Chapitre X. La nature du texte dramatique à l’épreuve de la numérotation des vers
p. 181-199
Texte intégral
1Les premières éditions de textes en ancien français ambitionnaient de faire connaître un corpus important d’œuvres médiévales jusque-là condamnées au silence dans les archives et les bibliothèques. L’enthousiasme qui dut inspirer ces premiers éditeurs semble être allé de pair avec une certaine forme d’insouciance ou simplement d’indifférence à l’égard de principes d’ecdotique que nul ne s’avisait alors de normaliser et qui garantissent aujourd’hui la valeur d’une édition scientifique. L’absence de méthode ou de rigueur qui caractérise plusieurs éditions des xixe et xxe siècles a fait parfois l’objet de vives critiques. Pour autant, ces travaux ne méritent pas d’être considérés avec dédain et leurs auteurs ont du moins le mérite d’avoir ouvert la voie à la philologie moderne.
2Parmi les différents principes éditoriaux qui se sont peu à peu mis en place, la numérotation du texte s’est imposée naturellement : elle est aujourd’hui nécessaire à la présentation d’une édition scientifique. Alors que la plupart des programmes de traitement de texte offrent désormais la possibilité de numéroter automatiquement les lignes d’un fichier, chacun sait qu’il ne suffit pas d’avoir recours à cette fonction informatique pour établir correctement la numérotation des lignes d’un texte médiéval, à plus forte raison celle d’une œuvre de théâtre. L’éditeur n’est pas un automate et cette partie de son travail ne saurait être abandonnée à une quelconque sous-traitance informatique.
La théorie de nos pairs...
3Afin de mieux faire apparaître les enjeux d’un tel travail, je rappellerai brièvement les instructions fournies par les différents ouvrages traitant de l’édition des textes médiévaux. Ceux-ci distinguent systématiquement la méthode de numérotation d’un texte en prose de celle d’un texte en vers. Dans les Conseils pour l’édition des textes médiévaux publiés par l’École nationale des chartes1, la numérotation d’un texte en prose sert à « faciliter la confection des index et glossaires » (fasc. I, p. 77) ; on a donc avantage, « s’il n’en existe pas à l’origine, à délimiter des chapitres en fonction du sens et à les numéroter » (fasc. I, p. 77), sans hésiter si nécessaire « à adopter un découpage artificiel » du texte (fasc. III, p. 74). L’éditeur est amené à « superposer aux divisions définies par le copiste médiéval une division en éléments de structure ou de sens » (fasc. I, p. 77). C’est ainsi que la numérotation des lignes d’une œuvre en prose, réalisée pour des raisons pratiques plutôt que scientifiques, implique une analyse structurelle au moins sommaire du texte. Ajoutons que, pour une raison non moins pratique, Yvan G. Lepage estime la numérotation d’un texte en prose plus délicate que celle d’un texte versifié. En effet, la mise en page d’une œuvre en prose est davantage susceptible de varier « en passant du traitement de texte au texte imprimé »2.
4Pour un texte en vers, cet exercice devrait donc être moins ardu : la numérotation est censée se conformer à la structure immédiatement reconnaissable du poème, qui « reçoit une numérotation continue de 1 à l’infini en chiffres arabes » (fasc. III, p. 73) ; on « numérote les vers [...] de 5 en 5 dans les laisses épiques, de 4 en 4 s’il s’agit de rimes plates ou croisées, et en respectant le dessin strophique pour les poèmes en strophes » (fasc. I, p. 77). Pour les pièces médiévales, généralement composées d’octosyllabes à rimes plates, on opte pour une numérotation quadrilinéaire et continue. Pour plus de clarté, certains éditeurs modifient l’intervalle – ou l’incrément – en fonction des différentes figures métriques (tercets, rondeaux, virelais, etc.) intégrées à la chaîne rimique. Dans le Mystère du Siège d’Orléans, Gérard Gros adapte « à la structure la numérotation des vers (de 4 en 4 pour le huitain, ou de 3 en 3 [...] pour le douzain sur 3 rimes)3 » qui ne facilite plus seulement le repérage à l’intérieur du texte, mais rend évidente la structure de la pièce.
5Pour établir la numérotation d’un texte dramatique, il devrait donc suffire de distinguer le texte dit par les personnages sur la scène de tout ce qui n’est pas le texte théâtral, autrement dit les noms de rôles, les indications scéniques et les notes marginales dont sont parfois pourvus les manuscrits. Quant aux irrégularités de la versification mises à jour, elles sont généralement – et fort commodément – imputées au texte-source ou au copiste. Tel qu’en lui-même enfin la numérotation le fige, le texte échappe alors au défectueux vestige ! Et l’œuvre n’aurait plus qu’à se glisser tant bien que mal dans la structure étroitement normalisée par la critique moderne, non pas peut-être à tort, mais d’une façon sans doute restrictive.
6Malgré tout, la numérotation d’une pièce médiévale pose bien souvent de réelles difficultés. Comme il interroge la structure fondamentale de l’œuvre, ce travail a priori machinal et fastidieux nous place en fait dans l’obligation de remettre en question plusieurs idées reçues et notamment une certaine conception de la nature du texte dramatique. Il nous paraît ainsi que ce pensum, édulcoré par les progrès informatiques, ne doit pas être appréhendé par l’éditeur comme un simple moyen de vérifier la bonne composition du texte, mais véritablement comme une mise à l’épreuve de la structure et, par conséquent, de la nature du texte dramatique à l’époque médiévale.
7Ce que les ouvrages théoriques n’indiquent pas, tant cela semble aller de soi, c’est ce qui doit effectivement être numéroté dans une pièce médiévale. Partant du principe qu’un texte théâtral est composé de vers, l’éditeur d’un mystère, d’une farce, d’une sottie ou d’un sermon numérotera spontanément les vers dont l’œuvre est constituée. Mais, s’il veut être précis et rigoureux, il devra numéroter l’ensemble du discours dramatique et non seulement sa partie versifiée, ce qui suppose bien entendu que le texte dit par les personnages sur la scène puisse ne pas être exclusivement formé de vers. Je ne chercherai pas à réfuter ici le fait que les textes dramatiques médiévaux, tels qu’ils nous sont parvenus dans les manuscrits, sont pour l’essentiel – et le plus souvent entièrement – écrits en vers, mais j’essaierai de préciser les limites d’une telle assertion, limites dont nous avons d’ailleurs tous plus ou moins conscience. Je proposerai dans ce but un classement méthodique de différents cas susceptibles de témoigner de ces limites et m’attacherai à un corpus restreint de textes édités de préférence par ces illustres prédécesseurs auxquels sont consacrées ces deux journées.
…et la pratique de nos pères
8Nos premiers pères ne jugeaient pas toujours nécessaire de numéroter les vers des pièces de théâtre qu’ils éditaient. C’est notamment le cas d’Achille Jubinal qui propose en 1837 une première édition complète des textes dramatiques contenus dans le ms. 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève4 ; il rassemble ses notes en fin de volume et renvoie son lecteur au passage sur lequel porte un commentaire en mentionnant la page, puis le numéro du (ou des) vers en question. Ce procédé suppose que le lecteur devra chaque fois retrouver par lui-même dans la page l’extrait cité au début de la note5. Sans être insurmontable, le procédé dissuade certainement le lecteur de consulter les rares commentaires fournis par l’éditeur.
9Il nous faut signaler ici quelques erreurs, apparemment grossières, relevées dans l’ouvrage6. Par exemple, la note « Page 14, vers 17, 18 et 19 » (JubMyst, t. II, p. 381) commente en fait les vers 15, 16 et 17 de la page indiquée. Jubinal a retenu dans le compte des « vers » les deux noms de rôles indiquant les personnages auxquels sont attribuées les répliques de la page 14. Il n’a donc pas compté les vers, mais les lignes du texte. De la même façon, la note « Page 21, vers 23 » (JubMyst, t. I, p. 360) porte en fait sur le 18e vers de la page mentionnée. Parmi ces vingt-trois « vers », l’éditeur compte cette fois trois noms de rôles, mais également deux indications scéniques occupant chacune une ligne7. Enfin, dans une situation comparable, pour renvoyer le lecteur au 15e vers de la page 78, Jubinal écrit : « Page 78, ligne 22 » (JubMyst, t. I, p. 363). L’emploi du mot « ligne » – que l’éditeur tend à généraliser dans le tome I où ses notes sont plus nombreuses – démontre ici, s’il en était besoin, que ce dernier ne confond certes pas le texte versifié avec les noms de rôles et les indications scéniques. Toutefois, la terminologie est employée d’une manière si confuse que pour désigner le 2e vers d’une page, il use indistinctement des expressions « vers 2 » (JubMyst, t. I, p. 368) et « ligne 2e » (JubMyst, t. I, p. 395).
10Dans certains cas, l’absence de numérotation élude une question portant directement sur la nature du texte dramatique. Les premiers mystères édités par Jubinal, qui constituent dans l’édition de Graham A. Runnalls le Cycle des Premiers Martyrs8, contiennent des indications scéniques d’un type particulier. Celles-ci ont pour fonction de signaler au meneur du jeu comment réorganiser ces différents mystères selon les besoins de la mise en scène9. Ces passages forment parfois des couples d’octosyllabes ; cependant, l’absence de numérotation du texte et de renvoi aux pages où se trouvent ces indications nous empêche de déterminer quel statut leur conférait Jubinal.
11Ces déficiences sont pour moi l’occasion de revenir sur les difficultés que nous devrions rencontrer à définir précisément la nature du texte dramatique, difficultés que nous escamotons parfois, au mieux que nous ne voyons pas. Les maladresses de Jubinal dévoilent un manque de rigueur, ou peut-être une hésitation qui trouve grâce à mes yeux. En effet, bien que cet éditeur ait recours au mot « ligne » comme à un palliatif sans qu’il découle sans doute d’une véritable réflexion sur la nature du texte théâtral, l’emploi de ce terme pour désigner les différentes parties du discours dramatique pourra s’avérer une bien meilleure solution que celle aujourd’hui conseillée pour la numérotation des pièces médiévales, dès lors qu’il aura bien été prouvé que le texte théâtral peut comporter quelques brèves parties non versifiées.
La question des vers narratifs
12Avant d’aller plus loin, il me faut rapidement envisager le cas particulier des vers dits narratifs. On en rencontre notamment dans les fragments de la Résurrection du Sauveur10, Courtois d’Arras11 et la Passion de Palatinus12. Leur intégration à la numérotation du texte devrait a priori dépendre de l’analyse que l’éditeur en fournit, car la question que soulèvent ces vers narratifs n’est pas au fond celle de la nature du texte dramatique, mais plus exactement celle de la nature dramatique du texte.
13Dans la Résurrection du Sauveur, ces vers sont intégrés à la numérotation quadrilinéaire et continue du texte. Ils sont imprimés en caractères italiques pour être distingués du texte théâtral. Des différentes hypothèses formulées par J. G. Wright pour expliquer la présence de ces vers nous retiendrons seulement le fait que la partie narrative du texte doit bien être opposée à sa partie dramatique, puisque ces vers « sont tous pleinement indépendants du dialogue » (RésSauvPW, p. VI). Ce qui est donc numéroté n’est pas ici le texte théâtral, mais un texte hybride dont le rattachement à un genre littéraire ou à « un groupe historique de textes13 » reste délicat à préciser. D’emblée, le cas des vers narratifs nous amène aux frontières du genre théâtral. En les numérotant, l’éditeur leur confère un statut spécifique qu’il ne définit pas explicitement.
14Un bref commentaire de Gustave Cohen sur la Résurrection du Sauveur fait apparaître la complexité que constitue parfois l’analyse structurelle d’une œuvre dite de théâtre. À propos des quatre derniers vers du prologue14, le père des théophiliens écrit qu’ils « sont purement narratifs », avant d’ajouter : « Il semble que nous ayons affaire, non pas à un prologue descriptif destiné au public [...], mais à une sorte de longue rubrique, versifiée en français pour faciliter sa transmission orale [...] de confrérie à confrérie15. » Faudrait-il en conclure que J. G. Wright inclut dans la numérotation du texte une indication scénique, au même titre que le texte théâtral et les vers narratifs ? Dans ce cas très particulier que constitue la Résurrection du Sauveur, la forme du discours semble bien être en fait le seul critère retenu par l’éditeur pour effectuer la numérotation du texte.
15Dans Courtois d’Arras, les vers narratifs, moins nombreux que dans le texte précédent, sont également numérotés. L’éditeur choisit cette fois de les distinguer du texte théâtral en employant des caractères d’une taille plus petite. Étant donné que ce mystère contient moins d’une dizaine de vers narratifs, E. Faral pose la question de l’appartenance du texte au genre théâtral : « était-ce donc un drame ? » (CourtArrF, p. III), question à laquelle il répond par l’affirmative, non sans quelques réserves. Alors que dans la Résurrection du Sauveur les vers narratifs, toujours en nombre paire, sont intercalés entre les vers du texte théâtral sans rimer avec eux, ils paraissent mieux intégrés à la chaîne rimique dans Courtois d’Arras. Ainsi, le vers 102, qui est un vers narratif, rime avec le vers 101, attribué à Courtois :
COURTOIS
[...]
en une tavierne serie,
sor un petit de raverdie
se fesist ja trop bon mucier !
Atant ot un garchon hucier.
LE GARÇON
Chaiens est li vins de Soisçons !
Sor l’erbe verde et sor les jons
on i boit a hanap d’argent ; (CourtArrF, v. 99-105)
16Un peu plus loin, le vers 150 est coupé. Alors que sa première partie est narrative, la seconde appartient au texte théâtral :
COURTOIS
Ostes, sakiés demi galon,
car je l’aim mout fres et noviel.
L’HÔTE
Leket, trai li a plain toniel.
Entreus que cil fait li vin traire,
entre Porrete et Mancevaire,
que se seoient les a les,
li dient :
POURETTE
Damoisiaus, bevés ! (CourtArrF, v. 144-150)
17Le système de numérotation adopté par E. Faral rend compte de façon cohérente de son analyse du texte, puisque l’éditeur estime que ces vers narratifs « étaient sans doute prononcés par un “meneur de jeu” » (CourtArrF, p. III). Il numérote donc effectivement le texte théâtral. Ces vers narratifs disparaissent cependant dans les mss B, C et D, rendant indiscutablement au texte son caractère strictement dramatique. On obtient le texte suivant à la place des vers 146-150 :
L’HÔTE
Leket, trai li a plain toniel
tout pur foi que vous mi devez.
POURETTE
Ha sire damoisiaus, bevés ! (CourtArrF, d’après BCD)
18À défaut de résoudre définitivement la question des vers narratifs, E. Faral propose une numérotation du texte conforme à l’analyse qu’il en fournit.
19Dans la Passion de Palatinus, G. Frank considère que la présence de quelques vers narratifs adventices n’empêche pas que nous ayons affaire « à une œuvre vraiment dramatique » (PassPalF, p. V). Elle numérote donc ces vers, alors qu’un seul rime avec un vers dramatique (v. 513)16. Tandis que les vers 395-396 constituent un couple d’octosyllabes mais « se trouvent entre deux vers rimés du dialogue », les vers 1004-1005 « forment un couplet estropié » (PassPalF, p. IV) dans un passage dont la versification laisse à désirer ; ces vers sont en effet suivis de la 5e parole du Christ en croix dont il sera question plus loin. Enfin, le vers 402 n’a de vers que le nom, puisqu’il ne rime avec rien. Il serait cohérent que ces passages qui n’appartiennent pas au texte théâtral ne soient pas numérotés.
20La numérotation d’un texte comportant des vers dits narratifs dépend de l’analyse qu’en propose l’éditeur. S’il estime qu’il s’agit effectivement d’une œuvre dramatique et que ces vers sont dits par le meneur du jeu, il paraît logique de les intégrer à la numérotation du texte théâtral. Dans le cas contraire, il conviendrait que l’éditeur adapte explicitement son choix éditorial à la nature particulière du texte et, ce faisant, qu’il cherche, autant que possible, à mieux déterminer la nature du texte édité.
Les parties en latin du texte théâtral
21La numérotation des textes dramatiques ne pose aucune réelle difficulté tant qu’elle esquive la question fondamentale de la nature du texte théâtral, tant qu’elle occulte la possibilité que le discours dramatique médiéval puisse comporter quelques fragments de texte non versifiés. C’est ce que nous chercherons maintenant à démontrer en nous bornant dans la présente intervention à l’étude des parties en latin du texte théâtral.
Les citations latines à fonction thématique
22Les mystères religieux sont fréquemment émaillés de citations latines, souvent bibliques, parmi lesquelles le thema, généralement glosé, puis commenté dans le prologue. Afin de l’insérer à la chaîne rimique, le fatiste n’hésite pas à adapter parfois le texte latin. Pour la critique moderne, la plus ou moins grande capacité de l’auteur à intégrer ces citations latines au texte sans nuire à la régularité de la versification permet d’apprécier son talent. Il n’est pourtant pas certain que ce travail d’adaptation des citations latines, refaites au moule de l’octosyllabe, soit à l’époque médiévale un critère d’excellence ; il semble même très improbable que ce procédé ait été normatif.
23On relève dans le Mystère de la Résurrection édité par Jubinal17 un exemple de citation formant un couple d’octosyllabes parfaitement intégré au texte versifié :
Ainssy qu’en Genesis est dit
Et où psautier David nous dit :
Ipse dixit et facta sunt,
Mandavit et creata sunt ;
Puis fist Adam d’un pou de terre
Pour ce qui savoit bien qu’en terre (RésSauvGenJ, p. 313)
24Dans le Mystère de la Nativité18 qui entretient avec le précédent texte des rapports étroits19, une moitié de la même citation constitue un couple d’octosyllabes avec un vers français :
Trestout fut fait à sa devise,
Sy com nous tesmoygne l’Eglise :
Ce scevent ceulx qui oy l’ont,
Mandavit et creata sont.
Puis fist le soleil et la lune,
Les planectes, et nomma l’une (NatNSSteGenJ, p. 2)20
25Dans ces deux cas, la citation latine, déclamée par le prologue, peut facilement être intégrée à la numérotation du texte, ce que ne manquent pas de faire J. F. Burks et R. Whittredge. Alors que nul ne viendra contredire ce choix éditorial, il n’est pas inutile de rechercher ce qui le motive effectivement. Il est plus que probable que le critère formel l’emporte sur le critère structurel ; autrement dit, cette citation n’est pas numérotée parce qu’elle appartient au texte théâtral, mais parce qu’elle présente cet immense avantage aux yeux de l’éditeur moderne de s’intégrer à la chaîne rimique.
26L’insertion d’une citation latine dans l’enchaînement des vers n’est pourtant pas systématique. Le Mystère de la Conception21 fournit de nombreux exemples de citations qui nous permettent de vérifier la multiplicité des combinaisons possibles22. C’est donc avec une très grande liberté que le fatiste intègre au texte théâtral une citation latine, liberté que n’entravent aucunement les contraintes de la versification. Dans son Recueil de Sermons joyeux, Jelle Koopmans ne constate pas autre chose quand il écrit à propos du Sermon joyeux de tous les fous : « Notons [...] que les passages en latin ne riment pas toujours ; la prose latine ne rime jamais avec un vers français tandis que les vers latins [...] riment » (SermJoy17 K, p. 261).
27Ces premiers exemples n’ont rien de surprenant, mais ils démontrent indubitablement qu’à l’intérieur du texte théâtral certaines situations permettent l’inscription de quelques fragments de texte non versifié, voire de texte en prose ; ils montrent également que la structure du texte théâtral ne se résume pas à une chaîne rimique plus ou moins complexe et régulière. Ainsi, les éditeurs modernes les plus rigoureux font parfois les frais de l’inadéquation partielle entre la théorie littéraire (et les principes d’ecdotique qui en découlent) et la réalité du texte conservé.
28Dans le prologue de la Pacience de Job23, plusieurs citations latines sont réparties sur deux lignes. Bien que chaque ligne compte largement plus de huit syllabes et parfois plus de quinze, celles-ci sont intégrées à la numérotation du texte, sans doute parce qu’elles riment ensemble (v. 79-80, 205-206, 237-238 et 256-257). On remarque pourtant que, dans la dernière partie du même prologue, une citation également disposée sur deux lignes est numérotée alors que ces deux lignes ne riment pas ensemble (v. 284-285) :
Saichés qu’après deul et tristesse
Il vous donrra paix et liesse,
Quia qui seminant in lacrimis
In exultatione metant,
Car, conme nous dist le psalmiste,
Tous ceulx qui de pencée triste (PacJobM, v. 282-287)
29Ce n’est qu’au prix d’une réelle distorsion du texte qu’on obtiendrait la rime seminant : metant. Le seul critère qui a donc motivé la numérotation de ces citations devrait bien être que celles-ci font partie du texte théâtral. Cependant, le thema du prologue qui tient sur une seule ligne et ne rime avec aucun octosyllabe en langue française n’a pas été numéroté (avant les v. 1 et 35). Or, comme nous l’indique le vers 35, cette citation est bien dite sur scène par le prologue et fait donc partie du texte théâtral :
Quant la nouvelle nunxia,
Luy disant Ave Maria.
Sit nomen Domini benedictum.
Les parolles que j’ay cy dictes
Dedans le saultier sont escriptes (PacJobM, v. 33-36)
30Ce choix éditorial a probablement été motivé par l’impossibilité de décomposer la citation en un pseudo-couple de vers. C’est une fois encore le critère formel qui l’emporte.
31Le Mystère d’Adam24 nous offre un autre exemple des difficultés que pose la numérotation du texte. Dans la scène de la Procession des Prophètes, chaque personnage vient à son tour se présenter. La mise en scène est clairement établie par la didascalie :
[...] Veniet itaqueprimo abraham, senex
cum barbaprolixa, largis vestibus indutus
et cum sederit in scamon aliquantulum, alta
voce incipiatprophe-ciam suam :
« Possidebit semen tuum portas inimi-
[f° 35vo] corum tuorum, et in semine [tuo]
benedi-centur omnes gentes. »
Abraham sui, e issi a non.
Or entendez tuit ma raison : (AdamA, p. 82, v. 745-746)
32Le nom de rôle transcrit en petites majuscules est inséré dans une indication scénique en latin que l’éditeur met en italiques. Ensuite, la citation biblique, également en latin, est placée entre guillemets par l’éditeur : elle fait partie du texte théâtral. Toutefois, la disposition du texte montre que le copiste n’a pas essayé d’intégrer la citation au texte versifié : elle est clairement identifiée comme un texte en prose. La numérotation du texte reprend au premier vers de la réplique d’Abraham. Avec une rigueur indéniable mais déconcertante, voici comment P Aebischer transcrit et numérote la troisième prophétie attribuée à Aaron :
Tunc veniet aaron, episcopali ornatu,
ferens in maninus suis virgam cum floribus
et fructu ; sedens dicat :
« Hec est virga gignens florem
« Qui salutis dat odorem.
« Hujus virge dulcis fructus
« Nostre mortis terget luctus. »
Iceste verge senz planter
Poet faire flors e froit porter. (AdamA, p. 83, v. 775-776)
33Alors que la citation latine est composée cette fois de deux couples d’octosyllabes parfaitement réguliers, la numérotation ne reprend qu’à partir du premier vers français. Le choix éditorial de l’éditeur a du moins le mérite d’être parfaitement cohérent : ce n’est pas la totalité du texte théâtral qui est numérotée, mais seulement la partie versifiée en français.
Les citations bibliques constituant une réplique
34Dans la Passion de Palatinus, il arrive qu’une citation latine constitue à elle seule une réplique d’un personnage, en l’occurrence de Jhesu. Peu avant de rendre l’esprit, le Christ interroge son Père : « Hely, Hely, lama zabatani ? » (v. 1018). Cette phrase en araméen qui compte dix syllabes a le mérite de pouvoir former un tercet monorime avec les deux premiers vers de la réplique suivante attribuée à Anne : « Caïfas, n’as-tu donc oÿ/Comment il a huchié Hely ? » (v. 1019-1020). L’occasion faisant le larron, cette phrase – plutôt que ce vers – est commodément intégrée à la numérotation du texte25. Un peu plus loin, conformément aux textes évangéliques, Jésus s’écrie au moment même de rendre l’esprit : « Consummatum est. » (v. 1070). Le texte est également numéroté, mais est cette fois transcrit en petites majuscules. Faut-il considérer que le mot « est » rime avec vivrai : servirai qu’on relève à la fin de la réplique précédente (v. 1068-1069) ? Commode, cette solution nous semble peu probable. Reste que cette 6e parole du Christ en croix compte cinq syllabes : juste de quoi être classée parmi les vers courts ou les vers faux. Le sort de la 5e parole du Christ est beaucoup moins enviable : transcrit en petites majuscules, « Sitio. » (avant le v. 1006) ne compte au mieux que trois syllabes. Surtout, ce mot ne rime avec rien : il n’est donc pas numéroté26. Ces citations doivent bien être placées sur le même plan. Pourtant, leur traitement nous montre une fois encore que, pour être cohérente, la numérotation du texte théâtral ne peut pas retenir comme seul critère la possibilité de rattacher ou non le discours dramatique à la chaîne rimique.
35On peut dans certains cas se demander si telle citation biblique fait ou non partie du texte théâtral. Le choix de l’éditeur, même s’il est discutable, doit orienter le lecteur. Dans la Pacience de Job, on relève plusieurs citations latines directement empruntées aux paroles de Job dans la Bible sans que l’on sache exactement quel statut leur accorder. Puisqu’ils n’ont pas été numérotés, ces passages ne semblent pas devoir être associés au texte théâtral. N’occupant qu’une seule ligne, les extraits suivants se trouvent dans le texte entre deux couples de vers français : « Responde michi. » (après le v. 5059), « Quis michi hoc tribuat. » (après le v. 5260). Plusieurs autres citations du même type sont placées à droite d’un nom de rôle : « job Parce michi. » (4595ru, voir également 4667ru, 4715ru, 5301ru, 5368ru). Dans ce cas, la citation sert de thema, informant le lecteur que la réplique du personnage en fournira la glose qu’elle développera. Rien n’interdit pourtant d’envisager que ces citations aient été dites sur la scène, à l’instar de celle que nous trouvons un peu plus loin dans une réplique de Job :
A luy me rens, a luy me plains,
En le priant a joinctez mains.
Tunc amici Job recedant quisque ad suum locum
et dicet Job manibus junctis :
Quare de vulva.
Hé, Dieu, pourquoy m’as-tu fait naistre
Du ventre ma mere pour estre
En tel douleur que je demeure ? (PacJobM, v. 5486-5490)
36Les deux premières lignes du passage en italiques constituent une indication scénique. La troisième ligne appartient, semble-t-il, au discours dramatique et, à ce titre, devrait donc être numérotée. Les pages consacrées par A. Meiller à l’établissement du texte (PacJobM, p. 172-173) ne permettent pas de connaître le point de vue de l’éditeur. On le voit, la frontière entre le texte théâtral et les annotations au texte effectuées par le copiste est parfois ténue, voire impossible à déterminer. La numérotation du texte théâtral dans sa totalité doit amener l’éditeur à prendre position et rendre compte de la structure du texte sans éluder certaines questions délicates.
Les textes liturgiques chantés
37L’insertion dans une pièce médiévale de textes liturgiques, le plus souvent en latin, pose de semblables difficultés. On sait que les spectateurs sont fréquemment invités dans le prologue à réciter un Ave ou un Pater et, à la fin d’un mystère, un Te Deum. Seuls les premiers mots de ces prières apparaissent dans les manuscrits. Même s’il est ponctuellement invité à prendre part au spectacle, le public ne constitue pas un personnage : ces prières ne relèvent pas du texte théâtral. Ces passages n’ont donc pas à être intégrés à la numérotation.
38Il arrive également que des prières ou des textes liturgiques soient dits ou chantés par des personnages. Dans le Mystère d’Adam, P. Aebischer, fidèle au choix éditorial explicité précédemment, ne tient pas compte des nombreux textes chantés par le chœur et généralement introduits comme suit à l’intérieur d’une indication scénique : « Chorus cantet : Resp. : » (après le v. 88, voir également après les v. 100, 386, 512, 518 et 722). L’éditeur ne précise pas pour quelle(s) raison(s) ces passages ont été exclus de la numérotation du texte. Le plus simple et le plus rigoureux serait sans doute d’inclure dans la numérotation du texte tout passage de type liturgique manifestement donné comme devant être dit ou chanté sur scène, sans tenir compte du fait qu’il soit ou non écrit en vers.
39L’exemple du Mystère de la Résurrection est là des plus intéressants. Alors que les trois Maries sont sur le point d’arriver au Sépulcre, on lit cette indication scénique : « Cy chante le premier ange : Agnus redemit oves, et die tout le ver » (RésSauvGenJ, p. 365). Un peu plus loin, les trois Maries chantent à tour de rôle, une partie de la même séquence. Dans l’édition de Jubinal, chaque extrait est réparti sur deux lignes, de manière à constituer approximativement des vers :
MAGDELAINE
[...]
Nous. III. fames partons de cy :
En nous alant chantons ainssy
De ce qu’ainssy resuscita :
En chantant :
Surrexit Christus spes nostra ;
Precedet voz in Galileam.
SALOMÉE
Sepulcrum Christi viventis,
Gloriam vidy resurgentis,
JACOBÉE
Angelicos testez,
Sudarium et vestes. (RésSauvGenJ, p. 367)
40Dans le ms. 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, le texte est ainsi disposé :
MAGDELAINE
[...]
En chantant :
Surreccit Christus spes
nostra precedet voz in
galileam.
SALOMÉE
Sepulcrum Christi viventis
Gloriam vidy resurgentis
JACOBÉE
Angelicos testez sudarium
et vestes. (f° 52r°a)
41L’emploi de majuscules à l’initiale des deux lignes attribuées à Salomée indique probablement que le copiste assimile ces deux lignes rimant ensemble à deux vers. Pour les deux autres répliques, la disposition du texte démontre que le copiste – qui ne suit pas le découpage habituel de la séquence Victimœ paschali laudes au Moyen Âge27 – ne cherche pas à donner au passage l’apparence d’un texte versifié. K. Young souligne le caractère mixte, du point de vue formel, de cette prière : « Its first three divisions are in prose, the next two are rhymed with some care, and the last two show at least a tendency in the same direction »28. Bien que le copiste ne paraisse pas y prendre garde, les passages chantés par les trois Maries sont donc empruntés aux parties rimées de la séquence ; en revanche, la stance – si nous comprenons bien l’expression « et die tout le ver » (RésSauvGenJ, p. 365) – qui doit être chantée un peu plus tôt par Gabriel est en prose. Dans l’indication scénique, le copiste n’en donne que le début : Agnus redemit oves. La numérotation des différentes parties de cette séquence pose de réelles difficultés.
42Dans son édition du texte, Burks les résoud ainsi : « These verses [i. e. les répliques des trois Maries] are not counted as lines in this edition because the text indicates that they are to be sung. Moreover, if the verses designated for the women were to be counted, it would be necessary to count also that part of the sequence sung by Gabriel, the exact portion of wich is not very definite. The rubric in lines 1401a-1401c would appear, though, to indicate only the second verse of the sequence » (RésSauvGenB, p. 63, n. 90). Cet éditeur a du moins le mérite de ne pas escamoter les difficultés que posent de tels passages. En outre, il précise quels principes il adopte pour la numérotation du texte : « All lines in the text wich were to be spoken have been counted, while others, like stage directions, are numbered according to the last spoken line and follow an alphabetical sequence » (RésSauvGenB, p. 3). Rien cependant ne paraît justifier d’exclure de la numérotation du texte les parties chantées, dès lors qu’elles ont été recopiées sur le manuscrit. De mon point de vue, le passage chanté par les trois Maries doit logiquement être numéroté soit en redistribuant le texte conformément aux habitudes médiévales, soit en respectant la disposition du manuscrit. Quant au passage qui doit être chanté par Gabriel, aucune raison ne paraît justifier qu’il ne soit pas numéroté.
43Une analyse rigoureuse de la structure du texte nous contraint d’accorder aux citations bibliques comme aux textes de type liturgique un statut similaire. Qu’ils soient ou non intégrés du point de vue formel à la chaîne rimique du discours dramatique, ces passages en font effectivement partie. À ce titre, ils doivent être numérotés, à moins de revenir sur les principes d’ecdotique résumés ci-dessus. Renoncer à numéroter de tels passages revient à les exclure du texte théâtral et donc à les placer sur le même plan que les notes marginales, les indications scéniques ou les noms de rôles ; renoncer à les numéroter ne constitue pas finalement une faute moins grossière que celle de Jubinal quand il compte dans ses « vers » un nom de rôle ou une indication scénique.
Amendement à la définition du texte dramatique : théorie et pratique
44Ainsi, le fait qu’un passage du texte soit ou non versifié ne permet pas de définir s’il appartient ou non au texte dramatique. L’analyse de quelques exemples d’emploi du latin dans diverses pièces médiévales nous en fournit les preuves : la chaîne rimique qui constitue l’essentiel – et non l’essence – du texte théâtral peut être temporairement interrompue par des éléments non versifiés de type citationnel, soit qu’il s’agisse de passages bibliques servant de thème au discours d’un personnage ou constituant la réplique même d’un personnage, soit qu’il s’agisse de chants ou textes liturgiques qui peuvent n’être que partiellement reproduits dans le manuscrit. Par ailleurs, alors que certaines répliques ne sont pas versifiées, nous avons constaté plus haut, notamment dans les textes édités par Jubinal, que des indications scéniques pouvaient former des vers qui cependant ne sauraient être intégrés au texte théâtral. Ainsi, la versification ne saurait constituer un critère suffisant pour déterminer l’appartenance de telle ou telle partie de texte au discours dramatique, pas plus d’ailleurs qu’elle ne permet de définir la nature du texte théâtral.
45Pour rendre compte de cette réalité, la numérotation doit intégrer les rares passages non versifiés du texte dit sur scène par les personnages. Afin d’y parvenir, nous proposons d’adopter une numérotation continue des lignes du texte théâtral29. Lorsque ce texte est versifié, on ne manquera pas de parler de vers, puisque dans ce cas un vers équivaut exactement à une ligne. Lorsqu’une partie du texte théâtral n’est manifestement pas versifiée, le mieux sera certainement de respecter sa disposition dans le manuscrit : on ne s’obligera pas alors à parler de vers orphelins mais simplement de lignes. Enfin, quand seuls les premiers mots du texte à dire ou à chanter figurent effectivement dans le manuscrit, on ne numérotera que cet extrait en ayant soin, par une mise en page adéquate – ou une simple note –, de bien le distinguer du nom de rôle ou de l’indication scénique auxquels il peut être attaché30. Pour la cohérence du système, on simplifiera les références en évitant la multiplication des abréviations « v. » et « l. » devant les numéros, comme c’est déjà le cas dans la plupart des glossaires, et on réservera ces emplois à des situations nécessitant que soit précisée la nature versifiée ou non des extraits commentés.
46Avant de conclure, j’emprunterai un dernier exemple au Mystère de la Résurrection31. L’extrait proposé se situe dans la première partie du prologue de la première journée :
Et s’ensuit le sermon et la division dudit
premier jour :
Thema pro dictis tribus diebus.
Descendit ad inferos,
Tercia die resurrexit,
Ascendit ad celos, sedet ad dexteram
4 Dei patris omnipotentis.
Ces paroles que j’ay dictes
Sont articulees et escriptes
[...]
Si en disons premierement,
Et sans vous bougier nullement :
Pater Noster et cetera
36 Et Ave gracia plena,
Par humble et devote oroison,
Pater Noster et cetera. Ave Maria et cetera.
Or je retourne a ma raison
Et mon theme repeteray
40 Pour ennuyt, puis l’exposeray
En françois pour les simples gens :
Descendit ad inferos.
Mes amys, selon que j’entends,
Descendit ad inferos dit
44 Que l’ame du doulx Jhesucrist, (MistRésAngS, t. 1, v. 1-6/.../33-44)
47Au début de ce passage, le thema (v. 1-4) est effectivement dit sur la scène (v. 5) : bien qu’il ne rime pas, il semble logique qu’il soit numéroté. À l’inverse, alors qu’elle est apparemment composée d’un couple d’octosyllabes, la ligne « Pater Noster et cetera. Ave Maria et cetera. » (après le v. 37) est logiquement exclue par P. Servet de la numérotation, puisqu’elle ne relève pas du discours dramatique32. On s’étonne cependant qu’après le vers 41, « Descendit ad inferos. » n’ait pas été numéroté comme au début du prologue, alors que le passage doit être dit sur la scène (v. 39)33.
48Confrontés aux difficultés que pose l’édition de pièces médiévales, nos pères ont essayé d’y répondre en soumettant ces textes aux exigences d’une conception classique ou préclassique du théâtre, une conception qui s’imposait à eux et qui, quoi qu’on en dise, s’impose encore à nous. Car nous numérotons un mystère, une farce, une sottie, un sermon comme une pièce de Racine ou de la poésie, sans nous interroger toujours sur la particularité du texte théâtral dit médiéval, sans prendre en compte cet écart qui, au Moyen Âge plus qu’à d’autres époques, distingue le texte écrit du texte joué. Ainsi, ces quelques réflexions sur la question si pointilleuse de la numérotation des vers pourraient à peine se justifier si elles ne visaient finalement qu’à un plus haut degré de précision dans l’établissement des règles ecdotiques. Comme nous l’avons déjà dit, cet exercice laborieux doit pousser l’éditeur à mieux analyser la structure, partant la nature du texte dramatique. Or, de la justesse de cette analyse dépend en grande partie notre compréhension de la pratique théâtrale au Moyen Âge, pratique dont les manuscrits et les imprimés ne sont le plus souvent que des témoins lointains, soit dans le temps, soit par la forme.
49Nous avons établi ici que la versification, si elle participe de manière essentielle à la structuration du texte théâtral, ne suffit pas à le définir ; pas plus d’ailleurs que la rime et le mètre ne définissent la poésie ! Pour satisfaire aux conditions pratiques de cet exposé, j’ai réduit le champ de ma démonstration à l’étude d’extraits empruntés au latin ou à d’autres langues employées dans les textes liturgiques. Cependant, il m’apparaît d’ores et déjà que l’analyse des pièces médiévales révèle l’existence de passages non versifiés en langue française qui viennent vérifier mon hypothèse, ce que je m’emploierai à démontrer dans de prochains travaux.
50Au terme de cet exposé, je crois m’être écarté du thème proposé pour ce colloque. J’ose espérer pourtant qu’en m’aventurant dans un domaine encore en friche, j’aurai rendu hommage à l’enthousiasme merveilleux, à l’esprit de pionnier qui inspira sans aucun doute nos premiers pères. Je voudrais par ailleurs nous inviter à reconsidérer les travaux inégaux qu’ils ont accomplis. Certes, il ne s’agit pas de taire leurs erreurs, mais bien de les comprendre et d’en faire notre profit. L’étude de textes dramatiques édités par Achille Jubinal, Grace Frank et quelques autres qui mériteront un jour d’entrer au Panthéon des médiévistes a révélé un certain nombre d’incohérences ou simplement d’hésitations qui nous obligent à réfléchir encore à la méthode que nous suivons nous-mêmes pour éditer une œuvre de théâtre.
Notes de bas de page
1 F. Vielliard et O. Guyotjeannin, Conseils pour l’édition des textes médiévaux. Fasc. I. Conseils généraux, p. 77, Paris, École Nationale des Chartes, 2001 ; P. Bourgain et F. Vielliard, Conseils pour l’édition des textes médiévaux. Fasc. III. Textes littéraires, p. 73-74, Paris, École Nationale des Chartes, 2002.
2 Y. G. Lepage, Guide de l’édition de textes en ancien français, Paris, Champion, 2001, p. 123.
3 Le Mystère du Siège d’Orléans, éd. bilingue G. Gros, Paris, Le Livre de Poche (Lettres Gothiques, 4562), 2002, p. 43.
4 A. Jubinal, Mystères inédits du xve siècle, d’après le ms. unique de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris, téchener, 2 vol., 1837 (= jubMyst).
5 On relève par exemple « Page 45, vers 19 » (JubMyst, t. II, p. 383). Pour plus de commodité ou moins de désagrément, l’éditeur prend parfois comme repère le bas de la page : on trouve ainsi les indications « avant-dernier vers » (JubMyst, t. I, p. 360, 364, 367 et 368) et « vers antépénultième » (JubMyst, t. I, p. 367).
6 Il n’est bien sûr pas question de ces simples coquilles auxquelles les éditions modernes n’échappent souvent pas davantage.
7 L’une de ces deux indications scéniques, sans toutefois rimer avec un vers du texte dramatique, compte huit syllabes : « Lors se lesse chéoir à terre. » (JubMyst, t. I, p. 21).
8 Le Cycle de mystères des Premiers Martyrs du manuscrit 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, G. A. Runnalls (éd.), Genève, Droz (TLF, 223), 1976 (= MistHag1/...R).
9 On relève par exemple, à la fin du Martyre de saint Étienne, l’indication suivante : « Qui le jeu cy ne finera/Ceste clause sy laissera. » (JubMyst, t. I, p. 24).
10 La Résurrection du Sauveur, J. G. Wright (éd.), Paris, Champion (CFMA, 69), 1931 (= RésSauvPW).
11 Courtois d’Arras, E. Faral (éd.), Paris, Champion (CFMA, 3), 1911 (= CourtArrF).
12 La Passion de Palatinus, G. Frank (éd.), Paris, Champion (CFMA, 30), 1972 (= PassPalF).
13 Recueil de Sermons joyeux, J. Koopmans (éd.), Genève, Droz (TLF, 362), 1988, p. 9 (= SermJoy1/2/.../31K).
14 « E cum la gent est tute asise/E la pes de tutez parz mise,/Dan Joseph, cil de Arunachie,/Venge a Pilate, si lui die : » (RésSauvPW, v. 25-28).
15 G. Cohen, Le Théâtre en France au Moyen Âge, I. Le Théâtre religieux, Paris, Rieder, 1928, p. 23.
16 G. Frank conserve « le numérotage de l’édition Christ » (PassPalF, p. IV, n. 1). K. Christ fournit du texte la première édition dans Zeitschrift für romanische Philologie, XL, 1920, p. 405-489.
17 Ce texte a fait l’objet de plusieurs éditions : La Résurrection Notre Seigneur, dans JubMyst, t. II, p. 312-379 (= RésSauvGenJ) ; J. F. Burks, La Resurrection Nostre Seigneur Jhesu Crist, from ms. 1131 of the Sainte-Geneviève Library in Paris, a critical edition, Thèse Indiana, 1957 (= RésSauvGenB).
18 La Nativité Notre Seigneur Jhésuchrist, dans JubMyst, t. II, p. 1-78 (= NatNSSteGenJ).
19 Voir La Nativité et le Geu des Trois Roys, Two Playsfrom Manuscript 1131 of the Bibliothèque Sainte Geneviève, Paris, R. Whittredge (éd.), Bryn Mawr, Pennsylvania, 1944 (= NatNSSteGenW) ; G. Parussa, « Le manuscrit 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris : un montage signifiant ? », dans Mouvances et jointures. Du manuscrit au texte médiéval. Actes du Colloque international organisé par le CeReS – Université de Limoges, 21-23 novembre 2002, études réunies par M. Mikhailova, Orléans, Paradigme, 2005, p. 229-251 ; X. Leroux, « Les remaniements dans quelques pièces du ms. 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève », dans Moult belle Œuvre faicte. Études sur le théâtre médiéval offertes à Graham A. Runnalls, D. Hüe, M. Longtin et L. Muir (éd.), Orléans, Paradigme, 2005, p. 313-340.
20 R. Whittredge note « sont » en italiques (NatNSSteGenW, v. 28) : l’ensemble du vers constitue bien une citation latine.
21 Le Mystère de la Conception (Chantilly, ms. Condé 616), X. Leroux (éd.), thèse pour le doctorat, Université de Paris IV-Sorbonne, 2003, 6 t. (= Conception).
22 Lorsqu’elle n’occupe qu’une seule ligne, la citation rime avec un vers français ou ne rime avec rien ; lorsqu’elle occupe deux lignes, celles-ci riment ensemble ou ne riment avec rien, à moins que l’une des deux ne rime avec un vers français et l’autre avec rien ; lorsque la citation occupe trois lignes, elles ne riment avec rien ou deux d’entre elles riment ensemble et la troisième avec rien ; lorsque la citation en occupe quatre, ces lignes forment deux couples d’octosyllabes plus ou moins réguliers.
23 La Pacience de Job, mystère anonyme du xve siècle (ms. fr. 1774), A. Meiller (éd.), Paris, Klincksieck, 1971 (= PacJobM).
24 Le Mystère d’Adam, P. Aebischer (éd.), Genève-Paris, Droz (TLF, 99), 1963 (= AdamA). Nous respectons la mise en page de l’éditeur quand nous citons ce texte.
25 Dans la Passion d’Amboise éditée par É. Picot, « Fragments inédits de Mystères de la Passion : la Passion d’Amboise », Romania, 19, 1890, cette parole du Christ est également numérotée : elle constitue à elle seule la réplique de Jhesus (v. 731) et forme un tercet monorime avec le dernier vers de Jarpin (« Que deux nuitz a que ne dormy. », v. 730) et le premier de Caim (« Haro ! N’avez-vous pas ouy », v. 732).
26 Signalons brièvement le cas du vers 1429 : « Gloria, laus et honor tibi sit. Prion ! » La citation biblique doit être distinguée de l’invitation à la prière qui, quoique placée sur la même ligne, n’a pas le même statut. Le passage en latin forme une partie non versifiée du discours dramatique. Quant à l’impératif « Prion ! » qui rime avec le vers 1430, il sert de raccord entre le texte en prose et la chaîne rimique.
27 Surrexit Christus, spes mea;/prœcedet suos in Galilœa (2e moitié de la stance 5), Sepulchrum Christi viventis,/et gloriam vidi resurgentis (2e moitié de la stance 4) et Angelicos testes,/sudarium et vestes (1re moitié de la stance 5) (voir K. Young, The Drama of the Medieval Church, Oxford, Clarendon Press, 1933, t. I, p. 273).
28 Ibid., p. 273.
29 A. Tissier, Recueil de farces 1450-1550, Genève, Droz, 1986-1998, 13 vols., choisit de compter « pour une unité dans la numérotation des vers » une citation latine qui dans son édition occupe trois lignes sans respecter la répartition du passage dans les éditions gothiques (TissierFarces XXXIX, v. 720-722 et la note au v. 720).
30 Voir plus haut l’exemple de la prophétie d’Abraham (AdamA, p. 82, v. 745-746) où il pourrait suffire d’aller à la ligne avant d’ouvrir les guillemets, ce que fait d’ailleurs P. Aebischer avant de transcrire la prophétie de Moïse (p. 83).
31 Le Mystère de la Résurrection, P. Servet (éd.), Genève, Droz (TLF, 435), 1993 (= MistRésAngS).
32 Cette ligne aurait pourtant mérité d’être disposée de la même façon que les indications précédant le vers 1. Elle est omise en B (MistRésAngS, t. 1, p. 83, n. au v. 37). Notons qu’au vers 35 « et cetera » relève du discours dramatique, alors qu’ici, la même formule est une simple abréviation après les premiers mots des prières qui doivent être dites par l’assistance.
33 Il est d’ailleurs possible que l’ensemble de la citation numérotée de 1 à 4 soit ici répété.
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