Paysage et politique dans le Journal d’un voyage aux Indes orientales et dans les Mémoires de Robert Challe
p. 43-54
Texte intégral
1Les choses ne prennent un sens que dans l’usage qu’on en fait ; c’est ce qu’affirmait Sartre dans une page célèbre où, paraphrasant Heidegger, il écrivait : « Les choses ont autant de visages qu’il y a de manières de s’en servir1 ». De ce point de vue, l’exemple de Robert Challe2 est particulièrement révélateur. Né à Paris le 17 août 1659, il séjourne plus ou moins longuement en Acadie entre le 2 mai 1683 et le 9 août 1688 avant de participer à une expédition qui le mène vers les Indes orientales du 24 février 1690 au 10 août 1691. De retour en France, il rédige une première version de son journal de voyage, le Journal à Pierre Raymond3. Au lendemain de sa mort, survenue le 27 janvier 1721, paraîtra une version amplifiée de deux tiers de ce journal sous le titre de Journal d’un voyage fait aux Indes orientales4. Il laisse par ailleurs en manuscrit des Mémoires inachevés5. À la différence de beaucoup d’écrivains casaniers de son époque, cet aventurier a eu l’occasion d’acquérir une expérience peu ordinaire du monde de son temps, un monde en proie à de graves conflits économiques, politiques et militaires opposant la France à l’Angleterre et à la Hollande.
2Colbert avait constaté que le commerce international était tout entier dans les mains des Anglais et des Hollandais. S’opposant par avance à Fénelon, à Boisguilbert et même à Jean-Jacques Rousseau, il avait compris – malgré l’échec des compagnies créées sous Henri IV – que le développement économique de la France et, par voie de conséquence, l’amélioration du niveau de vie des Français, passait par le commerce. Il avait imaginé de créer, sur le modèle des compagnies hollandaises, des compagnies commerciales chargées d’établir des comptoirs au Canada et en Orient (Madagascar, La Réunion et les Indes).
3Au Canada, la France avait récupéré l’Acadie par le traité de Bréda (1667). La Vallière puis Frontenac allaient y jouer le rôle que l’on sait. Pendant plus de cinq ans, Challe y sera l’homme à tout faire de Duret de Chevry, un proche du fils du tout puissant Colbert, Seignelay, qui, depuis la mort de son père le 6 septembre 1683, dirige la Marine et surveille de près tout ce qui touche les affaires de la Compagnie des pêches sédentaires de la Nouvelle-France. Résidant sur la façade atlantique du Canada, au fort de Chedabouctou au fond de la baie de Canceau, Challe est au courant de tout. Sans s’attacher, dans les quelques lettres qui nous sont parvenues de cette époque de sa vie, à décrire systématiquement les lieux, il se montre très attentif aux problèmes que pose le contrôle de l’espace. Il perçoit les qualités du rivage et évoque « la beauté et la profondeur des ports naturellement propres à recevoir et à mettre à couvert plus de vaisseaux que l’on n’en peut rassembler de quelque port qu’ils soient, tels que sont Canceau, La Hève, le Port Royal, la rivière Saint-Jean, et d’autres dont je ne me souviens plus », avant de signaler qu’il avait indiqué à Seignelay « le peu de fortifications qu’il aurait fallu y faire, étant presque tous fortifiés par la nature sans le secours de l’art »6. Pour comprendre l’organisation stratégique de ces ports, La Hève, Chedabouctou, Port-Royal…, il faut savoir qu’ils se présentent presque tous de la même manière : un chenal profond, obstrué partiellement par une île sur laquelle on peut installer un fort qui en défend l’entrée. Derrière le fort, une darse vaste et profonde permet d’abriter toute une flotte. Les Anglais détruiront le fort de Chedabouctou « rez pied rez terre » en septembre 1690. Ils créeront ensuite, dans un lieu géographique similaire, Halifax qui deviendra un port sécurisé d’importance stratégique majeure7.
4Lors d’un voyage de repérages géographiques, qu’il effectue à l’été 16848, Challe acquiert une solide connaissance des paysages de l’actuelle Nouvelle-Ecosse. Il fait le tour de l’Acadie par le sud. Il apprécie en marin l’entrée dans la passe qui donne accès « au Port-Royal, capitale place de l’Acadie », l’actuelle Annapolis, où Champlain avait abordé au début du xviie siècle. Il observe que le mouillage y est difficile parce qu’il faut attendre parfois plusieurs jours avant de disposer d’un vent favorable pour effectuer les manœuvres. Ses compétences d’ingénieur militaire lui permettent d’estimer en connaisseur, plus au nord, l’importance stratégique de l’île Saint-Jean, actuelle île du Prince Édouard, dont les reliefs lui rappellent les campagnes du Poitou. Challe quitte l’Acadie après le premier pillage de Chedabouctou du 9 août 1688, pillage effectué par des pirates venus des Antilles et se faisant passer pour des Anglais. Il est à cette époque incarcéré pendant plusieurs mois à Boston puis à Londres. Revenu en France, ruiné, il retrouve un emploi dans la Marine royale au titre d’« écrivain du Roi », une charge qui s’apparentait, à bord, à celle d’un notaire. Par goût personnel, à moins que ce ne soit sur instructions précises, il tiendra le journal du périple qui commence le 24 février 1690. Quittant la Bretagne pour les Indes, l’escadre, qui comprend L’Écueil, passera par le cap de Bonne Espérance avant de remonter vers le Siam. Au retour, afin de bénéficier des vents et des courants favorables, la flotte repassera par le cap de Bonne Espérance avant de faire voile vers les Antilles puis, en profitant du Gulf Stream, de revenir à Lorient le 10 août 16919.
5À la fin du xviie siècle, le journal de voyage, souvent identifié au guide de voyage, était un genre littéraire très à la mode et dont les codes remontaient à la Renaissance10. À cette époque, le journal de voyage constituait un recueil d’informations relatives aux régions parcourues ; il proposait au voyageur une somme de renseignements généraux sur les pays à visiter. La description de la faune et de la flore s’accompagnait de considérations géographiques et d’observations sociologiques sur les mœurs et coutumes des pays exotiques. En 1679, le géographe du Roi, Du Val, rappelle les consignes en vigueur dans ce type de littérature en précisant qu’il faut observer et s’informer soi-même auprès des gens les plus compétents « pour n’asseoir sur cette information qu’une créance proportionnée à l’assurance qui s’y peut prendre ». Il préconise de « bien prendre garde dans ces informations de ne former pas de fausses idées des choses par le malentendu des truchements ignorants ou le peu de connaissance qu’on a de la langue, mais surtout par le rapport de ce qu’on préjuge d’abord être semblable chez nous, à quoi on est fort sujet de s’abuser11 ».
6Avant de rédiger son journal, Challe avait certainement pris connaissance de ces préceptes dans les relations qu’il avait lues. Dans le Journal à Pierre Raymond, il cite les noms de Linschoten, Choisy, Oléarius, Chaumont, Flacourt, Tavernier et les jésuites, ce qui comprend certainement le père Tachard12, et sans doute parmi d’autres le père Pelleprat13. Il reconnaît aussi avoir été un lecteur assidu de ce type de littérature : « J’ai demeuré fort longtemps à Paris, sans autre occupation que la lecture. Je crois avoir lu toutes les relations qui ont été imprimées, tant sur les terres que sur la religion, mais je ne me souviens point d’en avoir jamais lu de Messieurs des Missions Étrangères, mais oui bien des R. P. jésuites, qui en donnent toutes les années de très exactes et circonstanciées14. » Dans le Journal de voyage15, il se contente de comparer le grand nombre de Relations écrites par les jésuites avec la rareté16 de celles qui proviennent « de Messieurs des Missions Étrangères17 ».
7Si, dans le Journal de voyage, tout n’est pas de première main, on n’y trouve pourtant pas un répertoire des passages obligés du tourisme dans l’océan Indien. Challe ne voulait pas répéter les détails scientifiques que tout un chacun pouvait trouver ailleurs à l’époque. Il voulait surtout décrire ce qui le fascinait, ce qui stimulait son esprit caustique, se mettre en scène et restituer la vie quotidienne à bord de L’Écueil. Comme Montaigne18, que Challe cite d’ailleurs à plusieurs reprises, c’est le singulier qui l’intéresse : le ton désinvolte de la narration challienne va de pair avec le souci du diariste de rapporter non pas ce qu’il aurait dû voir mais ce qu’il a vu réellement. D’ailleurs, un de ses plus grands plaisirs consiste à pouvoir prendre l’un de ses prédécesseurs – Choisy, Tachard ou d’autres – en défaut. Il dit vouloir accéder au souhait de Seignelay qui entendait disposer d’informations directes sur les États où il pensait pouvoir intervenir et dégager une synthèse des différents dossiers qui lui étaient soumis : avant lui, Colbert agissait de même.
8Contrairement à ce qui se produisait d’ordinaire dans la littérature de voyage, où la place de l’illustration, considérée comme un complément de l’écriture, était souvent importante, Challe a dû savoir que ses trois volumes n’en comporteraient pas. En effet, il n’y en a aucune dans le Journal de voyage, alors même que le texte semble le requérir. Challe désigne même les deux seules gravures, techniques, qu’il avait prévues : « Je joindrai à mon journal une petite carte marine que j’ai emportée exprès, où je marquerai à petits points le chemin que notre vaisseau aura suivi ; & avec cela je joindrai aussi une figure de boussole, que les pilotes nomment rose, ou compas de mer19. » De fait, les volumes de 1721 comportent une rose des vents, mais la carte marine promise fait défaut.
9Le premier paysage qui retient l’attention du diariste, c’est Ténériffe. Challe décrit longuement l’île et son volcan, le pic des Canaries, dont il estime la hauteur en se fondant sur ses observations et en la comparant avec le souvenir qu’il conserve de son passage dans les Alpes et les Pyrénées et de sa traversée des monts Sainte-Marie au Canada :
Dès la pointe du jour nous avons vu le pic des Canaries20, ou plutôt la pointe ou sommet. On dit qu’on le voit de quarante lieues lorsque le temps est fin & clair. […] Nous avons vu toute la journée le pic des Canaries. Je ne sais si c’est à cause que cette montagne est isolée, & que sa hauteur n’est ni confondue ni mangée par celle d’aucune autre, qu’elle m’a paru la plus haute montagne que j’aie jamais vue : cependant, j’ai traversé les Alpes & les Pyrénées, qui certainement ne sont rien en comparaison des montagnes que les Français ont nommées monts Sainte-Marie, qui séparent le Canada d’avec l’Acadie, & où j’ai passé dans mon voyage de Canceau par terre à Québec21.
10Challe profite de l’observation du pic des Canaries pour rappeler l’intervention d’Alexandre VI Borgia et de Clément VII et souligner que le traité de Tordesillas22, produit de leur médiation, n’a absolument rien réglé sur le plan politique. Sans que leur âpre rivalité connaisse de trêve, l’Espagne et le Portugal se disputent l’océan Indien et l’Amérique du Sud tandis que la France, l’Angleterre et la Hollande se trouvent exclues de la conquête de nouveaux territoires pour quelques dizaines d’années :
J’ai déjà observé que les cartes sont fausses, & ne se rapportent point les unes aux autres23. Le pape Alexandre VI a fixé le premier méridien au pic des Canaries, par une ligne qui coupe le monde du Nord au Sud & du Sud au Nord ; c’est-à-dire qui en fait le tour. Clément VII a confirmé cette fixation. Elle fut faite au sujet des conquêtes des Espagnols dans l’Amérique, ou dans le Nouveau Monde, & des conquêtes que les Portugais faisaient par leurs fréquentes découvertes dans les Indes orientales. […] Que dire là-dessus, si ce n’est que chez les têtes couronnées possessio valet24 ? Rendons-leur justice : elles font des traités pour le bien de leurs affaires : elles y suivent le droit civil ; mais le plus fort les explique par le droit canon25.
11La description d’un paysage plein de séduction est l’occasion pour l’écrivain, « qui voudrait voir sans énigme & sans emblème tous les secrets de la nature à découvert26 », de s’interroger sur les raisons physiques de la présence de la neige sur le sommet et de manifester son indépendance d’esprit et son scepticisme à l’égard des théories académiques en vigueur. Il se réfère avec désinvolture à l’exemple de Montaigne : « Je donne ces observations à la manière de M. de Montaigne, non pour bonnes, mais pour miennes27. » L’observation attentive du site, « Nos longues-vues nous ont fait voir un très agréable éloignement & un paysage d’une perspective à faire plaisir. Le pic nous a paru couvert de verdure jusqu’à cent cinquante toises d’élévation ou plus, suivant mon rapporteur. À cette verdure succède en montant un amas de brouillards ou de nuées, qui paraissent fort épaisses & assez noires du côté de la terre, & assez claires du côté du ciel. Elles semblent n’être qu’au pied de la montagne28 », s’accompagne dans le manuscrit conservé à Munich d’un croquis à la plume et au lavis29, équivalent d’un cliché instantané dont l’auteur aurait voulu conserver le souvenir.
12La fascination exercée par les neiges éternelles entraîne un autre développement : à l’époque, les sommets des montagnes sont inaccessibles et suscitent la crainte. Challe imagine qu’on pourrait envoyer des condamnés de droit commun explorer un site potentiellement dangereux : ce serait une forme de punition utile au public dans la mesure où elle améliorerait les connaissances. Qui plus est, cette mesure frapperait de terreur les imaginations de sorte que ces « malheureux » hésiteraient à récidiver30.
13Poursuivant son observation du pic des Canaries31, Challe revient à sa méditation sur le rôle des papes dans le règlement des conflits internationaux du temps. Leur impuissance sur le terrain politique le conduit à ironiser sur l’infaillibilité pontificale. Au passage, Challe réfute « le droit » que les Espagnols avaient de massacrer les Indiens dans le Nouveau Monde32. Le développement s’achève sur une évocation des maladies vénériennes envisagées comme une punition divine infligée aux Espagnols en conséquence de leurs exactions.
14Les réflexions que Ténériffe inspire à Challe montrent que dans son esprit, le paysage, l’histoire, la physique et la politique vont de pair, et s’associent pour prendre une tournure polémique. Il met en œuvre dans ces pages un humour et un art de la digression qui les apparentent à celles dans lesquelles Voltaire mènera ses campagnes philosophiques.
15Lorsque L’Écueil entre dans l’océan Indien, Challe devrait, conformément à la règle qu’il s’est lui-même donnée, passer sous silence ce qui a été traité par d’autres voyageurs. C’est ce qu’il commence par faire en annonçant qu’il dispensera son lecteur de la description de Madagascar33 puisque Flacourt34 en a abondamment parlé. Cependant, réfléchissant à l’origine du peuplement de Madagascar, il est amené à contredire un de ses prédécesseurs, l’abbé de Choisy, ce qui le pousse à rédiger tout de même cette description qu’il s’était engagé à ne pas faire. Il rapporte la dimension de l’île, en évoque les mouillages et s’abandonne à un rêve gargantuesque dans l’énumération de ses ressources alimentaires.
Il y a dans cette île [de Madagascar] plusieurs havres bons & sûrs, tant dans l’Est que dans l’Ouest. Le meilleur n’est pas celui ou les Français s’étaient établis35 ; ils étaient dans le Sud-Est de l’île, & le bon est dans le Sud-Ouest36. Toute la mer, qui borde cette île, est pleine de poissons de toutes sortes. Les rivières qui s’y déchargent en sont remplies : le saumon, la truite, le brochet, la carpe, la tanche, la perche, l’anguille d’eau douce & de mer, l’alose, & d’autres que les Européens ne connaissent pas, y sont communs & bons. Les eaux des rivières y sont salubres, & quantité de sources y forment des étangs naturels remplis de poissons, & des prairies toujours vertes fournissent largement le pacage à une infinité de bœufs ou taureaux, vaches, chevaux, ânes & autres animaux sauvages, mais non malfaisants37.
16Si Challe rappelle que le plan de développement de Madagascar a été interrompu, parce qu’il y avait eu une erreur dans le choix du premier lieu d’implantation, il ne mentionne pas l’insurrection de la population locale contre la présence française dans les années 1671-1672 et le massacre des Français établis dans l’île.
17Le regard que Challe jette sur les ports dans lesquels l’escadre est amenée à s’arrêter se caractérise, comme au Canada, par un souci politique de contrôle de l’espace en fonction de considérations à la fois commerciales et militaires. Lorsqu’il décrit Pondichéry, le seul port du sous-continent indien où les Français aient réussi à s’installer de manière indiscutable grâce à l’énergie de François Martin, il souligne en expert la médiocre qualité du mouillage et les défaillances du système de fortifications :
Le fort [de Pondichéry] n’est qu’un carré barlong, très irrégulier, n’y ayant que trois mauvaises tours rondes ; & qui, par conséquent, n’est point flanqué que du côté du jardin, où il y a un bastion régulier, ou qu’on a voulu rendre tel, la gorge en étant très mal prise & trop étroite. J’ignore quel est celui qui en a fourni le plan, & le nom de celui qui a conduit la construction ; mais certainement, ni l’un ni l’autre n’entendaient ni les fortifications, ni l’ingénierie38.
18Son sens pratique et son esprit d’entreprise le poussent immédiatement à envisager d’y remédier :
Je ne sais pas pourquoi la Compagnie n’y fait pas faire un quai : il épargnerait le coût de ces chelingues, & assurerait la vie & les marchandises. […] La digue que Louis XIII & le cardinal de Richelieu firent faire à La Rochelle subsiste encore. On va dire, sans doute, que l’esprit m’a tourné, de mettre en parallèle la faible puissance d’une compagnie particulière avec la richesse du plus puissant prince du monde. […] Je veux simplement dire que la chose n’est point impossible ; & qu’[…] avec la faible connaissance que j’ai des fortifications & de la géométrie, je me chargerais volontiers de l’exécution, au péril de ma vie39.
19Il dénonce la faible puissance de feu des forces françaises, avant de justifier, sans trop y croire, cette faiblesse relative par la bienveillance supposée des autorités indiennes à l’égard des Français : les pouvoirs locaux constituent leur meilleure garantie contre les attaques des Hollandais et des Anglais.
Il n’y a en tout que trente-deux petites pièces de canon, de quatre, de six & de huit livres de calibre, & ainsi n’est que de très peu de défense : mais on dit40 qu’ils n’ont rien à craindre, ni du côté de la mer, les vaisseaux ne pouvant approcher, ni du côté de terre, étant sous la protection du Mongol & de Remraja, roi du pays, qui ont défendu aux Anglais & aux Hollandais de leur faire aucune insulte41.
20Challe juge sévèrement l’indolence, l’incurie des autorités françaises et leur oppose le pragmatisme, la résolution et le sens de l’organisation dont font montre Anglais et Hollandais. Établis à Madras dans un site qui, à la vérité, offre un port naturel mieux disposé que celui de Pondichéry et dont la situation permet une défense plus aisée, les Anglais donnent l’exemple de ce que la France pourrait faire :
La forteresse [de Madras], qui est la plus belle & la plus forte que les Anglais aient aux Indes [.] a six-vingts pièces de canon, de trente-six & quarante-huit livres de balle ; ce que nous avons connu par la suite. La forteresse est un heptagone régulier, qui commande, de face & de revers, la mer, le canal pour entrer au mouillage, ce mouillage ou havre, & la terre : & n’y ayant que douze lieues de cet endroit à Pondichéry, on sait, de certitude, qu’il y a huit cents hommes de garnison. On appelle cela assurer son commerce : c’est qu’ils l’entendent, & que la France ne veut pas s’en donner la peine42.
21Le 8 août 1690, le passage des navires de l’escadre française devant la forteresse de Trinquemalé dont les Hollandais se sont emparés au détriment des Français en 1672 amène Challe à établir un parallèle entre les anciens Romains et les Hollandais dans lequel il compare leurs mérites respectifs :
Les anciens Romains tendirent à la conquête de tout le monde, par la force des armes […]. La république de Hollande tend à même fin : non, à tout gouverner ; mais à donner le mouvement à tout : & suit un autre chemin, plus subtil ; c’est, par le Commerce Universel. Il fleurit si bien chez cette nation, qu’elle est en état de se mesurer avec les têtes couronnées, dont elle a été autrefois sujette, ou auxquelles elle doit sa souveraineté. Qu’on la mette si bas qu’on voudra en Europe, on ne la détruira jamais, tant qu’elle restera unie : son commerce des Indes la soutiendra toujours. C’est par lui, qu’elle a rendu quantité de rois en Asie, ses tributaires, & ses vassaux. Elle s’étend peu à peu dans les pays ; &, sous prétexte du commerce, se rend grande terrienne43. […] cette nation […] possédant tout le commerce, & par conséquent toutes les richesses du monde, manqueront-ils de quoi que ce soit ? Ne seront-ils pas en état d’avoir des souverains à leurs gages ? Cela ne s’est-il pas déjà vu ? Le traité de la Triple Alliance, n’est-il pas encore tout récent ? Par qui se soutenait-il, si ce n’était par l’argent de la Hollande44 ?
22Préfigurant dans son analyse Montesquieu45 et Voltaire46, Challe réfléchit sur les sources de la puissance politique et conclut qu’elle repose essentiellement sur le dynamisme économique et le développement commercial d’une nation ; ce sont les deux éléments qui peuvent lui permettre de l’emporter aisément sur la puissance militaire de ses adversaires. L’argent est un levier politique autrement plus efficace que la force des armes. C’est le développement économique d’une nation qui assure sa suprématie. La conclusion s’impose : le commerce régit le monde.
23Si, d’ordinaire, la description d’un site, sa situation, le mouillage, les possibilités de se défendre et les ressources naturelles en eau potable, en nourriture, en bois… constituent les préoccupations majeures de Challe, d’autres considérations peuvent occasionnellement s’y adjoindre. Les unes révèlent l’étendue de sa culture et aussi sa faculté de confronter en permanence le réel et l’illusion : ainsi, lors de l’escale à l’île d’Ascension, Challe s’amuse à superposer mentalement le décor de Bellérophon47 au paysage qu’il a sous les yeux. Il souligne la supériorité de la réalité sur l’art des décorateurs : « le désert du théâtre donne une légère idée de celui-ci ; mais la nature surpasse l’art48 ». À la différence de beaucoup de ses contemporains, Challe marque ici sa préférence pour la nature sauvage. D’autres considérations illustrent la richesse de sa vie intérieure. Réal Ouellet a observé que « le voyageur […] s’entretient avec lui-même […] pour passer le temps. […] le regard de Challe se tourne volontiers vers le paysage intérieur49 ». Dans une page qui préfigure la fameuse rêverie à laquelle s’abandonne Jean-Jacques Rousseau à l’île de Saint-Pierre, dans la Ve promenade des Rêveries du promeneur solitaire, Challe se plonge dans la contemplation du sillage de son vaisseau50. Il se laisse aller à la dissolution de sa conscience et voit dans les remous qui suivent son navire l’image de son existence :
Il me suffit de me mettre dans la grande chambre du vaisseau à une fenêtre, ou au haut de la dunette, ou à un des sabords de l’arrière dans la sainte-barbe, & de regarder le gouvernail du navire, pour me jeter dans une méditation profonde & pour m’inspirer une espèce de mélancolie qui jusqu’ici m’a été inconnue. […] Présentement, je regarde ces mêmes agitations de l’eau comme une peinture & une image de la vie. Plus j’y fais de réflexion, plus j’y reconnais de rapport. D’où vient que ce qui me paraissait autrefois très indifférent ne m’offre à présent qu’une matière de réflexions sérieuses ? Suis-je changé ? Mon esprit n’est-il plus le même ? Et pourquoi ce qui faisait autrefois un de mes plaisirs fait-il présentement le sujet de ma tristesse ? Est-ce un effet de l’âge ? Non : je suis dans la force de cet âge, & n’ai point encore atteint celui de maturité. Est-ce un effet de la débilité de mon corps ? Non : je suis plus robuste que jamais. Est-ce un effet de quelque maladie ? Non : je n’ai jamais été malade que de blessures, dont le mal a cessé avec la douleur ; & je jouis d’une santé parfaite. D’où vient donc ce changement que je remarque en moi ? J’ai beau y chercher une cause extérieure, je n’y en trouve point : il faut donc que la cause de ce changement soit en moi-même51.
24Après cette méditation, « romantique » avant la lettre, Challe revient à ce qui a causé sa ruine et qui se trouve au centre de ses préoccupations, le commerce et les moyens de l’assurer. L’amertume se fait chaque jour plus pesante devant des rêves à jamais évanouis52.
25Sous la plume de Challe, l’attention au paysage et sa description répondent rarement à des motivations esthétiques. Certaines de ses observations s’insèrent dans un réseau de remarques liées à un propos polémique qui vise à ébranler les préjugés les mieux établis, notamment dans le domaine scientifique, ou à saper les autorités, qu’elles soient ecclésiastiques ou institutionnelles : il donne libre cours à ce qui nourrit son scepticisme et son sens du relativisme. Mais sa façon de considérer les sites se rattache très souvent à des préoccupations politiques, militaires et/ou commerciales. Challe ne contemple pas le paysage pour le plaisir, mais le scrute attentivement en vue de déterminer comment il pourrait s’en servir, exploiter les possibilités qu’il offre. Cette façon d’appréhender le monde géophysique de son temps révèle les dispositions mentales d’un ingénieur militaire doublé d’un commerçant avant tout soucieux d’apprécier l’intérêt des mouillages et des fortifications, facteurs et garants d’une prospérité économique qu’à ses dires les responsables politiques français du temps n’ont pas pu ou pas voulu protéger. Reprenant un mot de l’auteur des Situations, on pourrait conclure que Challe « inaugure la littérature de la praxis53 ».
Notes de bas de page
1 J.-P. Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 264.
2 R. Challe est également l’auteur d’une Continuation de l’Histoire de l’admirable Don Quichotte de la Manche, des Illustres Françaises, et des Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, toutes œuvres publiées chez Droz.
3 État du texte connu par le manuscrit autographe découvert à la Bayerische Staatsbibliothek par Jacques Popin ; voir R. Challe, Journal du Voyage des Indes Orientales à Monsieur Pierre Raymond, F. Deloffre et J. Popin (éd.), Genève, Droz, 1998 (Abréviation : Journal à Pierre Raymond dans le corps du texte et JPR dans les notes).
4 R. Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales (du 24 février 1690 au 10 août 1691), texte de l’édition de 1721, F. Deloffre et J. Popin (éd.), Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2002 (Abréviation : Journal de voyage dans le corps du texte et JV21 dans les notes).
5 R. Challe, Mémoires, Correspondance complète, F. Deloffre et J. Popin (éd.), Genève, Droz, 1996 (Abréviation dans le texte et dans les notes : Mémoires).
6 Dans un Mémoire qu’il dit lui avoir envoyé ; voir Mémoires, p. 375.
7 La destruction du port d’Halifax le 6 décembre 1917 constituera encore un revers pour le camp des Alliés.
8 F. Deloffre fournit des extraits substantiels du journal de bord de l’expédition conservé à la Bibliothèque Killam de l’université Dalhousie : Mémoires, p. 583-599.
9 Sur cette expédition vue par Challe, voir JV21, t. I, p. 23-42.
10 Sur les théories méthodologiques de la Renaissance, voir W. J. Ong, Ramus, Method and the Decay of Dialogue, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1958 ; N. W. Gilbert, Renaissance Concepts of Method, New York, Columbia University Press, 1960 ; F. A. Yates, The Art of Memory, Chicago, Chicago University Press, 1966.
11 Voir le Voyage de François Pyrard de Laval, contenant sa navigation aux Indes orientales, Maldives, Moluques & au Brésil : & les divers accidents qui lui sont arrivés […], Paris, Louis Billaine, 1679 (passage cité par J. Popin, « Je crois avoir lu toutes les relations qui ont été imprimées », dans Lectures de Robert Challe, J. Cormier (éd.), Paris, Champion, 1999, p. 97-113).
12 G. Tachard, S. J., Voyage de Siam, Paris, Arnould Seneuze & Daniel Horthemels, 1686.
13 P. Pelleprat, S. J., Relation des missions des PP. de la Compagnie de Jésus dans les Isles, & dans la terre ferme de l’Amérique Méridionale […], Paris, Sébastien et Gabriel Cramoisy, 1655.
14 JPR, p. 72 (dimanche 9 avril 1690).
15 JV21, t. II, p. 24 (jeudi 24 août 1690).
16 On observera qu’entre le JPR et le JV21, Challe passe du « jamais lu » à « la rareté », ce qui illustre le processus de rédaction du JV21.
17 Avant de rédiger le JV21, il a sans doute lu Jean Baptiste du Tertre, Religieux de l’Ordre des FF. Précheurs, Histoire de l’établissement des colonies françaises dans les îles de Saint-Christophe, Guadeloupe, Martinique et autres […], Paris, Jacques & Emmanuel Langlois, 1654. Voir J. Cormier, L’Atelier de Robert Challe, Paris, PUPS, 2010, p. 373 sq et p. 564.
18 Montaigne, Journal de voyage de Michel de M., F. Rigolot (éd.), Paris, PUF, 1992, p. XIX-XX.
19 JV21, t. I, p. 142-143 (jeudi 2 mars 1690). C’est moi qui souligne en italiques.
20 Le pic de Teide, altitude 3 718 mètres, occupe la majeure partie de la plus grande des Canaries.
21 JV21, t. I, p. 152 sq. (mardi 7 mars 1690 et jours suivants). Le Journal de voyage devient Mémoires rapportant des souvenirs personnels antérieurs au voyage. C’est moi qui souligne en italiques.
22 Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille signèrent le traité de Tordesillas établi par Alexandre VI Borgia, le 2 juillet 1494. Jean II de Portugal signa le même traité le 5 septembre 1494 à Setubal.
23 Challe n’hésite pas à signaler les défaillances des géographes professionnels et à vanter les mérites des pilotes expérimentés qui, eux, connaissent les lieux : voir ci-dessus n. 19.
24 « Possession vaut titre ».
25 JV21, t. I, p. 153-154 (mercredi 8 mars 1690). La boutade exploite le vocabulaire ecclésiastique pour désigner métaphoriquement le droit du plus fort. C’est moi qui souligne en italiques.
26 Expression radicale du scepticisme de Challe.
27 Montaigne, Essais (I, 26 et III, 11).
28 JV21, t. I, p. 155 sq. (mercredi 8 mars 1690).
29 JPR, fig. 10, p. 446.
30 JV21, t. I, p. 162 (mercredi 8 mars 1690).
31 Ibid, p. 162-164 (jeudi 9 mars 1690).
32 Implicitement, le lecteur pourra se rappeler que le comportement des Français vis-à-vis des Micmacs du Canada avait été aux antipodes du comportement des Espagnols au Mexique.
33 JV21, t. I, p. 354 (lundi 12 juin 1690).
34 Étienne de Flacourt, qui avait commandé une expédition pour la Compagnie des Indes (16481655), a laissé une Relation de la grande île de Madagascar […] parue en 1658, et une Histoire de la grande île de Madagascar […] Avec une relation de ce qui s’est passé ès années 1655, 1656 et 1657, parue en 1661.
35 Fort-Dauphin (Tôlanaro en malgache).
36 Le havre « dans le Sud-Ouest » doit être Tamatave (note du JV21).
37 JV21, t. I, p. 355 (lundi 12 juin 1690).
38 JV21, t. II, p. 10 (jeudi 24 août 1690).
39 JV21, t. II, p. 7, 8 et 10 (samedi 12 août 1690).
40 Challe ne cautionne pas cette rumeur dont il ne précise par l’origine. Au Siam non plus, il ne fallait pas se méfier des autorités locales, mais une révolution de palais a entraîné un renversement des alliances, catastrophique pour la France. Voir Jacques Cormier, L’Atelier de Robert Challe, op. cit., p. 99 sq.
41 JV21, t. II, p. 10 (jeudi 24 août 1690).
42 Ibid., p. 42 (vendredi 25 août 1690). C’est moi qui souligne en italiques.
43 Challe a déjà abordé ce sujet dans des considérations le 31 mai 1690.
44 JV21, t. I, p. 441-442 (mardi 8 août 1690).
45 Voir Montesquieu, Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.
46 Voltaire, Lettres anglaises, Lettre sur le commerce.
47 « Tragédie en musique » de Lully, livret de Thomas Corneille ou de Fontenelle, représentée à Paris le 28 janvier 1679.
48 JV21, t. II, p. 338 (lundi 7 mai 1691).
49 R. Ouellet, « La Contestation religieuse dans les voyages de Challe et de Lahontan », dans Challe et/en son temps, M.-L. Girou-Swiderski (éd.) avec la coll. de P. Berthiaume, Paris, Champion, 2002, p. 482-483.
50 Sur cet aspect, voir J. Cormier, L’Atelier de Robert Challe, op. cit., p. 528-529.
51 JV21, t. I, p. 178-179 (vendredi 10 mars 1690). Sur cette page, voir L. Armengaud, « En marge du préromantisme », RHLF, juillet-décembre 1939, p. 235-236.
52 Ibid., p. 181.
53 J.-P. Sartre, Situations II, art. cit., p. 265.
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