compte plus les phénomènes de personnification tant ils y sont récurrents ; citons seulement la ville de Bruges dans l’œuvre de Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, qui est envisagée dès l’avertissement comme un personnage. Tout semble prendre forme et vie dans la situation de jeu engagé par le malade. La cité joue donc un rôle tout comme Jane qui contribue à la mise en scène orchestrée par Hugues : sa profession de danseuse est révélatrice de son personnage puisqu’elle incarne une marionnette qui s’anime sous les yeux émerveillés de l’homme. Jane est réduite à un physique, elle est dépourvue de la parole, ne délivre pas de production cérébrale et c’est ainsi qu’elle participe au fantasme du fou. Son rôle a des contours bien déterminés et elle suit scrupuleusement les consignes de son impresario. L’idée d’un personnage fou en situation de représentation est perceptible par l’usage d’un verbe théâtral : l’expérience de la déraison est angoissante et favorise l’expression d’un discours tragique voire épique dans des œuvres comme Le Journal d’un fou de Nicolas Gogol ou Le Horla de Guy de Maupassant : « Oh ! ces secousses-là ! je ne sais rien de plus épouvantable1. » Enfin, pour jouer un rôle, il est fondamental de s’insérer dans un cadre de représentation avec un public qui peut percevoir le jeu. Hugues Viane dans Bruges-la-Morte trouve au sein de la ville un moyen privilégié pour se mettre en scène : les citadins assistent à ses déambulations successives. De la même façon, la cité vénitienne, témoin du délire d’Aschenbach dans l’œuvre de Thomas Mann, La Mort à Venise, devient une gigantesque scène de théâtre où le petit garçon fait figure de comédien : « Il se retirait, il est vrai, très tôt ; car à neuf heures, quand Tadzio avait disparu de la scène, le jour semblait terminé2. » Dans Le Horla et Salle 6 d’Anton Tchékhov, le principe de représentation est souligné par le passage du fou devant un comité scientifique, soit un public, qui écoute avec assiduité son long monologue. La nécessité d’un public témoin des agissements du fou attribue du crédit et de l’importance à la maladie ; au-delà de la mise à jour de l’impuissance de la communauté à l’égard de la folie, ces regards spectateurs voire inquisiteurs démontrent que le fou trouve un cadre de représentation de son délire : la pathologie le conduit à se mettre en scène dans un jeu macabre révélateur de l’emprise de la maladie.
7Par ailleurs, le dément est conduit à une tentation du romanesque, qui s’exprime par un désintérêt complet du quotidien, et il développe un goût certain pour l’affect, les événements inattendus et les coups de théâtre. De Don Quichotte à Lord Jim en passant par Madame Bovary, on ne compte plus les figures littéraires qui ont succombé au péché du romanesque ; les récits de folie, peut-être davantage encore, n’échappent pas à cette tradition dans la mesure où le romanesque encourage le personnage à se détacher de son quotidien. Dans le cas de ces textes de folie, le romanesque encourage le détachement du fou à tout ancrage dans le réel et témoigne de son enlisement dans la maladie. Cette attirance à l’égard du romanesque est lucide comme le souligne le protagoniste dans la première version du Horla :
La peur de l’Invisible a toujours hanté nos pères. Il est venu. Toutes les légendes des fées, des gnomes, des rôdeurs de l’air insaisissables et malfaisants, c’était de lui qu’elles parlaient, de lui pressenti par l’homme inquiet et tremblant déjà3.
8Le fou, par son caractère romanesque, témoigne d’un plaisir pour l’évasion et l’exotisme, c’est-à-dire pour tout ce qui offre la possibilité d’un arrachement au quotidien ; le simple passage d’un trois-mâts brésilien dans l’œuvre de Maupassant ou la contemplation d’un homme venu de Manille dans La Mort à Venise de Mann suffisent à déclencher l’évasion des personnages. L’exotisme accrédite, par l’insertion d’éléments suscitant l’évasion, une nouvelle dimension aux récits de la démence. Cette addiction pour l’exotisme est souvent doublée d’un intérêt pour le légendaire et le mystique : le narrateur du Horla croit à la légende contée par le moine du Mont Saint-Michel et la possibilité d’une maison hantée est envisagée dans Le Papier peint jaune de Charlotte Perkins Gilman. Le romanesque s’émancipe par l’établissement d’un rapport complexe au monde qui entoure le fou avec l’instauration du culte, du rituel et du cérémonial, et ceci est particulièrement remarquable dans Bruges-la-Morte où le protagoniste évolue dans une maison qui s’apparente davantage à un sanctuaire, voire à un musée, qu’à un lieu d’habitation. Son goût pour le mystique et le légendaire est d’ailleurs mis en évidence pard’importantes digressions reléguant Jane au second plan. Le caractère romanesque des personnages témoigne d’un goût naturel des malades pour tout ce qui peut les conduire à concevoir la vie autrement. Sans doute, le romanesque encourage l’affirmation de l’improbable, de la folie.
9Le détachement du fou à l’égard de la réalité est intriguant et on peut s’interroger sur les causes de cet élan vers un ailleurs plus exaltant. L’hypothèse d’une tentation du romanesque peut trouver sa source dans le goût des malades pour la littérature : les protagonistes aliénés se caractérisent tous par un fort appétit littéraire, comme le suggère la succession des multiples scènes de lecture dans les récits qui traitent de la maladie. L’objet livre incarne le symbole de l’imaginaire et peut être envisagé comme l’élément déclencheur du romanesque ; il est destructeur par la confusion qu’il sème entre réalité et fiction : Raguine et Gromov, dans Salle 6, témoignent d’un emportement frénétique quand il s’agit de lire ; ce sont de véritables dévoreurs de livres et l’instant de lecture est envisagé comme un hors-temps où seul l’univers imaginé est convoqué, « comme si rien n’existait que ce livre4 ». La nurse du Tour d’écrou d’Henry James n’hésite pas davantage à établir un parallèle entre ses propres lectures et la réalité qu’elle perçoit : « Y avait-il un “secret” à Bly – un mystère d’Udolphe, ou un parent inavoué tenu dans une réclusion insoupçonnée5 ? » Il y a là une véritable allusion au roman gothique d’Ann Radcliffe, Les Mystères d’Udolphe où l’histoire développée ressemble étrangement à celle de la nurse : l’exploration d’un château effrayant par une jeune héroïne. Le souvenir de cette lecture stimule le travail de l’imaginaire de la nurse qui assimile son destin à celui d’un personnage de roman. Plus frappant encore, l’apparition de l’être invisible dans Le Horla s’effectue en présence de l’objet livre : « J’avais laissé ma fenêtre toute grande ouverte, ma lampe allumée sur ma table, éclairant un volume de Musset ouvert à la Nuit de mai6. » Il s’agit justement d’un poème romantique où le poète est visité par sa muse et cette lecture, exploitant le motif de l’apparition, a certainement motivé l’imaginaire du narrateur. De fait, le romanesque s’introduit dans les textes et libère l’imaginaire du fou : le délire crée une sorte de récit fantaisiste enchâssé à celui de la folie. Il appartient au lecteur de le saisir et de le considérer comme un acte de création suscité par la déraison.
10Une autre méthode favorise une reconstruction inédite de l’univers du malade et trouve son expression dans un onirisme exacerbé. Gérard de Nerval, dans Aurélia, ouvre son récit en déclarant que « le rêve est une seconde vie7 » et les protagonistes, au contact de la pathologie, font eux aussi l’épreuve de ce constat. Le rêve devient un moyen envisagé pour se dégager de sa propre vie au profit d’un projet plus attractif et la dynamique onirique, nourrie par l’imaginaire, devient un palliatif au drame intérieur de l’homme. Hugues Viane passe beaucoup de temps à rêver et vit continuellement dans le passé, « [il] rêvassait à la croisée ouverte par les temps gris, perdu dans ses souvenirs8 », et dans l’œuvre de Charlotte Perkins Gilman, la narratrice reçoit l’interdiction de s’abandonner aux rêveries afin d’empêcher toute construction mentale farfelue. Bien que le fou produise des images, celles-ci sont combattues par le domaine médical ; les imageries sont élaborées d’après une activité cérébrale certes détraquée mais néanmoins active et rapide.
11En cela, les fous sont habités par un imaginaire débordant qui trouve son fondement dans une évidente théâtralité, un romanesque exacerbé et un onirisme permanent ; il s’agit bien là d’éléments qui ont traversé toute la littérature du xix e siècle et qui suscitent l’impulsion du malade à créer des images. Le fou regarde le monde d’après une perception subjective et il acquiert alors, pour reprendre les termes de Jules de Gaultier à propos de la notion de bovarysme, « la faculté départie à l’homme de se concevoir autrement qu’il n’est9 ». Les textes de la démence s’écartent d’une représentation mimétique de la pathologie pour se tourner vers la création fictive. Cette cohabitation originale témoigne de la richesse et de l’aspect déroutant voire déconcertant du discours du dément.
12Cependant, un autre facteur participe à cette alchimie de l’image et la concrétise ; les fous littéraires se caractérisent par un emportement immodéré pour l’acte de perception, qui est envisagé comme un plaisir optique, et ils évoluent dans une frénésie créatrice d’images. Voir l’autre, ce qui est étrange, devient une nécessité : regarder l’élément incarnant la démence, c’est se prouver que l’on n’est pas fou et c’est ce que souligne Gwenhaël Ponnau en déclarant qu’» il est essentiel pour le héros de faire la preuve du caractère non pas hallucinatoire de ses visions, mais de leur réalité qui, précisément, se trouve au-delà de toute démonstration proprement rationnelle10 ». Effectivement, les instants où l’aliéné cherche à distinguer l’objet du délire sont multiples et l’enlisent dans le non-sens puisqu’il s’écarte de toute rationalité. L’observation du monde est motivée par un système perceptif trompeur : les événements sont envisagés par des hallucinations, par des perceptions ambigües et par l’omniprésence de la monomanie et de la fixation.
13L’hallucination, motif récurrent dans les œuvres, se concrétise rapidement et laisse perplexe le fou comme le lecteur en donnant à voir des images fuyantes et insaisissables. La fulgurance de l’hallucination est remarquable dans Le Tour d’écrou, où la nurse est confrontée à des visions fantomatiques : cette perception demeure ambiguë et pose question : est-ce une hallucination favorisant le postulat que la narratrice est folle ou, a contrario, sont-ce de réelles apparitions qui placent le récit de la démence à la frontière du fantastique ? De plus, l’hallucination se fonde bien souvent sur des critères irrationnels qui témoignent de la dialectique opposant la folie à la raison. La pathologie conduit à voir un paysage différent de ce qu’il est réellement ; la notion de réel est abordée avec distance et la réalité est recomposée par un système visuel détraqué. Aussi, lors des récits de ce qui a été distingué au cours de l’hallucination, le fou se détache de toute objectivité au profit d’une vision personnelle et subjective, profondément altérée par la pathologie ; citons l’illusion optique dont le narrateur de la première version du Horla est victime avec la mise à jour de la consistance physique de l’être invisible devant un miroir, traditionnel reflet de la vérité. En somme, l’hallucination dépasse les lois de l’entendement au profit d’une pure liberté créatrice.
14La perception est ambivalente ; si la découverte de ce qui s’impose aux yeux du fou s’avère inquiétante, il n’en demeure pas moins que les protagonistes multiplient les actes de perception et en abusent comme le démontre la récurrence des verbes de perception dans les récits de folie. Ainsi, la narratrice de l’œuvre de Perkins Gilman, Le Papier peint jaune, évoque un certain engouement pour l’observation du motif imposé à sa vue : « Assez terne pour laisser l’œil s’y égarer à vouloir le suivre, assez appuyé pour continuellement exaspérer le regard et le forcer au décryptage de son dessin11. » D’ailleurs, la contemplation, si l’on écarte la thèse d’une probable hallucination, est complexe, et le papier peint observé présente des contours insaisissables : le motif, à l’image de la folie qu’il incarne, ne se laisse pas aisément comprendre. De cette ambigüité naît le principe de l’anamorphose qui souligne le décalage entre folie et raison tout en témoignant de la dynamique créatrice dans laquelle évolue le malade. Pour Jurgis Baltrusaïtis,
l’anamorphose […] renverse les éléments et leurs principes ; au lieu d’une réduction à leurs limites visibles, c’est une projection des formes hors d’elles-mêmes et leur dislocation de manière qu’elles se redressent lorsqu’elles sont vues d’un point déterminé. Le système est établi comme une curiosité technique, mais il contient une poétique de l’abstraction, un mécanisme puissant de l’illusion optique et une philosophie de la réalité fictive. C’est un rébus, un monstre, un prodige12.
15Aux yeux de la narratrice du Papier peint jaune, le motif passe de l’apparence d’un champignon à celui d’un œil persécuteur pour trouver son affirmation dans un corps de femme. Cette idée de perceptions et de réceptions multiples peut être envisagée comme un double regard proposé au lecteur ; si l’on prend l’exemple développé dans Le Tour d’écrou, on voit se construire deux regards sur le fait que Miles scrute minutieusement sa nurse : pour celle-ci, c’est un intérêt évident de la part de l’enfant, mais pour le lecteur, c’est une signalétique de l’inquiétude qui s’empare du petit garçon. De fait, les récits reposent sur une structure anamorphosique : l’image produite varie selon l’angle dans lequel se place le narrateur ou le fou. Le désir de tout voir et de tout percevoir se transforme en une perception monomaniaque et le fait intriguant est sans cesse renvoyé aux yeux du personnage. Le caractère obsessionnel d’Hugues Viane est souligné par le souvenir de la défunte qui le hante constamment : « Une fois entrée en lui, cette idée devint fixe, obsédante, roulant son grelot13. » Dans le texte de Thomas Mann, on retrouve ce motif de la vision forcée par la présence du petit Tadzio qui est assimilée à une perturbation de l’espace charmant, à moins qu’il n’apporte, aux yeux d’Aschenbach, une sensualité supplémentaire au cadre vénitien :
Or, comme il laissait ainsi sa rêverie plonger dans le vide, la ligne horizontale du bord de l’eau fut tout à coup franchie par une forme humaine, et quand il ramena son regard échappé vers l’infini, il vit le bel adolescent, qui venant de gauche, passait dans le sable devant lui14.
16Les discours des narrateurs témoignent de la frénésie qui s’empare des fous à l’égard de la perception et leurs regards, pour autant, ne sont pas nécessairement justes : leurs propos rendent compte d’une réalité illusoire saisie par un visuel altéré par la puissance de la pathologie ; le réel est retranscrit par la sensibilité du narrateur, mais c’est une sensibilité trompeuse faisant l’épreuve de l’obsession ou encore du fait hallucinatoire.
17L’écriture de la folie est hantée par le fantasme d’imager la maladie et, dès lors, la prose du dément acquiert une dimension expérimentale dans sa recherche de représentation de la pathologie : par cette écriture de l’expérimentation, le littéraire tente assurément de dépasser le scientifique, incapable d’imager une réalité dotée d’aucune matérialité, d’aucune consistance physique. En somme, ce que la science ne peut accomplir, la littérature semble l’offrir par l’imaginaire qu’elle développe. Cependant, les récits de folie sont profondément marqués par la perspective d’une représentation insaisissable et posent le problème de la création d’une image a priori impossible ; le fou évolue dans le paradoxe et dans la frustration puisque l’on comprend l’importance qu’il accorde à démontrer et à illustrer la véracité et la validité de son propos. Il s’ouvre vers un imaginaire symbolique qui vise à représenter l’impalpable ; violence et univers aquatique s’affirment comme des éléments traducteurs de cette déraison. La concrétisation d’une représentation vraisemblable s’effectue toutefois par un passage d’une construction abstraite à une dimension humaine de la maladie : la folie fait l’objet d’une personnification.
18La représentation de l’impalpable hante et torture les narrateurs des récits de folie : comment parvenir à une image exacte de la puissance d’un trouble imperceptible à l’œil nu ? Cette grande inconnue émerge dans les textes et cette littérature de la démence, particulièrement riche à la fin du xix e siècle, propose une réflexion sur les limites de l’écriture ; elle pose la question de la transposition écrite de ce qui est précisément insondable. La crainte de l’impalpable est révélée par la multiplication des tournures au caractère impersonnel ; citons la récurrence, dans l’œuvre de Maupassant, du pronom indéfini « on » (« on avait bu15 ») ou de l’indéfini « quelqu’un » (« Quelqu’un possède mon âme et la gouverne16 ! »). Face à l’imminence de la maladie, le vocabulaire est manquant, voire lacunaire, et témoigne de la complexité de la pathologie par son incapacité à décrire efficacement le malaise ressenti ; le narrateur de Salle 6 avoue qu’il est difficile de retranscrire les paroles des déments : « il est difficile de transcrire sur le papier ses propos insensés17 », tandis que la narratrice du Papier peint jaune évoque sans complaisance son embarras à raconter l’évolution de sa souffrance. Cette mise à jour de la limite des mots et de l’incapacité à rendre compte du monde est un questionnement qui attribue aux récits de la folie une évidente modernité, puisqu’ils se rattachent aux problématiques de la fin du xix e siècle avec des interrogations sur la recherche de nouvelles structures, de nouveaux systèmes de langage. Les auteurs s’ouvrent ainsi à l’originalité pour signifier la démence en usant de figures comparatives et d’un important réseau d’images ; ils se rattachent au symbolisme mais aussi à l’impressionnisme qui « réalise en somme, pour la peinture, l’idéal poétique mallarméen : “Peindre non la chose mais l’effet qu’elle produit”18 ». Le fou s’inscrit dans ce projet énoncé par Mallarmé en ne cherchant pas à représenter objectivement la maladie, mais en suggérant ses effets. Cette atmosphère symboliste, placée sous le signe de la suggestion et de la création, trouve sa place dans le récit des fous, et on peut établir un lien entre création artistique et folie. L’écriture de la folie adopte une esthétique visuelle particulièrement remarquable et diversifiée, au carrefour des différents courants artistiques de la fin du siècle. Métaphores, comparaisons et autres figures de l’analogie s’avèrent être de véritables subterfuges pour pallier les manquements de la perception et de l’écriture. Dans Bruges-la-Morte, le principe de l’analogie est très présent puisqu’on nous signale que « le démon de l’Analogie se jouait de lui19 ! », et effectivement, Hugues Viane recherche la défunte dans des monuments funéraires. Par ailleurs, le lecteur est même convié à se représenter mentalement des images comme le propose le narrateur du Horla en renouvelant son invitation dans les deux versions de l’œuvre par un bref « Figurez-vous20 ». Le lecteur est impliqué, malgré lui, dans la construction des images.
19Par ailleurs, l’exploitation du motif de la violence incarne le parfait exemple de cette application du processus de suggestion et de figuration de la pathologie par le symbole. L’expression de l’instauration violente de la folie dans l’existence des protagonistes est suggérée par le topos de l’agression physique que l’on retrouve dans Le Horla avec la présence d’» un couteau dans la gorge21 » mais aussi dans Salle 6 : « C’était comme si on avait pris une serpe, on la lui avait plantée dans le corps et l’avait à plusieurs reprises tournée dans sa poitrine et ses entrailles22. » Dans la nouvelle de Maupassant, la maladie fait même l’objet d’une violente animalisation avec l’évocation d’une sangsue comme image illustratrice de l’anéantissement de l’être. La folie est présentée avec violence par l’usage d’un imaginaire qui fait office de médiateur. L’image se veut équivalente au trouble ressenti et le fou devient alors capable d’apprécier et d’évaluer la douleur ressentie par le procédé de l’analogie.
Dans l’imagination occidentale, la raison a longtemps appartenu à la terre ferme. Île ou continent, elle repousse l’eau avec un entêtement massif : elle ne lui concède que son sable. La déraison, elle, a été aquatique depuis le fond des temps et jusqu’à une date assez rapprochée. Et plus précisément océanique : espace infini, incertain ; figures mouvantes, aussitôt effacées, ne laissant derrière elles qu’un mince sillage et une écume ; tempêtes ou temps monotone ; route sans chemin23.
20c’est en ces termes que Michel Foucault souligne les traits communs entre eau et folie ; celles-ci dissimulent un fond, un contenu et ne laissent pas indifférent. On ne sait pas vraiment comment les interpréter. Le sujet, face à l’eau, tout comme face à la folie, est à la fois émerveillé et angoissé : ce sont des réalités qui nous échappent par leur aspect fuyant et en mouvements perpétuels. L’univers aquatique est récurrent et contribue à insérer le motif de la maladie dans les textes ; bien plus qu’un élément introducteur, l’eau devient une possibilité d’imager la démence. Par la métaphore filée, l’eau est évoquée sous toutes ses formes, des pluies de Bruges à la lagune vénitienne en passant par les neiges de la Russie. L’évolution des hommes est métaphorisée par le cheminement du cycle de l’eau ; prenons le cas de Salle 6 où, au troisième chapitre, Gromov s’enlise dans la boue, mélange d’eau et de terre, par extension, de la déraison et de la raison, avant de finalement faire état d’une sueur froide. Raguine évoque un remplissage de son corps par un liquide inconnu au fur et à mesure de la progression de son délire tout au long du quinzième et du seizième chapitre. L’univers aquatique peut aussi être perçu comme un piège, à l’image de l’embarquement d’Aschenbach pour Venise qui se fait dans le mystère et la confusion si bien que l’on peut se demander si ce n’est pas plutôt sur le Styx qu’évolue le bateau de l’écrivain. Le motif de l’île est fréquemment abordé et souligne l’encerclement du protagoniste par les eaux notamment dans Le Horla, lors du voyage au Mont Saint-Michel. Le fond inconnu de l’eau suscite la peur et semble dissimuler un secret, pire : la maladie. La froide objectivité laisse ainsi sa place à une forme de subjectivité créatrice qui attribue aux récits de folie une véritable modernité par l’usage de toute une imagerie. inverse du scientifique, le fou, par une subjectivité éclatante, est capable de figurer la pathologie en lui attribuant une charge poétique.
21Pour autant, cette concrétisation de l’image du trouble se dote d’un aspect davantage abstrait que réel : le passage à une forme précise et aux contours délimités devient pour le malade un impératif. Le fou s’engage immédiatement dans une nouvelle forme de création, celle d’attribuer des traits humains à sa pathologie et ceci témoigne évidemment de l’évolution fulgurante de la maladie ; il s’ouvre à une ambition artistique par son désir de façonner un personnage : la représentation de la maladie passe d’un aspect constitué d’aucune forme vraisemblable à une construction concrète. La création d’une image subjective s’apparente à la réalisation d’une toile ; en effet, dans un premier temps, le fou se transforme en créateur et délimite les traits, l’horizon et les points de fuite de son imagerie mentale par un affect très expressif mais aussi par un impressionnant pouvoir de suggestion des éléments qui l’entourent, une représentation violente du trouble ou l’usage d’une comparaison à l’élément aquatique ; ceux-ci attribuent à la représentation de la maladie une dimension résolument abstraite. Le lien avec l’impressionnisme et le symbolisme dans la peinture de la pathologie est révélé par cette large place laissée à la libre expression de la subjectivité du sujet. Néanmoins, le fou apporte dans un second temps de la consistance et de la force à sa peinture en s’attardant sur les traits et les contours de sa production mentale. Effectivement, il est confronté à de nombreuses reprises à une figure envoûtante qui devient à ses yeux l’incarnation obsessionnelle de son délire ; l’attribution de cette charge néfaste à un objet réel est révélatrice de ce passage d’une représentation abstraite à une forme de concrétisation crédible. Le phénomène de personnification de la folie humanise et donne du crédit à la pathologie ; il contribue efficacement à ce processus de mise en image de la folie, et cette constitution de l’autre se base sur la multiplication des échanges avec un élément aussi troublant que curieux : Hugues Viane et Raguine font connaissance avec des personnalités qui sèment la confusion dans leur esprit. Aschenbach fait la même expérience en observant méticuleusement le petit Tadzio, tandis que la narratrice du Papier peint jaune donne vie à un motif. De son côté, le narrateur du Horla, dans l’affirmation de son délire, devient le créateur d’une nouvelle espèce, le Horla. Ce sont ces rencontres successives qui affirment le phénomène de personnification du trouble ; plus le fou contemple l’autre, plus celui-ci devient l’incarnation du délire. Le mythe de Pygmalion se précise dans chacune des œuvres avec l’animation d’un objet fascinant : le motif, dans Le Papier peint jaune, devient expressif comme le souligne la jeune femme : « Je n’ai jamais vu tant d’expression dans une chose inanimée. Personne n’ignore que les objets savent être expressifs24 », et progressivement, il adopte des traits humains : « je suis certaine que c’est une femme25 ». De la même façon, la défunte de Bruges-la-Morte revit sous les traits de Jane ; un principe d’animation d’objet pétrifié vient vérifier la persistance du mythe de Pygmalion. D’ailleurs, dans Bruges-la-Morte, plus qu’un objectif de construction, l’activité de façonner un personnage devient un acte de reconstruction morbide de la femme.
22En cela, le souhait de créer un personnage représentatif de la pathologie s’inscrit dans ce principe de construction d’une imagerie ; il répondrait à l’exigence du fou de se dégager d’une forme abstraite pour faire acquérir à l’image du trouble une forme humaine par la création d’un personnage ; la folie devient alors davantage explicite.
23Le fou incarne un véritable alchimiste de l’image par son activité constructive d’un réseau visant à délivrer une représentation de la pathologie. Cette constitution d’une imagerie de la maladie suit toutefois un processus de création très rigoureux qui semble se résumer dans l’équation suivante : d’une part, l’alliance d’un attrait pour l’imaginaire et pour l’onirisme mêlée, d’autre part, à une vive frénésie optique offrant, en résultat, la construction d’images tout à fait délirantes et représentatives du délire habitant le fou. Par cette construction, le fou parvient à dépasser le scientifique en attribuant un physique concret à la maladie d’après un cheminement non pas objectif, mais plutôt subjectif qui révèle pleinement la force du délire qui l’habite ; un délire qui offre d’ailleurs au malade la fonction de créateur : il devient un bâtisseur, un producteur d’images malgré la pathologie.
Bibliographie
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Cabanes Jean-Louis, Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Paris, Klincksieck, 1991.
Chiantaretto Jean-François, Écriture de soi et psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 1996.
Foucault Michel, Dits et écrits, 1954-1988, Paris, Defert D. et Ewald F. (dir), avec la collaboration de Lagrange J., Gallimard, 1994.
Articles consultés :
Tome I : « L’eau et la folie » ; « La folie, l’absence d’œuvre » ; « La folie n’existe que dans une société ».
Tome II : « Le pouvoir psychiatrique » ; « La case della follia (La maison des fous) » ; « Faire les fous ».
Tome III : « Sorcellerie et folie » ; « Enfermement, psychiatrie, prison ».
Tome IV : « L’écriture de soi ».
Foucault Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972.
10.14375/NP.9782070295821 :Foucault Michel, Les Anormaux, Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1999.
Felman Shoshana, La Folie et la chose littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1978.
Gillibert Jean, Folie et création, Paris, Éditions Champ Vallon, L’Or d’Atalante, 1990.
Gros Frédéric, Création et folie, France, Presses Universitaires de France, Perspectives critiques, 1997.
10.3917/puf.grosf.1997.01 :Plaza Monique, Écriture et folie, Paris, Presses Universitaires de France, Perspectives critiques, 1986.
10.3917/puf.plaza.1986.01 :Ponnau Gwenhaël, La Folie dans la littérature fantastique, Toulouse, Éditions du CNRS, 1987.
Rigoli Juan, Lire le délire. Alliénisme, rhétorique et littérature en France au xixe siècle, Paris, Fayard, 2001.
Notes de bas de page
1 Maupassant G. de, Le Horla in Contes et nouvelles II, établi et annoté par Forestier L., Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, vol. 275, 1986, p. 823.
2 Mann Th., La Mort à Venise traduit de l’allemand par Bertaux F., Sigwalt C. et Nesme A., Paris, Fayard, Le Livre de Poche, 2007, p. 74.
3 Maupassant G. de, op. cit., p. 829.
4 Tchekhov A., Salle 6 in Œuvres III, traduit du russe par Parayre E., révisé par Denis L. et annoté par Frioux C., Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, vol. 223, 1989, p. 60.
5 James H., Le Tour d’écrou, traduction de Pavans J., Paris, Gf Flammarion, 1998, p. 65.
6 Maupassant G. de, op. cit., p. 826.
7 Nerval G. de, Œuvres complètes III, Aurélia, Guillaume J. et Pichois C. (dir.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1993, p. 291.
8 Rodenbach G., op. cit., p. 52.
9 Gaultier J. de, Le Bovarysme. La Psychologie dans l’œuvre de Flaubert, Paris, Librairie Leopold Cerf, 1892, p. 20.
10 Ponnau G., La Folie dans la littérature fantastique, Toulouse, Éditons du Cnrs, 1987, p. 310.
11 Perkins-Gilman Ch., Le Papier peint jaune, traduit de l’anglais par le collectif des éditions Des femmes, Paris, Des Femmes-Antoinette Fauque, 2007, p. 13.
12 Baltrusaïtis J., Anamorphoses ou magie artificielle des effets merveilleux, Paris, Olivier Perrin, 1969, p. 5-6.
13 Rodenbach G., op. cit., p. 143.
14 Mann Th., op. cit., p. 51.
15 Maupassant G. de, op. cit., p. 824.
16 Ibid., p. 929.
17 Tchekhov A., op. cit., p. 43.
18 Marchal B., Lire le symbolisme, Paris, Dunod, 1993, p. 38.
19 Rodenbach G., op. cit., p. 102.
20 Maupassant G. de, op. cit. : première version, p. 823 ; seconde version, p. 919.
21 Ibid., p. 823.
22 Tchekhov A., op. cit., p. 99.
23 Foucault M., « L’eau et la folie » in Dits et écrits, 1954-1988, Paris, Defert D. et Ewald F. (dir.), avec la collaboration de Lagrange J., Gallimard, 1994, p. 268.
24 Perkins Gilman Ch., op. cit., p. 19.
25 Ibid., p. 35.
Auteur
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2007