Chapitre III : De la folie à la rage : Roland sur la scène parodique de 1694 à 1755
p. 53-73
Texte intégral
1Après avoir choisi pour sujet l’Amadis de Gaule de Montalvo, Quinault s’inspire de l’Orlando furioso de L’Arioste pour sa nouvelle tragédie en musique, Roland, représentée pour la première fois devant le Roi le 8 janvier 1685. D’après l’adresse au Roi qui figure dans la partition, ce fut le Roi en personne qui proposa à Quinault et Lully ce sujet d’opéra1. Cette tragédie en musique centrée sur un héros épique rencontra un grand succès (le Roi jugeant même que « cette musique était la meilleure de Lully2 »). Après deux mois de représentations hebdomadaires à Versailles, elle fut jouée à l’Académie Royale de Musique « où elle eut d’autant plus de succès qu’elle y fut exécutée avec les machines et les décorations3 », ce qui n’avait pu se faire à Versailles.
2La réussite et l’engouement pour cet opéra se mesure aux nombreuses reprises tout au long du xviii e siècle, mais également au nombre de parodies qu’il occasionne. Le cas de Roland est exemplaire puisque de 1694 à 1778 cet opéra en compte dix4 : huit du Roland de Quinault et Lully et deux de la réécriture de Marmontel et Piccini (que nous numérotons de P1 à P10 et dont nous dressons un tableau ci-dessous). Nous excluons de cette étude Angélique et Médor de Dancourt, représentée le 1er août 1685 au Théâtre de l’Hôtel Guénégaud, car il s’agit d’une comédie qui ne traite pas de manière parodique le Roland de Lully et Quinault, et les deux parodies de 1778, La Rage d’amour de Dorvigny et Romans de Despréaux, car elles sont en rupture avec les parodies antérieures : elles sont basées sur la réécriture du livret de Quinault en trois actes par Marmontel, composées plus de vingt ans après la dernière parodie recensée, et parodient le retour de la raison chez Roland, ce qui diffère totalement des autres dénouements parodiques.
3On s’aperçoit en effet que jusqu’en 1755 les parodistes ne s’intéressent pas au cinquième acte de l’opéra (lorsque la fée Logistille rend sa raison à Roland), et font de la folie de Roland de l’acte quatrième, la chute de leurs pièces. Aussi, nous souhaitons nous concentrer dans cette étude sur un point particulier de la dramaturgie parodique : la réécriture parodique de la folie de Roland sur la scène de 1694 à 1755. Si l’on peut s’interroger sur la réécriture de la folie de l’Arioste par Quinault au quatrième acte, étudier les parodies offre deux perspectives : la réécriture burlesque d’un motif et son traitement sériel. Gage de succès, la folie est l’un des moments les plus attendus de l’opéra et donc des parodies. Dans l’opéra, elle se déroule en quatre temps :
- Roland est agité par le récit des bergers (« Roland accablé de douleur s’assied sur un gazon, et écoute avec inquiétude ce que Coridon et Bélise lui racontent »).
- Il se lamente sur son sort dans un long monologue (« Je suis trahi ! Ciel ! Qui l’aurait pu croire ! »)
- Il est pris d’un élan destructeur (« Roland brise les inscriptions, et arrache des branches d’arbres, et des morceaux de rochers »).
- Il est victime d’une hallucination : il croit voir une furie (« Ah ! Je suis descendu dans la nuit du tombeau ! »)
4On peut se demander comment les parodistes traitent ce processus de la folie dans leurs pièces. Il s’agira alors de voir dans quelle mesure la folie permet d’exploiter la gestuelle d’un acteur, d’examiner les ponts vers la satire et de comprendre le rôle de la musique dans la réécriture de la folie.
Jouer la folie : gestes, regards et expressions
5Dans l’opéra, les symptômes de Roland passent par quatre stades : le trouble, le désespoir, la fureur et l’hallucination. La folie passe donc avant tout par le jeu de l’acteur. François Riccoboni, grand acteur de la Comédie-Italienne, écrit dans L’Art du théâtre que la fureur est un moment de démesure pendant lequel l’acteur doit être très animé. Cette colère se traduit dans ses gestes, dans ses regards et dans sa voix :
Il est des situations rares à la vérité, mais frappantes, pour lesquelles on ne saurait presque donner de règles, parce que le bien et le mal jouer dépendent de si peu de choses qu’il est plus aisé de le sentir que de s’en rendre compte. C’est lorsque le personnage se trouve transporté hors de la nature et au-dessus de l’humanité. Telles sont les scènes de fureur. L’acteur dans ces moments ne doit garder aucune mesure ni observer aucune place sur la scène. Les mouvements de son corps doivent montrer une force supérieure à tous ceux qui l’environnent. Ses regards doivent s’enflammer et peindre l’égarement. Sa voix doit être quelquefois tonnante et quelquefois étouffée, mais toujours soutenue d’une extrême vigueur de poitrine. Surtout il doit beaucoup marcher et beaucoup se mouvoir ; ce n’est point en étendant les bras et en tremblant sur ses pieds que l’on montre le tableau d’un furieux6.
6Si le comportement d’un homme furieux se caractérise par la démesure, il ne doit cependant pas devenir risible puisque nous sommes dans le registre tragique. L’excès et la surinterprétation peuvent être des écueils dans un théâtre où la vraisemblance est cruciale pour susciter des émotions chez le spectateur. Ainsi, Riccoboni souligne l’importance de ne pas confondre les différents types de fureur que l’on peut trouver sur le théâtre :
Il est aisé en cherchant à bien jouer les fureurs, de tomber dans le ridicule, et ce ne sont point là des occasions propres à tout le monde. Surtout il faut bien remarquer que toutes les fureurs ne sont pas de la même espèce. Celles d’Oreste dans Andromaque sont l’effet d’un amour désespéré. Dans Électre la douleur d’un crime volontaire. Dans Œdipe c’est l’horreur de se voir l’objet de la colère céleste, et l’assemblage de tous les crimes sans avoir pu l’éviter. Dans Hérode c’est l’accablement d’un époux qui a fait périr celle qu’il adorait, et la honte d’une passion méprisable. Toutes ces fureurs ont des caractères différents, et l’on doit, en les jouant, mettre toujours devant les yeux du spectateur le sentiment qui en est la source7.
7La justesse de l’interprétation repose donc sur les sentiments que l’acteur dégage. Pour toucher le public et favoriser l’empathie, l’interprète de Roland doit exprimer toute la douleur que peut engendrer un amour déçu et une complète désillusion. La réplique de Tersandre « son cœur peut-être souffre un amoureux martyr8 » est à l’image de ce que peut également constater le public. Toute la scène V du quatrième acte repose sur ce double public : l’un dans la fosse et l’autre sur scène, commentateurs de la moindre évolution physiologique chez Roland.
8C’est à partir de ces remarques sur l’interprétation de la fureur sur le théâtre tragique que l’on peut juger celle de la folie sur la scène parodique. Comment sont rendus les premiers symptômes de Roland ? Les parodies usent-elles de la surinterprétation pour faire tomber le personnage dans le ridicule ? On observe en effet un travestissement burlesque du texte de Quinault dans toute la série : le Roland parodique est caractérisé par l’exagération que ce soit dans ses gestes, ses regards ou ses expressions.
9Dans l’opéra, l’importance des déplacements de Roland trahit l’émergence de la folie. Les bergers remarquent la profusion de mouvements : il « s’agite9 ». Cette tendance à beaucoup se mouvoir sur la scène pour peindre le transport qui anime Roland se retrouve dans les parodies mais sur le mode de l’exagération. « Comme il se promène à grand pas10 ! » s’exclame Bélise dans le Roland de Pannard et Sticotti. Cette didascalie interne nous informe sur ce qu’il se faisait sur la scène de l’Académie Royale de Musique, mais surtout permet d’imaginer avec quelle liberté le comédien italien devait pasticher l’opéra afin de rendre ces déplacements ridicules.
10L’égarement de Roland est également dévoilé par une focalisation sur le regard et le facies. Dans l’opéra, Bélise remarque que « Le trouble de son cœur se montre dans ses yeux », s’exclame un peu plus loin « Quels terribles regards ! », et perçoit finalement que « Ses regards sont plus doux11 ». La concentration sur le regard se retrouve dans les parodies mais dénuée de la peinture du tourment amoureux. L’auteur d’Arlequin Roland furieux met au contraire en avant la rudesse de Roland et sa mine farouche lorsqu’il fait dire à un buveur : « Qu’il a les yeux hagards12 ! » Dans Arlequin Roland, Farinette s’étonne face au regard de Roland : « Voyez comme il roule des yeux13 ! » Cette expression appartient au registre familier et illustre une figure particulière : l’acteur devait « tourner les yeux de côté et d’autre, en sorte que la vue paraisse égarée14 » et on peut supposer que Thomassin, célèbre Arlequin, devait amplifier ce symptôme jusqu’à en paraître idiot. L’importance du facies est implicite dans l’opéra : Chassé, qui joue Roland en 1743-1745 avait les joues qui « s’enflaient » et ouvrait la bouche pour menacer comme le montre cette description de La Porte et Clément dans leurs Anecdotes dramatiques :
Dans l’opéra de Roland, Chassé, qui jouait ce rôle, semblait parler tout bas, en songeant à la perfidie d’Angélique ; ses joues s’enflaient ; il ouvrait la bouche pour menacer ; et la douleur semblait suffoquer ses paroles. Au cinquième acte, on le voyait encore fortement agité, en dormant sur le gazon15.
11Aussi, les parodies se focalisent sur la physionomie burlesque du personnage : « Qu’il fait une vilaine grimace16 ! » s’écrie Tersandre dans Arlequin Roland. Ce lazzi laisse libre cours à l’inventivité du comédien Thomassin, quoiqu’il porte un masque sur tout le haut du visage. Pannard et Sticotti mettent aussi plus en avant la disgrâce comique que l’abattement lorsque Thersandre remarque que le visage de Roland est « tout défait » et « laid17 ». C’est une contorsion du visage accompagnée d’une rougeur des joues qui est mise en avant dans Roland opéra burlesque :
Blaise
[Air]
Pourquoi faites-vous la grimace ?
De grâce…
Roland
Quel embarras !
Blaise
Il est tout bouffi de colère.
12Celle-ci n’est pas sans rappeler aux spectateurs l’interprétation de Roland à l’Académie Royale de Musique.
13Le trouble de Roland se doit d’être perceptible à son teint. Dans l’opéra, Coridon remarque qu’« il pâlit18 » (relatif à l’expression « être pâle de colère, de frayeur19 »). Cette mutation du teint ne peut en fait être jouée, et cette remarque conventionnelle est réutilisée dans les parodies à des fins comiques. On assiste un véritable jeu chromatique dans Arlequin Roland furieux et dans Arlequin Roland. Bordelon s’amuse en utilisant l’inverse chromatique (Roland « noircit20 »), ce qui lui permet de mettre en avant de manière comique un trait de caractère de Roland : sa noirceur, et ce qui suscite le rire parce que le masque d’Arlequin est noir. Dans la pièce de Dominique et Romagnesi, Roland « rougit21 ». La blancheur devient rougeur, témoignage de colère mais aussi de honte.
14S’il y a une telle focalisation sur les manifestations physiques de la folie dans les parodies, c’est que l’opéra de Lully et Quinault opérait déjà une théâtralisation en donnant dans la fiction des spectateurs à la folie de Roland : les bergers (qui le regardent découvrir l’infidélité d’Angélique). Les parodies accentuent cette forme de mise en abyme. Dans Arlequin Roland et dans Bolan, le regard et la curiosité du spectateur sont constamment piqués avec les impératifs « voyez22 » et « admirez23 ». Les parodistes insistent sur la mise en abyme du spectacle (car les bergers sont les spectateurs du changement qui s’opère chez Roland) et pointent du doigt le plaisir esthétique que procure la physionomie de l’acteur. Ainsi, les réécritures intègrent le sujet à une pratique de l’époque : l’exhibition dans les foires d’animaux exotiques ou de phénomènes étranges. Roland, en proie à la folie, ne serait qu’un monstre à observer parmi d’autres. Alors que le spectacle de la folie de Roland sur la scène de l’Académie Royale de Musique a pour effet de susciter la terreur et la pitié chez le spectateur empathique, la confrontation avec une physionomie difforme et un comportement incohérent suscite le rire sur les scènes foraines et italiennes. Cependant le comique gestuel n’est pas le seul que permet la réécriture de la folie, il se voit renforcé par de nombreux traits satiriques.
De la parodie à la satire
15L’extrême violence comportementale de la fin de l’acte IV du Roland de Lully et Quinault est conservée chez les parodistes, mais la dégradation du cadre spatiotemporel entraîne un rabaissement burlesque de la fureur légendaire de Roland, qui, dans la parodie, s’attaque à des objets triviaux. On passe de la destruction des éléments naturels d’un cadre idyllique et pastoral au saccage d’un lieu de plaisir parisien. Dans la parodie de 1727 de Dominique et Romagnesi, la dégradation passe par le changement de lieu : on n’est plus dans une grotte mais dans la salle du bal de l’opéra ; par le changement du motif déclencheur de la colère : ce n’est plus la douleur mais la surtaxe des liqueurs annoncée par le limonadier qui déclenche la colère de Roland ; et par l’insertion d’une satire de l’opéra :
Roland, seul
Air : Au son de cet instrument
Ah ! Me voilà descendu
Sous le théâtre par la trappe :
Dans ce dédale perdu
C’est un bonheur si j’en échappe.
Que de tourniquets !
Que d’affiquets !
De moulinets !
Ah ! Que de trous
Sans garde-fou.
Air : Je suis un bon soldat titata
Faut-il en ce séjour
Que l’Amour
Me brave et me poursuive,
Hélas en cet endroit
On le voit
Jusque sous la solive.
Air : Menuet des Fêtes Grecques
Mais quels bruyants concerts
Ici se font entendre !
Ah ! Que de mauvais airs,
Et de pitoyables vers !
Air : Sais-tu la différence
Ma foi plus je l’écoute,
Moins il me semble beau :
On répète sans doute
Un opéra nouveau.
Air : Ho ! ho ! Tourelouribo
Quel supplice affreux pour mes oreilles !
Ho, ho, tourelouribo.
Air :
À boire, à boire, à boire.
16La mort de Lully en 1687 n’entraîne pas la chute de ses œuvres, au contraire, quarante ans après, on continue toujours à jouer ses tragédies en musique. C’est assurément parce que les librettistes et compositeurs de la génération suivante ont du mal à renouveler le genre et à répondre aux attentes du public. On observe toutefois dans les années 1720 un engouement pour le genre du ballet avec les compositions de La Motte (L’Europe galante), Danchet (Les Fêtes Vénitiennes), Roy (Les Eléments) ou encore Fuzelier. C’est d’ailleurs à ce librettiste qu’il est peut-être fait allusion dans les vers précédents. Il fait en effet représenter pour la première fois son ballet Les Amours des Dieux dont la musique est de Mouret le 14 septembre 1727.
17Comme leurs prédécesseurs, Pannard et Sticotti innovent dans Roland : le dénouement fait l’objet d’une extrapolation subversive. Après la colère suite à la découverte de l’infidélité d’Angélique, s’ensuit une satire : Roland est entraîné sur la scène de l’Académie Royale de Musique, à la Comédie-Française et sur le théâtre de la Comédie-Italienne.
Roland, seul
Air : Quand on a prononcé
Où suis-je ? Quel pouvoir, quelle vertu magique
M’entraîne, malgré moi, sur la scène lyrique ?
Air : Belle Brune
Logistile, bis.
Pour lui donner du bon sens,
Ton secours est inutile.
Air : Je suis la fleur [des garçons du village]
Jusqu’à la fin de l’acte quatrième ;
Le public aime l’opéra ;
Mais dès qu’il voit commencer le cinquième ;
Refrain : Et gai, gai
Et gai, gai, gai comme il s’en va !
18Ce passage illustre l’une des missions de la parodie qui est de « faire apercevoir les fausses beautés d’un ouvrage24 ». Le cinquième acte de la tragédie en musique de Lully et Quinault a pour objet de rendre sa raison à Roland et donc de le sauver en l’envoyant dans un autre univers loin du lieu tragique. Mais selon Laura Naudeix,
les fins heureuses plaquées sur les intrigues tristes, comme dans les opéras d’Amadis, Roland et Hippolyte et Aricie, qui montrent la fin heureuse accompagnée d’une rupture de l’unité de lieu, alors comprise comme l’unité du lieu tragique, sont en général mal reçues du public contemporain25.
19Composé majoritairement de divertissements, cet acte s’avère inconséquent : à la scène II, les fées « dansent autour de Roland, et font des cérémonies mystérieuses pour lui rendre la raison », à la scène III les fées et les ombres des héros « témoignent par des danses, la joie qu’elles ont de la guérison de Roland » et à la scène IV et dernière « les fées et les héros dansent pour témoigner leur joie » après la reprise des armes par Roland. Les frères Parfaict précisent même que « le 5e acte est superflu aussi a-t-il été souvent supprimé aux reprises de cet opéra26 ». Mais l’Académie Royale de Musique n’est pas la seule à être attaquée :
Air : Tambourin de Jephté
Sortons de ce lieu,
Je suis en feu,
J’ai la migraine.
Air : Faites dodo
Faisons un tour
Chez Melpomène,
Faisons un tour
Dans le Faubourg.
Air : Sois complaisant [affable et débonnaire]
De traits brillants une harangue pleine
Fait que Cortez est goûté sur la scène ;
Mais,
Air : Où est-il le petit nouveau né ?
En sortant
Chacun dit hautement :
Il est si long qu’il traîne.
20Du 8 au 25 janvier 1744, la Comédie-Française, située rue du Faubourg Saint-Germain, donne une tragédie d’Alexis Piron, Fernand Cortez ou Montèzume. L’activité théâtrale parisienne tournant autour de cette pièce pendant plus de dix jours, on ne s’étonne pas qu’un autre théâtre de Paris comme le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne réagisse. Quoique les parodistes admettent la qualité du style des exhortations de Cortez, leur ironie à l’égard de cette pièce, qui eut « peu de succès » selon Léris27, est flagrante non seulement par l’utilisation de l’air qui se veut concordant Sois complaisant mais aussi par la critique de sa longueur. L’apparition finale de Roland sur la scène italienne permet un dernier rebondissement comique :
Air : La Troupe Italienne [faridondaine]
La Troupe Italienne
M’appelle en ce moment.
Air : Ma femme est femme d’honneur
Quel objet frappe mes yeux !
C’est moi-même,
Juste Dieux !
Que chez eux l’on joue !
Air : Cotillon Hongrois
Cet aspect réveille ma furie :
Rien ne peut retenir mon courroux,
Lieu fatal où l’on me parodie,
Ne crois pas échapper à mes coups.
Dans l’instant tu vas
Voir du vacarme, du fracas.
Oui, tu gémiras,
Tu tomberas,
Tu périras,
Sous les efforts de mon bras.
Il brise tout.
21Loin de la critique à l’égard des institutions précédentes, les auteurs ferment la boucle par cette mise en abyme de leur propre pièce. Roland, personnage de la parodie devient son propre spectateur. Sa fureur trouve ainsi un double écho, celle de l’opéra motivée par l’infidélité d’Angélique, et la colère qui touche les auteurs parodiés comme Voltaire ou Houdar de la Motte. Ce dernier a effectivement été la cible des parodistes et en particulier sa pièce Inès de Castro parodiée dans Agnès de Chaillot de Biancolelli et Le Grand. Tels les auteurs qui mènent un combat contre les parodies qui dénaturent leurs œuvres, Roland, horrifié de se voir parodié au Théâtre Italien, se rend justice en le détruisant matériellement, ce qui clôt la pièce de façon spectaculaire.
22Dans Polichinelle Gros-Jean, parodie pour marionnettes, l’élan de violence et de destruction dû à la découverte de l’infidélité d’Angélique semble de courte durée et se fait en faveur d’une critique des parodistes antérieurs :
Gros-Jean, en fureur
Air : Je ne suis pas si diable [que je suis noir]
Faisons le diable à quatre,
Morbleu n’épargnons rien !
Contre des pots se battre,
Cela n’est pas trop bien.
Mais il faut que j’imite
Les gens du temps passé.
Qui voudra paie ensuite
Les pots cassés !
Air : Prévôt [des marchands]
Puisqu’au Théâtre-Italien
Du cinquième acte on ne dit rien,
N’en faisons pas plus la satire :
Leur silence sera le mien.
Aucun mal ils n’en ont pu dire,
Je n’en pourrais dire aucun bien.
23Ainsi, la pièce ne se clôt pas sur un fracas surprenant mais sur une critique des théâtres faite dans un moment de lucidité par Gros-Jean, qui fait alors office de porte-parole des marionnettes. La révélation de l’intertextualité brise l’illusion théâtrale. Nous sommes face à une réflexion métatextuelle sur la composition d’une parodie et surtout sur la contamination des parodistes antérieurs. Si l’auteur anonyme met en avant l’influence de la pièce de Pannard, il n’opte pas pour autant pour la même stratégie puisqu’il se contente de représenter la fureur de Roland comme « les gens du passé » sans les hallucinations qui s’en suivent (notamment la descente aux Enfers et l’apparition de la Furie) qui sont l’occasion d’une extrapolation pour Pannard. La pièce s’achève donc par la mise en avant d’une filiation et d’une démarche particulière : la satire des tragédies en musique. De ce fait, même si la dégradation burlesque est le vecteur principal de la critique, la mise sous silence de certains évènements est un ultime trait satirique pour montrer l’inefficacité du cinquième acte.
24 Bolan ou le Médecin amoureux possède une dimension originale par rapport aux parodies antérieures. Si Bolan commence par arracher les écriteaux et renverser les berceaux auxquels ils sont attachés, s’ensuit, dans un long monologue, une satire de la médecine :
Bolan
Air : Tout cela m’est indifférent
Que vois-je ? Où suis-je malheureux ?
Quel gouffre, quels spectres affreux !
Bolan jette sa canne et son chapeau.
Ne courez point à la vengeance ;
Ombres plaintives calmez-vous :
L’incertitude et l’ignorance
Vous ont porté les premiers coups.
Air n° 4
L’un me redemande son père ;
L’autre sa maîtresse, son frère ;
Pour accabler la Faculté
Je vois le corps de chirurgie
Balancer notre autorité,
Et former une Académie.
25L’attaque de Bailly contre les médecins repose sur un événement majeur du xviiie siècle : la réhabilitation des chirurgiens français (qui peuvent ainsi devenir docteurs) pour qui Louis XV crée l’Académie Royale de Chirurgie en 1731, première institution qui a démontré l’utilité du travail collectif dans les sciences médicales, malgré la ferme opposition de la Faculté. De la sorte, les médecins sont privés de leur toute-puissance. Le droit de pratiquer la médecine est maintenant partagé entre la Faculté de médecine et l’Académie. Le nom du personnage, Bolan, est d’ailleurs construit par la juxtaposition du nom Roland avec le terme « bolus » qui désigne une « bouchée, ou morceau de quelque drogue médicinale qu’on prend28 ». Bailly s’inspire également d’un nom utilisé par Le Sage dans sa pièce La Tontine, comédie en prose représentée en février 1732, dans laquelle le médecin M. Trousse-galant donne la main de sa fille Marianne à son cher ami l’apothicaire M. Bolus. Bolus est aussi le nom d’une parodie de Dominique et Romagnesi en un acte et en vers, représentée au Théâtre-Italien en 1731, de la tragédie Brutus de Voltaire. Cette pièce est caractérisée par une satire de la médecine comme l’indiquent La Porte et Clément :
La haine des Romains et du Sénat contre les Tarquins, y est parodiée sous l’idée du différent qui régnait, en ce temps, entre les médecins et les chirurgiens ; en sorte que ce n’était pas seulement une parodie de cette pièce, mais encore une critique contre ces messieurs29.
26Après s’être plaint ironiquement du sort des médecins concurrencés par l’Académie de Chirurgie, Bolan, comme ses prédécesseurs, déplore la dérive des théâtres parisiens :
Air : Je ne suis né ni roi ni prince
Dieux ! En quel état est la scène,
Tant française qu’italienne,
C’est à qui le mieux ennuiera ;
L’une est débile, l’autre étique,
À son tour je vois l’Opéra
Réduit à prendre l’émétique.
Air : L’Amour m’a fait la peinture, Romance [de Daphné]
Des maux cruels que j’endure
Gardez-vous sensibles cœurs,
J’en offre ici la peinture,
Puisse la race future
L’apprendre et verser des pleurs.
27Dans cette tirade, Bolan attaque les trois théâtres officiels (la Comédie-Française, la Comédie-Italienne, et l’Académie Royale de Musique) : il met non seulement en avant la faiblesse de leur répertoire, mais déplore le manque de nouveautés et constate une lassitude du public.
L’exploitation des vaudevilles dans la mise en scène de la folie
28Il faut enfin s’interroger sur le rôle de la musique dans la réécriture de la folie : l’Opéra est le lieu de la réunion des arts, il n’est donc pas surprenant que la folie de Roland soit perceptible dans les gestes de l’interprète, dans le texte de Quinault, mais aussi dans la musique de Lully. Un certain nombre de figuralismes musicaux, c’est-à-dire d’effets expressifs introduits volontairement pour exprimer au plus près la poésie, illustrent la folie du personnage (la musique se veut descriptive et significative).
29Or toutes les parodies de Roland sont aussi caractérisées par la musique : les livrets sont chantés sur des vaudevilles, c’est-à-dire des airs connus. En quoi ceux-ci participent-ils à l’expression de la folie du personnage ? Les vaudevilles ont un rôle important dans les pièces, ils contribuent notamment à l’effet parodique en fonction de leur concordance ou de leur discordance avec le contexte (mais souvent imperceptible à nos yeux faute de connaissance des paroles originelles). Certains servent par exemple à l’expression de l’emportement de Roland comme l’air des Trembleurs d’Isis, tiré de la première scène de l’acte IV, de l’opéra Isis de Lully et Quinault, fréquemment utilisé pour décrire l’effroi. À l’origine, dans l’endroit « le plus glacé de la Scythie », le chœur des peuples transis de froid chante : « l’hiver qui nous tourmente s’obstine à nous geler30 ». Dans Roland de Pannard et Sticotti, cet air est plutôt employé pour mimer la colère :
Air : Les Trembleurs
J’ai donc découvert leur trame :
L’ingrate trahit ma flamme.
Ce trait déchire mon âme.
Dans quel état je me vois !
Que tout sente ici ma rage :
Faisons un affreux ravage.
Durandal, sers mon courage.
Allons abattre du bois.
30On voit clairement que l’utilisation de cet air se fait en concordance avec le contexte puisque les tremblements musicaux se calquent sur les convulsions de Roland pris d’une colère extrême. La musique contribue ainsi à l’exagération des symptômes en mimant les spasmes du héros. Dans Polichinelle Gros-Jean, c’est l’air Sens dessus dessous qui est utilisé afin de rendre cette volonté de tout détruire :
Gros-Jean, en fureur
Air : Sens dessus dessous
C’en est fait, j’en ai trop appris ! bis
Pour me venger de ses mépris, bis
Jetons tout dans notre colère :
Les flacons, le vin et les brocs par terre !
Mettons tout, dans notre courroux,
Sens devant derrière, sens dessus dessous !
Il brise tout ce qu’il trouve.
31Le public pouvait reprendre les refrains et donc participer à la dégradation parodique, et comme il s’agit d’une marionnette à tringle, le manipulateur devait s’en donner à cœur joie. L’air des Fraises est également très utile pour exprimer la violence inhérente à Roland comme le montrent ces deux extraits :
Arlequin Roland
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Bolan ou le médecin amoureux
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Air des Fraises
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Air des Fraises
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32Cet air permet d’accentuer sur les termes qui achèvent l’air, le « tapage » et la « rage », qui sont martelés trois fois.
33Outre cette exploitation des vaudevilles observable dans la majorité des parodies chantées, on remarque un usage original de ceux-ci au moment même de la folie : les parodistes inventent un enchaînement hétéroclite d’airs pour mimer musicalement la folie31. C’est dans Arlequin Roland de Dominique et Romagnesi, dans Roland de Pannard et Sticotti et dans Bolan de Bailly que cette succession d’airs est la plus frappante, en témoignent les partitions en annexe qui reconstituent ces trois passages de folie. Ce genre de composition demande une certaine dextérité, il fallait donc un très bon chanteur qui puisse interpréter ce final avec brio, ce que possède la Comédie Italienne, où sont jouées ces trois pièces. Dans son délire, Roland n’est plus capable de se concentrer sur un air et change sans cesse. Ces airs ont tous une spécificité (airs à boire, berceuse…), ce qui montre l’instabilité du caractère de Roland à ce moment. Par exemple, dans Arlequin Roland, le contraste est flagrant entre un air à onomatopées comme Ho ! ho ! Tourelouribo et un air à boire comme À boire ! à boire ! à boire !
34Cette vision sérielle des représentations de la folie de Roland sur la scène de l’Académie Royale de Musique et dans les parodies permet de voir les relations existantes entre les différents théâtres. Comme l’a défini Sylvain Menant, « la parodie est d’abord au xviii e siècle un mode de relation des auteurs et des œuvres au sein de la vie littéraire, de l’actualité littéraire, une façon critique de dialoguer dans la République des Lettres32 ». On constate que s’établit autour de Roland une véritable sphère d’influence où l’interprétation des acteurs de l’Opéra génère des effets parodiques et où les différentes parodies se répondent entre elles. La parodie se trouve donc à un carrefour : elle possède une fonction critique lorsqu’elle condamne par exemple l’invraisemblance de la scène de folie par l’exagération des symptômes et par la surenchère de violence, mais elle se présente aussi comme un hommage paradoxal, car à cette époque, plus une scène est célèbre, et plus elle est parodiée.
Annexe : Reconstitution musicale de trois passages de la folie chez Roland
35Dominique Romagnesi
36 Arlequin Roland
37AIR : Au son de cet instrument
38AIR : Je suis un bon soldat, titata
39AIR : Menuet des Fêtes grecques [et romaines]
40AIR : Sais-tu la différence
41AIR : Ho, ho, tourelouribo !
42AIR : À boire, à boire
43Pannard et Sticcoti
44Roland
45AIR : Quand on a prononcé [ce malheureux oui]
46AIR : Belle brune
47AIR : Je suis la fleur des garçons du village
48AIR : Et gai, gai
49AIR : Tambourin de Jephté
50AIR : Faites dodo, [cher petit prince]
51AIR : Sois complaisant, [affable, débonnaire]
52AIR : Où est-il le petit nouveau-né ?
53AIR : La troupe italienne
54AIR : Ma femme est femme d’honneur
55Bailly
56 Bolan, ou le médecin amoureux
57AIR : Tout cela m’est indifférent
58AIR : n° 4
59AIR : Je ne suis né ni roi ni prince
60AIR : L’Amour m’a fait la peinture
Notes de bas de page
1 Roland, tragédie mise en musique par Monsieur Lully, Paris, Ballard, 1685, p. 2-3.
2 Revue de Paris, Bruxelles, Louis Hauman et Cie, février 1833, t. 12, p. 19.
3 Baudrais J., Petite bibliothèque des théâtres, « Jugements et anecdotes sur Roland », Paris, Bélin et Brunet, 1787, t. 4, p. 5-6.
4 Selon Corinne Pré, Roland, dans ces deux versions, celle de Lully et Quinault (1685), et celle de Piccini et Marmontel (1778), est la tragédie en musique « la plus parodiée » devant Atys. Pré C., « La parodie dramatique en vaudevilles de 1715 à 1789 », Burlesque et formes parodiques dans la littérature et les arts, actes du colloque de l’université du Maine, Le Mans du 4 au 7 septembre 1986, réunis par Landy-Houillon I. et Ménard M., Biblio 17, Papers on French Seventeenth Century Literature, Seattle – Tubingen, 1987, p. 265-281.
5 Cette pièce est uniquement qualifiée d’« opéra burlesque » par son auteur, mais elle répond aux codes de la parodie dramatique.
6 Riccoboni F., L’Art du théâtre, Slatkine Reprints, Genève, 1971, p. 51-53.
7 Ibid.
8 Quinault P., Roland, IV, 5.
9 Ibid.
10 Pannard C. F., Sticotti A. J., Roland, scène XVI.
11 Quinault P., Roland, IV, 5.
12 Bordelon L., Arlequin Roland furieux, scène IX.
13 Dominique et Romagnesi J. A., Arlequin Roland, scène XV.
14 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, J. B. Coignard, 1694.
15 La Porte J. de, Clément J. M. B., Anecdotes dramatiques, Paris, Veuve Duchesne, 1775, t. II, p. 143.
16 Dominique et Romagnesi J. A., loc. cit.
17 Pannard C. F., Sticotti A. J., loc. cit.
18 Quinault P., Roland, loc. cit.
19 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, J. B. Coignard, 1762.
20 Bordelon L., loc. cit.
21 Dominique et Romagnesi J. A., loc. cit.
22 Bailly J., Bolan ou le médecin amoureux, scène XVI.
23 Dominique et Romagnesi J. A., loc. cit.
24 Sallier, « Discours sur l’origine et sur le caractère de la parodie », Mémoires de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles Lettres, t. VII, 1733, p. 407.
25 Naudeix L., Dramaturgie de la tragédie en musique (1673-1764), Paris, Champion, 2004, p. 189-190.
26 Naudeix L., ibid. d’après Parfaict, Histoire de l’Académie Royale de Musique, non imprimé, 1741, II, f° 185.
27 Léris A., Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, Jombert, 1754, p. 302.
28 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, J. B. Coignard, 1694.
29 La Porte J. de, Clément J. M. B., Anecdotes dramatiques, Paris, Veuve Duchesne, 1775, t. I, p. 153.
30 Quinault P., Isis, IV, 1.
31 Françoise Rubellin, dans son étude du dénouement des huit parodies d’Atys, s’est aussi intéressée à la folie et remarque que dans la parodie Arlequin Atys, représentée le 22 janvier 1726 au Théâtre Italien, Pontau fait un usage original des vaudevilles : Atys chante « en fureur » en enchaînant six vaudevilles différents sans interruption, procédé repris par les parodistes suivants. Rubellin F., « Stratégies parodiques à la Foire et aux Italiens : le dénouement d’Atys de Lully et Quinault », Le Théâtre en musique et son double (1600-1762), Gambelli D. et Norci Cagiano L. (éd.), Paris, Champion, 2005, p. 173-174.
32 Menant S., « Approche sérielle et parodie », Séries parodiques au siècle des Lumières, S. Menant et D. Quéro (éd.), Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2005, p. 8.
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