L’autorité de la fiction dans les œuvres polytextuelles
p. 133-144
Texte intégral
1Il est difficile de réfléchir à la notion d’autorité en dehors de l’auteur1 Instance productrice et énonciatrice, siège de l’intentionnalité, la figure auctoriale s’impose et tend à réduire l’acte de lecture à la simple manœuvre de décodage de ce vouloir-dire, dans une attitude de soumission et de passivité (dans l’esprit de l’argument d’autorité, qui refuse l’argumentation au profit d’une seule affirmation émanant d’une personne dotée d’un pouvoir symbolique important). C’est à l’évidence un enjeu de pouvoir, comme le révèlent ces définitions qui tentent de s’éloigner de la figure de l’auteur au profit du principe d’autorité : « pouvoir qu’a un sujet de se présenter comme la source de son propre discours et du savoir qu’il porte2 » ; « amount of power over meaning and interpretation that should be granted to the originator (author) of a given text3 ». Ces propositions illustrent bien l’idée d’une référence, d’un garant du sens – d’un pouvoir qui encadre l’acte interprétatif. Qu’est-ce qui nous autorise à lire une œuvre de telle manière ? Qui ou quoi a l’autorité sur le sens ? La réponse canonique reste évidemment celle de l’auteur. Pourtant, il importe de ne pas uniquement considérer l’œuvre littéraire comme un simple canal de transmission entre un auteur et son lecteur, mais comme un dispositif4 – un espace de rapports entre hétérogénéités, une matrice d’interactions possibles, qui commande un examen prenant en compte les caractéristiques poétiques de l’œuvre, mais tout autant son amont (considérations d’ordre médiologique) et son aval (quels effets de sens produits ? quels effets sur l’imaginaire ?). Lire l’œuvre littéraire comme un dispositif, c’est s’engager dans une perception pragmatique : que fait-elle dans un contexte donné ? Sous un tel regard, une lecture basée sur la seule intentionnalité révèle ses profondes lacunes. C’est donc à l’autorité interprétative que je m’intéresserai ici, dans le cadre d’une réflexion sur des œuvres-dispositifs qui ne se laissent pas réduire à la seule transmission codée de leur auteur.
Du livre qui se suicide
2Afin de mener cette réflexion, je convoquerai des œuvres s’inscrivant dans le large spectre des pratiques polytextuelles, dont les caractéristiques bousculent nos attentes par rapport à l’intentionnalité et à l’unité énonciative des œuvres. J’emprunte la notion de polytextualité à Bruno Monfort5, qui l’utilise pour décrire un régime de publication où l’œuvre est formée de plusieurs textes (textes trop brefs pour faire œuvre à eux seuls). Cette notion décrit donc particulièrement bien les recueils, mais aussi des ouvrages marqués par des trames textuelles éclatées. Le champ d’investigation est donc constitué d’œuvres caractérisées par le multiple, par le divers – ou, pour le dire autrement, par des livres qui attentent à leur vie, des livres suicidés, en quelque sorte. Roland Barthes, dans sa critique de Mobile de Michel Butor, a exploré l’idée conventionnelle du Livre et des conséquences de son non-respect. « Derrière tout refus collectif de la critique régulière à l’égard d’un livre, il faut chercher ce qui a été blessé. Ce que Mobile a blessé, c’est l’idée même du Livre6. » Scrapbook sur les États-Unis, Mobile affiche un travail sur la forme du livre qui a attiré l’attention de Barthes : « Si donc Mobile manque à l’idée consacrée (c’est-à-dire sacrée) du Livre, ce n’est pas par négligence, c’est au nom d’une autre idée d’un autre Livre7. » Éclairé par les problèmes de perception et de réception de l’œuvre de Butor, Barthes tire deux enseignements sur la nature conventionnelle du Livre. D’une part, il montre comment l’établissement, la consolidation des normes typographiques à travers le temps confortent la cohésion du discours, l’unité du projet livresque ; le fil de la phrase trouve un écho constant dans le continu du texte inscrit matériellement sur la page. D’autre part, Barthes observe que le Livre est la surface dépositaire du continu du discours littéraire. C’est donc cette idée conventionnelle du Livre que bouscule Mobile, dont la discontinuité manifeste a hérissé la critique ; cette confusion des attentes a chez Barthes un caractère heuristique en regard de l’évolution de la forme du Livre.
Car ce qui se cache derrière cette condamnation du discontinu, c’est évidemment le mythe de la Vie même : le Livre doit couler, parce qu’au fond, en dépit de siècles d’intellectualisme, la critique veut que la littérature soit toujours une activité spontanée, gracieuse […] : écrire, c’est couler des mots à l’intérieur de cette grande catégorie du continu, qui est le récit ; toute Littérature, même si elle est impressive ou intellectuelle (il faut bien tolérer quelques parents pauvres au roman), doit être un récit, une fluence de paroles au service d’un événement ou d’une idée qui « va son chemin » vers son dénouement ou sa conclusion : ne pas « réciter » son objet, c’est pour le Livre, se suicider8.
3La position de Barthes se révèle ironique : il s’agit d’un attentat du Livre à sa propre vie dans le contexte spécifique de la tradition, des usages. L’expérimentation de Butor vise à exprimer différemment la réalité culturelle américaine, par un rapport distinct avec le discours, dont la continuité canonique et la cohésion attendue ne permettent pas de rendre le caractère foncièrement bigarré de l’histoire, de la géographie et de la culture américaines.
4Ce qui m’intéresse, que se trouve à illustrer Mobile, c’est un refus de se prêter au jeu de la convention du livre, de décliner la matérialité conventionnalisée du livre, refus qui se manifeste par une opposition au continu du discours. Que ce soit par dépit (en raison des contraintes éditoriales propres aux genres brefs) ou par choix, des pratiques littéraires misent sur l’éclatement, sur la multiplicité. Cette avenue peut pour sûr apparaître contre-nature, en regard des balises que l’esthétique et la littérature se sont fixées – que ce soit avec Aristote, dans sa Poétique ; que ce soit dans le contexte de l’esthétique et du Beau (appelant le modèle de l’unité organique – c’est là le mythe de la Vie même, rappelait Barthes) ; que ce soit encore avec la conception du Livre qui s’est consolidée avec le marché du livre (fondée sur des conventions typographiques, sur une rhétorique forte, que questionne par exemple Pascal Quignard dans sa Gêne technique à l’égard des fragments). Dans ce contexte rapidement esquissé, il apparaît nettement que pratiquer la polytextualité, c’est aller contre l’idée du Livre.
Polytextualité, livre et autorité
5Le recours à telle conception du Livre – caricaturale, bien entendu – a pour incidence de nous éclairer sur les attentes lecturales – qui sont tout autant généralisantes et parfois en décalage avec la réalité livresque. C’est néanmoins dans ce contexte que j’aimerais questionner des enjeux liés à la notion d’autorité qui seraient propres à la polytextualité, pratique qui se joue pleinement des attentes et qui les manipule. Caractérisée par sa multiplicité textuelle, par son statut d’agrégat, l’œuvre polytextuelle met ipso facto l’idée du Livre en péril : sa cohérence, sa fluidité sont compromises dans un pseudo-livre de pièces rapportées. Mais si l’idée du Livre est ébranlée par la dimension polytextuelle de l’œuvre, qu’en est-il de l’idée de l’auteur ? Celle-ci n’existe, en quelque sorte, que par l’œuvre qui est lue (le producteur n’est tel que par la prise en compte de son produit). Mais si cette œuvre résiste à sa saisie comme œuvre, comme Livre, qu’arrive-t-il à l’Auteur ? Si l’œuvre est dispersée dans un divers d’éléments, y a-t-il dispersion corollaire de l’autorité de l’auteur (qui ne se trouve plus à faire œuvre de façon forte) ? Le questionnement reste ouvert, le temps de traverser plus bas deux cas qui pourront éclairer cette relation causale ennuyeuse.
6Un second enjeu lié à la polytextualité et ayant une incidence sur l’autorité repose sur la tension inhérente à l’œuvre composite. Cette tension, qui résulte de l’opposition de l’un et du multiple, prend naissance dans la multiplication des éléments textuels de l’ouvrage polytextuel et des strates de lecture qui leur sont associées. Dans un recueil, par exemple, chaque fragment de texte se lit-il de façon isolée ? Se lit-il en comparaison avec ses pairs ? ou en fonction de l’ensemble dans lequel il est placé ? Quel sens peut-on donner à un texte bref : est-il une parcelle d’un univers plus grand que lui, que se trouverait à incarner le recueil, l’œuvre entière ? Le texte bref peut-il être lu pour lui-même ou nécessairement dans le contexte de l’ensemble qui le subsume ? La tension générée par ce rapport entre l’autonomie du texte et son appartenance à une matrice englobante fonde la poétique du recueil et habite tout examen d’une pratique polytextuelle.
7Devant ces œuvres, il n’est pas anodin de questionner leur crédibilité. Repoussant le modèle du Livre, en équilibre précaire entre de petites entités et le tableau qu’ensemble elles dessinent, l’œuvre polytextuelle intrigue : qu’est-ce qui explique que la dispersion du sens n’ait pas lieu ? Elle multiplie pourtant les modes d’approche, elle ne révèle pas aisément un projet unique qui guiderait l’interprétation par la saisie de ses lignes directrices. En regard de la prémisse soutenant que la mise en péril de l’idée du Livre fragilise l’idée d’auteur, il s’impose de formuler l’hypothèse que l’œuvre polytextuelle serait le lieu d’un déplacement de l’autorité – hypothèse préliminaire qui reste à explorer. Afin d’expliquer cette non-dispersion du sens, il est par ailleurs pertinent de s’inscrire dans une perspective poétique. La multiplication textuelle, les interruptions et reprises constantes, la diversité thématique, narrative et ontologique contribuent toutes à accentuer la nature composite des œuvres et à menacer une interprétation globale de l’œuvre.
8Toutefois, on peut observer nombre de stratégies compensatoires, de divers ordres (matériel, paratextuel, thématique), qui participent à une certaine forme de cohésion de l’ensemble. Deux stratégies sont plus fréquentes et plus opératoires. La narrativité est au fondement des procédés homogénéisants des recueils. Par attrait du grand genre romanesque, plusieurs œuvres mettent en place des ersatz de continuité, une courbe narrative approximative qui inscrivent les textes isolés dans une trame qui les subsume. Plusieurs recueils récents, fortement homogènes, sont des pseudo-romans, jugés tels par le lecteur qui y repère un personnage central récurrent (pensons au cas ambigu de Palomar d’Italo Calvino) ou qui reconstitue une trame narrative d’ensemble, plus ou moins serrée, comme les épisodes de la vie de Marie dans Caravane d’Élise Turcotte ou encore l’emprunt de la séquence de la naissance à la mort pour structurer les nouvelles de Sans cœur ou sans reproche de Monique Proulx. La stratégie de narrativisation du recueil tend à compenser l’éclatement inhérent à la forme du recueil. Une autre stratégie courante est celle du partage d’un même univers de fiction entre les textes. Phénomène connexe de la narrativisation (la récurrence d’un même personnage appelant l’identité des mondes fictionnels), le partage permet à des recueils, des séries ou des cycles de construire des histoires sur la base d’un même contexte. A chaque clôture de texte, le lecteur se place en situation d’appréhender un nouveau monde, ouvert à repérer des lieux identiques, des personnages récurrents, des lois partagées avec le texte précédent – mais d’emblée peu confiant d’y parvenir, en raison de la perception commune du recueil, a priori constitué d’un divers9. On retrouve un jeu sur les attentes ontologiques dans Le jour du chien, de Caroline Lamarche, qui repousse la résolution de l’identité des mondes passablement tardivement dans l’ouvrage (avec un effet de surprise à la clé et une incitation forte à la relecture). C’est dire à quel point la possibilité de trouver du sens dans l’œuvre polytextuelle est ainsi manipulée et participe de sa dynamique propre.
9Narrativité, mondes partagés : ces communes stratégies compensatoires opèrent efficacement dans le rattrapage d’un sens global malgré le caractère composite des œuvres. Il est intéressant d’observer que certaines œuvres gèrent autrement la tension entre l’un et le multiple. Elles ne mobilisent pas pour autant des procédés différents ; elles se caractérisent plutôt par un usage distinct, parfois de la narrativité (cas que je n’aborde pas ici), parfois de la fiction partagée. Les deux paramètres de la narrativité et de la fictionnalité me paraissent être déplacés par les pratiques polytextuelles ; celles-ci influencent l’effet de ces paramètres sur la dynamique interne de l’œuvre – c’est là un phénomène qui m’intéresse de façon générale ; dans le cas qui nous occupe ici, mon hypothèse est que l’usage de ces paramètres narratif et fictionnel par les œuvres polytextuelles ont un effet sensible sur les enjeux d’autorité. L’examen de deux cas fort différents révélera les incidences de cette hypothèse.
Ici, de Nathalie Sarraute : la fiction comme guide interprétatif
10D’entrée de jeu, la lecture d’Ici, de Nathalie Sarraute, s’inscrit dans l’approche typique du recueil – en témoigne la réception critique, où l’on parle des vingt courts chapitres, des vingt proses, des pièces d’un puzzle, des vingt tableaux en éventail, des vingt textes qui entretiennent entre eux de subtiles et musicales connivences… Ces étiquettes mettent en évidence la pluralité des éléments, le mouvement de rassemblement au détriment de l’œuvre entière. D’emblée, il apparaît difficile de prétendre à un ouvrage d’un seul tenant, ne serait-ce qu’en raison des grandes ruptures qui s’observent entre les textes. Il s’agit bien d’une œuvre polytextuelle, mais dont la polytextualité s’avère quelque peu déconcertante. Les vingt textes présentent des scènes portant sur la question de la communication, lesquelles causent pourtant une réelle difficulté au lecteur qui voudra saisir ce qui se passe – ainsi, à titre d’exemple, l’incipit du premier texte :
Il va revenir, il n’a pas disparu pour toujours, c’est impossible, il était là depuis si longtemps… c’est cette silhouette frêle, légèrement voûtée… presque effacée… c’est elle qui l’avait amené ici pour la première fois, il était arrivé porté par elle et il était resté ici plus solidement implanté qu’elle. […]
Et voilà que tout à coup là où il était, où c’était sûr qu’il se trouverait, cette béance, ce trou… « Un trou de mémoire » comme on dit négligemment, insouciamment, sans vouloir s’y attarder davantage… Si ce n’est pas indispensable, à quoi bon se fatiguer, s’abrutir à s’efforcer de le remplir, ce trou, pourquoi perdre son temps ? Mais ici ce qu’il a laissé derrière lui, cette ouverture, cette rupture disjoint, disloque, fait chanceler… il faut absolument la colmater, il faut à tout prix qu’il revienne, qu’il s’encastre ici à nouveau, qu’il occupe toute sa place…
Mais rien n’est resté de lui, rien par quoi l’accrocher, le tirer, pas le moindre signe distinctif, pas le plus vague signalement10.
11Il y a manifestement un flou, un brouillage sur le plan des individus représentés, du lieu et du temps. Qui est ce « il » ? un personnage, un homme, un animal, un objet ? Qui est ce « elle » ? une femme, une entité ? On bute sur ce « ici » insistant (cinq occurrences en quelques lignes), sur un lieu, donc, mais quel est-il ? Dans le contexte d’un questionnement sur la communication, sur une communication entre les êtres et de soi à soi, on pourra formuler l’hypothèse que « il » serait le mot, « elle », la mémoire et « ici », la conscience, l’esprit. Les scènes présentes dans Ici sont des formes d’instantanés, ponctuels et distincts, qui s’ouvrent in medias res. On s’y retrouve grâce à leur accumulation, qui permet au lecteur une certaine compréhension des « événements » par leur redondance, leur similarité (similarité de la narration également, même si l’instance narratrice reste assez peu saisissable). En bout de course, le lecteur parvient à se représenter une fiction commune à ces textes, un monde possible qui émerge par l’accumulation des scènes qui lui sont présentées. Il y aurait dans Ici, en quelque sorte, le partage d’un univers de fiction entre les textes, un univers commun qui rendrait l’ensemble plus compréhensible.
12Avec Ici, Nathalie Sarraute revient à l’exploration des tropismes qui avaient marqué son entrée en littérature quelques décennies plus tôt. Si dans cette fouille sous-conversationnelle il y a fiction, c’est celle de la conscience, non pas une fiction fondée sur les individus représentés (qui ne sont pas les principaux agents des textes). Sarraute travaille plutôt à l’illustration d’émotions, de circonstances langagières : un trou de mémoire (premier texte), le fait de changer de sujet (huitième texte), l’ennui (treizième texte), le silence (quinzième texte)… La représentation a pour objets la conscience, le langage, les mouvements sous-conversationnels. Cet ensemble met en place un récit très difficile à saisir : les personnages peuvent être associés aux mots eux-mêmes ; les mouvements représentés sont des mouvements involontaires, créés par des brèches opérées par le dehors dans l’ici, dans la conscience. Tout réflexe narrativisant du lecteur conduit ainsi à un cul-de-sac interprétatif, du fait que la lecture syntagmatique (entée sur l’idée de vectorialité du récit, du continu du discours) se révèle impossible. Et à l’examen, la fiction que l’on voudrait reconnaître à cette œuvre polytextuelle apparaît bien théorique – à tout le moins bien peu concrète ou tangible. Le confort lectural associé à la reconnaissance d’une fiction partagée entre les textes est ici ébranlé ; la représentation semble mise à l’épreuve…
13L’idée même d’une représentation ne doit toutefois pas être abandonnée. Ce qui survient dans Ici, c’est davantage le bouleversement des habitudes lecturales, notamment celle qui permet d’évaluer les modalités de partage d’univers entre les textes. Il est en effet impossible d’en arriver à une validation texte après texte de l’identité de l’univers fictionnel en raison de la représentation singulière, fort inhabituelle qui est proposée. L’absence d’individus logiques patents (personnages, lieux…) qui puissent être comparés d’un texte à l’autre court-circuite le processus lectural des œuvres polytextuelles permettant d’établir le statut des univers de fiction (identiques ou distincts) mis en place dans les textes. Malgré cet écueil, il ne faut pas postuler un rejet automatique de la fiction à l’intérieur de cette œuvre : on y est bien en régime de représentation (sauf à reclasser cet ouvrage en poésie ou dans le genre de l’essai, ce qui exigerait une rhétorique sinueuse). Ici donne plutôt à voir un déplacement des modalités de la mise en place de la fiction. Alors que l’œuvre représente la fiction des soubresauts de la conscience, de la constitution de la parole, c’est constamment à ce projet de représentation, à ce projet fictionnel que l’on se reporte pour baliser la lecture des textes. Ce projet est le garant de l’œuvre, il est la caution qui empêche l’éclatement, la dispersion du sens de cette œuvre. En cadrant les textes, en les inscrivant dans une démarche globale, cette fiction permet de les englober. La particularité d’Ici réside dans le fait que ce projet est à la fois implicite et tonitruant : implicite, parce qu’on ne peut le construire qu’au fil de la lecture ; tonitruant, parce que c’est un donné, un déjà-là, par la pratique connue des tropismes chez Sarraute, avec les attentes qui lui sont rattachées.
14Le projet de représentation de la conscience dans Ici demeure très fragmenté. Ce qui paraît dominer l’œuvre, c’est la figure constituée in fine. N’est pas innocente l’allusion à Arcimboldo, figure tutélaire de l’œuvre, qui produisait des portraits à partir d’un montage de fleurs, de fruits et de légumes : tesselles anonymes, contradictoires avec le projet portraiturant d’Arcimboldo, les éléments prennent sens dans leur assemblage et dans leur soumission à une initiative qui les dépasse et les englobe. Ainsi opère Ici, qui se clôt sur l’inspiration du peintre : « L’affirmation. Le défi. Arcimboldo. Tout ici n’est que lui. Arcimboldo11. » Livre éclaté, forme de recueil, l’ouvrage de Sarraute place ses textes dans une situation de dépendance par rapport à une règle interprétative qui les subsume. C’est la fiction qui établit ici les règles de lecture, qui a le pouvoir sur le sens et l’interprétation – la fiction comme une certaine forme d’autorité.
Impasse des pensées d’Alain Delaunois, un projet fictionnel contrant la polytextualité
15L’usage de la fiction peut également revêtir un tout autre visage, intervenant par là dans la gestion de l’autorité de l’œuvre. L’ouvrage Impasse des pensées. Les carnets retrouvés de Sam Spooner Jr d’Alain Delaunois constitue un autre cas d’œuvre polytextuelle questionnant son rapport avec l’éclatement. Se rapprochant du livre d’artiste (par sa facture matérielle mais aussi ses contenus), Impasse des pensées rassemble des textes, des images, des photos, des caractères japonais… et parmi les textes figurent des poèmes, des récits énigmatiques et érotiques, une fiche signalétique de la fauvette des jardins et des haïkus. Cet ensemble, étonnamment disparate, pose avec force la question de son éclatement probable. Devant une telle diversité générique et médiatique, en l’absence d’une trame narrative commune et avec de faibles échos thématiques entre les textes, comment est-il possible de donner une crédibilité à ce livre, comment lui attribuer un sens global ? A l’évidence, il n’existe pas d’univers constant d’un texte à l’autre (ce que rend périlleux, de toute façon, le mélange entre poésie et récit à travers le recueil) ; en conséquence, il ne peut y avoir chez le lecteur de vérification de l’identité des univers, chaque texte construisant son propre monde. Le processus cognitif propre aux ouvrages polytextuels, ici non pertinent, est rapidement rendu caduc ; les balises habituelles de la lecture en régime polytextuel et les stratégies compensatoires les plus communes apparaissent absentes.
16La cohésion de l’œuvre réside sur des artifices d’un autre ordre. Par le sous-titre, par la préface, l’appartenance commune des textes à un même univers est validée – une appartenance pourtant différente des recueils à univers partagé, différente de l’ouvrage de Sarraute. Tous les textes sont réputés être produits par Sam Spooner Jr, et le livre serait la reprise de textes épars en un seul ensemble. C’est dire que l’œuvre est une unique fiction, mais une fiction qui ne s’incarne pas à hauteur textuelle. Les textes rassemblés sont en effet parents par leur allégeance, si l’on peut dire, en ce qu’ils sont rattachés à la personne de Spooner Jr. Inscrits dans une fiction qui les explique, qui les justifie, qui les crée, ils constituent des artefacts fictionnels12. Bien que réels et tangibles entre nos mains, les textes de Spooner Jr proviendraient donc d’un monde imaginaire, seraient le produit d’une fiction. Cette fiction encadrante est installée par le sous-titre puis rendue concrète par la préface (dont l’auteur serait Delaunois, par recoupement d’information) :
« Entre Spoerri (Daniel) et Spoutnik (“compagnon de voyage”, en russe), ne cherchez pas : dommage, on ne trouve pas de Sam Spooner dans les dictionnaires. » Cette constatation ouvrait un chapitre du livre que j’écrivis, en 2000, sur Jean-Pierre Ransonnet, les lieux, les liens. Je ne connaissais de Sam Spooner que quelques traces, résumées par une photographie, et ces lignes sur sa notoriété de joueur de billes en Angleterre. […] J’ignorais alors que le petit garçon en casquette et cravate, à l’extrême-gauche de la photographie, était en réalité le propre fils du champion, Sam Spooner Junior, dont on découvrira dans les pages qui suivent une sélection opérée dans ses Carnets retrouvés : images anciennes, photographies de lieux, d’espaces, de paysages, de signes topographiques, rencontrant et coexistant avec des textes de plusieurs types13.
17La préface situe le contexte qui encadre les textes rassemblés dans le livre : si la personne de Sam Spooner est réelle14, son fils supposé est selon toute vraisemblance un personnage de fiction. Et l’ouvrage que lui consacre Delaunois esquisse en creux le roman de sa prétendue vie – c’est l’esprit même du texte en quatrième de couverture :
Composé d’instants poétiques et d’images glanées, blasons sans équivoque ou photos plus ou moins anonymes, voilà un objet éditorial malaisément identifiable et pourtant infiniment touchant : carnets de route, de bord ou de débord, trajectoires-graphiques (un peu auto, un peu bio, un peu calli, topo, et un peu oulipo, sur les mêmes bords) […]. Un départ aux sources, pour qui sait suivre ce troublant trajet à rebours. Peut-être un roman, qui comme son auteur, ne dit pas vraiment son nom.
18Impasse des pensées permet de reconstruire un imaginaire du personnage par des témoignages de sa sensibilité, de ses expériences. S’impose à l’esprit un parallèle avec des expérimentations similaires, principalement celle des auteurs supposés : pensons à Ronceraille, biographie réelle d’un personnage fictif par Yves Bonnefoy (dans la collection Ecrivains de toujours au Seuil) ; pensons à des romans fondés sur une mimésis formelle des éditions critiques (Pale Fire de Vladimir Nabokov ou L’œuvre posthume de Thomas Pilaster d’Éric Chevillard) ; ou encore, et davantage, renvoyons au conte, au journal intime et aux poésies de Barnabooth, par Valery Larbaud15. Tous ces ouvrages construisent une fiction antérieure aux textes, qui les justifient avant même qu’ils existent.
19Le fonctionnement de ces pratiques me paraît révélateur d’un usage différent de la fiction en contexte polytextuel. Dès le sous-titre, dès la préface (dans le cas de l’ouvrage de Delaunois), un pacte de fiction est établi : le lecteur doit accepter que tout ceci appartienne à un même monde. Entrant en fiction en ouvrant le livre, il n’a pas à vérifier l’identité des univers mis en place par les textes, puisque le fil conducteur ne s’y trouve qu’indirectement. La fiction se situe en deçà des textes, constituant un substrat qui permet l’émergence de ces artefacts. Fiction minimale, elle existe par un énoncé de mise en place (un performatif) qui encadre l’œuvre. C’est donc la croyance qui agrège ce recueil – la croyance que ces textes ont un énonciateur commun (bien que fictif). Les pièces rassemblées dans le livre peuvent sans problème être bigarrées et sans aucun lien apparent, puisque c’est une perception antérieure, fondée sur une fiction, qui assure l’acceptation de leur lecture conjointe et la contextualisation nécessaire à leur interprétation appropriée.
20Impasse des pensées se révèle comme une manifestation-type d’un projet fictionnel : en énonçant d’entrée de jeu que la forme éclatée constitue une représentation d’artefacts issus de la fiction, l’ouvrage justifie en un bloc l’ensemble des textes qui y figurent. Cette stratégie, toutefois, a pour effet de désamorcer, jusqu’à un certain point, la lecture polytextuelle. Si la matérialité appelle ici fortement la multiplicité, le cadre fictionnel (ou cognitif) la réduit de façon péremptoire – la polytextualité se révélant davantage comme une fantaisie et une illusion de l’univers représenté, hors de notre atteinte directe.
21Cette stabilisation du déséquilibre entre l’un et le multiple, on l’a vu, repose principalement sur le paramètre de la fiction. Dans Ici et dans Impasse des pensées sont exemplifiés deux régimes d’appréhension de la fiction fort différents. Sarraute met en place le projet global de représentation des mouvements de la conscience ; il trouve à se réaliser dans les textes, qui sont autant de fragments de cette représentation. Chez Delaunois, le contexte énonciatif des textes est commun et renvoie à une unique fiction, la fiction d’une vie, aussi virtuelle soit-elle, celle de Sam Spooner Jr. La fiction agit donc comme balise interprétative des œuvres : en dehors du projet fictionnel, l’éclatement n’est limité que par la matérialité des ouvrages. Ces fictions garantissent l’unité des œuvres, leur donnent leur cohérence et leur légitimité.
22Si l’on admet que parmi les droits reconnus à l’auteur, on compte la position du sujet, le pouvoir du sujet, pour suivre les propositions de Foucault et d’Edelman16, ce rapport avec l’auteur paraît nettement déplacé dans les deux cas étudiés. Dans l’ouvrage de Sarraute, on observe l’évanouissement du sujet, suggérant l’effacement de l’auteur, de la fonction auteur. Chez Delaunois, il y a tentative d’imposer un nom, de consacrer Sam Spooner Jr dans l’expression de sa singularité – littéralement, d’en faire un auteur à l’intérieur du contexte fictionnel. Il ne s’agit pas tant d’une tromperie qu’un processus permettant de faire naître autrement la fiction, de la considérer comme une excroissance du réel. De ces dérives par rapport aux droits et caractéristiques associés à l’auteur, on déduit que l’autorité elle-même fait l’objet d’un détournement, lequel opère au profit de la fiction. Dans ces œuvres polytextuelles, dispositifs complexes dont il faut mesurer la force performative, la fiction possède le savoir, la compétence, le pouvoir de dicter le sens et l’interprétation, car la seule lecture légitime est une lecture contextualisée, rendue possible par cette fiction. Comme lecteurs, ce n’est qu’en reconnaissant l’autorité de ces fictions que l’on peut parvenir à faire sens de ces livres suicidés.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier Josée Marcotte de ses recherches préliminaires et de sa collaboration dans la préparation de cette étude.
2 Laurent Gerbier, « Autorité », dans Michel Blay (dir.), Grand dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse et CNRS éditions, 2003, p. 85.
3 Joseph Childers et Gary Hentzi, The Columbia Dictionary of Modern Literary and Cultural Criticism, New York, Columbia UP, 1995, p. 25.
4 Voir la proposition de Philippe Ortel de recadrer la notion foucaldienne de dispositif dans le champ artistique et littéraire : Philippe Ortel (dir.), Discours, image, dispositif : penser la représentation 2, Paris, L’Harmattan, coll. « Centre de recherche La scène/Université Toulouse-Le Mirail », 2008.
5 Bruno Monfort, « La nouvelle et son mode de publication. Le cas américain », Poétique, n° 90, avril 1992, p. 153-171.
6 Roland Barthes, « Littérature et discontinu », dans Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 175.
7 Roland Barthes, art. cit., p. 176.
8 Roland Barthes, art. cit., p. 177.
9 Pour une exploration plus détaillée de ce processus cognitif, voir René Audet, Des textes à l’œuvre. La lecture du recueil de nouvelles, Québec, Nota bene, 2000, p. 84-102.
10 Nathalie Sarraute, Ici (1995), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 11-12.
11 Nathalie Sarraute, op. cit., p. 199.
12 J’emprunte ici la définition que donne Richard Saint-Gelais à l’artefact science-fictionnel (mais qui n’a pas de spécificité liée à la SF) : « objet sémiotique dont l’énonciation, voire la fabrication, présuppose un monde de référence non pas réel, mais imaginaire – de sorte que l’objet se donne comme provenant de ce monde imaginaire ». Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Nota bene, 1999, p. 312.
13 Alain Delaunois, Impasse des pensées. Les carnets retrouvés de Sam Spooner Jr, Crisnée (Belgique), Yellow Now et Les Brasseurs, coll. « A côté », 2004, p. 11-12.
14 Extrait vidéo, sur le site de la British Pathe, du Marbles Championship à Tinsley Green en 1938 : http://www.britishpathe.com/record.php?id=17640 ; article du Sydney Morning Herald du 20 avril 1940 : http://news.google.com/newspapers?id=yh8RAAAAIBAJ&sjid=4ZMDAA. Par ailleurs, la section de la quatrième de couverture consacrée aux notices biographiques comporte un long paragraphe à propos d’Alain Delaunois et un plus restreint, mais non moins révélateur, sur la famille Spooner : « Champion de billes anglais renommé dans les années trente, Sam Spooner a probablement bel et bien existé – du moins un fils et quelques photographies semblent en attester. Sam Spooner Jr n’a, quant à lui et fort injustement, marqué que les mémoires attentives et quelques observateurs curieux et discrets (ou particulièrement sentimentaux). » On voit la stratégie d’inversion à l’œuvre : doute émis sur l’existence réelle du père (pourtant un personnage historique), alors que le caractère réel du fils est tenu pour acquis, de façon à ne pas prêter flanc à une remise en question, comme il est fictif.
15 Cas extrême de cette invention biographique hors de soi (extrême parce que pas tout à fait hors de lui) : les écrits hétéronymiques de Fernando Pessoa.
16 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Dits et Écrits, t. I, Paris, Gallimard, 1994 ; Bernard Edelman, Le sacre de l’auteur, Paris, Le Seuil, 2004.
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