Présentation
p. 9-17
Texte intégral
1Depuis sa création en 1971 le ministère chargé des questions de l’environnement a changé vingt et une fois d’appellations : d’abord confié à Robert Poujade qui avait la fonction de « Ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la Protection de la nature et de l’Environnement », il a évolué dans sa forme du secrétariat d’État au ministère et même au ministère d’État, mais surtout dans la terminologie qui tente d’en définir les attributions. Dans les intitulés, on voit ainsi apparaître, outre le terme d’« Environnement » qui a dominé dans les appellations jusqu’en 2002, ceux de « Qualité de la vie », de « Cadre de vie », d’« Aménagement du territoire », puis d’« écologie » et de « Développement durable » qui semblent avoir pris le relais d’« Environnement » à partir de 2002. Il serait intéressant, d’un point de vue historique, de faire l’analyse de ces appellations ainsi que des choix d’articulations de ces attributions avec celles que, dans l’histoire de la Ve République française, l’on pourrait trouver rattachées à d’autres ministères : l’environnement a été réuni en 1974 aux affaires culturelles, en 1988 au ministère de l’Équipement, du Logement, de l’Aménagement du territoire et des transports ; en 1989 celui qui en avait la charge devait également veiller à « la Prévention des risques technologiques et naturels majeurs ». À partir de juin 2007, sans qu’on puisse évoquer de remaniements ministériels, le même responsable politique, Jean-Louis Borloo, est à la tête d’un ministère qui change trois fois de noms puisqu’à l’Écologie, au Développement et à l’Aménagement durables sont venues successivement s’ajouter l’Énergie, puis la Mer ainsi que les Technologies vertes et les Négociations sur le climat. Ces articulations de ce que nous appellerons, pour simplifier, le ministère de l’Environnement, témoignent de la nécessité, tôt ressentie, de ne pas considérer de façon trop étroite les questions qui en relèvent, mais bien d’élargir la perspective : des Affaires culturelles aux Négociations sur le climat, on perçoit les évolutions d’une société qui, pour procéder à cet élargissement, a changé d’échelle en se plaçant à un point de vue planétaire, mais a aussi pris acte, au moyen de données scientifiques qui nous permettent de mieux connaître nos milieux dans leur matérialité, de la nécessité d’une action politique, on peut même dire de son urgence.
2Les avertissements des scientifiques ont été ces dernières années largement relayés par la société civile, au sein de laquelle on peut citer l’exemple très médiatisé du travail d’un artiste, photographe et réalisateur, Yann Arthus-Bertrand. Au fil du temps, son parcours s’est infléchi de l’esthétique vers le politique, le glissement engendrant dans son œuvre un mélange des deux domaines : d’abord en quête des beaux sites qu’il cherche à préserver en sensibilisant le grand public par ses photos aériennes, il est devenu, notamment avec le film Home, mais aussi par la création d’une fondation, un des promoteurs les plus célèbres du Développement durable. Le projet politique ne fait pas le moindre doute au sein de son œuvre comme en témoigne le soin attaché à l’indispensable accompagnement de ses photos d’une légende qui fait jouer à plein le rôle de la sensibilisation. Yann Arthus-Bertrand explique comment ce travail sur les paysages de la planète est naturellement né d’un travail photographique plus traditionnel sur les portraits : l’évolution du portrait animal vers une représentation du lien qui unit celui-ci à l’homme son maître est significative d’une conception de la prise de vue profondément centrée sur les rapports entretenus par les différentes composantes de la planète, l’homme, l’animal et leurs milieux. L’utilisation récurrente de la bâche de fond dans tous ces portraits constitue, dans sa rusticité, une marque de mise en scène artistique, une référence aux débuts de la photographie, une empreinte aussi qui signale le tempérament de l’artiste : en dehors du travail en studio, la bâche est aussi utilisée pour les portraits dans les reportages à l’extérieur, mais une bâche plus petite, ce qui permet de laisser voir derrière elle le paysage, dans un montage qui en dit long sur l’imbrication des enjeux de telles photos.
3Au milieu des nombreuses appellations ministérielles, une en tout cas n’est jamais venue s’insérer dans les titres calculés qu’on a attribués à ces ministères, celle de « Paysage ». La récente entrée en vigueur en 2006 de la convention européenne de Florence laisse certes émerger un changement, tout comme la création d’écoles du paysage sous l’égide de différents ministères, mais l’histoire du Conseil National du Paysage, créé en 2001 par Dominique Voynet mais trop souvent laissé au second voire au troisième plan, ne saurait masquer un manque, peut-être une inquiétude des politiques devant un mot, un sujet qui dépasse. À l’heure des visions globales, il est vrai que l’ambition de faire un état des lieux de la planète, projet qui conduit l’entreprise de La Terre vue du ciel, apparaît quantitativement vertigineux : on en est aujourd’hui à plus de six cent mille clichés. Le court rattachement au sein d’un ministère (de mai 1974 à janvier 1976) de l’Environnement avec les « Affaires culturelles » confié à Alain Peyrefitte nous semble, il faut bien le reconnaître, daté et un peu décalé aujourd’hui. Mettre en perspective l’environnement avec l’aménagement du territoire par exemple nous paraît sans doute politiquement plus justifié que d’en comprendre les enjeux culturels et esthétiques.
4Par ces associations d’attributions ministérielles pourtant, les politiques montrent bien qu’ils ne sauraient poser les questions relatives à l’Environnement seulement en termes d’espace. La politique ne peut évidemment ignorer cette question de l’espace : par ses interventions spatiales ou par ses négligences, elle entre dans la transformation du paysage, que ce soit dans le cadre d’un aménagement concerté ou, à l’inverse, dans l’abandon de certains lieux voués à la désertification ou au retour à la nature. Elle contribue ainsi dans des directions très variées non seulement de façon visible aux évolutions de l’urbanisation, mais plus largement à la diversité des paysages. Pourtant, pas plus que de ministère du paysage il n’y a eu de ministère de l’espace : dans les appellations ministérielles il n’est d’ailleurs plus question de l’Aménagement du territoire, qui pourrait le plus évoquer une approche strictement spatiale, mais, par contamination, d’Aménagement durable. Les multiples tentatives de rapprochements avec d’autres domaines que laisse entrevoir cette rapide analyse montrent chez les politiques une conscience assez nette de la nécessité de vastes perspectives, de la nécessité donc d’un regard qui voit de haut les problèmes que pose la gestion d’un pays afin de mieux les traiter.
5Le regard, tel est bien le point commun qui pourrait réunir les trois termes que cet ouvrage entend examiner dans leurs interactions : le paysage, la politique et l’artiste. Le paysage, comme beaucoup l’ont répété, c’est, à la différence du pays, ce qui se voit, ce qui a donc besoin d’un regard. La politique, comme on vient de tenter de le montrer, cherche à donner du sens aux questions de l’environnement par l’élargissement des perspectives : elle est donc en quête du meilleur point de vue. L’artiste enfin, et l’on peut partir ici de l’image que le xixe siècle a particulièrement dessinée du poète, est un voyant qui sait découvrir derrière les choses ce que l’homme ordinaire n’a pas su percevoir, il sait regarder et pourrait satisfaire ces attentes d’un regard.
6On pourrait certes penser a priori que la rencontre entre paysage et politique se passerait très bien de l’artiste : les appellations souvent techniques de nos ministères d’aujourd’hui sembleraient l’indiquer. Pourtant les préoccupations des politiques, nationaux ou locaux, dépassent largement la question du territoire : soucieux du bien-être individuel mais surtout collectif, ils jugent nécessaires d’envisager les relations, si diverses soient-elles, que les hommes entretiennent avec leur milieu, ce qu’Augustin Berque appelle l’écoumène1. On en veut pour preuve la prise en compte des patrimoines dans l’élaboration des politiques : l’exemple de l’Anjou est à ce titre significatif. Depuis 2005 en effet l’Anjou est la seule entité territoriale française à avoir obtenu la reconnaissance d’un pôle de compétitivité à vocation mondiale sur un élément qui, au-delà des enjeux économiques, touche à la question du paysage et de l’environnement, le Végétal. L’action de ce pôle amène à associer compétences scientifiques et énergies politiques pour promouvoir l’activité économique et la formation autour des variétés végétales, de l’horticulture, du maraîchage, des semences. Mais le projet s’appuie sur une identité culturelle locale qui déborde la question du végétal pour s’engager plus largement sur les paysages locaux et sur leur histoire : ce qui est en jeu, c’est une identité régionale dont le végétal serait une composante caractéristique. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de traquer cette identité culturelle dans le passé, mais aussi de la construire puisque la recherche de cet ancrage culturel a même débouché en avril 2010 sur l’ouverture d’un grand parc à thèmes, Terra Botanica, dévolu au Végétal, mais dont la scénographie implique l’intervention d’architectes-paysagistes. Si l’on a pu reprocher dans certains cas à la géopolitique de ne pas toujours faire grand cas des préoccupations des habitants et encore moins des artistes, de tels événements témoignent d’une évolution. Ainsi les institutions politiques semblent-elles considérer désormais comme indispensables la participation des acteurs d’un paysage culturel.
7Les architectes-paysagistes sont-ils exactement des artistes ? Le mot de médiateur leur conviendrait peut-être mieux tant sont complexes, comme l’explique plus loin Hervé Davodeau, les demandes qui leur sont adressées. Mais ils sont aussi des créateurs et le titre même d’architecte-paysagiste semble jouer sur le rapprochement avec une autre expression composée, le peintre-paysagiste qu’on appelle aussi artiste-paysagiste. C’est que l’architecte-paysagiste est aussi un créateur : dans le cadre de son projet, il prend du recul et conçoit. Comme le disait Bernard Lassus lors de la séance inaugurale du Conseil National du Paysage en 20012, il tente de substituer à la possibilité des paysages que nous n’avons pas su percevoir un paysage conçu. À ce titre il est bien l’auteur d’une artialisation du paysage.
8Alain Roger, qui utilise ce terme d’artialisation, parle en fait dans son Court traité du paysage d’une « double artialisation3 » : le concept renvoie d’une part à l’intervention artistique directe sur le socle naturel, in situ, mise en œuvre par exemple dans le Land Art, mais aussi, de façon plus institutionnelle, par les architectes-paysagistes, et d’autre part à l’élaboration et la transmission de modèles culturels du paysage qui viennent en déterminer in visu notre perception. Cette artialisation-là du paysage constitue une lecture de l’espace effectuée par l’individu en fonction de modèles, ses propres systèmes de représentation, ses codes esthétiques. Une telle lecture esthétique se définit par la faculté de sentir : si chaque individu est susceptible de la mener, même sans le vouloir, l’artiste, dans sa subjectivité, paraît évidemment plus légitime pour la délivrer de façon parfaitement consciente. La connaissance qu’il a des modèles, ses capacités de repérage, de tri, mais surtout de réinvestissement semblent faire de lui, au sein de la société des hommes, un être doué d’une capacité supérieure pour appréhender et, entre répétition et invention, modéliser les paysages. La position de l’artiste au sein de la société est en effet spécifique : plus proche du peuple que l’homme politique menacé par le risque de l’éloignement, il l’entend et le comprend souvent mieux que ce dernier, mais il s’en distingue aussi par la hauteur de sa vue, par l’élévation que lui confère une subjectivité qui fait son essence. C’est cette position qui peut faire de lui un interlocuteur privilégié, capable de jouer les intermédiaires entre le haut et le bas d’une société parce qu’il sait déplacer le champ du politique vers celui de l’esthétique. Non seulement les artistes, sensibles à l’espace et au temps, contemplent les paysages et leurs modifications, mais aussi ils les jugent, les louent, les fuient ou au contraire les investissent. On sait, après les travaux d’Yves Lacoste4, combien un aspect des préoccupations des politiques, la vigilance que les militaires exercent à partir de la configuration de l’espace qu’ils doivent dominer, peut être mise en relation avec une dimension plus esthétique du paysage : regard militaire et regard de l’artiste peuvent se recouvrir, tout comme le regard du touriste, si souvent guidé par les politiques. Parler du regard de l’artiste, c’est porter le débat sur une perception individuelle et assumée qui, par l’écrit et l’image, prend acte des modèles culturels du paysage repris, modifiés ou inventés. Dans sa place intermédiaire, l’artiste expérimente et questionne nos modes de représentation et les modifications que l’action politique, économique et sociale ne manque pas de leur imprimer. Aussi les constats de l’artiste se transforment-ils souvent en prise de position. Il va de soi qu’in situ aussi, l’artiste -ou l’architecte-paysagiste-est d’autant plus fortement amené à des prises de position que ses créations sont l’objet de commandes émanant d’une sphère politique dont les exigences, en évolution permanente, obligent à revoir régulièrement la part de l’art dans ses productions et à s’interroger sur le travail des formes du paysage.
9L’examen de l’articulation entre esthétique et politique du paysage a été proposée à des chercheurs de disciplines variées, spécialistes des littératures en majorité, mais également de la géographie, de l’histoire de l’art, de la philosophie et aussi de la pratique du paysage. Tentant de cerner les caractères du regard de l’artiste, ils ont envisagé celui-ci largement à travers les arts, qu’il s’agisse du peintre, de l’auteur de bande dessinée, du cinéaste ou plus souvent de l’écrivain. Au sein des œuvres littéraires le roman est apparu comme un genre fécond pour le paysage, ce qui pourrait être mis en relation avec les remarques de Michel Conan sur l’importance des thèmes narratifs dans la peinture de paysage5. À vrai dire les romans qui ont attiré l’attention des contributeurs témoignent d’une grande diversité puisqu’ils peuvent aller du texte médiéval au roman policier. C’est qu’entre réalité et fiction le roman permet d’expérimenter tous les degrés, ce qui se révèle particulièrement intéressant pour les variations de points de vue en matière de paysage. Cette limite flottante de la réalité et de la fiction a aussi été exploitée dans les textes qui relèveraient plutôt du récit, plus proches donc de la réalité, comme La Guide des chemins de France examinée par Chantal Liaroutzos ou même le traité de Girardin analysé par Sophie Lefay : l’auteur y développe une conception du paysage élaborée à partir de la pensée que Rousseau a détaillée notamment dans ses œuvres littéraires. Au delà des passerelles qui se sont construites ponctuellement ou plus largement entre les contributions, deux directions pourraient être dégagées des interactions qui se nouent entre paysage, politique et artiste, comme on le verra à travers deux grandes parties, celle des Appropriations et celle des Révélations.
10N’y a-t-il pas en effet des points communs entre le geste du politique qui commande un paysage (pictural, littéraire ou réel) et celui de l’artiste qui s’empare du paysage pour le transformer, y inscrire des repères ou des idées ? Les appropriations, ce sont toutes ces prises de possession qui peuvent aller de la prédation à l’apprivoisement. Les modalités de l’appropriation sont diverses : les fresques des mois commandées au xve siècle par le duc Borso d’Este pour le palais Schifanoia de Ferrare relèvent d’une peinture encomiastique traduisant les effets du bon gouvernement avec une limpidité comparable à celle qui caractérise les fresques de Lorenzetti qui les ont précédées à Sienne6. La notion de possession mentale, moins attendue dans les guides touristiques qui se mettent en place au xvie siècle, n’y est pas moins à l’œuvre à un moment où la carte ne saurait encore répondre à cette fonction, si bien que c’est au discours qu’est confié la charge de l’élaboration de repères et d’une grille de représentation. Cette matrice des guides est moins évidente à travers un autre voyage, moins théorique, celui dont rendit compte Robert Challe dans les deux versions de son Journal au tournant des xviie et xviiie siècles : inscrit surtout dans les digressions ou dans les notes, le souci politique de contrôle de l’espace en fonction de considérations commerciales et militaires n’en étonne pas moins chez l’auteur du roman Les Illustres françaises dont on aurait attendu une vision plus esthétique.
11C’est que le xviiie siècle, connu pour les liens qu’il créa entre élaboration de paysages réels et peinture de paysage, n’hésite pas à investir le paysage d’idées, ces idées que diffusent les philosophes. Le parcours des traités entrepris par Sophie Lefay montre comment le jardin pittoresque, qui a alors la préférence, constitue une métaphore des temps nouveaux menant à la Révolution après le jardin classique associé à l’absolutisme : les contradictions que nous pourrions envisager dans l’ouvrage de Girardin sur la question de la propriété doivent en fait se lire en termes d’harmonie, car l’hôte de Rousseau entend réaliser dans le rapport aux terres que l’on possède la conjonction entre politique et éthique. En ce sens la propriété ne saurait être condamnée si elle s’accompagne d’une juste jouissance, d’un bon usage qui confère à l’esthétique des jardins le degré suprême, celui de la morale. C’est encore ce bon usage que l’on retrouve illustré par l’un des deux tableaux analysés par Jean Arrouye qui montre comment ce siècle permit la conjonction de l’art pictural avec les idées philosophiques débouchant sur des tableaux qui sont de véritables manifestes politiques. La prise de possession est doublement illustrée dans le célèbre roman de Goethe examiné par Jean-Marie Paul : si le début des Affinités électives traduit une vision conservatrice du monde et de la société où le propriétaire, dans un rapport de conquête, se comporte en maître et possesseur de la nature, il est peut-être ce faisant moins effrayant à ce stade que lorsque sa passion le pousse à vouloir inscrire ses sentiments dans le paysage et à transformer celui-ci à toute allure en un hymne à son amour. Médiatisant à la fois une vision de la société et les passions de l’âme, le paysage permet de confronter les actions de la raison comme de la passion dont la démesure balaie tout.
12C’est de façon moins radicale, mais non moins complexe, que peuvent s’analyser les relations entre esthétique et politique aujourd’hui dans les projets d’aménagement de territoire. Montrant combien se sont élargies les compétences dévolues aux concepteurs que sont les paysagistes face à l’apparition d’une nouvelle sensibilité paysagère qui se traduit dans les cadres institutionnels, Hervé Davodeau explique comment le paysagiste, qui travaille majoritairement sur l’espace public, se trouve au cœur de multiples tensions, entre les hommes, entre les formations, qui l’obligent à adopter une stature hybride entre l’artiste et le géomètre afin de réaliser un projet de paysage qui est avant tout projet politique. La piste de la géopoétique développée par Kenneth White et illustrée dans un projet d’aménagement local exposé par Rachel Bouvet intègre une réflexion sur le rôle que l’artiste pourrait contribuer à jouer : un tel projet apparaît comme une réalisation pacifiée qui rend à l’artiste une place prépondérante dans la fabrication du paysage : c’est que les projets d’aménagement aujourd’hui entendent déjà être des révélations.
13En attribuant plus spécifiquement ce titre de Révélations à la deuxième partie de cet ouvrage, c’est sur les capacités intérieures de l’artiste, qui font de lui un être d’exception, que l’on voudrait s’arrêter : la profondeur et la sensibilité qui le caractérisent lui permettent de lire, mieux qu’autrui, les enjeux des paysages qui s’offrent à sa perception, de comprendre et déjouer les représentations dont il est cependant un habile producteur. L’esprit supérieur de l’artiste se trouve mis en valeur par l’enquête policière menée sous la plume de Patrick Bard autour des crimes de femmes commis près de la frontière américano-mexicaine : en levant une explication mensongère pour lui en substituer une autre qui dévoile les effets d’un capitalisme qui a su profiter des opportunités économiques de cette limite qu’est la frontière, l’auteur, s’appuyant sans doute sur son expérience sensible de photographe, prend le temps de faire miroiter le pouvoir mystérieux et fécondant d’un tel seuil géographique. Et c’est aussi l’intelligence de l’écrivain qui dans Les Météores permet de mettre en relation les lieux les plus divers et les plus éloignés pour les relier et retrouver, à travers leurs différences, l’identité de la problématique compensatoire qui les constitue. Tout autant que l’intelligence, c’est la dimension de visionnaire et de passeur que revendique Hugo dans un étrange rêve qui contient bien ses aspirations, par ailleurs connues, au pouvoir, mais aussi ses hésitations sur les relations entre le prince et le poète.
14Mais si Hugo a pu, au moins temporairement, rêver d’être l’allié du prince et de lui tendre, à travers le paysage, le miroir qui le guiderait, bien des artistes au contraire trouvent dans le paysage et ce qu’il est devenu des raisons de s’arc-bouter contre les pouvoirs en place. C’est l’attitude que déclenche la colonisation dans les romans algériens que commente Mohamed Ridha Bouguerra : dans les drames de l’Histoire, la conversion compensatoire et poétique que tentent les artistes et les victimes auxquelles ils s’identifient devient âpre dénonciation. C’est la même attitude qui entraîne la litanie du paysage changeur de Prévert, celle aussi qui marque le cinéma français des années soixante quand il porte son attention vers la banlieue alors en pleine restructuration, celle enfin qui pousse Étienne Davodeau à exploiter le genre de la BD documentaire pour mettre à jour les enjeux d’économie et de politique locales plus ou moins avouables qui conduisent au bouleversement d’un paysage.
15Moins polémiques peuvent nous apparaître les textes envisagés dans la dernière section de cet ouvrage, sans doute parce qu’ils appartiennent à un moment de l’histoire littéraire qui n’a pas encore aussi fortement défini l’indépendance de l’artiste. Si les œuvres de Christine de Pisan s’inscrivent dans un contexte comparable de guerre et de destruction, elles entendent moins dénoncer que créer des symboles, comme l’illustrent la forêt qui marche, le diptyque de la ville détruite et reconstruite passant de l’horizontale à la verticale ou encore le mot de « mai » qui cumule connotations printanières et guerrières puisque les beaux jours marquent aussi la reprise des combats en contexte médiéval. La confrontation avec les textes historiques permet de mesurer le travail de l’artiste, tout comme la mise en parallèle des lieux imaginaires avec ceux qui pourraient être leurs référents dans la réalité permet à Gilles Polizzi de cerner, à travers des textes proches, notamment dans leur filiation, le lieu de l’écart où se révèle le discours politique qu’a voulu insérer l’artiste. C’est également dans le jeu sur un paysage réel qui se voile en fiction ou d’un paysage fictif qui se prétend réel que F. Charpentier a choisi, sous le règne d’un des monarques les plus absolus, de délivrer un message qui masque, pour mieux le laisser apprécier, l’éloge du prince-paysagiste. La piste de la confrontation des représentations de paysage que nous livrent les artistes avec les lieux référentiels devrait ouvrir à la recherche de nouveaux horizons.
16C’est d’ailleurs vers des vues plus abstraites mais très constructives que nous entraîne la réflexion finale de Catherine Chomarat-Ruiz qui trace les contours d’une science du paysage moins cloisonnée que celle que chaque discipline ou chaque entité sociale pratique souvent de façon quelque peu solipsiste : pour permettre une rencontre de nos trois éléments qui dépasse les stades de la dénonciation, du service de plume ou de pinceau et évacue les ambiguïtés et tensions que génère toute relation entre des êtres de statut social inégal, le passage indispensable par la connaissance semble imposer aux chercheurs de poursuivre une enquête que ces travaux ne prétendent pas avoir épuisée.
Notes de bas de page
1 Voir A. Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, Mappemonde, 2000.
2 Les textes et les débats prononcés lors de cette séance peuvent être lus sur le site du ministère de l’Ecologie [http://www.ecologie.gouv.fr].
3 A. Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1997, p. 16-20.
4 Voir Y. Lacoste, « À quoi sert le paysage ? Qu’est-ce qu’un beau paysage », dans La Théorie du paysage en France (1974-1994), A. Roger (dir.), Seyssel, Champ Vallon, p. 42-73.
5 M. Conan, « Généalogie du paysage », dans La Théorie du paysage, op. cit., p. 370 sq.
6 Voir les analyses de Q. Skinner, L’Artiste en philosophe politique. Ambrogio Lorenzetti et le Bon Gouvernement, trad. R. Christin, Paris, Raisons d’Agir éditions, 2003, et, plus récemment, C. Flécheux, L’Horizon. Des traités de perspective au Land art, Rennes, PUR, coll. « Æsthetica », 2009, p. 88-92.
Auteur
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