« La race des fils. » Atavisme fictif et autorité littéraire
p. 211-221
Texte intégral
1La dimension mémorielle est un trait saillant de la prose narrative contemporaine, souvent évoquée dans l’exégèse (il suffit de rappeler le titre collectif du numéro que la revue Lettres modernes publie en 1998, « Mémoires du récit ») et confirmée par les nombreuses œuvres à thématique biographique, familiale et historique. Vies minuscules (Pierre Michon), Les Champs d’honneur (Jean Rouaud), Prison (François Bon), Les Évangiles du crime (Linda Lê), Poupée Bella (Nadia Bouraoui), Biblique des derniers gestes (Patrick Chamoiseau), L’Exil selon Julia de Gisèle. L’entrelacs de l’intériorité et de l’antériorité, du souci de soi et du travail de mémoire, selon une formule de Dominique Viart1, est devenu, au même titre que la redécouverte d’une imagination toute romanesque, une marque incontestée de ce que l’on appelle désormais le tournant des années quatre-vingt, lors duquel des solutions narratives commencent à s’esquisser pour offrir une issue de l’impasse bifide du formalisme et du militantisme littéraires.
2La réflexion sur le sujet se remarque autant par son omniprésence (on la retrouve dans les moments autoréférentiels comme dans le discours d’accompagnement) que par sa prégnance. « Et bien sûr la théorie littéraire me répétait à satiété que l’écriture est là où le monde n’est pas ; mais quelle dupe j’étais : j’avais perdu le monde, et l’écriture n’était pas là2 », se lamente le narrateur des vies minuscules.
3Un motif récurrent et partagé par bon nombre d’écrivains est la posture stéréotypée du jeune plumitif dont l’accès rituel à l’autorité passe, paradoxalement, par l’imitation hagiographique ; les textes contemporains revisitent ainsi, avec une ironie décapante, la scène primitive de la modernité littéraire dans laquelle se conjuguent la croyance au caractère transcendant de l’art et le désir de dégager « la corrélation perpétuelle de ce qu’on appelle l’âme avec ce qu’on appelle le corps3 ». Il en est ainsi du symbolisme à la fois pathétique et cocasse de la « petite bouture » dans Rimbaud le fils de Michon ou de cet aveu de Boris Diop : « Je dois avouer par honnêteté qu’il fut un temps où je ne croyais en rien d’autre qu’à la littérature. Il me semble d’ailleurs, je dois l’avouer à ma grande honte, que j’imitais dans ma vie réelle les biographies des auteurs que j’admirais. Me figurant qu’un écrivain débutant se devait d’être fantasque et de tourmenter son entourage, je faisais alterner les moments de violente colère et ceux de brillante gaîté4. »
4Je propose d’examiner d’abord la manière dont la quête généalogique et l’imaginaire atavique informent ces deux modes fictionnels, d’analyser ensuite les modalités narratives de l’atavisme fictif dans les romans mémoriels Les Champs d’honneur de Jean Rouaud et Les Tambours de la mémoire de Boubacar Boris Diop.
5I. Lieu commun des fictions de la mémoire : l’archéologie du passé familial est presque toujours l’embrayeur rituel, mais le regard voire le sujet de cette quête se donne d’emblée comme unanime, collectif, indistinct, ce qui rattache le travail de mémoire à un processus atavique, c’est-à-dire une résurgence et transmission continue de génération en génération de traits communs. Jean Rouaud l’explique bien dans un entretien avec Sylvie Ducas lorsqu’il insiste sur l’énonciation plurielle, justifié dans la diégèse par la focalisation sur les jeunes enfants témoins de la mort du père, dans Les Champs d’honneur ; pourtant, il s’agit plus que d’une stratégie narrative, car c’est « le nous qui s’exprime, comme une voix intérieure collective, un ressassement du souvenir5 », ce souvenir est celui du lignage ayant investi la voix narratrice. De même dans les Vies minuscules, les femmes veilleuses, des « ombres aspirant à plus d’ombre » hugoliennes, transmettent rituellement la légende obscure des « aïeux » lointains, gens du village dont la mémoire meurtrie remonte à plusieurs générations dans le passé. Ce sont « les pères des pères », destinés à occuper le cadre d’un spectacle mémorable : le départ pour les colonies d’un pauvre orphelin, le fils ingrat ou chassé de la maison paternelle. Les protagonistes de ces scènes exemplaires semblent évoluer sous l’impulsion d’une loi irréfragable qui s’incarne en eux comme jadis en leurs ancêtres : ainsi du paysan ignorant Toussaint Peluchet qui retrouve « de la vieille arrogance patriarcale » « le vieux geste définitif » : « la droite du père se tend vers la porte, la chandelle fléchit, le fils est debout […] s’encadre sur le seuil, sombre dans le contre-jour ». Ce sont des être agis, des acteurs possédés par les « seules vérités » dont le sens leur échappe, des « vérités niaises, terrifiées et hagardes qui parlent d’aïeux, de morts vaines et de permanence du malheur » (VM, 35). À travers eux se rejoue le théâtre d’une une mémoire atavique, codée, sempiternelle dans lequel les individus, dépouillés de toute qualité particulière, endossent les rôles abstraits impartis par le destin.
6L’absence à soi-même de l’individu investi par les réflexes ancestraux mobilise tout un imaginaire du mystère, du voyage et de la descente aux enfers. Dans le « caveau familial », la tombe est parfois celle du fils rebelle, que le père érige pour atténuer le scandale d’une disparition prématurée, contre-nature car se laissant mourir avant son temps la progéniture porte un coup fatal à la loi atavique. Il en est ainsi du tombeau richement orné de Fadel dans le roman de Boubacar Boris Diop qui marque la soumission posthume du fils à l’autorité paternelle, lui-même agent de l’autorité politique, ou d’Antoine Peluchet dont la sépulture sans corps récupère son désir exorbitant de fuir, de s’arracher à l’emprise du lignage, dans la logique inexorable de la « race » des fils. Ce dernier exemple ajoute une autre dimension à cette place du dernier repos et du triomphe de l’atavisme : c’est un lieu vacant à jamais, une béance ouverte au prochain occupant qui est encore à venir, car toujours déjà là. De ce paradoxe en voilà une formule saisissante qui ramasse les significations diverses de l’imagerie sépulcrale et les organise selon un principe de sérialité : « Au cimetière de Saint-Goussaud, la place d’Antoine est vide, c’est la dernière : s’il y reposait, je serais enterré n’importe où, au hasard de ma mort. Il m’a laissé la place. Ici, fin de race, moi le dernier à me souvenir de lui, je serai gisant : alors peut-être il sera mort tout à fait, mes os seront n’importe qui et tout aussi bien Antoine Peluchet, près de Toussaint son père6. »
7Étrange opération de l’esprit qui consiste à envisager l’avenir comme passé, et ce non sous l’emprise d’un nostalgique retour aux origines mais par un besoin pressant de trouver une légitimité au présent et à ses œuvres qui ne peut lui être accordée que par ce que Rouaud appelle « une vue de l’esprit absolue », celle de la postérité, c’est-à-dire d’un présent projeté au-devant de lui-même et déjà prêt à porter un jugement posthume sur ses œuvres. Ce n’est pas un hasard si, dans son entretien avec Sylvie Ducas7, Jean Rouaud fait plusieurs fois appel à ce paradoxe. Pour décrire les raisons de son passage à l’acte, de son devenir-écrivain, il dit : « vous faites ce pari fou que votre œuvre ne prendra sens que dans cette postérité littéraire-là » (296) ; évoquant le rôle que joue la critique universitaire dans sa propre inscription dans le « continuum littéraire », il emploie cette phrase : « Les signes avant-coureurs de cette postérité littéraire passent justement par ces gens qui ont étudié toute l’histoire de la littérature, qui l’ont démontée, etc. »
8Aussi l’absence de légitimité réelle – qu’elle soit relative à la situation du fils bâtard, orphelin ou rebelle n’enlève rien à la conviction intime d’illégitimité – se traduit fictivement par une surenchère de légitimité posturale. Faisant sienne la tâche d’« écrire des vies », chaque narrateur s’autorise en même temps à réinventer la fable originaire dont il comble les lacunes et réaménage les faits. Dans la citation du texte de P Michon on aura remarqué par exemple la condition ambivalente du narrateur telle que son récit la fait paraître : il est d’une part le laissé-pour-compte de la famille, le mal loti – Antoine Peluchet ne serait-il disparu dans l’obscurité du continent africain, « je serais enterré n’importe où, au hasard de ma mort », dit-il –, et il jouit, d’autre part, d’une place d’exception, « fin de race, moi le dernier à me souvenir de lui, je serai gisant », ce qui fait de lui un enfant-roi (le gisant), la finalité ultime de son lignage et le fin mot de l’histoire. Sous l’humble masque du scribe, figure quasi-omniprésente de cette écriture mémorielle (Pierre Michon, Richard Millet, Gérard Macé, Pierre Bergounioux, Linda Lê), se cache un fils rêvant de devenir auteur du père en le ramenant au présent avec une puissance d’évocation proche de la « résurrection de la vie intégrale » que Michelet rêve de donner à l’écriture historique. Dans la prose narrative, cela arrive lorsque où le récit aoriste, après s’être longtemps tenu à la frontière du souvenir figé dans le passé et de la remémoration ancrée dans un présent qui « tire le passé à soi8 », abandonne la manière indirecte ou allusive et bascule dans l’immédiateté d’un présent intemporel. Dans les Champs d’honneur ce glissement intervient à la fin de la troisième partie, dans la grande scène d’Ypres ayant pour protagoniste un Joseph, annonciateur du père, dont la mort inaugurale marque « une borne, un point zéro qui détermine l’avant et l’après9 ».
9Ces proses cultivent une relation intermittente avec la vérité historique, ce qui perclut leur interprétation sous l’angle du réalisme social, de la fiction historique ou du roman d’archives. Quoiqu’elles soient profondément ancrées dans « l’histoire dont on a encore la mémoire vive soit que le narrateur en ait été témoin, soit qu’il en tienne le récit d’un témoin direct », elles montrent une parfaite « indifférence à l’exactitude référentielle10 » des faits racontés, ainsi que le souligne Sylviane Coyault-Dublanchet. Parlant du travail préparatoire à son roman, Boris Diop en offre une illustration éloquente : « J’ai conçu ce roman en disant : “Je vais créer un personnage qui se nomme Fadel et qui va se souvenir d’évènements qu’il n’a peut-être pas vécus.” C’est ça l’histoire : se souvenir d’événements qu’il n’a peut-être pas vécus11. »
10La différence essentielle entre les deux formes d’écriture réside cependant dans la leçon que biographe et romancier tirent de cette soudaine métamorphose du passé raconté en présent vécu : le premier s’attache à thématiser le « désœuvrement » d’une écriture qui sous le masque du devoir de mémoire filial dissimule la hantise d’une trahison qui d’être symbolique n’en est pas moins réelle : « À voir mon nom imprimé, il me semblait que j’étais un imposteur ou que j’eusse craché à la figure de ma mère12 », alors le romancier trouve dans ce « fiasco » le foyer de son invention fictionnelle et la source de son autorité fictive. L’écriture de soi entretient avec le passé narré surtout un rapport antiquaire (au sens nietzschéen), favorisé par la thématique du minuscule, du provincial et du marginal qui soustrait l’objet mémoriel au passage du temps et le renferme dans le reliquaire de l’écriture (le motif des reliques confirme le travail de gardien de la mémoire mené par l’écrivain). Le roman mémoriel, bien que reposant sur une imagerie vestigiale, l’incorpore en revanche dans une structure monumentale, à savoir un édifice narratif complexe, où l’histoire individuelle croise la grande histoire et la rend possible, autrement dit compréhensible sous l’espèce du vécu.
11II. « Par souci d’objectivité nous avons préféré mettre en forme les cahiers posthumes de Fadel. Plus précisément, nous avons mis au propre le brouillon de ce qui aurait sans doute été son autobiographie. […] Voici donc le résultat de notre modeste reconstitution. Nous avons voulu proposer un sens, promener un rayon d’amicale lumière à travers la vie obscure de Fadel, ce labyrinthe hostile et presque illisible, enchevêtrement d’hallucinants hasards et phantasmes péremptoires13. »
12Ainsi s’exprime le narrateur principal du roman de Boubacar Boris Diop, Les Tambours de la mémoire ; jeune cadre ambitieux, jaloux et peu fiable de son propre aveu, il s’appelle Ismaïla Ndiaye et il raconte l’histoire de Fadel Sarr, fils rebelle, voyageur fantasque et écrivain tragiquement disparu, devenu victime d’un système autoritaire mis en place par la génération de son père. Ismaïl fait en outre figure de copiste, correcteur et éditeur posthume des écrits de celui-ci, autrement dit, il joue le rôle équivoque d’auteur fantôme et d’héritier spirituel d’une œuvre orpheline qu’il n’hésite pas d’ailleurs à modifier, en prenant la décision unilatérale de supprimer certains passages « incompréhensibles ». Ce faisant il agit contre la volonté de son épouse, Ndella, co-éditrice du texte, qui en préconise quant à elle une « restitution intégrale ». L’ambiguïté scripturaire et éthique caractérise le premier étage de la narration, celui où l’agencement de l’histoire de Fadel, faisant écho à la mise en forme du texte qu’il a rédigé de son vivant, efface les traces de son origine, de sa matérialité et en fait un objet idéalisé, figé dans un hiératisme atemporel. C’est également le niveau le plus décisif, le lieu de rencontre et de tension entre différentes instances narratives rassemblées par la même interrogation pressante : Qui autorise l’auteur ? D’où l’auteur ou ce qui se donne pour tel tient-il son autorité ? Le discours du narrateur principal, Ismaïla, soutenu par les faits et dires de la diégèse, dont il assume le contrôle même si les deux tiers du récit reposent sur le témoignage écrit du disparu, Fadel Sarr, thématise la quête de l’autorité à travers le deuil familial, la perte de légitimité de l’histoire officielle et du pouvoir politique fondé là-dessus et l’échec d’un retour aux grands récits communautaires (mythe, légende, roman historique ou engagé).
13À peine deviné à travers une scénographie d’abord discrète, qui s’affermit ensuite au fur et à mesure que l’on touche au cœur de l’histoire, le contexte africain fournit à l’interprétation une cadre de référence déterminant mais ambigu. Racontant l’histoire posthume de Fadel, fils rebelle et héros tragique, le récit s’enracine dans la tradition orale africaine, celle des contes populaires et des veillées funéraires. Mais c’est dans une autre tradition, littéraire et livresque, que le texte vise à s’inscrire, par son écriture complexe qui alterne homodiégèse et hétérodiégèse, déstabilise sa propre énonciation en la confiant successivement et contradictoirement à plusieurs personnages et exploite adroitement l’interdiscursivité et l’enchâssement narratif pour augmenter l’effet de surprise et cultiver l’indécidabilité. La double vocation générique et culturelle du roman est reprise au niveau intradiégétique par la dualité du personnage situé au centre des trois récits qui forment l’échafaudage narratif des Tambours de la mémoire. Le récit-cadre est celui d’Ismaïla, légataire de l’œuvre et de la mémoire de Fadel, dont l’ambivalence à l’égard de l’ancien ami et rival sentimental transparaît en même temps que sa détermination profonde de reconstituer la trajectoire du disparu et de restituer à l’aventure de celui-ci, aussi invraisemblable fût-elle, sa valeur et son intégrité symboliques. Les défauts de caractère – jalousie, lâcheté, cynisme – font de lui un narrateur peu fiable, un compère de Charles Kinbote ; ce qui porte à penser que sa dualité relève de l’hypocrisie. Toutefois, à la différence du personnage de Nabokov qui vampirise l’œuvre orpheline, Ismaïla se met au service de l’œuvre de Fadel. Hypocrite il l’est au sens étymologique, est d’abord celui qui distingue, explique ou interprète, voire théâtralement, celui qui « mime », celui qui accompagne l’acteur avec des gestes.
14Le roman se présente dès lors comme un travail de reconstitution éditoriale due à Ismaïla et sa compagne à partir du journal et des lettres qui combine la narration à focalisation interne du voyage de Fadel au pays de Wissombo avec des citations intercalaires extraites de ses écrits et des commentaires appartenant aux éditeurs-narrateurs. Ainsi se dessine la figure de ce personnage dont le nom, fadila ou fedila signifie mérite, supériorité, alors que Sarr renvoie à séparation, divorce. Sa première évocation surmontée de l’expression emblématique, « les deux Fadel », entérine l’idée d’une division profonde, atavique, confirmée par la relation que le jeune homme entretient avec les figures paternelles. Dissimulant d’abord sa soumission à l’autorité paternelle sous les apparences de l’indifférence et de la frivolité, il se montre de plus en plus rétif jusqu’à la grande scène de rupture qui, installée au centre du livre, représente son point focal. L’objet de plusieurs prolepses comminatoires qui transmettent le point de vue du père ou le sens commun, « l’explication définitive » gagne en tension dramatique ; plusieurs fois évoquée par la suite, elle ajoute une touche destinale/hérétique au portrait du révolté visionnaire. La narration mélange le récit de pensées et de paroles avec des passages au style indirect libre à cette narration feuilletée s’ajoutant les commentaires intercalaires d’Ismaïla dont le but déclaré est de désambiguïser la scène mais qui transforme ainsi la conversation familiale dans un dialogue public. Dès l’abord, le récit se focalise sur le personnage du père (El Hadj Madické Sarr), ancien chef d’une révolution avortée devenu à l’âge de raison suppôt d’un ordre politique autoritaire, qui s’apprête à affronter son fils désœuvré en soupesant toutes les mesures de coercition « douces » mises à sa disposition : couper ses vivres ou bien lui rappeler le respect des aînés et des coutumes qu’exigent la tradition. Ses réprimandes remâchent les stéréotypes de la tendre inquiétude pour le fils prodigue en qui l’homme reconnaît son jeune alter ego, du jugement sévère devant ses égarements et de la nécessaire leçon de vie qu’il lui faudra administrer, succédané moderne du rite d’initiation à l’âge adulte : « Ramener Fadel à la vie […] l’aider à mûrir. […] il ne voulait pas affronter les dures réalités de la vie. Facile de rester en enfance, de se bercer des récits mélodieux de sa propre mémoire… […] son refus de devenir adulte » (113). Au père qui « le dominant de sa haute taille », l’oblige aussi à consentir à « ce rôle mille fois joué ailleurs, par d’autres, du Fils indigne », Fadel oppose une résistance d’autant plus violente qu’elle reste longtemps silencieuse et ne s’exprime que pour dénoncer l’impossibilité d’en échange quelconque. Sa révolte est absolue parce qu’elle refuse le drame familial dans lequel son père (soutenu par la mise en récit de la première moitié du roman) le fait figurer. Absent au monde (il a « l’impression d’être tellement en dehors de tout ça »), son père devenu un étranger à ses yeux (« Non, ce n’est pas à lui que cet homme mince et distingué, aux cheveux argentés, est en train de parler »), Fadel s’évade dans un tableau figurant le bonheur familial perverti, une scène sans paroles dont les images traduisent la signification véritable du discours officiel que lui tient son géniteur :
Lui, Fadel, il vient d’ouvrir à l’improviste le portail du vaste jardin, il se voit lui-même étendu sur une chaise plainte, jouant avec les boutons d’un petit poste radio, il voit aussi Madické, le père de Fadel, debout face à son fils, épervier prêt à fondre sur sa proie, Madické ne sait pas qu’un autre Fadel, le vrai, se tient derrière lui, observant avec détachement et ironie son tête-à-tête avec l’ombre étendue sur une chaise plainte, très intéressé assurément par ce tableau immobile, image même, ô combien frustrante, de la mesquinerie de son existence… Où donc son destin de Rebelle ? Où donc les chevauchées absolues et somptueuses sous le soleil éclaboussant les sabres clairs à travers savanes et déserts ? (114).
15La rupture avec le père établit un point zéro, pour employer le syntagme rouaudien, un amont et un aval de la vie de Fadel (fleuve Kwazékélé) et du récit qui lui est associé : il transcende la « race des fils » pour inaugurer une autre, « la race des héros » (212). À ceci près que ce geste inaugural n’appartiendra pas à l’auteur « original », Fadel, mais bien à son éditeur, Ismaïla, sans que l’on puisse
16Dans cette dispute d’autorité, le rapport de forces bascule non seulement entre père et fils, mais encore entre deux registres narratifs et deux régimes de légitimité antithétiques : d’une part, le réalisme sentencieux des grands récits fondateurs nationaux ou politiques que sous-tend une légitimité « seigneuriale et sanguinaire » ; d’autre part, la liberté d’une fiction « sans thèse », kaléidoscopique, qui donne à entendre la voix (revendique son existence) d’une autorité absente.
17III. Bien que situé dans un cadre de référence différent, à savoir la Loire-Inférieure des années soixante, Les Champs d’honneur repose aussi sur le récit du deuil familial, sur la singulière mise à l’épreuve des mythes nationaux (la Grande Guerre, les bienfaits du progrès) et sur le refus d’abandonner l’écriture au « ressassement de l’impossibilité de la fiction14 ». La narration est portée par une voix collective, amphibologique. Le pluriel de la première personne fait d’abord résonner l’ancestrale « loi des séries […] la martingale » des générations successives qui efface les traits particuliers de ses représentants et donne une voix, aux inflexions de chœur tragique, à la conscience de la famille frappée d’une tragédie individuelle qui « nous laissait stupides, abrutis de chagrin » (9). Ce « nous » fusionnel inscrit dans le récit la marque de l’atavisme et fait résonner la loi du Père, de celui que le narrateur admiratif appelle « notre père néguentropique », principe vivant de l’ordre au sein de la famille. Hercule bienveillant et bricoleur, il met un soin pareil à la réparation des poupées dont il « remet en place les organes détachés » comme à la mise en œuvre d’un « projet de jardin Grand Siècle, avec rochers, cascades, niches fleuries » (95). Cependant le bien-nommé Joseph accomplit une œuvre gardienne, perpétuant l’héritage de Pierre, son prédécesseur : il en est ainsi du portail métallique auquel le narrateur pluriel consacre une longue description. L’objet est envisagé sous tous les angles : celui de son origine « construit par le père de notre père », de sa signification historique qui en fit « une audace pour son époque », un effet randomien de « l’argument Eiffel » et une expression de la « crainte de rater le train de la modernité ». Symbole de l’illusion du progrès et du désir moderne, le portail surdéterminé résiste mal au passage du temps et aux intempéries nantaises ; la disparition du père rend évidente l’incongruité et l’obsolescence d’un héritage prestigieux devenu à présent encombrant : « Cette chose, naturelle du temps que papa s’en chargeait avec la redoutable force des pères, nous enseignait après sa mort que le chemin sera désormais semé d’embûches contre lesquelles il nous faudrait l’âme comme un brise-glace, dure et tranchante, que nous n’avions pas, ne sachant que pleurnicher en robinsons tristes débarqués sur un archipel de ténèbres » (97). Des tonalités sceptiques s’insinuent progressivement dans la voix narrative, comme une fissure imperceptible au sein du « nous » fusionnel. Aussi la conscience de la perte n’advient-elle pas sous le coup accablant du chagrin, comme pourrait le faire penser la mise en scène dramatique de la mort du père, mais en différé, par petits chocs, sous l’influence d’événements anodins (la 2 CV inondée sous la pluie diluvienne, le jardin familial envahi par les herbes) fragmentés et distendus qui obéissent à une autre loi, celle de l’entropie du monde : « C’est en subissant la loi de tels petits faits obtus que l’enfance bascule, morceau par morceau, dans la lente décomposition du vivant » (13). Teintée de soupçon, cette autre voix narrative que nous appellerons auctoriale interroge les fondements de la légende familiale – l’album photographique, les récits de vie ou de guerre – en même temps qu’elle formule des réserves à l’égard de l’exégèse atavique qui les accompagne, fatalement.
18Lorsque la disparition du père porte un coup fatal à l’esprit de la petite tante, Marie, celle qui jadis avait perdu « deux frères dans l’histoire (l’officielle) » dont l’un était le Joseph-archétype, le disparu d’Ypres, la vieille dame se tourne une fois de plus vers l’histoire familiale pour en fournir une version revue et augmentée, « une vaste rétrospective » romanesque voire épique : « On reconnaissait cette manie de la tente d’inscrire ses récits dans de vastes rétrospectives, comme si pour elle le plus sûr moyen de retrouver papa vivant était de repartir en arrière, d’inverser de ce point zéro le cours de sa vie, de remonter le temps comme on remonte ce qui était démonté. […] elle mêlait tout, maintenant, avec art si l’on veut » (120-121). Que l’ancienne institutrice triomphe du temps et des ses vicissitudes grâce à ce que Julien Gracq appelle le « fondu-enchaîné [de l’histoire] qui soude consciemment à elle chaque biographie pour la majeure partie de sa durée15 », c’est moins une prouesse extrême qu’un aboutissement de son minutieux travail de bricoleuse de la mémoire. La polysémie de l’expression « remonter le temps » indique le geste humble de copiste ou de nécrologue par lequel l’abstraction du souvenir devient trace visible. Aussi Marie s’étant chargée, au lendemain de la mort de son frère, de consigner dans une « écriture irréprochable », les « pieux souvenirs des héros », supplée-t-elle de son mieux à la l’indigence des moyens : elle « ajoute dans la marge, car il n’y a de place que pour le nom et il faut qu’il soit court », les détails qui greffe sur le tronc de l’histoire officielle la petite branche de l’autre l’histoire, « laissée pour compte » : âge, lieu et circonstances du décès. Le double jeu de l’écriture formulaire vient de ce qu’elle agit à l’instar d’un rouleau compresseur, d’un instrument de généralisation historique qui assure l’emprise du présent sur le passé en écrasant les traits saillants de celui-ci, et de ce qu’elle tente toutefois à cerner, à travers le montage délicat des faits et des détails sensibles, la singularité irréductible de chaque vie. Cette dualité n’est pas sans rappeler celle du roman mémoriel que nous sommes en train de lire ; d’ailleurs les indices d’une réflexion métafictionnelle se multiplient dans la seconde partie du livre. D’une part, la métalepse du titre qui associe l’annonce de la mort de Joseph sur une carte postale à « l’en-tête d’un titre de roman héroïque : “Les Champs d’Honneur” » (162), inscrit le roman dans une série dont il est n’est que l’achèvement nécessaire, prédestiné, l’expression matérielle d’une généralité, tandis que d’autre part l’entreprise de la petite tante pour sauver Joseph « de la longue nuit amnésique », ses annotations liminaires débordant le cadre du formulaire officiel rappellent préfigure le programme de l’écriture rouaudienne dans son ensemble : d’installer « entre ces deux bornes, dans cet intervalle en pointillé, […] le mystère à élucider d’une vie qui s’achève » (163).
19Ce parallèle esquissé de deux romans permet de dégager deux modalités de passage de l’atavisme fictif à l’autorité littéraire à travers une symétrie inverse : autorité exogène, chez Boubacar Boris Diop, où la mort du fils délivre la fiction du paradigme atavique ; autorité endogène, chez Jean Rouaud, où la disparition du père rend possible, voire nécessaire, l’écriture mémorielle, autorisant l’œuvre du fils. Les deux textes revisitent la mythologie fantasmatique de la modernité littéraire et laissent entrevoir la possibilité d’un espace de partage, d’un ethos contemporain qui explore et exploite le double jeu du retour sur le passé. Reconnaître sa dette envers les modèles littéraires revient dès lors à abolir cette même dette, érigée par la « Vulgate moderne » en véritable interdit d’écrire, en délaissant le rapport univoque et subalterne entre père (patron littéraire ou pater familias) et fils au profit de configurations plurielles, multipolaires dans lesquelles l’autorité elle-même se trouve remise en cause, renversée, voire désautorisée.
Notes de bas de page
1 « Toute une part de la littérature contemporaine tend à souligner combien chacun désormais est son propre objet anthropologique (Jean Rouaud, Pierre Bergounioux par exemple). Une rencontre à cet égard féconde entre le “souci de soi” et le “travail de mémoire” – grandes questions contemporaines – produit un ensemble d’œuvres interrogatives, qui remontent le temps de la mémoire commune en même temps qu’elles creusent l’intimité du sujet. L’intériorité ne se conçoit plus en effet indépendamment de l’antériorité. » Dominique Viart, « Dis-moi qui te hante : Paradoxes du biographique », Revue des Sciences Humaines, n° 263, juillet-septembre 2001, p. 15.
2 Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984, p. 138.
3 Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p, 685.
4 Cité par Jean Sob, L’impératif romanesque de Boubacar Boris Diop, Ivry/Seine, Editions A3/ Panafrika, 2007, p. 35-36.
5 Jean Rouaud, Les Champs d’honneur, Paris, Minuit, 1990, p. 300.
6 Pierre Michon, Vies minuscules, op. cit., p. 55.
7 Sylvie Ducas, « Bibi en l’an 2000 » entretien avec Jean Rouaud, dans Sylvie Ducas (dir.), Jean Rouaud. Les Fables de l’auteur, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2005, p. 287-306.
8 Éric Mechoulan, Pour une histoire esthétique de la littérature, Presses Universitaires de France, 2004, « Sur l’héritage », p. 87-97.
9 Jean Rouaud, Pour vos cadeaux, Paris, Minuit, 1998, p. 12.
10 Sylviane Coyault-Dublanchet, La Province en héritage. Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, Genève, Droz, 2002, p. 178-179.
11 Entrevue avec Boubacar Boris Diop, Dakar, le 3 juin 2003, Lingua Romana, vol. 2, n° 1, 2004.
12 Richard Millet, « L’écrivain Sirieix » (1992), dans L’angélus, La chambre d’ivoire, L’écrivain Sirieix, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 247.
13 Boubacar Boris Diop, Les Tambours de la mémoire, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 49.
14 Sylvie Ducas, op. cit., p. 297.
15 « Le plus solide garant de l’Histoire, ce n’est pas l’appareil orgueilleux de ses documents, de ses fiches et de ses témoignages, c’est le fondu-enchaîné qui soude consciemment à elle chaque biographie pour la majeure partie de sa durée. Sur l’époque où j’ai eu mes vingt ans, je pourrais sans doute ajouter des nuances, quelques jugements personnels, le rehaut d’un détail significatif : mais ce que je lis sur elle, c’est bien, je n’en puis douter, grosso modo ce qui était. Dans la coulée sans fissure des générations antérieures à la mienne qui se soudent à elle, et où le mort a saisi le vif à chaque instant sans solution de continuité, où donc trouver en amont la rupture – analogue au passage de la veille au rêve – qui d’un coup de baguette transformerait en fantasme pur ce qui m’a tendu toute ma vie un miroir somme toute si peu déformant ? » Julien Gracq, En lisant, en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 215.
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