Chapitre V : Fous balzaciens
p. 89-99
Texte intégral
1Constructrice ou destructrice, la folie s’ouvre chez Balzac en un éventail aussi riche qu’est multiforme la description de l’homme dans La Comédie humaine : réaliste ou plus abstraite, anecdotique ou chargée de profonds symboles, l’évocation de la folie touche au détail comme au plan général de l’œuvre. Dans tous les cas, c’est le fonctionnement du cerveau qui est en cause : le cerveau éteint de l’imbécile, le cerveau hyperactif du génie touchent l’un au domaine de l’autre par le mystère de la même pensée, absente ou trop présente. Ce que l’on appelle folie protège peut-être le malheureux qui vit dans son rêve, comme le vieux Facino Cane chez qui « l’on tremblait de voir reparaître la lumière de la pensée », car, s’il redevenait lucide, il verrait la réalité de sa déchéance1 ; Chabert aussi, l’« enfance » dans laquelle il paraît retombé lui sert peut-être de jardin secret, à en croire un de ses compagnons de Bicêtre qui voit en lui « un vieux malin plein de philosophie et d’imagination2 ». Cette toute simple formule dit bien, à nouveau, l’ambiguïté profonde de ce qui est, ou n’est pas, réputé « fou » chez un homme, dans l’univers balzacien : de deux observateurs, l’un ne verra que le cerveau mort, l’autre verra le cerveau endormi – voire le cerveau comédien, qui feint le sommeil de la raison pour vivre en paix dans son monde intérieur. C’est cet écart qu’on tentera d’évoquer ici, en partant d’œuvres dans lesquelles l’image de la folie est « simple » (à supposer que cela ait un sens) et en allant, ou en montant, vers celles qui donnent de la folieune interprétation double, et alors précisément la question du « constructif » ou du « destructif » touche à l’insoluble – donc, sans doute, à l’essentiel.
2Dans un certain nombre d’œuvres de La Comédie humaine la folie est une perte de la raison cartésienne, de la capacité de déduire, d’abstraire, bref de « raisonner ». Dans la nouvelle de 1833 intitulée L’Illustre Gaudissart, Margaritis est, à en croire l’aubergiste de Vouvray, « fou, comme on est fou quand on est fou3 » ; dans Adieu (1830), Stéphanie de Vandières est, sous le coup de l’amnésie, tombée dans une enfance animale qui exclut « le moindre sentiment ou la moindre idée4 » ; et dans le dernier récit sur lequel je m’appuie pour cette première étape, L’Interdiction (1836), la marquise d’Espard a entrepris, pour des raisons d’argent, de faire constater chez son mari « l’état de démence et d’imbécillité prévu par l’article 489 du Code civil5 ». Mais même dans ces situations apparemment sans mystère, il n’est pas vraiment satisfaisant de parler, comme je le faisais à l’instant, d’une image « simple » du dérangement cérébral, car l’ambiguïté de la folie apparaît bel et bien, ne serait-ce qu’à travers la stratégie narrative de l’auteur.
3Gaudissart incarne le type facile du bonimenteur, qui peut tout vendre en sa qualité de commis-voyageur. « Après une conversation de deux heures, un homme doit être à vous », telle est sa doctrine6. De vendeur de chapeaux avant Juillet, il s’est reconverti sous la monarchie bourgeoise dans l’assurance-vie et la collecte d’abonnements de journaux. Or voici qu’en 1831, à Vouvray, un notable qui l’a connu jadis veut doucher sa vanité en le livrant à Margaritis, « un homme à peu près fou » (p. 579) qui sort tête nue dès qu’il pleut, ne s’aperçoit pas qu’il lit depuis sept ans le même vieux journal, et oscille entre la surexcitation, l’abattement et, parfois, des éclairs de lucidité qui lui permettent de donner à sa femme « d’excellents conseils » (p. 580) pour la vente de ses vins. Une de ses lubies est d’exiger d’avoir à sa disposition deux pièces de vin que, pour autant, il ne veut pas vendre, ce qui fait que son entourage, le traitant pour avoir la paix en viticulteur encore capable, lui affirme sans cesse que ces pièces existent bien alors qu’il n’en est rien. Gaudissart, à qui on a dit que le bonhomme est un ancien banquier, veut le convertir à ses spéculations, et l’autre, qui trouve un interlocuteur inespéré, veut lui offrir du vin qu’il n’a pas. Tout le dialogue qui forme le morceau de bravoure de la nouvelle repose sur la façon dont le fou prend constamment au pied de la lettre les métaphores bouffies de Gaudissart ; au bout du compte, Margaritis a vendu aucommis pour cent francs d’un vin fictif, que celui-ci espère revendre à bénéfice aux saint-simoniens dont il est l’envoyé, tandis que le fou lui achète pour sept francs un abonnement… au Journal des enfants. La morale de la fable est limpide, pour les bonnes gens de Vouvray : en voulant vendre des abonnements au Globe, journal déraisonnable et menteur, c’est Gaudissart qui se révèle fou, tandis que, dans son imperturbable logique, « le père Margaritis dit des choses plus sensées » (p. 595).
4L’enjeu est beaucoup plus tragique dans Adieu, nouvelle « soldatesque » (ainsi était-elle qualifiée lors de sa première publication dans La Mode) dont le point central est le désastre de la Bérésina. C’est là que Stéphanie a vu son mari mourir de façon atroce et a perdu non seulement la mémoire, mais même toute capacité d’adaptation rationnelle au réel : recueillie par un oncle médecin, elle vit à l’état animal, instinctif, et c’est ainsi, « morte et vivante, vivante et folle7 », que six ans plus tard la retrouve son amant Philippe. Gracieuse et vaporeuse comme « une de ces filles de l’air célébrées par Ossian » (p. 982), elle n’en est pas moins, pour son oncle, « folle ». D’ailleurs, après la Bérésina, elle a été « enfermée avec des fous », en Allemagne (p. 1001), et la femme qui s’occupe d’elle, Geneviève, est une idiote, tombée en cet état après avoir été abandonnée : « Ma nièce et cette pauvre fille sont en quelque sorte unies par la chaîne invisible de leur commune destinée », observe le médecin (p. 1002). Quant à Philippe, c’est littéralement qu’il croit devenir fou à son tour, en voyant que celle qu’il aimait ne le reconnaît pas ; il a cru à une étincelle, un jour, lorsqu’elle s’est approchée de lui, mais c’était seulement pour voler un morceau de sucre dans sa poche : « Elle mordait son sucre en témoignant son plaisir par des minauderies qu’on aurait admirées si, quand elle avait sa raison, elle eût voulu imiter par plaisanterie sa perruche ou sa chatte. » (p. 1009.) Chez un être à ce point anéanti, le sommeil de la raison est si profond que vouloir l’interrompre se révèle fatal : si Stéphanie, que Philippe a cru guérir en reconstituant les conditions du traumatisme initial (une fausse Bérésina, l’hiver, dans le parc de son château), revient à elle et appelle son amant par son nom, c’est pour « se cadavéris[er] » aussitôt dans ses bras (p. 1013). Quand la folie est totale, elle fait écran, et devient tombeau.
5Situation radicalement différente encore dans L’Interdiction, où la gravité du sujet permet néanmoins à Balzac de glisser des éclairs d’humour dans une histoire sinistre. Dans La Comédie humaine la marquise d’Espard a tout d’une vipère et n’attire certes ni sympathie ni (encore moins) pitié ; et le juge Popinot, chargé de vérifier le bien-fondé de sa requête en interdiction sur la personne de son mari, dont elle vit séparée et qu’elle accuse de dilapider leur fortune, la considère lui-même sans aménité. Lui dont l’altruisme social confine à la charité chrétienne authentique, il n’aime pas la morgue de l’aristocrate insensible. Tout est fait, dans cette nouvelle un brin manichéenne, pour que le lecteur souhaite la victoire du chevalier du bien. Et l’enquête de Popinot va en effet dans ce sens : Mme d’Espard veut reprendre ses deux fils à son mari sous prétexte de la folie de celui-ci, qui leur nuirait, et Popinot découvre deux garçons sains et parfaitement éduqués ; elle le croit sous la coupe d’une veuve Jeanrenaud qui le vole, et au contraire « le prétendu fou8 » explique lui-même au juge admiratif que c’est lui qui a entrepris d’indemniser cette femme, descendante de protestants spoliés par un de ses ancêtres lors de la révocation de l’édit de Nantes. M. d’Espard n’est pas fou, mais sublime. De plus, trait d’humour noir bien balzacien, la dame Jeanrenaud est à la fois bête et déplaisante, et laide au point qu’il devient patent que sa victime supposée ne la paye bien que par vertu et par conviction ! Enfin, autre trait d’humour non moins balzacien mais plus souriant, dès le moment où Popinot s’est trouvé seul dans l’appartement où d’Espard vit reclus avec ses fils, il a compris que le bon droit ne pouvait être du côté de l’épouse qui prétend son mari dément : regardant autour de lui, le juge admire « la poésie plutôt trouvée que cherchée » de tout ce qu’il aperçoit :
À cet aspect, Popinot jugea qu’un fou serait peu capable d’inventer l’harmonie suave qui le saisissait en ce moment.
« Il me faudrait un appartement semblable », pensait-il. (p. 486.)
6Autrement dit, la folie au sens où l’entend le Code civil n’a pas le sens du beau, et comme celui qu’on veut interdire a en outre un sens aigu du bien, fût-il rétroactif, il est moins fol encore. La folie n’a que des logiques déréglées, elle n’a pas de morale.
7C’est vrai également de la « folie » considérée à l’étage supérieur, selon les critères balzaciens : lorsque la folie occupe la vie d’un homme au point de pouvoir être nommée monomanie, elle est destructrice et de celui qui en est l’objet, et de son entourage. Cela est particulièrement vrai de l’artiste, et/ou du savant ou de l’inventeur – art et science étant, chez Balzac, contigus au point de se confondre. (Nous réserverons pour un dernier temps de la réflexion le cas unique de Louis Lambert, pur penseur tué par sa pensée même.)
8Un mot d’abord sur l’une des œuvres les plus commentées de Balzac, mais dont on ne peut faire l’économie dans cette esquisse, Le Chef-d’œuvre inconnu, nouvelle publiée d’abord dans L’Artiste en 1831, et qui, fortement augmentée, trouve sa forme définitive dans son édition de 1837. L’argument est connu : Frenhofer, personnage fictif, forme un trio de peintres avec deux artistes réels, Porbus9 et le tout jeune Poussin10. Porbus, homme positif, voit en Frenhofer, qui travaille sans relâche à un portrait de femme qu’il ne veut montrer à personne, un illuminé ; lorsqu’il le montre à Poussin « en conversation avec son esprit11 », l’italique demandé par Balzac suggère, dans le contexte de la page en tout cas, une intonation plus dépréciative que déférente, et si un doute subsistait, il serait dissipé par une formule telle que : « […] le bonhomme, qui est aussi fou que peintre […] » (p. 427). Poussin, au contraire, dans l’enthousiasme de sa jeunesse, est fasciné, et voit en Frenhofer « un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue » (p. 425) ; il lui fait confiance au point de lui livrer sa maîtresse afin qu’elle pose pour le fameux portrait, et le narrateur lui-même se joint à son regard admiratif lorsqu’il montre « en cet être surnaturel […] une complète image de la nature artiste, de cette nature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés » (p. 426). L’insertion de la notion de « folie » dans le texte oscille de manière fascinante tout au long de la nouvelle entre le diagnostic simplifié de Porbus (pour lui, Frenhofer est fou) et le charme qui entraîne vers le vieux maître un personnage – Poussin – et le narrateur, également épris de la fantaisie de la « nature artiste ». Le mot vient sous la plume de Balzac lui-même, un peu avant le dénouement tragique, et l’emploi volontaire de formes interrogatives sans réponse montre bien qu’il souhaite, au moins à ce stade du récit (Frenhofer n’a toujours pas accepté de montrer son tableau), laisser se développer l’ambivalence du personnage :
Frenhofer était-il raisonnable ou fou ? Se trouvait-il subjugué par une fantaisie d’artiste, ou les idées qu’il avait exprimées procédaient-elles de ce fanatisme inexprimable, produit en nous par le long enfantement d’une grande œuvre ? (p. 432.)
9La succession de ces phrases est remarquable. Si l’on choisit de lire les deux questions qu’elles forment en parallèle, la fantaisie serait raisonnable et c’est le fanatisme qui serait fou ; mais ne peut-on pas plutôt penser à un chiasme, au nom duquel, alors, la « fantaisie d’artiste » ne serait qu’un caprice, alors que seule une création digne de ce nom, c’est-à-dire l’« enfantement d’une grande œuvre », serait lucidement le fruit d’un « fanatisme », d’un culte exclusif du beau ? difficile de se dire que Balzac lui-même ne s’est jamais interrogé sur ce statut ambigu du génie, incompréhensible à la foule. Dans Le Chef-d’œuvre inconnu, toutefois, il tranche – ou semble trancher. On sait que le tableau de Frenhofer, une fois révélé, ne laissevoir qu’un amas brouillé de couleurs d’où émerge seul un pied nu merveilleusement beau, « fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction » (p. 436). En croyant chaque jour mieux faire, le peintre a empâté et comme étouffé son œuvre sous l’épaisseur matérielle de la peinture ; sa folie a été de ne pouvoir ouvrir les yeux sur ce qu’il faisait, et cette folie est destructrice puisque quand il comprend, brutalement, l’étendue du désastre, il brûle tout et se tue.
10En 1834, c’est-à-dire entre les deux versions du Chef-d’œuvre inconnu, Balzac livre au public un de ses plus grands romans philosophiques, La Recherche de l’Absolu (1834). Le héros « fou » n’est plus cette fois artiste, mais inventeur, ou plutôt, le grand savant qu’il est voudrait être inventeur : le chimiste Balthazar Claës rêve de trouver le secret de la commutation des métaux en or. Dès le début de l’action, un double regard est porté sur le personnage. Balzac, en faisant son portrait, précise que « son large front offrait […] les protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques12 » ; mais lorsque, perdu dans ses pensées, Balthazar n’entend rien des plaintes de son épouse abîmée d’inquiétude et de souffrance, le romancier écrit : « “Deviendrait-il donc fou ?” se dit sa femme avec une profonde terreur. » (p. 674.) Presque toutes les indications fournies au lecteur ont ainsi une double valeur : au regard de l’homme sensé, le savant est fou ; à ses propres yeux, il est simplement dans un monde auquel le vulgaire n’a pas accès. À la veillée, il demeure silencieux : « Parfois, les yeux prenaient une couleur vitreuse, il semblait que la vue se retournât et s’exerçât à l’intérieur » (p. 687) – ou, plus simplement, à la veille de mourir, Joséphine crie à son mari qui ne comprend pas qu’il va la perdre : « Déjà l’on te nomme par dérision Claës-l’alchimiste, plus tard, ce sera Claës-le-fou. […] pour le vulgaire, le génie ressemble à de la folie » (p. 755). Plus tard encore, Marguerite, qui vient de se dire, à la vue de l’atelier et de l’exaltation anormale de Claës : « Mon père est fou ! » (p. 780), a avec lui une querelle sur ce que signifie « avoir de la raison » (p. 781) – et, bien sûr, la raison de la jeune fille posée, lucide, mûrie par l’épreuve, ne saurait être celle du savant exalté, qui aura ruiné jusqu’au bout sa famille dans la certitude où il est de réussir. Balzac tient jusqu’au bout dans la plus grande tension cet écart entre folie et folie, celle que voit « le vulgaire », celle dont vit le chercheur introverti. Ce n’est que tout à la fin que, comme dans Le Chef-d’œuvre inconnu, le romancier se joint, à regret, mais avec la conviction qu’il y va de sa propre raison, au groupe de ceux pour qui, définitivement, Claës est fou. Un long passage du portrait de Balthazar à la fin de sa vie le montre, dans lequel Balzac met en application ses lectures sur l’aliénation mentale :
Quoiqu’une pensée forte animât ce grand visage […], la fixité du regard, un air désespéré, une constante inquiétude y gravaient les diagnostics de la démence, ou plutôt de toutes les démences ensemble. Tantôt il y apparaissait un espoir qui donnait à Balthazar l’expression du monomane ; tantôt l’impatience de ne pas deviner un secret qui se présentait comme un feu follet y mettait le symptôme de la fureur ; puis tout à coup un rire éclatant trahissait la folie, enfin la plupart du temps l’abattement le plus complet résumait toutes les nuances de sa passion par la froide mélancolie de l’idiot13. (p. 814.)
11La fascination pour le savant a beau demeurer la même, le romancier a fait le choix de la vie ; s’il accorde à son héros l’illumination d’un terrible « eurêka14 ! » (p. 835), c’est au moment même où il le fait mourir, et la métaphore par laquelle il évoque l’écroulement financier de la maison Claës vaut aussi pour le héros lui-même : « L’idée de l’Absolu avait passé partout comme un incendie » (p. 829). C’est l’idée de l’Absolu, certes, mais elle tue, elle aussi. La folie monomaniaque, à n’en pas douter un instant, est destructrice. On peut le vérifier sur le mode mineur en joignant aux deux personnages dont je viens de parler, le peintre Frenhofer et l’inventeur Claës, un troisième fou, à la fois artiste et savant (ou se croyant tel), le musicien Gambara, héros de la nouvelle éponyme (183715), fabricant d’un instrument universel qu’il a nommé panharmonicon, et d’où il pense extraire des mélodies suaves qui ne sont pour ses auditeurs qu’« étranges discordances16 ». Le regard du fou sur lui-même nourrit sa folie d’illusions sans cesse renaissantes : celles, par exemple, de Bernard Palissy, dont l’échec a tellement fasciné Balzac qu’il a rêvé, pendant des années, de lui consacrer un roman17.
12Reste un chef-d’œuvre intense et intimidant, mais dont la relecture s’impose à qui veut tenter de se faire une idée à peu près complète du « fou balzacien » : c’est ce très court roman publié en 1832 sous le titre de Notice biographique de Louis Lambert, et fortement augmenté lors des éditions de 1833 et surtout 1836 qui lui donnent à peu près l’allure que nous lui connaissons sous le nouveau titre d’Histoire intellectuelle de Louis Lambert, abrégé en Louis Lambert dans le tome XVI de La Comédie humaine (1846).
13Ce roman fascine dès l’abord comme a pu le faire plus tard Le Grand Meaulnes : les deux œuvres sont des récits à la première personne, mais le narrateur n’est pas le héros ; il n’est qu’un ancien camarade de classe, qui se remémore l’enfance commune, et qui magnifie l’image du compagnon magique. Le duo du narrateur et de Lambert, chez Balzac, tire déjà son aura du même fait que celui de Seurel et de Meaulnes chez Alain-Fournier : l’enfant sage, ici comme là, représente une facette de l’auteur, et l’enfant « fou » une autre. De ce fait, il devient impossible de trancher complètement la question de savoir où se situe l’auteur. Bien sûr, dans les deux cas, il délègue au personnage le plus intense le rôle dangereux, la part d’audace, d’aventure, de plongée dans l’inconnu ; lui-même survit au désastre ; mais ce désastre est, en même temps, celui qu’il n’a pas osé vivre.
14Dès le récit des années au pensionnat de Vendôme, le narrateur nous avertit que ce qu’il a à nous dire de Louis est de l’ordre du mental ; il s’agit pour lui de reconstituer le portrait, si l’on peut employer ce terme, d’un « cerveau habitué jeune encore au difficile mécanisme de la concentration des forces humaines18 » ; il s’agit, en racontant l’enfance de Lambert, de comprendre et de faire comprendre « le jeu tout-puissant de ses organes intérieurs dont la portée s’était démesurément étendue » dès son jeune âge (p. 594), et lui permet de déployer une énergie à la fois mentale et physique hors du commun, comme cette fois où, arc-bouté seul contre dix, il retient à lui seul une lourde table : « Lambert possédait le don d’appeler à lui, dans certains moments, des pouvoirs extraordinaires et de rassembler ses forces sur un point donné pour les projeter. » (p. 606.)
15Balzac a donné, on le sait, à son personnage la paternité d’un Traité de la volonté qu’il avait lui-même rêvé d’écrire dans sa jeunesse. Certes, nous ne connaîtrons rien de son contenu, puisqu’un maître borné, ayant confisqué le cahier de celui en qui il ne voit qu’un cancre, a détruit les pages qui, en effet, n’ont jamais existé dans la réalité. Mais il est clair que dans ce roman, c’est le rapport entre volonté et folie qui est placé sur le devant de la scène. Balzac croit que certains esprits possèdent une volonté mentale inhabituelle, et il multiplie les formules dans lesquelles un seul mot angoissant suffit à suggérer, au sein même de la merveille qu’est cette capacité, le danger de son côté excessif. Ainsi Louis pré-adolescent est présenté comme « un enfant plein d’avenir, qui, sous le joug19 d’une imagination presque divine, s’abandonnait avec amour au torrent de ses pensées » (p. 611). Ou bien, à l’issue de l’épisode du pique-nique au château de Rochambeau, durant lequel Louis est le siège d’une vision paramnésique – il sait n’être jamais venu en cet endroit, et pourtant il le reconnaît –, le narrateur écrit : « […] son front me parut crever sous l’effort du génie […] » (p. 623).
16Au moment où le récit prend son tournant décisif avec le départ de Lambert pour Paris, le narrateur fait un bilan de ses treize premières années : il a précocement tout acquis, par une forme de suralimentation cérébrale, mais le collège, avec sa vie médiocre, a paradoxalement créé un dérivatif « qui le sauva, peut-être » (p. 643), par l’obligation de vivre et de résister à un quotidien carcéral. Seul chez son oncle à l’entrée de l’âge adulte, il se trouve, en revanche, livré à « ces horribles tempêtes de pensées par lesquelles les artistes sont agités » (p. 644). Comme Louis n’est pas artiste mais penseur, mais que nous savons par Frenhofer dans quelles impasses peut se retrouver l’artiste, une telle phrase a la valeur programmatique d’une menace.
17Le reste de la vie de Lambert nous parvient de façon relativement parcellaire. Par son amitié avec le biologiste Meyraux nous savons qu’il est entré dans le Cénacle de d’Arthez, ou plutôt en est devenu à distance la tête pensante ; dans la deuxième partie d’Illusions perdues (1839), nous apprenons sa maladie20, mais sa mort est mentionnée à la fin même de Louis Lambert sans que nous sachions toutes les étapes du processus qui l’a mené à cette catastrophe précoce. Longtemps après avoir perdu de vue son camarade d’enfance, le narrateur a rencontré l’oncle lors d’un trajet en diligence, et appris brutalement ceci : « Mon pauvre neveu devait épouser la plus riche héritière de Blois, mais la veille de son mariage il est devenu fou. » (p. 676.) Et Balzac de commenter : « En province, un original passe pour un homme à moitié fou » (p. 677) – en précisant aussitôt que, toutefois, dans le cas de Lambert, il s’agit d’autre chose, d’une maladie véritable qui atteint le cœur de l’être. Le roman donne quelques indications tragiques sur l’état habituel de catalepsie où vit le jeune homme, qui a voulu s’émasculer dans un moment de démence et qu’on a fait examiner par le grand aliéniste Esquirol ; il passe les derniers temps de sa brève existence en compagnie de sa fiancée Pauline, qui l’a pris en charge et veille sur sa tranquillité, ou sur ce qu’un regard extérieur appelle ainsi.
18Le lecteur fidèle de La Comédie humaine peut ici faire un halte précieuse en relisant une des plus lyriques et en même temps une des plus âpres des Études philosophiques, écrite en novembre 1834 (soit entre la première et la deuxième versionde Louis Lambert), la nouvelle intitulée Un drame au bord de la mer. Le narrateur en est Louis en personne, qui raconte à son oncle, dans une lettre, l’accalmie qu’a accordée à ses maux le moment de bonheur passé vers 1821 avec Pauline sur la côte de Batz et dans les marais de Guérande. Toutefois, dès la splendide page initiale où il se peint en méditation au sommet des rochers de la Grand-Côte, Louis évoque « les audacieuses constructions que [s]a folle imagination [lui] conseill[e] d’entreprendre21 », c’est-à-dire l’interprétation de l’univers selon Swedenborg, qui occupe une grande place dans Louis Lambert, et au nom de laquelle il considère les anges comme des êtres réels, que l’on peut voir22. Au cours de la nouvelle, Pauline et lui rencontrent l’Homme-au-vœu, Cambremer, qui vit comme statufié sur son rocher après avoir exécuté de ses propres mains son fils voleur, et Louis s’avoue assez bouleversé par ce « drame au bord de la mer » pour sentir à nouveau « les approches de cette flamme qui [lui] brûle le cerveau23 ». Autrement dit, le monde réel et son interprétation par la pensée sont en conflit ; Cambremer lui est apparu comme l’ossification pathétique d’une idée, et comme lui-même est tout idée, il se sent en danger de perdre le contrôle de ce conflit, ce qui se produit en effet.
19Quelle est l’origine de la « folie » de Lambert ? L’oncle en reste à se le demander : « Comment une tête si bien organisée a-t-elle pu se détraquer24 ? » Le narrateur, lui, a son hypothèse : « S’il est réellement en proie à cette crise encore inobservée dans tous ses modes et que nous appelons folie, je suis tenté d’en attribuer la cause à sa passion25. » (p. 679-680.) Autrement dit : le désir s’est heurté en lui à sa vie par les idées, causant une désorganisation de l’être mental et spirituel sous l’effet de l’être physique. Lorsqu’il lui rend visite chez Pauline, le narrateur trouve Lambert dans la pénombre, debout, les yeux fixes, « devenus vitreux comme ceux des aveugles26 » (p. 682). Son apparence est celle d’un homme à la fois prostré et dément : « Tous ses traits semblaient tirés par une convulsion vers le haut de sa tête », et la seule parole qu’il prononce est : « Les anges sont blancs. » (Ibid.) Pour la femme qui l’aime et le veille, il est « parfaitement sain d’esprit » (p. 683), mais l’esprit est déjà au ciel et le corps, encore ici-bas. Le discours que lui prête Balzac mérite d’être cité, fût-ce par extraits, un peu longuement :
Sans doute, […] Louis doit paraître fou ; mais il ne l’est pas, si le nom de fou doit appartenir seulement à ceux dont, par des causes inconnues, le cerveau se vicie […]. Il a réussi à se dégager de son corps, et nous aperçoit sous une autre forme. […] assez souvent, il achève par la parole une idée commencée dans son esprit, ou commence une proposition qu’il achève mentalement. Aux autres hommes, il paraîtrait aliéné ; pour moi, qui vis dans sa pensée, toutes ses idées sont lucides. […] un penseur oublie ou tait les liaisons abstraites qui l’ont conduit à sa conclusion, et reprend la parole en ne montrant que le dernier anneau de cette chaîne de réflexions. Les gens vulgaires à qui cette vélocité de vision mentale est inconnue, ignorant le travail intérieur de l’âme, se mettent à rire du rêveur, et le traitent de fou s’il est coutumier de ces sortes d’oublis. […] Peut-être un jour Louis reviendra-t-il à cette vie dans laquelle nous végétons ; mais s’il respire l’air des cieux avant le temps où il nous sera permis d’y exister, pourquoi souhaiterions-nous de le revoir parmi nous ? (p. 683-684.)
20Ici encore, l’interprétation diffère selon la lecture que l’on fait d’une telle page. Ou elle suggère, derrière l’illusion lyrique de l’amoureuse Pauline, l’impuissance de la raison à concevoir le cosmos, et Lambert est fou au sens le plus misérable du terme ; ou, comme le croit la même fiancée sublime, la destinée naturelle de la pensée est divine, et Lambert est un de ces êtres exceptionnellement admis à parcourir une partie du chemin dès leur vivant ; seulement, c’est, bien sûr, aux dépens de leur vie apparente. Plus haut dans le roman, Balzac écrivait : « Les idées sont en nous un système complet, [.] une sorte de floraison dont l’iconographie sera retracée par un homme de génie qui passera pour fou peut-être » (p. 632). L’« aventure intellectuelle » de Louis Lambert est un pan de cette description.
21Constructrice ou destructrice, cette folie du visionnaire philosophe ? évidemment les deux, puisque par l’intelligence de Lambert se construit une partie de l’interprétation de l’univers, mais que la surconsommation cérébrale se révèle physiologiquement mortelle pour lui.
22Le 27 décembre 1852, Flaubert écrit à Louise Colet : « As-tu lu un livre de Balzac qui s’appelle Louis Lambert ? Je viens de l’achever il y a cinq minutes ; il me foudroie. C’est l’histoire d’un homme qui devient fou à force de penser aux forces intangibles27. » Celui qui écrit cela sait à quoi s’en tenir sur l’emploi excessif du cerveau, et aurait sans doute pu écrire comme Baudelaire : « Aujourd’hui 23 avril 1862, j’ai senti passer le vent de l’aile de l’imbécillité28. » Mais Balzac aussi pourrait dire l’une et l’autre phrase, et s’il sourit de Margaritis, le fou terrestre, sage comme le bouffon d’un roi, il ne sourit pas du fou métaphysique, qui pense jusqu’à en mourir.
Notes de bas de page
1 Balzac H. de, Facino Cane, La Comédie humaine, édition dirigée par Pierre-Georges Castex, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1980, t. VI, p. 1025. Toutes les références renverront à cette édition ; les renvois successifs à une même œuvre seront simplement mentionnés in-texte, par l’indication de la page.
2 Le Colonel Chabert, t. III, p. 372.
3 L’Illustre Gaudissart, t. IV, p. 594.
4 Adieu, t. X, p. 982.
5 L’Interdiction, t. III, p. 443.
6 L’Illustre Gaudissart, t. IV, p. 563.
7 Adieu, t. X, p. 983.
8 L’Interdiction, t. III, p. 479.
9 Il s’agit, pour les besoins de la chronologie, non de Frans Porbus ou Pourbus l’aîné (1545-1581), mais de son fils de même prénom Porbus le jeune (1569-1622), portraitiste né à Anvers et dont la renommée était, de son vivant, européenne.
10 Poussin est né en 1594. Balzac place son intrigue entre décembre 1612 et mars 1613.
11 Le Chef-d’œuvre inconnu, t. X, p. 425.
12 La Recherche de l’Absolu, t. X, p. 671. Balzac croyait très dur à la validité scientifique des hypothèses de Gall, le grand nom de la phrénologie, sur la possibilité de détecter le caractère par les particularités du relief du crâne.
13 Les signes relevés sont les mêmes que ceux déjà mentionnés un an plus tôt par Balzac dans le portrait qu’il fait du Margaritis de L’Illustre Gaudissart. Balzac résume ici des données qui proviennent, entre autres ouvrages consultés par lui, de l’essai d’un médecin tourangeau, Etienne Georget (De la folie, 1820 ; voir l’introduction de Madeleine Fargeaud, p. 635, et les notes 2 et 3 p. 1686, où elle commente, à partir de Georget, le passage que j’ai cité).
14 Petites capitales dans le texte.
15 Date de la première publication, dans la Revue et gazette musicale. Le texte parut en librairie à la suite du Cabinet des Antiques (Souverain, 1839).
16 Gambara, t. X, p. 494.
17 La troisième partie d’Illusions perdues, Les Souffances de l’inventeur (1843), réalise en partie ce rêve : mais David Séchard finit assagi, rentre dans le rang, devient rentier, et nul ne saura jamais la profondeur de ses regrets.
18 Louis Lambert, t. XI, p. 593.
19 Ici et dans la citation suivante, c’est moi qui souligne.
20 Voir Illusions perdues, t. V, p. 419.
21 Un drame au bord de la mer, t. X, p. 1160.
22 Voir Louis Lambert, p. 615-616.
23 Un drame au bord de la mer, p. 1177.
24 Louis Lambert, p. 679.
25 Pour une analyse plus fine de la complexité du personnage et de sa crise fatale, on lira toute la magistrale introduction de Michel Lichtlé (ibid., p. 559-585).
26 Moïse Le Yaouanc a noté la parenté entre ce regard aveugle et celui, tourné « à l’intérieur », de Claës, évoqué plus haut (voir Nosographie de l’humanité balzacienne, Maloine, 1959, p. 368).
27 Flaubert G., Correspondance, Bruneau J. (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1980, p. 218.
28 Baudelaire Ch., « Hygiène », Œuvres complètes, Pichois C. et al. (éd.), « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, p. 218.
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