Sur le partage de l’autorité : le cas spécifique de la fiction historique espagnole
p. 345-355
Texte intégral
1Je souhaite, avant toute chose, rappeler une évidence trop souvent passée sous silence : la première et la plus violente autorité est celle du monde de l’édition, autorité souvent passive, silencieuse, qui ne rend de comptes à personne – ni individuellement, ni collectivement –, poursuit son profit alors qu’elle détient le tout puissant pouvoir de faire advenir un auteur. Les éditeurs peuvent lire ou non les manuscrits qu’ils reçoivent par la poste, justifier leur choix, trop rarement, à l’auteur généralement destinataire des fameuses lettres types et, en ultime instance, publier ou non ce dernier. Sauf à croire, de façon romantique, que tout écrivain de valeur est destiné à rencontrer un éditeur-prince charmant, force est de constater qu’il existe de nombreux auteurs qui n’en sont pas, eussent-ils passé leur vie à écrire des chefs d’œuvres… En France cette autorité éditoriale me paraît sans partage, les prix littéraires et bourses d’aide à la création n’examinant que les œuvres déjà parues ; elle est peut-être légèrement nuancée en Espagne par l’existence de prix octroyés à des manuscrits, encore que la plupart soient décernés par des maisons d’éditions. En outre, l’extrême concentration espagnole de l’économie du livre et des médias renforce ce pouvoir – Prisa ou Planeta possèdent chaînes de radio et télévision, journaux et maisons éditions. Par ailleurs, les acteurs économiques et politiques jouent un rôle clé dans la canonisation, la diffusion des classiques contemporains et leur autorité symbolique dans le champ littéraire – par exemple, tout roman consacré à un motif ou personnage associé à une Communauté Autonome et flattant ses sentiments nationalistes voit multipliées ses chances d’être publié, distribué, promu par des maisons d’éditions subventionnées par celle-ci.
2Outre leur pouvoir prométhéen, les maisons d’édition peuvent influer de manière non négligeable sur le contenu du manuscrit qui leur est soumis. Qu’elles se limitent à refléter les goûts du public, qu’elles créent ceux-ci ou les fantasment, elles ont joué un rôle de premier plan dans la « simplification » stylistique et narrative des publications espagnoles de roman historique entre les années 80 et l’actualité. Plusieurs auteurs de fictions historiques m’ont affirmé avoir subi des pressions pour normaliser leur écriture, la « dégraisser » : tendre vers une moindre complexité, une moindre érudition, une limitation de l’implicite. D’où le constat intériorisé par Eduardo Alonso : « le lecteur d’aujourd’hui n’est pas celui d’il y a 15 ans. Aujourd’hui mes romans historiques sont illisibles : trop baroques, trop d’excès stylistiques, trop d’archaïsmes1 ».
Les conflits d’autorité aux marges du texte
3Le public-cible et le pacte de lecture se négocient dans le paratexte, lieu pragmatique de tractation entre auteur et éditeur. Le roman historique assumé comme tel – celui qui paraît, par exemple, au sein d’une collection de « romans historiques » – est associé à une paralittérature un brin érudite destinée à des lecteurs avides « d’apprendre », de « comprendre » et de « revivre de l’intérieur » le passé dans une œuvre qui n’occulte pas son discours didactique sous des techniques narratives ou un style trop exigeants. Mais les frontières sont poreuses, et dans certains cas, les éditeurs cherchent à brouiller les pistes et contribuent à infléchir ou redéfinir le canon littéraire. Aussi la collection « La novela histórica española » lancée par Tebas, en 1974-1975, pour diffuser les romans de la période romantique mélangea-t-elle allègrement ceux que les histoires de la littérature (à tort ou à juste titre ?) ont consacrés et ceux auxquels elles font un mauvais sort. El Doncel de don Enrique el Doliente de Mariano de Larra ou Ni rey ni Roque de Patricio de la Escosura y côtoient les œuvres du très prolifique et populaire Manuel Fernández y González.
4La première de couverture, titre inclus, apparaît comme la résultante de deux volontés contradictoires. Les romanciers, pour leur part, auraient tendance à cultiver l’allusion, la métaphore, ou les titres poétiques qui jouent sur l’intertextualité ou un parfum archaïsant. Les éditeurs chercheraient, de leur côté, à imposer une lisibilité plus immédiate du genre dont relève l’œuvre et de l’époque qu’elle dépeint, en particulier grâce à la mise en avant des personnages historiques connus qu’ils essaient de raccrocher, dans les prières d’insérer, aux thèmes qui ont fait, de tout temps, le succès de la littérature populaire. L’éditeur chez Apóstrofe de Dánae de Jesús Hernández Yáñez souhaita changer le titre qu’il trouvait trop allusif : l’auteur s’y refusa, mais accepta néanmoins l’addition du sous-titre La España de Carlos V et l’illustration de la couverture par un détail du tableau de Titien, Charles Quint à la bataille de Mühlberg. D’une manière générale, plus une première de couverture ressemble à celle d’un « roman historique » et ceci de manière redondante (titre, collection, bandeau, illustration de couverture avec portrait de personnage historique ou détails de tableaux classiques espagnols) moins il déconcerte le lecteur du « genre », plus la place de l’éditeur dans la conception du produit est importante et plus on se rapproche de la paralittérature. Cette tendance est renforcée par la rédaction du prière d’insérer : ce texte qui doit rendre compte du contenu du roman et finir de convaincre celui que le titre et la couverture auront déjà attiré est généralement le fruit d’une collaboration entre éditeur et auteur, mais jamais de la seule responsabilité de ce dernier. Soit le point de vue reproduit celui du narrateur du roman, soit il s’agit d’une appréciation louangeuse prise en charge par une autorité éditoriale, mais la voix s’apparente parfois aussi à celle d’un historien. Assez souvent, le prière d’insérer est divisé en deux parties : l’une, romanesque ou historique, raconte ; l’autre valorise. Depuis le milieu des années 90, le point de vue adopté est plus que capricieux et variable d’un bout à l’autre du texte, ce qui ne laisse pas de brouiller le message et, donc, à terme, le pacte de lecture. Cette ambiguïté intéressée – comme l’a formulé l’historien Paul Veyne, la véracité d’une histoire la dispense d’être captivante –, prolonge dans certains cas la démarche d’auteurs qui, alors, délèguent une part de leur autorité aux discours historiques qui leur servent de source. Les libertés prises avec ceux-ci concernent généralement l’intimité des personnages, les anachronismes restent à la marge et l’objectif didactique est revendiqué :
Il y a une génération, née dans les années 60 et avant, qui a reçu une éducation de mauvaise qualité et a été plongée dans la culture pop, celle de la télévision. Beaucoup veulent rattraper le temps perdu. C’est pourquoi je crois que nous leur devons l’exactitude. (Antonio Martínez Llamas)
5Rien d’étonnant alors à ce que les lecteurs qui, encouragés par le paratexte, cherchent à s’instruire dans un roman historique, se plaignent « amèrement », si l’on en croit Juan Eslava Galán2, lorsque les auteurs modifient ou créent de toutes pièces des documents historiques ou à ce qu’ils trouvent sacrilège l’attribution fictive de pastiches à quelque auteur classique3.
6C’est aussi pourquoi l’autorité du romancier historique, fréquemment professeur du secondaire ou du supérieur, semble devoir être étayée par la reconnaissance de compétences extra-littéraires. La longueur de la bibliographie consultée ou la liste de noms d’historiens remerciés figurant généralement en fin de roman, comme dans El Hereje (Barcelone, Destino, 1998) de Miguel Delibes, sont manifestement perçues comme un gage de qualité.
7La légitimité dont se prévaut le très influent Arturo Pérez-Reverte pour faire la leçon à l’Espagne dans sa série du Capitaine Alatriste4 repose sur plusieurs éléments. La caution intellectuelle lui est fournie par sa collaboration avec le chercheur Alberto Montaner Frutos, arabisant et spécialiste du Cid. La caution morale est double : elle provient d’abord de celle qu’Iñigo, le narrateur et porte-parole de l’auteur, accorde à Francisco de Quevedo, son amour pour l’Espagne lui conférant le droit d’en dire du bien et du mal. Il est possible de critiquer durement ce que l’on aime, « avec l’autorité morale que nous confère cet amour5 ».
8Il la puise, ensuite, dans ce qui le sépare, selon lui, des intellectuels et bureaucrates aux gants blancs, c’est-à-dire dans son passé de reporter de guerre qui a vu la mort en face. L’enjeu de cette série est de redonner à la littérature péninsulaire, mais aussi à la nation espagnole dont l’identité semble s’estomper au profit de celles des Autonomies, la place symbolique qu’elle mérite dans l’espace international, celle-ci se justifiant, pour le romancier, par l’autorité militaire et politique qu’exerçait sur l’Europe l’Espagne du Siècle d’or. Je le cite dans un de ses articles :
Il y a peu, pendant une conférence à Vienne, on m’a félicité parce que l’Espagne, disait-on, était enfin une démocratie ; c’était l’Europe. Je déteste faire des discours patriotiques, mais je n’aime pas non plus qu’on me prenne de haut, de sorte que j’ai répliqué que l’Espagne existait déjà il y a cinq siècles et qu’à l’époque, déjà, elle tenait ce qu’on appelle maintenant l’Europe et qui ne l’était pas encore, bien serrée par les couilles6.
9Là où le bât blesse, c’est que Pérez-Reverte, comme un certain nombre d’autres auteurs, délègue son autorité à une prétendue « vérité » historique qui lui serait extérieure : il s’agit de l’histoire « telle que nous la racontaient nos parents et grands-parents », « l’histoire de toujours », « ni de gauche ni de droite ». Ces interprétations qui font figure d’autorité ne sont pas discutées, ni mises en regard de discours scientifiques divergents et les choix opérés par le romancier dans la masse des publications d’historiens sont occultés. En outre, lorsqu’on demande à ces romanciers de répondre, en particulier idéologiquement, de l’orientation de leur œuvre, ils s’abritent cette fois derrière leur statut d’auteur de fiction et la non-responsabilité qu’il implique.
L’autorité dans les fictions nourries au lait du Siècle d’or
10L’autorité, et en particulier le lien établi entre autoría ou auctorialité (entendue comme nom de l’auteur), autorité énonciative et autorité politique7, est l’une des thématiques récurrente des romans historiques dont la diégèse est située au Siècle d’or. Je présenterai des exemples de fonctionnalité de ce motif dans trois des modalités formelles les plus fréquentes du roman historique contemporain : 1) le roman historique de facture plutôt classique bien qu’habité par les thèmes de la postmodernité et quelques-uns de ses tics formels ; 2) le roman postmoderne que Kibédi Varga qualifie de roman-réécriture ; 3) celui, toujours postmoderne, qu’il appelle roman-déguisé8, qui correspond, lorsque le sujet en est l’Histoire, à la « métafiction historiographique ».
Autorité littéraire et autoritarisme politique
11Nombreux sont les romans historiques qui placent la question de l’autorité au cœur d’une intrigue assez conventionnelle, un lien s’établissant entre anonymat et société inquisitoriale. Ces fictions élargissent à la question de la femme le sillage creusé par Américo Castro, pour qui la persécution subie par des auteurs aux origines converses ou morisques que la société répressive et intolérante des xvie et xviie siècles cherchait à bâillonner fut le nerf d’une grande partie de la littérature espagnole du Siècle d’or, et reste la clé de sa compréhension. L’Âge des conflits aurait appris aux classiques ce que Salman Rushdie a préféré ignorer : il n’est de survie pour l’auteur dissident que dans l’anonymat, le pseudonymat, ou le masque de la fiction, même si le prix à payer en est l’effacement dans l’Histoire littéraire. Nulle surprise donc à ce que les chefs-d’œuvre anonymes ou d’attribution discutée fassent l’objet d’une mise en fiction qui livre sa propre version sur l’identité de l’auteur et sur les raisons qui l’ont empêché d’en assumer la paternité, cet anonymat représentant une brèche fructueuse pour la fiction tout autant que les mystérieux assassinats politiques auxquels ils sont souvent liés. Ceci fonctionne d’autant plus facilement qu’une des constantes du roman historique est de traiter sur un même mode le matériau historique, connu à travers les documents d’archives, témoignages, ouvrages scientifiques, représentations picturales et le matériau issu des fictions publiées à la même époque. L’un des personnages de l’œuvre est souvent un bon candidat à l’auctorialité – Lazarillo ayant accouché de ses propres confessions, l’aveugle peut à son tour nous les livrer dans Palos de ciego d’Eduardo Alonso (Madrid, Acento Editorial, 1997). Les attributions partagées – que le jeu métafictionnel ait été clairement identifié ou fasse encore l’objet de controverses universitaires – constituent également ces inconnues de l’histoire littéraire motivées par l’intolérance d’une société répressive qui fertilisent le roman historique. Fernando de Rojas affirme-t-il dans La Célestine (1499) qu’il prend la suite d’un manuscrit trouvé ? Melibea no quiere ser mujer de Juan Carlos Arce (Barcelone, Planeta, 1994) lui assigne un auteur en la personne d’une prostituée cultivée du nom de Lisena et El manuscrito de piedra (Madrid, Alfaguara, 2008) de Luis García Jambrina, en celui d’Hilario, étudiant assassin disciple de la Célestine. Mais c’est bien entendu le Quichotte et l’œuvre de Cervantès en général qui irriguent le plus grand nombre de fictions. Luis García Jambrina est également l’auteur d’une nouvelle où un enseignant-chercheur de passage à Tolède se voit révéler l’existence d’une ville souterraine au sein de laquelle se seraient réfugiés, pendant des siècles, Juifs et Morisques expulsés qui garderaient la mémoire de la véritable autorité du Quichotte, celle de Cide Hamete Benengeli, bien entendu :
La première chose que fit Hamid, une fois libre, si tant est qu’un Morisque pût se sentir libre dans l’Espagne de l’époque, fut d’aller rendre visite à Cervantès. Il […] décida donc, en témoignage de sa gratitude, de lui faire don du manuscrit de son livre. […] Don Miguel essaya de le convaincre de le faire éditer de façon anonyme, s’il le fallait, à l’instar de l’auteur du Lazarillo, sans doute motivé par les mêmes raisons. S’il doit voir le jour, répondit Hamid, je préfère qu’il paraisse sous votre nom, comme votre fils adoptif, plutôt que de le laisser orphelin de père et de beau-père9.
12La métaphore de la paternité adoptive empruntée au prologue du Quichotte, justifie le lien fait : les fils rejetés par la marâtre espagnole sont aussi les pères refoulés de notre culture. Auteur et lecteurs se revendiquent alors de l’autorité de la victime, pour mener à bien un travail de mémoire basé sur la réhabilitation des sans-voix. L’attribution thématisée d’une œuvre du canon permet un renversement cathartique de la hiérarchie dans l’Histoire.
Distance ludique et renforcement d’autorité spéculaire
13On trouve l’autorité sous la forme d’un simple jeu intertextuel et métatextuel post-cervantin. Dans Las gallinas del licenciado, José Jiménez Lozano (Seix Barral, 2005) se fait l’écho de l’auteur du prologue de Don Quichotte et de sa volonté de s’émanciper des références légitimatrices : « […] je suis naturellement poltron et paresseux d’aller chercher des auteurs qui disent ce que je sais bien dire sans eux10 ». Dans le roman contemporain, le Bachelier est prêt à sacrifier la protagoniste du roman, une poule turque polyglotte, pour satisfaire aux envies de l’épouse de Cervantès, car, argue-t-il, auteurs modernes et anciens conseillent de céder à tous les caprices des femmes enceintes. Ce à quoi le Licencié répond :
– Comme ça, sans raison ; seulement parce que les textes et les auteurs le disent, sans autre vérification ou évaluation, on ôte la vie à une poule de qualité et de Constantinople, et voilà ! Ah, non monsieur le Bachelier ! Argumentum auctoritatis nihil valet. Il n’y a pas d’autorité qui vaille11.
14Ce genre de romans qui joue de l’écart, par l’ironie et la parodie, avec les classiques dont il se nourrit, exige du lecteur qu’il domine ceux-ci, et se construit sur la croyance au partage d’un code assez stable d’autorités à qui l’on rend hommage en les bousculant, dans un jeu de légitimation et renforcement d’autorité réciproque.
Les autorités historiennes et auctoriales en question
15Reste le cas – je présenterai deux exemples – des romans dont le véritable objet est d’interroger la possibilité d’accès à la connaissance du passé dans leur structure-même, raison pour laquelle ils ont coutume de problématiser et d’in terroger le concept d’autorité artistique aussi bien dans l’Histoire que dans leur propre pratique.
16Dans El sueño de Venecia de Paloma Díaz-Mas (Barcelone, Anagrama, 1992), cinq tableaux « d’époques » chronologiquement disposés, qui sont aussi cinq pastiches narratifs et stylistiques de genres littéraires propres à chacune de ces époques (picaresque, roman épistolaire du xviiie siècle, naturaliste du xixe, néo-réaliste du xxe et article publié dans une revue scientifique à la fin du xxe), se succèdent avec pour lien ténu le même espace (une maison madrilène), une même famille (Doña María de Mendoza et ses descendantes caractérisées par leur beauté et une sensualité encline aux amours ancillaires ou incestueuses), et surtout la circulation, au long de ces quatre siècles, d’un tableau peint au xviie. Le roman s’appuie sur une anecdote de type esthético-policier où le lecteur-détective ne peut se reposer sur aucun personnage relais, l’enquête portant sur l’interprétation d’une œuvre d’art et son attribution. Le lecteur suit chronologiquement la modification des appréciations esthétiques marquées par les préjugés et la langue propres à chaque époque ainsi que les tentatives d’identifier modèles et peintre. Mais il découvre aussi rétrospectivement, grâce à la confrontation des différents textes, des parcelles du passé qui lui avaient été occultées. La mise en perspective de chacun des tableaux invite à la critique de l’autorité du discours historique. L’œuvre, peinte par un esclave noir de Velázquez, Zaide, qui représente, le jour de leurs noces, Doña Gracia de Mendoza et son mari orphelin de quinze ans – dont on peut déduire à la fin du roman qu’il était peut-être son fils – reçoit ainsi, dans l’article scientifique, une interprétation qui multiplie les erreurs. La démarche d’attribution, parce qu’elle repose à la fois sur une opération critique, un jugement esthétique et une démarche hypothético-déductive, est présentée comme paradigmatique du caractère illusoire du projet de reconstruction fidèle d’un sens historique à partir des simples traces et vestiges que le passé nous a légués.
17Le second texte est le célèbre Reivindicación del conde don Julián (México, Joaquín Ortiz, 1970), de Juan Goytisolo, dont l’objectif affiché était de détruire le discours légitimateur du franquisme et plus généralement celui de l’Espagne sacrée, déconstruire la langue, les techniques narratives, les mythes de l’essence espagnole, ébranler grâce à un discours performatif l’autorité dictatoriale, se débarrasser psychanalytiquement de celle du père. Il s’agissait par exemple dans la scène de la bibliothèque de Tanger, inspirée par le tri opéré dans la bibliothèque d’Alonso Quijano par le barbier et le curé dans le chapitre VI du Quichotte12, de libérer les étagères des cadavres en décomposition des auteurs rances, ou plutôt de la lecture mortifère qu’en avait faite la Génération de 98 (« quatre siècles de pourriture castillane te contemplent »), de vider ce « vaste panthéon tutélaire » afin de renverser symboliquement la statue – ou le portrait, ici – de Franco et de toute l’idéologie vieille-chrétienne : « juchés sur leur piédestal marmoréen, offerts à l’adoration commune du vulgaire, invoquant l’adhésion au modèle : sous la tutelle encadrée de l’Omniprésent ». Le feu purificateur de l’autodafé allumé par le curé et le barbier est remplacé par la souillure, la « tache » laissée par des insectes arabes écrasés, stratégiquement placés entre les pages immaculées de ces livres qui ont manqué de l’autorité nécessaire pour résister à la récupération politique dont ils ont fait l’objet :
le transvasement agité des siècles a détruit votre vigueur : la lumière qui vous auréole n’existe pas : l’astre qui la prodiguait est mort il y a dix mille ans : il est temps qu’on vous délivre un certificat de décès : la docilité, la servilité dont vous faites montre confirment votre infamie : vous n’êtes qu’entremetteurs rusés, catins honorables, toujours prêts à se vendre au plus indigne, au plus offrant13.
18Les textes que le romancier exhibe, avant de les détruire, subissent toute une série de manipulations, et sont réduits à un signe sémantique unique et univoque. Ainsi, alors que le chevalier vieux-chrétien ouvre trois livres différents, les trois extraits qu’il lit à voix haute correspondent en réalité au même drame d’honneur, El castigo sin venganza de Lope de Vega.
19Récemment, lors d’un colloque à Tübingen, le Professeur Fernando Doménech Rico expliquait : « nous avons été éduqués sous le franquisme et nous nous sommes rééduqués avec Reivindicación ». Pour beaucoup, en Espagne, ce roman a rempli un rôle libérateur, émancipateur au point que Goytisolo joue encore un rôle de père putatif craint et adoré. La technique du collage et/ou du commentaire littéraire fictionnalisé promise à un bel avenir dans la prose postérieure du romancier a contribué, je pense durablement, à des déplacements au sein du canon littéraire et à la définition d’un nouvel arbre de la littérature de la modernité et de la marginalité. Ce que l’on sait théoriquement est patent dans l’œuvre de Goytisolo : les textes contemporains exercent une autorité rétrospective sur les textes du passé.
20Parallèlement, dans une attitude réflexive entretenue par le culte que Goytisolo voue à Cervantès, le romancier a poussé jusque dans ses derniers retranchements l’exploration des limites de sa propre autorité sur son œuvre. Il y questionne l’existence de l’auteur en dehors de sa propre création, l’impossibilité de démêler autobiographie et fiction, d’exister en dehors de toute filiation littéraire. L’auteur se démultiplie au travers d’entités fictives parées à un degré plus ou moins grand des attributs de Juan Goytisolo. Cette transgression métaleptique qui s’inscrit jusque-là en droite ligne de l’héritage de la seconde partie du Quichotte, de la Lozana Andaluza de Francisco Delicado, de Niebla d’Unamuno, ou de Pirandello, déborde comme chez Pessoa sur l’extérieur du texte et son existence tangible, concrète, commerciale, dans Las semanas del jardín (Madrid, Alfaguara,1997), roman dont le titre reprend celui d’un projet de texte annoncé par Cervantès à trois reprises. Le copyright y est au nom d’un cercle de lecteurs qui, dans le roman, invente un auteur, Juan Goytisolo, dont seule la photographie apparaît en première de couverture. C’est à ce point que l’on renoue avec la question du paratexte. Qui d’autre qu’un auteur particulièrement consacré pourrait se permettre de ne pas faire figurer son nom sur la couverture d’un de ses ouvrages, sachant que sa photographie ou les comptes rendus de lecture dans les médias s’y substitueront convenablement ? Paradoxalement, dans ce roman, le travail de désautorisation énonciative et auctoriale restaure le monologisme, d’après José Manuel Martín Morán14, – en effet l’usage systématique de l’ironie et de la parodie excluent les visions contraires, ce qui a conduit B. Andriaensen à parler de « autor-itario15 » –, et participe, parallèlement, au renforcement social et intellectuel de l’autorité de Juan Goytisolo au point qu’il peut apparaître comme la figure paternelle à abattre. L’exaltation de modèles qui sont autant d’arguments pour consacrer, esthétiquement et moralement, ses propres œuvres, et ses activités d’essayiste grâce auxquelles, comme Borges, Fuentes, ou Paz, il tente de garder le contrôle sur la réception de son œuvre, sont peut-être aussi à l’origine récente de l’acharnement iconoclaste contre sa personne et ses œuvres en Espagne.
Conclusion
21Comme nous venons de le constater, l’autorité du romancier sur son texte dépend de la liberté que lui octroie l’éditeur, de la nature du dialogue qu’il instaure avec les classiques et les historiens, de ses positionnements éthiques dans la fiction et en dehors de celle-ci par rapport aux autorités du passé, de sa capacité à questionner sa propre pratique d’auteur… Mais elle dépend également en très grande partie de celle que lui accordera le lecteur, professionnel ou pas, ainsi que de la situation de communication16. Comme chaque lecteur, le critique projette ses préjugés sur le texte : il peut parer de plus ou moins de crédit le discours historique du roman et lui accorder plus ou moins d’autorité dans le champ littéraire. Mais les conséquences sont d’autant plus importantes que c’est lui qui « s’empare du pouvoir de poser les questions qui comptent », pouvoir fondamental en démocratie, comme l’a démontré Yves Citton17. Or les critères qui président à ses choix peuvent aussi dépendre de l’autorité dont l’acte d’analyse le parera. En effet, lui seul pourra consacrer son temps à enquêter sur l’origine des textes collés, à reconstruire un texte fragmentaire, ou à décoder et expliciter l’implicite : d’où son attirance pour les romans postmodernes qui exigent un lecteur actif et érudit. Pour cette raison, il y a un risque que la littérature non seulement populaire mais aussi d’une moindre complexité structurelle se voie privée de retour critique. C’est aussi pourquoi le critique se doit de tenter d’objectiver sa position, plutôt que de se cacher derrière le voile pudique de l’étude scientifique, la conscience de ses propres déterminations devant lui permettre de s’accorder la liberté de pratiquer l’indisciplinarité (interdisciplinarité et intégration des savoirs et sensibilités développés dans les différentes sphères de son existence) que prône aussi Yves Citton.
Notes de bas de page
1 Les interviews figurent dans le volume annexe de ma thèse sur L’image du Siècle d’or dans le roman historique espagnol du dernier quart du xxe siècle (2004). C’est moi qui traduis les citations des interviews, articles et romans sauf mention contraire.
2 Des lecteurs se sont sentis trahis quand ils ont découvert que le document historique Acta de la exhumación del cadáver de Enrique IV, qui clôt le roman En busca del unicornio (1987), avait été partiellement falsifié.
3 Les sonnets apocryphes de Francisco de Quevedo figurant dans le paratexte final du Capitaine Alatriste ont valu des protestations à Arturo Pérez-Reverte.
4 Arturo Pérez Reverte, Las aventuras del capitán Alatriste, Madrid, Alfaguara sont composées de six épisodes parus entre 1996 et 2008.
5 Arturo et Carlota Pérez Reverte, Las aventuras del capitán Alatriste. El capitán Alatriste, Madrid, Alfaguara, 1996, p. 65.
6 Arturo Pérez Reverte, Patente de corso (1993-1998), Madrid, Alfaguara, 1998, p. 308-309.
7 Pour une définition et une histoire de ces différentes notions, on pourra consulter Gérard Leclerc, Histoire de l’autorité. L’assignation des énoncés culturels et la généalogie de la croyance, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1996.
8 Aaron Kibédi Varga, « Le récit postmoderne », Littérature, n° 77, 1990, p. 3-22.
9 Luis García Jambrina, La véritable histoire du Quichotte, trad. Quitterie Duboscq, dans Horizons Maghrébins, Le droit à la mémoire (61, 2009), en espagnol, La verdadera historia del Quijote est parue dans le recueil Muertos S. A., Almeria, Ediciones El Gaviero, 2006.
10 Miguel Cervantes, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, trad. César Oudin revue par Jean Cassou, Paris, Gallimard, 1949, p. 53.
11 José Jiménez Lozano, Las gallinas del Licenciado, Barcelone, Seix Barral, 2005, p. 104.
12 Rappelons-nous le projet exposé dans le prologue : « ruiner l’autorité et le crédit des livres de chevalerie », Miguel Cervantes, op. cit., p. 57.
13 Juan Goytisolo, Don Julian, trad. Aline Schulman, Paris, Gallimard, 1971, p. 165.
14 José Manuel Martín Moran, « Las semanas del jardín : texto cervantino recreado por Juan Goytisolo », República de las letras, n° 103, 2007, p. 115-129.
15 Brigitte Andriaensen, La poética de la ironía en la obra tardía de Juan Goytisolo (1993-2000). Arabescos para entendidos, Madrid, Editorial Verbum, 2007.
16 J’analyse un cas concret de détermination de la lecture par le contexte de réception dans « La conquête de l’Amérique et le discours du roman historique : la transmission des valeurs dans Sotto Voce d’Enrique Pérez Luque [réflexion sur l’épreuve en langue étrangère de l’oral du Capes d’Espagnol] », Les langues néo-latines, n° 348, janvier-mars 2009, p. 73-102.
17 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
Auteur
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2007
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