Le temps du zapping. Le discontinu dans le temps butorien
p. 51-64
Texte intégral
1En dépit du caractère « réifiant du substantif » qui repose sur une confusion, en français, sous un seul vocable, des dimensions grammaticale, existentielle et météorologique, et qui, à en croire Norbert Elias, entrave « toute réflexion sur le problème du temps », tout le monde semble s’accommoder de l’idée d’une « muabilité de cette notion à l’époque moderne1 ». Plus même, cette métamorphose dans la perception du temps a été placée sous le signe du discontinu. Un tel infléchissement se trouverait entre autres inscrit dans le domaine littéraire et plus particulièrement dans la trajectoire du récit. Alain Robbe-Grillet l’avait entre autres repéré et souligné de la manière la plus catégorique : « l’avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte : le réel est discontinu2 ».
2Le désordre, un concept moderne ? Sans doute cela constitue-t-il de nos jours, comme qui dirait, une lapalissade. Pourtant, à y regarder de plus près et d’une manière diachronique, la construction de cette représentation « syncopée » et « éclatée » qui jure avec une saisie syntagmatique et « calendérique » imposée par l’horloge des « habitus sociaux3 » a mis du temps pour s’ériger en système. Pour rester dans les limites du cadre de référence et de compétence dans lequel il nous est possible de nous mouvoir sans trop de risque d’erreur, nous pourrions affirmer que, conquise en effet de haute lutte au prix d’une indiscipline, d’une irrévérence à l’égard de la linéarité, cette hérésie temporelle (dont les anachronies, entendons ces discordances, proustiennes en l’occurrence, entre ordre diégétique et ordre narratif avaient constitué déjà comme une révélation) allait devenir progressivement le principal credo des romanciers de la chapelle de Minuit. D’ailleurs, le pape du Nouveau roman est parti en croisade contre cette conception « traditionnelle » qui aurait, selon lui, usurpé le qualificatif de « naturelle » : « la belle affaire » avait-il déjà rétorqué ironiquement dans Le Miroir qui revient, texte polémique s’il en fut, brocardant ainsi l’acharnement avec lequel les romanciers « classiques » tentaient de mettre de l’ordre là où il n’y en avait pas : « Mettre les choses en ordre. Définitivement ! La vieille obsession naïve », peut-on lire dès les premières pages du Miroir 4.
3Bien sûr, la « tête de turc » de cette tendance, jugée anachronique par Alain Robbe-Grillet, ne pouvait être, on s’en était un peu douté, que le malheureux Balzac, qualifié par les Modernes dont parle Lucien Dallenbäch de « rédacteur en chef, expert dans l’art de dissoudre la discontinuité du vécu dans la béchamel et de colmater les trous perceptifs et mémoriels avec du ciment prompt. » Un peu plus loin, toujours dans le même livre, Balzac est affublé, toujours par les Modernes, du titre peu reluisant de « grand cimentier devant l’éternel » ou encore de celui de « Maître queux de cette cuisine en sauce… » ! Et Dallenbäch de conclure : « Telle est l’image que le nouveau roman et ses compagnons de route se sont faite de Balzac5. »
4Le même Balzac n’a pas plus de chance avec Robbe-Grillet qui n’hésite pas à le qualifier, paradoxalement et non moins malicieusement, de « dernier romancier heureux ». À travers cette formule mi-figue, mi-raisin, on comprend, certes, qu’avec Balzac, « la cohérence du monde et la compétence du narrateur se voient conjointement portées à leur point extrême, encore jamais atteint ». Mais on devine également l’ironie sous-jacente au propos. En effet, Robbe-Grillet se montre persifleur à l’endroit de cette vision du monde, de cette « continuité innocente et sereine de la narration », de ce « monde clos et achevé dans une fermeté définitive, pesante, univoque où l’intrigue se développe selon les lois rassurantes du rationalisme. » Autant de caractéristiques qui démentent toute « crainte d’une fêlure grave (structurelle) dans le système. »
5Or, pour Alain Robbe-Grillet, « le réel commence juste au moment où le sens vacille6 » ; traduisons : « avec Flaubert ». La lézarde dans le mur des représentations du temps tournait en dérision ce « pouvoir déraisonné de représenter soi-même et le monde comme coulés de toute éternité dans le même compact et impérissable béton7 ». « Lézarde », avons-nous dit ? Voilà un maître-mot butorien, sauf qu’il importe tout de suite de mettre ici un bémol à cette « unanime exécration » dont l’auteur de La Comédie humaine aurait fait l’objet en exceptant Butor dont la quête de la totalité semble avoir des accointances avec une certaine « obsession de la complétude ». En effet Dallenbäch précise que ce constat qu’il dresse s’appliquerait aux nouveaux romanciers « à la notable exception de Butor » dans la mesure où ce dernier « a toujours considéré [Balzac] comme un tremplin pour aborder en meilleure connaissance de cause les problèmes qui se posent à la littérature d’aujourd’hui. » À la faveur de cette exception, Balzac se trouve sinon totalement réhabilité du moins en mesure de bénéficier de circonstances atténuantes !
6Cette mise en perspective est censée replacer les textes de Butor dans un contexte général où les récits, les essais ou encore les manifestes des écrivains du roman nouveau – qui ne se réduit pas, on l’aura compris, au nouveau roman – se caractérisent par un traitement de la temporalité trop original pour passer inaperçu. À condition, évidemment, que le lecteur veuille bien se débarrasser de ces œillères qui l’empêchaient de voir sur le côté ou encore de « regarder de l’autre côté », comme aurait dit Butor.
7Pourquoi et comment le flux incessant des événements et des sensations – bien que le roman moderne depuis Proust ait été défini justement par le passage des uns aux autres –, a-t-il pu être appréhendé en dehors d’un ordre chronologique quasi immuable ? Mais en même temps et pour reprendre la même interrogation, antiphrastique, faut-il le rappeler – d’Alain Robbe-Grillet, « Pourquoi compliquer ainsi la lecture d’un roman par tant de traquenards et chausse-trappes8 ? »
8Ces deux questions constituent l’envers et l’endroit de la relation critique du lecteur au roman nouveau. Tâchons d’y apporter quelques éléments de réponse que nous puiserons encore une fois dans l’univers « bourré de culture » de Michel Butor9. Toutefois nous n’allons pas tellement regarder dans les monuments de Butor déjà visités, entre autres par nous-mêmes, mais dans un petit ouvrage – bien que grand par son format à l’italienne – assez récent, intitulé Géographie parallèle et publié en 199810. Nous avons choisi de parcourir cette géographie non plus cette fois-ci en arpenteur d’espace mais en veilleur, de jour comme de nuit, afin de voir si ce territoire adjacent et attenant ne vit pas lui aussi au rythme d’une temporalité concomitante ou parallèle à la nôtre, si tant est qu’il soit permis de parler d’une vision commune et collective à ce propos.
« Tendre l’oreille à tous les murmures »
9 Géographie parallèle indique au lecteur-voyageur un itinéraire qui se déploie sur un territoire frontalier situé dans un temps tout aussi intercalaire. En effet, les régions temporelles, mieux encore « les nappes de récit11 » se trouvent sollicitées concomitamment selon le principe du déploiement simultané cher à Butor. Visiblement déterminé à ne pas écouter la voix monocorde du récit linéaire, l’écrivain préfère d’emblée dans ce livre se mettre, comme il l’a toujours fait, à l’écoute de tous les murmures d’où qu’ils viennent. Attentif à « la vibration des mines du temps12 », il tentera de capter la polyphonie, la diversité ou encore le pluriel dans leur richesse souterraine. Certes, une telle écoute se trouve parfois parasitée par le caractère inintelligible de ces alertes sourdes, lointaines et quelque peu cacophoniques. Mais ce sont des « mines » tellement profondes et tellement énergétiques que la descente s’avère paradoxalement salutaire. Une telle attitude de perception comme de locution traduit la curiosité, aliment de toute connaissance, la disponibilité au sens quasi gidien du terme ainsi que la jubilation que procure le débordement, entendons la transgression des frontières. On est donc en droit d’attendre de cette quête qu’elle permette d’accéder à ces trésors, de les exhumer et surtout de faire revivre, grâce à la magie du souvenir ou aux trouvailles de l’imagination peu importe, ce passé qui n’est d’ailleurs ni simple ni révolu.
10Rien d’étonnant dès lors à ce que le narrateur renonce, dans un geste sacrilège, au passé simple qu’il va remplacer par le présent, le participe ou l’infinitif. Une telle éclipse de l’aoriste n’est pas à proprement parler une surprise. Barthes avait déjà démontré dès 1953 que ce passé simple « suppose un monde construit, élaboré, détaché, réduit à des lignes significatives et non un monde étalé, offert13 ». Même s’il emboîte le pas à Barthes, Butor tient à apporter une précision de taille ; aussi dira-t-il de ce temps : « C’est un passé très fortement coupé de l’aujourd’hui mais qui ne s’éloigne plus, c’est un aoriste mythique. » Weinrich en conclut : « Que le passé simple du français reflète (Butor) ou ne reflète pas (Barthes) le Temps, les deux auteurs s’accordent à voir en lui un temps nettement coupé du monde quotidien, rejeté dans le domaine mythique14. » La cause est entendue !
11D’ailleurs Butor serait tout à fait d’accord – du moins sur ce point précis – avec Robbe-Grillet à propos de ce « fameux passé défini, historique » qui n’est en fait « simple et sûr et plein » que « comme la tombe ». Robbe-Grillet lui-même, une fois n’est pas coutume, rallie le Barthes du Degré zéro 15 autour de ce passé simple qui traduirait « la glaciation subite et définitive du plus inachevé des gestes, de la plus fugitive pensée, du plus ambigu des rêves ». C’est donc pour cette raison que le passé de Géographie parallèle n’est pas simple. Le futur non plus n’est pas simple pour la simple raison que tous les deux se nimbent de présence. Le texte de Butor en tire son tempo spécifique et construit ainsi son propre rythme en l’affranchissant des contraintes de la montre et du calendrier. Du coup, c’est dans ce présent que vont apparaître les perspectives organisées et du passé et de l’avenir. Au fond, tout se passe comme si n’existaient ni le passé ni le futur mais un présent du passé et un présent du futur. On serait tenté de penser que, pour la mémoire comme pour l’imagination, il n’y a pas à proprement parler de temporalité. Ici, comme dans La Modification, le présent va désormais servir à la fois de « piste d’atterrissage » et de décollage. Aussi, en suivant le récit dans ses dérives16, va-t-on le voir se déployer comme un filet pour capter et recueillir tous les alluvionnements. C’est encore lui qui va, à l’instar d’une mer, « rassembler dans ses vagues les reflets de tous les rivages » et « de tous les âges17 ». La métaphore maritime est tout à fait indiquée pour rendre compte de la dynamique, du miroitement et des effluves du temps.
12Et quand ce n’est pas le présent, c’est le participe présent (mais on n’est pas sorti de l’auberge !), de l’emploi duquel Claude Simon a su d’ailleurs tirer des effets extraordinaires, qui va se charger de traduire cette agglutination d’instants. C’est ainsi que, sans basculer dans le passé ni dans le futur, le texte reste pour ainsi dire en suspens, dans un entre-deux, sorte de degré zéro de la temporalité, « écoutant toutes ces rumeurs » et « chantant veille et lendemain18 ».
13Que ce soit dans sa forme prégnante (le présent) ou flottante (participe), le temps butorien gagne en consistance et en épaisseur grâce paradoxalement à sa constante béance qui le prédispose sur la Pyramide des âges à recueillir « les rumeurs des siècles révolus » lesquelles « pourront venir s’inscrire sur le tarmac rugueux de nos embarcadères ». De même que « les défilés de mode » vont « convoquer dans leur liturgie des hiéroglyphes venus de partout19 ». Ainsi, comme se mêlaient dans la tête-entrepôt du narrateur de Passage de Milan monstres et démons et comme « se superposaient dans la vision » de Revel de L’Emploi du temps « les images de Grèce, d’Athènes, de Rome et d’autres terres, d’autres villes, d’autres temps encore », ici « se superposent » le « palais de l’empereur » et les « galeries du pape » dans une sorte de syncrétisme historique et idéologique qui crée cette impression d’étalement de la durée ainsi que l’absence d’une véritable hiérarchie dans les faits.
14Faut-il en conclure que, pressé par le désir de tout embrasser, le regard rétrospectif risque, non pas tellement de mal étreindre, mais de perdre le sens de la nuance et l’intensité de l’aimantation ? À vrai dire, il existe malgré cette menace d’uniformisation du désir et de mise à plat des souvenirs une sorte de distinction créée par l’alternance des écharpes de souvenirs : au moment où les unes passent au-devant de la scène, les autres sont reléguées au second plan. Ainsi, aux « bandes claires » succèdent les « zones d’ombre » et aux « résonances intenses », les « intervalles muets », c’est-à-dire en fait les différentes « harmoniques en quoi se décompose le timbre d’un son ». Loin donc de se distendre, les liens entre les différents moments vont au contraire se raffermir, concourant, chemin faisant, à créer une sorte de synesthésie aux accents nettement baudelairiens.
15À dire vrai, dès son premier roman, Butor avait déjà capté cette simultanéité : « ainsi perpétuellement ce soir dans les cuisines superposées sonnent les timbres et se suivent comme s’ils faisaient partie d’un même instrument ». Certes, « nul ne peut entendre l’air dans son entier », mais le narrateur compense ce déficit par une perception complète et même parfaite. Se mettant au diapason d’une écoute moderne au sens musical du terme, le texte fait penser ainsi à une partition avec le contrepoint de la mémoire et de l’imagination. Le roman suivant, L’Emploi du temps, rendra plus systématique ce phénomène et consacrera le principe selon lequel « chaque jour, éveill[e] de nouveaux jours harmoniques ». Cette alerte est évidemment l’œuvre du processus métaphorique, télescopage d’images déjà à l’œuvre dans la métaphore proustienne. Le même principe est convoqué : une identité poétique se dégage entre deux instants témoignant par là-même de l’incapacité à saisir le monde en dehors d’une mise en rapport qui déjoue la linéarité et se joue forcément des frontières temporelles, du reste fort poreuses.
16Ainsi le monde, qu’on croyait tributaire d’une vision chronologique épousant la simple succession des jours anciens, va désormais s’offrir au regard simultanément, ce qui est plus conforme à la façon dont la réalité se donne à voir. La « discontinuité temporelle20 » serait-elle tout aussi plausible que le sacro-saint ordre présumé naturel ? Autrement dit, est-ce que la simultanéité est une relation temporelle plus ancienne et plus naturelle ? Grave question à laquelle Butor semble avoir répondu depuis Passage de Milan, récit dans lequel il a entrepris de décrire d’une façon simultanée les activités de plusieurs familles que « la nuit brasse dans le même malheur ». Dans l’Emploi du temps, il affirmera que « le récit n’est plus la simple projection plane d’une série d’événements mais la restitution de leur architecture » et une mise en perspective devenue nécessaire. Dans La Modification, Delmont reconnaît qu’une « machine mentale s’est constituée, faisant glisser l’une sur l’autre les régions de [son] existence » et que cette fissure béante en sa personne, résultat de cette superposition, est « en communication avec une fissure historique ». Dans Degrés, le narrateur nous recommande tout simplement de « mettre cet événement en rapport avec d’autres événements, de relier cet instant à d’autres instants. »
17Après le temps de l’écoute vient le temps de la confrontation.
Confronter les ignorances
18En « ranimant des époques antérieures » et en « arrimant le récit plus loin et plus profondément encore », la mémoire butorienne parvient à établir un parallèle entre le passé et le présent en cours. Ce parallèle permet bien sûr de dégager des similitudes qui rapprochent ces périodes, mais il met aussi et surtout en évidence les divergences qui les séparent. C’est cette dialectique que le récit du romancier s’était donnée pour tâche de restituer car « chaque jour éveillant de nouveaux jours harmoniques transforme l’apparence du passé ». D’ailleurs, « en faisant l’expérience de la fonction motrice du présent », la mémoire va « provoquer une mise en lumière progressive » et c’est cet éclairage nouveau qui est par exemple à l’origine de la modification du projet initial de Léon Delmont.
19À la faveur de cet éclairage nouveau, il devient d’abord possible d’aviser la récurrence de certains moments, le plus souvent marqués du sceau de la tragédie. En effet, la guerre semble durer sempiternellement dans une sorte de chronologie catastrophique et itérative. C’est ainsi que le présent de la guerre au Proche-Orient pointe vers des temps immémoriaux et renvoie à « des millénaires de tueries » « nous remettant en mémoire l’horreur d’antan ». Butor rappelle à ce propos qu’« il y a longtemps que nous sommes en guerre et l’on nous dit toujours que la guerre va venir. Il y a des années que c’est de pire en pire et ceux qui ont le front de prétendre nous représenter, nous menacent d’un pire encore. » Difficile en raison de ce constat désabusé et de ce réquisitoire dressé contre la guerre et contre les gouvernants de parler du « sale et mince espoir de s’en sortir » ni de pouvoir caresser le rêve de vivre un jour « un frémissement différent » de celui que provoque l’horreur de la guerre. Etat de guerre qui, à en croire certains polémologues, n’en serait pas moins naturel que le classique état de paix !
20Hormis cette constante, du reste négative, le parallèle sert surtout à souligner la spécificité de chaque période. D’où la nécessité de recourir à une mise en perspective que permet dans Le Génie du lieu le fait d’examiner « la situation respective » du monde du voyageur occidental et de celui du fellah égyptien. Un tel parallèle est en mesure de générer une meilleure connaissance, car comme l’a très bien souligné Georges Raillard, « il n’y a de saisie du monde que globale », c’est-à-dire qu’à la faveur de cette mise en rapport devenue pour Butor urgente et nécessaire. D’ailleurs, selon Raillard, « l’aveuglement américain vient de ce que l’homme américain vit et se dit dans des discours linéaires » alors que « c’est en essayant entre eux des fragments de la réalité » que le sens a chance d’advenir.
21De cette confrontation jaillit aussi et surtout la vérité, notamment sur la transformation que le temps fait subir aux choses. Comparons alors, comme nous le recommande Butor dans sa Géographie aux colorations et au goût un peu viticoles, « les crus et les années ». À la faveur de cette « dégustation », l’écrivain-œnologue constate que le monde a changé : « d’immenses villes se sont développées où il n’y avait que villages », ce qui n’est ni à son goût ni surtout un signe de progrès. En outre, « les intempéries les plus violentes ont secoué l’ancienne ordonnance21 ». Résultat inévitable de cet état de guerre qui perdure au grand désespoir de l’écrivain épris de justice, de liberté et de paix. D’ailleurs, il est tellement déçu par la tournure que les événements ont prise qu’il en vient à regretter certaines transformations comme celles qui affectent le domaine de la communication. C’est ainsi qu’« au cliquetis des anciens télégraphes est venu s’ajouter celui des compteurs de radiations. Autrefois c’étaient les planètes, croyait-on, qui influençaient nos conduites. On sait bien que maintenant ce sont les ondes rebondissant de satellites en paraboles. Les instituts de sondage nous proposent leurs horoscopes, et nous avons le plus grand mal à démêler les écheveaux de ces filatures nouvelles22 ». À la lumière de ce parallèle, la modernité ne peut briller que d’une faible lueur devant les éclats d’antan. Cette vision teintée de nostalgie permet, et c’est l’une de ses vertus, de mettre un bémol à l’euphorie moderne et partant de relativiser notre vision des choses. Cette modestie est d’ailleurs nécessaire dans un monde où « aux objurgations des muezzins répondent les glas des églises » et où il faut rester attentif à ce qui nous sépare car c’est toujours grâce à cette même vision, « au contrepoint des souvenirs23 » que, « confrontant leurs ignorances », les civilisations peuvent coexister et que les époques, assimilées dans une métaphore maritime à des navigateurs en rade, peuvent se tendre la main en vue d’un éventuel salut qui du reste ne peut être que commun. Autrement c’est :
l’impermanence [qui] ouvre ses ailes
au blizzard des actualités24.
22Alors, ce vent glacial porteur de tourmentes ne peut générer que des tourments pour celui qui observe en philosophe les gesticulations des hommes et les soubresauts de l’Histoire. Une Histoire qui fait passer, dans un mouvement pendulaire, « d’un paradis simplement entrevu » à « des enfers constatés ». On devine à travers cette vision antithétique quasi manichéenne le scepticisme du poète. Décidément, « les temps sont durs » ; et c’est sur ce constat particulièrement douloureux que s’achève le parallèle qui semble tourner, dans un élan nostalgique mais nullement délétère, à l’avantage de cet âge d’or que le poète espère retrouver soit derrière lui dans un passé perdu à jamais, soit devant lui, dans une sorte de futur du reste fort improbable…
« Léguer l’élixir »
23Certes, le temps mine souvent l’homme et le broie, certes, le temps que l’on retrouve grâce à cet admirable instrument d’optique nommé mémoire est souvent celui de la mort omniprésente et omnipotente, mais, nullement découragé, le poète continue à le considérer avec les yeux d’un rêveur toujours ravi et émerveillé par les découvertes et toujours tourné vers un avenir qu’il souhaite meilleur. Le voici en train d’arpenter La pyramide des âges, afin de
Feuilleter les étages
du livre de la terre
inscrivant les rumeurs
des siècles révolus
sur le tarmac rugueux
de nos embarcadères
24nous invitant à
broyer les grains du temps
Dans le pressoir des ruines
Pour léguer l’élixir
De régénération
Aux enfants alchimistes
Du prochain millénaire25.
25Ici, le passé (« siècles révolus ») transite par le présent (ici-bas du « tarmac ») avant de prendre son essor (tremplin de l’embarcadère) vers un futur imminent (« prochain millénaire »). Ce passage se fait sur le mode de la trace (inscrire), du recyclage (broyer, presser), de la transmutation (alchimiste), de la régénération (cure de jouvence) et de la transmission (léguer). C’est là un poème-programme qui résume le projet butorien d’« émulsionner l’or du temps » et d’« extraire la pulpe historique » ainsi que « le jus musical » à la faveur d’une véritable alchimie poétique.
26Une telle promesse repose sur le refus de l’immobilisme et par voie de conséquence sur l’apologie du mouvement chez un écrivain réputé être le chantre de la mobilité. Toutefois, cette ouverture sur l’avenir est placée sous le signe de la contradiction puisqu’elle a l’air de souffler le chaud et le froid, respirant tantôt la santé et tantôt exhalant les relents de la mort. C’est ainsi que dans Nouveau Brabant, « le siècle d’or dialogue avec ses antipodes » dans une sorte d’ouverture et de compromis qui n’a rien de compromettant. Un peu à l’instar de Montaigne, Butor « ne peint pas l’être », il « peint le passage ». Comme celui de ces « torches qui passent de fin de siècle en tournant de millénaire » afin d’essaimer au vent des « migrations remémorées26 » se jouant ainsi de ces frontières artificielles et conventionnelles. À vrai dire, Butor pense que ce découpage du temps « est lié à notre perception de l’histoire et à la notion de siècle. » Pour lui, cette dernière « est une notion purement conventionnelle », d’une « erreur d’appréciation27 » ou encore d’une confusion produite en partie par un « brouillard médiatique28 ». Sans parler du fait que ce mouvement « fin de siècle » s’accompagne d’une dégradation de la situation dans le monde : c’est ainsi qu’Au fil des années :
De retour dans notre métro
nous voyons se précipiter
la fin du siècle
tandis que la paix
craque de partout
un fil de notre sang suture
les blessures des calendriers.
27Au vu de ces catastrophes, la vision butorienne du temps se teinte forcément de pessimisme ; le rêve se trouve freiné dans son élan et l’horizon devient de plus en plus limité et de plus en plus sombre : « On compare les projets pour les nuits qui viennent sans oser regarder plus loin, sans parvenir à espérer qu’un jour on pourra de nouveau respirer sans masque sous le ciel dégagé de sa tourbillonnante ordure et commencer enfin l’inventaire des vestiges. » Or, cette recherche ordonnée et systématique de la trace est au fond une quête de l’origine. Entreprise qui semble sinon vouée à l’échec du moins sérieusement compromise puisqu’au temps perdu ne succédera pas le temps retrouvé et puisque comme le dira le poète « Il y a des années que vous avez quitté toute illusion de retour » comme ce Viking « à la recherche des terres qu’il avait découvertes et qu’il n’est jamais sûr de retrouver. »
Moi j’aurai beau revenir
jamais je ne reverrai
la terre de mon enfance
ni le ciel de mes parents
Ballotté par grandes vagues
Malmené sur les courants
De l’océan mal nommé
Je cherche le grand passage
D’un paradis entrevu
À des enfers constatés
Écoutant toutes rumeurs
Chantant veille et lendemain.
28La tonalité lyrique le dispute aux accents pathétiques dans cette vision idyllique – mais frappée du sceau de la négativité – d’une enfance considérée comme un paradis perdu. La figure parentale évoquée à travers le passage de l’élément chtonien à l’élément céleste dit à la fois l’enracinement et la sublimation de l’origine. Tout ce qui vient après est vécu comme une déclinaison, sur le mode catastrophique de l’errance et de la navigation tourmentée, des étapes d’une vie qui va à vau-l’eau. La métaphore de la vie comme voyage sur l’eau est aussi une métaphore de la mort qui nous guette et qui nous traumatise. À la peur de sombrer s’ajoute le sentiment de culpabilité qui semble par moments accompagner, hanter serait plus juste selon Butor, une certaine conscience malheureuse (serait-elle forcément occidentale comme il a l’air de le suggérer ?) : « Je passe le plus clair de mes journées accroupi devant ma grotte à me frotter les mains avec du sable pour les laver d’un sang imaginaire dont je ne parviens pas à me purifier, tandis que dans la nuit les cauchemars ressassent mes anciennes exécutions. » Relecture sur le mode analytique d’une Histoire collective qui, à l’en croire, serait peu glorieuse, cet aveu est particulièrement touchant en raison du courage et de la sincérité qui semblent présider à son énonciation. L’un des mérites de Butor aura été d’avoir interrogé sans complaisance cet inconscient collectif afin de l’amener au grand jour.
29Le salut de l’homme peut-il provenir de cette enfance perdue à jamais ? Rien n’est moins sûr d’autant que même le souvenir heureux du passé lointain est troublé par l’actuel spectacle de désolation, ainsi de l’Égypte : « O ville de Minieh ma nourricière que je retrouve sous l’encre, comment réussis-tu à respirer dans ces miasmes que les vents du désert ne parviennent plus à disperser ? » et que, comme l’avoue le poète, il est difficile de « retrouver la clef perdue, le mot qu’on avait depuis des années sur la langue, et le sourire de l’être enfant ».
30Alors que reste-t-il à l’Homme ?
31D’abord, le souvenir qui fait que l’on ne peut que remercier « les pierres d’être là » ne serait-ce que « pour la pause qu’elles proposent ». Cette halte est un défi au temps qui passe, les romantiques auraient dit « qui fuit » ; elle est, dans la perspective qui est la nôtre, un défi à la chronologie, à la représentation linéaire du temps qui serait selon Heidegger, « une conception vulgaire ».
32Ensuite, le don de soi car le devoir de mémoire est un devoir de partage : un beau geste comme celui des gens « les plus aventureux » et donc les moins frileux « qui auront des amours exotiques et nous les feront partager dans leurs mémoires ». La solidarité se décline ainsi sur le mode du désir, du souvenir et du savoir. Pensons aux « dernières générations montées sur des fantômes de chevaux qui font partager les plaisirs de l’équitation céleste aussi bien à leurs ancêtres qu’à leurs successeurs. Le soir, autour des feux de bûches transparentes, ils se transmettent enseignements et découvertes en essayant d’en faire passer quelques reflets dans les rêves de leurs descendants ». C’est grâce à ce legs qu’il sera possible « d’extraire pulpe historique et jus musical » et que « l’aurore va gagner les autres continents enlisés dans leurs miasmes et mensonges ».
33Enfin, et en dernière analyse, ce legs, seul l’Art est vraiment en mesure de le rendre éternel en recueillant les différents discours (« écoutant toutes rumeurs ») et en rendant justice à toutes les époques (« chantant veille et lendemain ») devenant ainsi l’équivalent, le substitut, mieux encore, la quintessence de la vie, c’est-à-dire du temps et de l’Histoire.
34Voyage au bout du désordre pour délivrer le monde de ses ordres linéaires prétendus naturels mais au fond artificiels et arbitraires, la Géographie parallèle de Butor aurait pu s’intituler Temps parallèle, un temps placé essentiellement sous le signe du discontinu. Toutefois, loin d’être un artifice, ou encore « une structure pathogène29 » du monde moderne, cette fragmentation est destinée à démystifier cette « illusion du temps homogène » qui, à en croire Ricœur lui-même, « proviendrait de la méconnaissance du caractère symbolique qui s’attache à nos manières d’interpréter notre expérience temporelle ». Et, de ce point de vue, Butor pourrait être considéré comme le penseur d’une temporalité à la recherche de sa cohérence – au-delà des signes de dispersion – grâce au souvenir, au partage, à l’imagination, à l’écoute, à la disponibilité, à la confrontation, à la mise en rapport et, surtout, grâce aux vertus de l’écriture. En nous faisant circuler autrement dans les régions temporelles, cette géographie parallèle nous fait enjamber des barrières et, comme un « salut, traversant la frontière du siècle pour nous faire inonder de paix », elle s’offre à nous dans sa fraîcheur, dans sa variété et dans son audace car, et il importe de le rappeler, cela n’est pas donné à tout le monde : seuls les happy few, les plus perspicaces et les plus courageux tenteront de « faire sauter les cadenas de leurs terreurs ». Il faut donc pour ce penseur frontalier abolir la distance et démanteler les murs de toutes sortes. Et c’est là tout un programme !
Notes de bas de page
1 Elias N., Du temps, Paris, Fayard, 1996, p. 50.
2 Robbe-Grillet A., Le Miroir qui revient, Paris, éd. de Minuit, 1984, p. 208.
3 Elias N., op. cit., p. 10 et 16.
4 Robbe-Grillet A., Le Miroir…, op. cit., p. 59. Claude Simon, de son côté, écrivait à propos de son personnage : « Peut-être espère-t-il qu’en écrivant son aventure il s’en dégagera un sens cohérent… » Mais, fait remarquer Simon dans Les Géorgiques : « Il y aura des trous dans son récit, des points obscurs, des incohérences même… En fait, au fur et à mesure qu’il écrit son désarroi ne cessera de croître. À la fin il fait penser à quelqu’un qui s’obstinerait avec une indécourageable et morne persévérance à relire le mode d’emploi et de montage d’une mécanique perfectionnée sans pouvoir se résigner à admettre que les pièces détachées qu’on lui a vendues et qu’il essaye d’assembler, rejette et reprend tour à tour, ne peuvent s’adapter entre elles ni pour former la machine décrite par la notice du catalogue, ni selon toute apparence aucune autre machine. »
5 Dallenbäch L., Mosaïques, un objet esthétique à rebondissements, Paris, Le Seuil, coll. Poétique, 2001.
6 Robbe-Grillet A., op. cit., p. 210-212.
7 Ibid., p. 28.
8 Ibid., p. 40.
9 Nous n’avons pour autre excuse à cette « obsession » que l’extraordinaire fascination que ce grand écrivain exerce sur nous. Aussi voudrions-nous au seuil de ce travail que nous dédions à notre auteur préféré, dire toute notre reconnaissance à celui que nous considérons, et nous pesons nos mots, comme le plus grand écrivain français de la deuxième moitié du xx e siècle. Cet écrivain n’en finit pas de nous ravir et de nous surprendre. Aussi avons-nous décidé de le suivre dans ses découvertes et dans ses pérégrinations.
10 Texte que nous n’avons pu réellement étudier dans notre thèse parce qu’il venait tout juste de paraître quand nous « mettions sous presse ».
11 Butor M., Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1969.
12 Butor M., Géographie parallèle, « la tenture des Australies », p. 36.
13 Barthes R., Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, 1953 (éd. Gonthier, 1969, p. 30).
14 Weinrich H., Le Temps, Paris, Seuil, 1973, p. 59. Rappelons à la suite de Weinrich la « querelle aux résonances politiques » et l’attitude de Marcel Cohen qui n’a pas hésité à « décréter, en une formule un peu rigide, que le passé simple est un temps de la bourgeoisie et qu’il doit enfin céder la place au passé composé prolétarien dans une société qui aurait des temps sans classes » ! Weinrich, op. cit., p. 301.
15 Qu’il n’hésite pas à qualifier ailleurs de « penseur glissant comme une anguille », de « spécialiste dans le décrochement, la remise en cause et les altérations permanentes ». Robbe-Grillet A., op. cit.
16 Il paraît que ce terme est positif en navigation.
17 Butor M., Avant-Goût, L’appel du large.
18 Butor M., Géographie parallèle, p. 21.
19 Ibid., p. 48.
20 Butor M., Essais sur le roman, déjà cité.
21 Butor M., Géographie parallèle, op. cit., p. 7.
22 Ibid., p. 26.
23 Ibid., p. 34.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 49.
26 Ibid., p. 10.
27 « Elle ne repose sur rien d’astronomique ; alors que l’année, le mois, la journée, sont des notions liées à des données physiques et astronomiques indubitables. Le siècle, au contraire, vient simplement de notre façon de numéroter. Dans notre façon d’envisager notre histoire, nous avons pris l’habitude de classer les événements et les tendances en siècles. Dans l’enseignement secondaire, l’histoire des événements et l’histoire de la littérature sont découpées en siècles : on a le xvii e siècle, le xviii e siècle, etc. Ce qui fait que cette notion de siècle se met à prendre une importance considérable, avec l’idée que ce qui est au milieu du siècle est plus clair, est plus facile à cerner que les transitions. La fin de siècle est donc considérée comme un moment dangereux, défavorable, obscur. Je crois que nous avons un sentiment très fort de ça. Ce n’est pas vraiment conscient, c’est à l’intérieur de nos habitudes, de notre langage. Nous attendons tous que le siècle change, avec le sentiment qu’au fond, jusqu’à la fin de l’année, rien d’essentiel ne peut arriver. Dans beaucoup de domaines, depuis des années on a ce sentiment de fin de siècle, c’est-à-dire d’un moment où on est en attente. Une fois que l’on sera de l’autre côté de l’an 2000 (et on y est déjà !), dans le xxi e siècle [même si une polémique s’est engagée récemment autour de la question de savoir quand exactement commence le nouveau millénaire], alors on verra les choses différemment et les événements véritables pourront recommencer. » « Entretien sur les Entretiens », Entretiens, vol. iii, p. 23-24. Plus récemment, Butor confiait à un journaliste de la Tribune de Genève : « Nous avons pris l’habitude, ce qui est assez récent, de classer l’Histoire en siècles. À partir de quoi, il est plus commode de placer les gens au milieu du siècle. Actuellement, nous nous trouvons non seulement à la fin d’un siècle, mais d’un millénaire. De sorte qu’il y a un « trouble fin de siècle », augmenté par le problème nouveau que constitue la question de savoir si la fin du siècle c’est le début ou la fin de l’an 2000. Une fois que nous serons en 2001, nous serons sûrs d’être dans un nouveau millénaire. Alors, nous aurons véritablement le sentiment que le siècle sera derrière nous. Nous commencerons à avoir du recul et nous pourrons enfin commencer à juger ces dernières années. » Tribune de Genève, 1er mai 2000, p. 18.
28 Dans la mesure où « les instruments de communication qui devraient nous servir à nous faire connaître ce qui se passe nous en empêchent en grande partie. » « Entretien sur les Entretiens », Entretiens, op. cit., p. 23-24.
29 Ricœur P., Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1983-1985.
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