Chapitre VIII. Terra incognita : la longue « invention » de la moralité française (XVIe-XXIe siècles)
p. 139-156
Texte intégral
1La popularité des thèses de The Descent of Man1 a diffusé à la fin du xixe siècle les idées d’adaptation, de survie ou de disparition des espèces. Hommes de leur temps, les pères du théâtre médiéval français n’y ont pas été insensibles. Une écriture dramatique a particulièrement attiré les métaphores biologiques : la moralité. Maillon faible de l’univers théâtral ancien, la disparition des moralités, comme celle des dinosaures, aurait pour cause leur inadaptation dans le struggle for life de l’histoire des lettres françaises. Ces images de dégénérescence et d’extinction2 survivent à la fin du xxe siècle pour être cette fois dénoncées3. Alors que les historiens traditionnels jugeaient cette écriture « anti-naturelle » condamnée à demeurer un « genre mort-né » et se félicitaient que l’évolution des lettres paraisse suivre le destin général des espèces vivantes, leurs successeurs protestent contre l’utilisation de cette rhétorique naturaliste, sans parvenir pourtant à l’effacer.
2Entrer dans l’histoire de la moralité française, c’est aussi se heurter à des jugements fameux et controuvés. Il en est ainsi de l’opinion de Voltaire : « Tous les genres sont bons, excepté le genre ennuyeux4. » Il est rare de ne pas lire cette sentence, amusante et fatale, sous la plume de ceux qui rencontrent l’objet difficile qu’est la moralité. Lucien Dubech, dans son ouvrage de vulgarisation Histoire générale illustrée du théâtre français, aborde ces dernières par une plaisanterie qui sous-entend la référence voltairienne : « Elles sont un genre tantôt grave, tantôt gai, qui s’apparente toujours au genre ennuyeux5. » Or, cette pirouette, à laquelle se limitaient naguère bien des histoires du théâtre, résume les difficultés auxquelles se sont heurtés et se heurtent encore les chercheurs. Quel est le ton de ces pièces, « grave » ou « gai » ? À quel genre appartiennent-elles ? Pourquoi les assimile-t-on à des spectacles ennuyeux, en tout opposés au goût moderne ?
3Lorsqu’en 1977, aux assises du second colloque de la jeune Société Internationale pour l’étude du Théâtre Médiéval, est proposé un important dossier sur la moralité, celle-ci demeure encore « un genre à redécouvrir6 ». Il faut avouer que trente ans plus tard, cet appel à l’exploration garde une certaine validité. Malgré le renouveau des réflexions, la moralité est restée, dans une large mesure, une terra incognita, voire une gaste terre, lande périlleuse où s’exacerbent les principaux problèmes que la critique doit affronter dans l’étude du théâtre français du Moyen Âge.
4Quatre obstacles se dressent sur la route de ceux qui entreprennent l’interprétation des moralités françaises. Ils ont en commun d’être liés à cette écriture particulière, tout en reflétant certains problèmes émergeant lors de l’élaboration d’une histoire théâtrale pré-classique en France. Parler de la moralité, c’est donc se placer, hier comme aujourd’hui, à un carrefour de questionnements sur la dramaturgie médiévale.
5Quelles origines, quelle disparition ? La présence chronologique de la moralité sur les scènes forme le premier foyer de questionnement. Les sources d’inspiration de la moralité ont surtout suscité l’intérêt au début du xxe siècle7, à une période où la recherche des origines culturelles et nationales était particulièrement importante. La première moralité fut-elle la dramatisation d’une œuvre narrative, comme le traité du Pèlerinage de Vie Humaine de Guillaume de Diguleville, à la fin du xive siècle8 ? Fut-elle, comme le suggéra Gustave Cohen à propos des moralités liégeoises9, une activité de prédication portée sur les planches pour des raisons d’efficacité ? Fut-elle enfin, dès la fin du xiiie siècle, une réflexion didactique par personnage à partir d’un fait d’actualité, comme la chute de Pierre de la Broce10 ? Il faut souligner que la moralité est placée, lorsqu’on recherche ses origines, sous le signe de l’indéfinition générique. Née du débat ou du traité, est-elle le plus narratif des genres dramatiques ? Son inspiration première est-elle profane ou religieuse ? Il est évident que de pareilles questions excèdent l’étude du genre pour mettre en jeu la vision générale du théâtre ancien.
6Si la recherche de l’origine apporte plus de problèmes qu’elle n’en résout, il en va de même des interrogations sur l’extinction des moralités. Les mystères, frappés par le célèbre décret du Parlement parisien en 1548, y trouvent un terminus symbolique et rassurant pour le critique. Cependant les pièces médiévales ont la vie dure et survivent longtemps après les limites supposées du « Moyen Âge11 ». Ainsi des moralités, qui se camouflent sous des titres variés, ne facilitant pas la tâche du classificateur. Pour les frères Parfaict, le modèle du genre n’est-il pas une oeuvre de Jean Bretog composée en 1571 et intitulée Tragédie française à huict personnages traictant de l’amour d’un serviteur envers sa maîtresse12 ? Une pièce nommée au début du xvie siècle mistere mais ayant tous les traits d’une moralité, peut devenir, dans ses éditions ultérieures, miroer, dialogue moral, satyre, tragicomédie, les titres évoluant avec la mode du temps. Une telle plasticité pose de sérieux problèmes pour la constitution d’un corpus. Petit de Julleville, tentant d’établir une liste dans son Répertoire du Théâtre comique en France au Moyen Age, en exclut les pièces publiées après 1550 et celles dont les titres renvoient à la future dramaturgie classique (tragédie, tragicomédie)13. Il demeure entendu que c’est entre 1450 et 1550, durant le siècle d’or du théâtre « médiéval », que les moralités ont fleuri sur les scènes, si bien qu’elles incarnent souvent aujourd’hui, dans l’imaginaire des critiques comme d’un plus large public, l’automne du Moyen Âge14.
7La seconde difficulté met en question la construction d’un objet scientifique à partir de la constitution d’un corpus relativement stable et accessible. Comme l’ensemble du théâtre médiéval français, les pièces morales ont bénéficié ces dernières années d’un effort éditorial remarquable, puisqu’une quinzaine d’entre elles ont été publiées depuis 1980. Werner Helmich a fait, à cette date, paraître trois volumes fac-similés proposant vingt-deux moralités imprimées des xve et xvie siècles, dont la célèbre Moralité de Bien Advisé et Mal Advisé15. Cette entreprise est l’une des premières à proposer un recueil de moralités, à l’instar des éditions consacrées aux farces et aux sotties. Il faut cependant souligner que ce n’est ni une édition critique, ni même une transcription. La centaine de pièces qui composeraient le corpus français actuellement conservé, la plupart sont lisibles (ou, plus souvent, illisibles) dans leurs éditions princeps ou dans des publications pionnières du xixe siècle, recueillies dans les réserves de certaines bibliothèques spécialisées.
8L’absence d’un corpus de travail fermement établi16 s’explique par la difficulté à définir l’objet d’étude. Religieuse ou profane, pièce comique mais aussi sérieuse, didactique ou satirique, dotée de personnages allégoriques mais sans que cette règle soit absolue, la moralité, souvent dangereusement proche d’autres genres dramatiques comme la farce ou la sottie, voire aisément confondue avec certaines écritures narratives, entretient l’angoisse du classificateur. Une telle plasticité heurtait l’idéal du théâtre régulier, horizon mental des fondateurs de l’histoire dramatique médiévale. Elle est encore gênante pour leurs successeurs qui, conscients que les genres médiévaux n’ont pas la fixité classique, n’ont de cesse cependant d’essayer de régler des structures désespérément mouvantes.
9Il faut enfin ajouter que la lecture des pièces est rendue malaisée par leur écriture même. Le style des moralités, souvent sophistiqué, repose en général sur une lecture et un personnel allégoriques. Ceci engendre un double obstacle. Il est indéniable que l’allégorie est le moins familier des systèmes d’écriture pour des interprètes modernes, ce qui ne manque pas de conduire à des jugements de valeur abrupts sur le théâtre qui en fait usage17. D’autre part, le lecteur actuel n’est jamais tout à fait sûr de comprendre les sens de la moralité, puisque son fonctionnement réside dans le feuilletage de divers sens qui nous échappent parfois. Un personnage nommé Justice est à la fois un actant du drame, un type, l’incarnation d’une institution contemporaine, tel le Parlement de Paris, l’allégorie de la Justice18. Dans ces conditions, le risque est grand de ne pas savoir actualiser les significations sous-entendues par les pièces – tout en restant dans l’impossibilité de dire quelle en a été la véritable réception à l’époque.
10Il y avait donc quelques raisons de déclarer la moralité « genre à redécouvrir » il y a une trentaine d’années. Cependant on ne peut sous-estimer l’importance des lectures proposées, dès le xvie siècle, sur ces pièces. Elles ont participé à l’édification imaginaire d’une histoire du théâtre dont nous sommes les héritiers. De l’aphorisme autoritaire au débat critique, elles ont livré des impasses et ouvert des voies à notre interprétation de la culture dramatique française19. Nous nous proposons donc, de bric-à-brac en bricolage, de suivre le parcours de l’objet « moralité » au sein d’une histoire en construction, celle du théâtre « médiéval » français, du xvie au xxie siècle.
11L’année 1548 fut une date marquante dans l’histoire critique du théâtre français : non tant pour le décret parlementaire qui frappe les mystères que pour la réflexion engagée par Thomas Sébillet sur l’héritage dramatique des décennies précédentes. L’Art poétique françois, dont le titre réfère explicitement à l’enseignement horacien, est une entreprise de rénovation de la littérature, placée sous l’exhortation : « moins d’écrivains en rime, plus de poètes français ! 20 » Sébillet trace, dans le livre second, un parallèle entre les genres dramatiques de son époque et le théâtre des Anciens. Avant lui en effet, traducteurs ou lexicographes confondaient, dans leurs descriptions, pratique contemporaine et théâtre antique21. Il souhaite au contraire discerner leurs modes de composition, afin d’inspirer à la scène française un nouvel éclat, tout en conservant ses acquis. Le poéticien ne se montre pas séduit par la farce et la sottie, qu’il juge servir à des fins d’amusement, « badineries, nigauderies, [...] esmouvant à ris et plaisir22 ».
12Il est en revanche sensible au caractère intellectuel de la moralité, qui peut « tenir lieu entre nous de Tragédies et Comédies indifféremment ». Sébillet loue les pièces morales qu’il juge proches des tragédies antiques : elles traitent de faits sérieux, « illustres, magnanimes et vertueux », et poursuivent un dessein didactique, utile à la communauté. Il indique cependant que certaines moralités, « énigmes et allégories faisant à l’instruction des mœurs », se caractérisent malheureusement par un personnel « feint », « ni homme ni femme », détruisant l’efficacité dramatique23.
13En réalité, Sébillet n’oppose pas deux types de jeux, mais pèse le pour et le contre d’un genre dramatique contemporain. La moralité est l’écriture la plus proche de l’image qu’il se fait du théâtre antique, en particulier de la tragédie. Mais elle présente indéniablement certains problèmes : le style en est variable et dépourvu de règles ; c’est un genre qui peut frôler la farce ou la sottie ; le jeu des personnifications allégoriques repose sur une suspension difficilement tolérable de la vraisemblance. Cette lecture ambiguë, mêlant éloge et condamnation24, hésite à faire de la moralité le moteur d’une rupture entre théâtre « médiéval » et « renaissant » ou, au contraire, à la considérer comme le symbole d’une continuité dramatique entre production antique, médiévale et moderne. Cette confusion est l’une des sources où puiseront, quelques siècles plus tard, les pères des histoires dramatiques.
14Les jugements en demi-teinte de l’Art Poétique François sont vite effacés par des attitudes plus affirmées. Le rejet de tout drame d’origine médiévale par Du Bellay l’année suivante est suivi par les nouvelles réflexions sur les règles classiques. Il ne s’agit plus de penser la littérature sur un bric-à-brac hérité. Le drame moderne sera entièrement nouveau, c’est-à-dire antique. Jean de la Taille, dans le prologue des Corrivaux, l’une des premières comédies régulières françaises, résume le jugement qui sera général au début du xviie siècle :
Ainsi avons nous grand désir de bannir de ce royaume telles badineries et sottises (moralités et farces) qui comme ameres epiceries ne font que corrompre le goust de notre langue et vous montrer, au parangon d’icelles, le plaisir et la douceur qu’a une comédie faicte selon l’art comme est ceste cy25.
15Il faut attendre Beauchamps et les frères Parfaict, vers 1735, pour voir réapparaître une réflexion sur les pièces morales médiévales. L’Histoire du Théâtre français de ces derniers leur consacre des analyses plus indulgentes. Cependant, l’approche idéologique des Parfaict, qui supposent qu’au Moyen Âge les pièces étaient écrites et performées par et pour des corporations de métier, leur fait peindre la moralité, à l’instar de la farce, comme l’expression des clercs de la Basoche. Interprétation sociologique tendancieuse et surtout étroite : si les frères Parfaict évitent de se heurter à l’écueil de la définition générique, c’est qu’ils ne posent pas clairement sa question.
16L’avènement du Romantisme au début du xixe siècle changeant la perception du Moyen Âge, change aussi en France celle du théâtre. Cette confluence aurait pu créer, dans la réflexion historique sur le théâtre français, des bouleversements plus importants qu’elle n’en eut en réalité, du moins pour le genre ici envisagé. La dénonciation du classicisme après 1830 ne conduit pas, en effet, à une relecture révolutionnaire du drame français ancien. Elle semble enraciner dans l’esprit des critiques, à l’inverse des positions contemporaines défendues par les écrivains, la dichotomie tragique/comique et favoriser sa projection dans des périodes où elle n’avait que peu d’existence. D’autre part, la lecture que les Romantiques font de la moralité la désigne comme le genre le plus négatif à leurs yeux de la période de création médiévale.
17La première raison en est que sa complexité d’écriture fait difficilement d’elle l’expression du Volkgeist de nos ancêtres. Elle la range du côté des intellectuels, des bourgeois moralisateurs. Il n’est pas sans intérêt d’observer que V. Hugo consacre l’ouverture de Notre Dame de Paris, roman conçu pendant la bataille d’Hernani, à l’opposition de deux expressions théâtrales au crépuscule du Moyen Âge : la moralité de Gringoire et la fête des fous qui porte Quasimodo au centre de la scène. Le roman, inspiré de Walter Scott mais bouleversé par l’évolution politique de l’auteur face à la Révolution de Juillet26, offre aux trois héros une Passion. Prêtre, monstre, danseuse, leurs destins se croisent autour du parvis de la cathédrale, aire de jeu et de supplice. La présence anachronique du dramaturge Pierre Gringore, sous le masque mi-comique, mi-sérieux de Gringoire, a un sens volontairement ambigu. Gringoire est le théâtre, mais c’est aussi une figure vide, ouverte à l’investissement de l’auteur ou au contraire objet de ses plaisanteries27. Il demeure que c’est par la scène célèbre de la moralité que s’ouvre l’ouvrage. L’écriture en est boursouflée ; les acteurs désastreux ; le public fort ennuyé.
Il eût fallu aussi beaucoup de mauvaise volonté pour ne pas comprendre, à travers la poésie du prologue, que Labour était marié à Marchandise et Clergé à Noblesse, et que les deux heureux couples possédaient en commun un magnifique dauphin d’or, qu’ils prétendaient n’adjuger qu’à la plus belle. Ils allaient donc par le monde cherchant et quêtant cette beauté, et après avoir successivement rejeté la reine de Golconde, la princesse de Trébizonde, la fille du Grand-Khan de Tartarie, etc., etc., Labour et Clergé, Noblesse et Marchandise étaient venus se reposer sur la table de marbre du Palais de Justice, en débitant devant l’honnête auditoire autant de sentences et de maximes qu’on en pouvait alors dépenser à la Faculté des arts, aux examens, sophismes, déterminances, figures et actes où les maîtres prenaient leurs bonnets de licence.
Tout cela était en effet très beau28.
18La moralité symbolise ici le drame classique, qu’Hugo a brillamment combattu quelques mois auparavant. Écriture artificielle et vaniteuse, elle est le reflet d’un monde moribond qui s’incline face à la vitalité romantique de la Fête des Fous.
19La seconde raison d’une lecture négative de la moralité par le Romantisme repose sur la réduction de ces pièces au caractère allégorique de leurs personnages et de leurs intrigues. La dénonciation de l’allégorie et son remplacement par le symbole sont des faits de mentalité bien connus au début du xixe siècle29. Les idées d’inadaptation à la modernité, la violence ou la condescendance des discours critiques, et jusqu’aux métaphores darwiniennes utilisées plus tard par les critiques, s’enracinent dans ce rejet romantique de l’allégorie.
20Il faut ainsi attendre la fin du xixe siècle pour voir les pères d’une histoire scientifique du théâtre faire évoluer ces positions. Inventer une telle histoire, pour Louis Petit de Julleville (1841-1900), c’est d’abord fixer des cadres de représentation et d’analyse. Comme les titres de ses ouvrages le laissent paraître30, ceux-ci s’enracinent dans une répartition opposant religieux et comique. Celle-ci repose sur d’autres différentiations qu’elle subsume. La tragédie s’y confronte à la comédie et l’intention didactique à l’amusement, constituant un système de lecture à plusieurs dimensions, que nous tenterons de figurer par le schéma suivant :
Petit de Julleville (1880) |
Pièces : mystères, vies de saints |
Pièces : farces et sotties |
Fondement du classement |
Religieux |
comique |
Tonalités |
Tragiques |
Comiques |
Intention des pièces |
Intention sérieuse et didactique |
Intention légère : amuser |
Jugement du critique (niveaux de style) |
« Grands genres » |
« Petites pièces » |
21La pierre d’achoppement du système est la moralité. La première tâche que s’assigne Petit de Julleville est donc de lui donner une définition « claire et précise ». La moralité, comme son nom l’indique, a avant tout un but moral ; son action est fondée sur une fiction sans liens avec l’actualité ou l’histoire, biblique ou ancienne ; elle présente, presque toujours, des personnages allégoriques. Il n’en reste pas moins qu’il faut la placer dans l’un ou l’autre des volumes, théâtre religieux ou théâtre comique. Refusant la lecture de Sébillet, Petit de Julleville intègre la moralité aux genres comiques. En effet nombre d’entre elles, souligne-t-il, ne sont pas religieuses. Le critique est conscient de la contradiction impliquée dans son système, car il ajoute que la moralité, « pièce comique » (puisque non religieuse), est par nature sérieuse et didactique. Ainsi la moralité provoque-t-elle un brouillage des différentes cadres de représentation qui vont fonder durablement l’histoire moderne du théâtre médiéval.
22Pour résoudre ce problème qui pourrait remettre en cause l’articulation de son approche critique, Petit de Julleville introduit la notion de « genre de transition », particulièrement efficace pour la résolution des exceptions. Le cadre conceptuel s’assouplit dans son Répertoire comique, pour se lire de la façon suivante :
Petit de Julleville (1886) |
Pièces : mystères, vies de saints |
Pièces : moralités |
Pièces : farces et sotties |
Fondement du classement |
Religieux |
Comique |
|
Tonalités |
Tragiques |
« Comiques » |
Comiques |
Intention et réception des pièces au Moyen Âge |
Intention sérieuse et didactique |
Intention sérieuse et didactique |
Intention légère : amuser |
Jugement du critique (niveaux de style) |
« Grands genres » |
« genre de transition » |
« Petites pièces » |
23Cette solution fera long feu. Eugène Lintilhac (1854-1920), spécialiste du théâtre français du xviiie siècle, a lu précisément les réflexions de Petit de Julleville pour la composition, entre 1904 et 1910, de son Histoire générale du théâtre en France31. Cet ouvrage fut une référence importante pour les étudiants français de l’entre-deux-guerres. Lintilhac perçoit les contradictions qui entourent la définition de la moralité comme genre de transition. Car de quelle transition s’agit-il ? Pour Petit de Julleville, indubitablement d’un passage générique entre religieux et comique. Or cette approche est plus difficile à défendre lorsque Lintilhac construit son ouvrage, alors qu’en 1905 les rapports de l’Église et de l’État sont en pleine crise. Lintilhac va donc ménager un glissement du cadre de représentation : l’opposition religieux/ comique devient une opposition sérieux/comique. La transition dont il crédite la moralité est autant générique qu’historique. Est-elle un précurseur de la tragédie régulière ou annonce-t-elle la comédie de mœurs et le théâtre bourgeois du xviiie siècle ? Une querelle met aux prises autour 1910 Lintilhac, défenseur de la deuxième hypothèse, et Gustave Lanson, ardent promoteur de la première opinion, inspirée de Sébillet32. Cependant Lintilhac ne résout pas totalement le problème de la place de la moralité. Il la traite donc à la fois dans son tome consacré au théâtre religieux et sérieux et dans son ouvrage exposant le théâtre comique et profane.
Eugène Lintilhac (1904-1910) |
Pièces : mystères, vies de saints |
Pièces : moralités |
Pièces : farces et sotties |
Nouvelle définition |
Sérieux (religieux) |
Sérieux (pas toujours religieux) |
comique |
Intention et réception des pièces au Moyen Âge |
Intention sérieuse et didactique |
Intention sérieuse et didactique |
Intention légère : amuser |
Jugement du critique |
« Grands genres » |
« genre de transition » ou « mixte » |
« Petites pièces » |
24Cette vision est promise à un bel avenir. Gustave Cohen, dans Le Théâtre en France au Moyen Âge33, établit la séparation de la moralité elle-même en deux écritures différentes : « les moralités religieuses » d’une part, qui mettent en scène le salut de l’humanité ; les « moralités profanes », polémiques et parfois politiques d’autre part. Ainsi d’une difficulté critique liée à la méthode de classement, on glisse vers la lecture différentielle. Deux genres naissent d’un seul, ce qui permet de revenir au tableau dichotomique initial de Petit de Julleville.
Gustave Cohen (1928-1931) |
Pièces : mystères, vies de saints, moralités religieuses |
Pièces : farces et sotties, moralités profanes |
Définition |
Religieux/sérieux |
Profane/comique |
Références au ton |
Tragiques |
Comiques |
Intention et réception des pièces au Moyen Âge |
Intention sérieuse et didactique |
Intention légère : amuser |
Position du critique |
« Grands genres » |
« Petites pièces », pour les moralités, « genre tardif » |
25Il faut remarquer que cette évolution, essentielle pour l’histoire de la moralité au xxe siècle, a trouvé un opposant en Émile Picot. Celui-ci, dès 1887 dans sa série d’articles « les moralités polémiques ou la controverse religieuse dans l’ancien théâtre français34 », refuse une différenciation jugée artificielle entre écriture comique et écriture religieuse. Pour Picot, la moralité, dont le but peut être de faire rire, est souvent, au xvie siècle, utilisée comme une arme de propagande dans le conflit entre Catholiques et Protestants. Il souligne que ce type de pièces, malgré un discours généralisant, peut prendre appui dans un contexte d’actualité, contrairement à ce que paraissait penser Petit de Julleville. Il prouve enfin que le lien entre religion et comique, sur le mode notamment satirique, est évident, ce qui engage à lire la moralité polémique non comme un témoignage tardif et négligeable, mais comme une expression essentielle du genre.
26L’histoire de la moralité, entre 1880 et 1930, est donc celle d’une pierre d’achoppement mais aussi de touche. Elle met à l’essai les systèmes et oblige les critiques à divers bricolages, à travers la notion de « transition ». Ces stratégies ne sont pas totalement satisfaisantes, ce qui inspire à d’autres chercheurs diverses tentatives de classement pour ce genre labile : par le jeu des dialogues35, par le caractère des personnages36, etc. De Sébillet à Cohen, la moralité est donc passée d’un statut de pierre fondatrice d’une continuité rêvée de l’histoire du théâtre, entre Antiquité et Renaissance, au rôle de pièce instable, compromettant cette fois un passage que l’on voudrait harmonieux entre le théâtre classique et la modernité. Cette position la prédisposait à devenir un espace de conflits entre les « nouveaux pères » du théâtre médiéval à la fin du xxe siècle.
27Après une longue éclipse, c’est à partir de 1975 que la question de la moralité se présente de nouveau sous la plume des spécialistes de théâtre ancien. Située, comme on l’a vu, au carrefour d’un certain nombre de problèmes, elle n’est pas seulement un catalyseur des ambiguïtés laissées par les pères fondateurs. Son étude provoque des discussions autour de thèmes spécifiques à la nouvelle génération.
28Le renouveau d’intérêt pour ces pièces reflète un changement de mentalités affectant, de nouveau, la lecture de l’allégorie. Après la seconde guerre mondiale et sous l’influence de l’idéologie marxiste, écrivains et critiques des années 60 dirigent leur attention vers l’allégorie et ses potentialités. Ce n’est pas un hasard si ces réflexions se cristallisent en Allemagne, terre de Goethe, où la tradition romantique et les échos de l’histoire contemporaine sont les plus forts. C’est sur les ruines du théâtre aristotélicien et du cadre de pensée romantique que Bertold Brecht fonde un théâtre s’inspirant indirectement des moralités anciennes. C’est en Allemagne qu’au même moment naissent les études fondatrices sur l’allégorie, dont l’ouvrage de Werner Helmich à propos du théâtre français, publié en 1976, est l’une des plus importantes expressions37.
29Ce « retour de la moralité » est particulier. Il ne s’exprime que rarement, depuis les trente dernières années, par de grandes études entièrement consacrées à son fonctionnement, à l’inverse du renouveau dont ont bénéficié la sottie, la farce ou les mystères. Elle forme plutôt un pivot pour trois pistes d’enquête, menées conjointement par divers chercheurs et essentielles pour la constitution de la doxa actuelle : la notion de genre, la méthode contextuelle et l’interprétation de la rhétorique sur scène.
30L’un des premiers des problèmes affrontés par les médiévistes, désormais réunis autour de la Société Internationale pour l’étude du Théâtre Médiéval (SITM), est la notion de genre. Faut-il ouvrir les perspectives génériques jusqu’à leur dissolution, en pensant le genre comme un concept moderne que la transversalité des écritures médiévales met en danger ? Faut-il abandonner le geste classificateur des pères fondateurs ? La question, en 1977, provoque d’âpres discussions, notamment entre J.-C. Aubailly et A. Knight. Ce dernier, dont l’ouvrage Aspects of genre in Late Medieval French Drama est publié en 1983, souligne que la position d’Aubailly, dans Le Monologue, le dialogue et la sottie (1976), se fonde sur un processus implicite de différenciation des genres entre profane et religieux, hérité de Petit de Julleville et de sa relecture par les critiques français des années 1930. De la sorte, l’écriture de la moralité est envisagée, à ses yeux, dans une vision schizophrénique, affectant des lectures d’autre part très innovantes. Pour W. Helmich par exemple, l’essence de la moralité est d’être une pièce religieuse, didactique et morale. Le critique allemand ne cache donc pas que pour lui, son histoire s’infléchit en s’ouvrant aux thèmes profanes, satiriques et politiques38. A. Knight propose a contrario l’idée que le théâtre est composé de genres fort distincts mais dont l’appréciation ne peut être tributaire ni de l’héritage aristotélicien, ni des règles du théâtre classique français. C’est donc en se fondant sur la lexis (manière de parler des personnages), l’opsis (représentation visuelle), l’éthos (la dimension morale ou comique des personnages), le mythos (la fiction représentée, qu’elle s’inspire de l’histoire ou qu’elle soit entièrement inventée) que le genre peut se définir. Il représente cette approche nouvelle par un tableau classificatoire39, que nous simplifions ainsi :

31La séparation de départ entre « genres historiques » et « genres fictifs » repose non sur le mythos mais sur l’éthos des personnages, ce qui implique que le personnage de moralité est toujours mis en scène de façon allégorique, fut-il, comme Triboulet, un personnage historique, point de vue qui a suscité quelques critiques. La réflexion d’Alan Knight, pour essentielle qu’elle soit, n’empêche pas que la question du genre demeure, au début des années 2000, toujours non résolue pour les critiques français. S’il leur est désormais impossible d’user de l’artifice de la transition, ils se montrent encore peu convaincus par ces ouvertures théoriques. Leur embarras s’exprime, dans les introductions d’éditions critiques, par des expressions qui souhaitent rappeler Petit de Julleville sans l’évoquer : « genre mixte », « point d’interférence entre les genres ». On peut se demander si cette question épineuse ne bloque pas aujourd’hui un certain intérêt des critiques face à l’objet peu facilement identifiable qu’est la moralité française.
32Le deuxième problème, qui peut d’ailleurs expliquer cette réticence, s’enracine dans la compréhension de ce qu’Alan Knight nomme le mythos, la fiction représentée, et son rapport problématique au contexte. L’importance de la contextualisation du théâtre est une question ancienne, déjà soulignée par Jean Duvignaud dans sa Sociologie des ombres collectives (1965). Depuis Émile Picot, il est évident que la relation entre moralité et actualité est loin d’être une exception. Or la moralité est censée, de façon générique, aborder une situation historique précise par une mise en scène générale, ce qui pose la question de l’interprétation que le public pouvait faire de ces pièces. La mode des moralités au xvie siècle est clairement liée à leur utilisation dans la propagande contemporaine, en particulier religieuse. Jonathan Beck s’est fait le porte-parole de cette vision « engagée » de la moralité, considérant le discours général des allégories comme une sorte de couverture contre la censure, un appareil stylistique qui laisse s’exprimer le vrai sens des pièces, le discours politique sur une situation d’actualité40. Ce positionnement est un contre-pied volontaire de la doxa héritée des pères fondateurs (et non bouleversée sur ce point par les nouvelles classifications d’A. Knight), pour qui l’intention polémique est soit la marque d’un détournement tardif du genre, soit subordonnée, en tout état de cause, à un message général et moral qui constitue l’horizon d’attente du public. Trois voies de réflexion se dessinent alors, que l’on associe ici par commodité à des critiques les ayant exprimées précocement, mais qui ne se limitent pas à ces « nouveaux pères » :
Werner Helmich (1976) |
Alan Knight (1983) |
Jonathan Beck (1977-1986) |
Moralité : écriture |
Écriture « fictionnelle » donc de sens allégorique ; message général ; lecture générale. |
Écriture allégorique mais cache d’une lecture partiale. |
Rapport à l’actualité : par accident/tardif |
Rapport à l’actualité : fréquent, mais pas central |
Rapport à l’actualité : central, voilé par l’allégorie, artifice rhétorique |
33C’est également dans ce contexte que la critique s’est intéressée, encore trop ponctuellement, à l’extension européenne du genre et aux spécificités nationales qu’une étude plus large permet de cerner. Cette curiosité a surtout été le fait de chercheurs anglo-saxons ou néerlandais, qui ont montré que les « pièces à idées » prennent un sens très différent selon les régions linguistiques comme selon les périodes. Au fil des quelques essais menés à partir du travail pionnier de Robert Potter41, les moralités françaises sont apparues souvent moins proches que l’on ne voudrait le croire du célèbre Everyman d’une part, et des Sinnekens ou Spelen van sinne des Rederijkers néerlandais d’autre part. Mais cette différenciation éclairante ne peut qu’être issue d’un indispensable travail comparatif qui demeure aujourd’hui l’une des plus riches pistes offertes par cette écriture.
34Le troisième axe de questionnement suscité par la moralité est l’étude de leur rhétorique si décriée, en particulier de leur utilisation de l’allégorie. Les ouvrages français récents portant sur le trope sont réticents à intégrer la moralité à cause de son double aspect marginal : marginal dans le temps, puisque les pièces datent souvent du xvie siècle ; marginal dans la littérature, car il s’agit de théâtre, une production statistiquement moins importante que la prose ou la poésie allégorique médiévale. Il est d’autre part intéressant de noter que l’ouvrage fondateur de W. Helmich n’est consacré qu’aux moralités religieuses ; le tome portant sur des pièces où le personnage allégorique quitte son rôle didactique pour affronter d’autres types, aux frontières souvent de la sottie ou de la farce, n’a pas été écrit. Il reste là une sorte de coin obscur qui invite à la réflexion, d’autant plus qu’il permet d’explorer à nouveaux frais l’importante question des relations de ce théâtre avec les narrations contemporaines. Les pistes ouvertes par Joël Blanchard à propos de la pastorale, par Alan Hindley sur les relations au prêche contemporain, par Claude Thiry au sujet des débats narratifs42, sont autant d’incitations à de nouvelles recherches.
35En proposant ce trop rapide parcours à travers l’histoire de la moralité, nous avons été intriguée puis guidée par les nuances contenues dans le terme « invention » que nous lui avions donné pour titre.
36Le travail des pères du théâtre médiéval semble bien avoir été d’inventer, au sens étymologique et religieux du mot, les anciennes écritures dramatiques : travail d’archéologue, commencé alors que ces pièces triomphent encore sur les scènes du temps. Sébillet met à distance les moralités et les critique, tout en y voyant les signes contemporains d’une proximité, plus rêvée que réelle, avec le théâtre antique. C’est cette écriture exemplaire qui fait le lien avec le théâtre du passé. Les Modernes en auront une autre vision : la moralité n’est plus gage de stabilité dans l’histoire littéraire, mais une écriture labile, témoignage d’âges obscurs ignorants de la beauté formelle des tableaux, classements et des histoires du théâtre en plusieurs volumes bien ordonnés. Ni tragédie, ni comédie, tantôt religieuse, tantôt profane, typiquement médiévale ou étonnamment moderne, non seulement elle échappe aux tentatives de classification, mais elle introduit le doute dans le système tout entier.
37Pour la domestiquer, il faut la ré-inventer à travers les mythes dont on dispose. Les Romantiques en font l’incarnation d’un théâtre classique vieilli que l’on rejette. C’est à travers une lecture identique, mais renversée, de l’allégorie que l’on jugera ce théâtre digne d’intérêt après 1960. Quoiqu’il en soit, la moralité brouille les cartes. Face à elle, les tableaux continuent à se dessiner et à se contredire, les positions s’affrontent et se nuancent, le regard du critique s’aiguise. Ce qui caractérise cet objet est sa dérobade. Depuis Petit de Julleville, aucun ouvrage critique n’a tenté d’en faire la synthèse. Marginalité pourtant relative : c’est grâce cet élément perturbateur que les nouvelles histoires du théâtre médiéval, en ce début du xxie siècle, ne s’écrivent pas seulement dans la maturité des réflexions, mais aussi dans l’exaspération et l’angoisse de l’explorateur face à une terra incognita toujours à découvrir.
Notes de bas de page
1 Ch. Darwin, The Descent of Man, Londres, 1871.
2 G. Cohen, Le Théâtre en France au Moyen Âge, 1- Le théâtre religieux ; 2- Le théâtre profane, Paris, 1928-1931, tome II, p. 54.
3 W. Helmich, Moralités françaises : réimpression fac-similé de 22 pièces allégoriques imprimées aux xve et xvie siècles, Genève, Slatkine, 1980, tome I, p. 7. Il dénonce « des considérations d’ordre darwiniste (pour) justifier les oublis » de l’histoire littéraire.
4 Voltaire, Préface de 1738 à l’Enfant Prodigue : « Ce serait surtout aux auteurs dramatiques à nous développer tous ces ressorts, puisque ce sont eux qui les font jouer. Mais ils sont plus occupés de remuer les passions que de les examiner ; ils sont persuadés qu’un sentiment vaut mieux qu’une définition, et je suis trop de leur avis pour mettre un traité de philosophie au devant d’une pièce de théâtre. [...] Les bons ouvrages que nous avons depuis les Corneille, les Molière, les Racine, les Quinault, les Lulli, les Le Brun, me paraissent tous avoir quelque chose de neuf et d’original qui les a sauvés du naufrage. Encore une fois, tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. » On remarquera que Voltaire parle de la comédie du xviiie siècle et que son opinion cherche à défendre la liberté de traitement, hors des canons du classicisme. Ce sont les lecteurs ultérieurs qui ont assimilé « traité de philosophie » avec la dimension abstraite des moralités et interprété la phrase dans un contexte anachronique. Les ouvrages qui citent cette opinion manquent en général de lui donner son origine. La force de la doxa est dans l’imprécision d’une source prestigieuse.
5 L. Dubech, Histoire générale illustrée du théâtre français, Paris, Librairie de France, 1931-1945, 5 vol., tome 1, p. 156. Plus récemment, B. Bowen leur consacre une approche également cavalière dans The Harvard New History of French Literature, publié en 1989 : « They are a literary curiosity rather than well-made plays. », cité par A. Hindley, « Staging the Old French Moralité : the Case of Les Enfants de Maintenant », dans Spectacle in Early Theatre, England and France, Medieval English Theatre, n° 16, 1994, p. 77-90, citation p. 90.
6 W. Helmich et J. Wathelet-Willem, « La moralité, genre dramatique à redécouvrir » dans Le Théâtre au Moyen Âge, G. Muller (éd.), Montréal, Univers, 1981, p. 205-237. Cet article est suivi de trois réflexions par A. Knight, J. Beck et S. Carpenter.
7 En 1910, J. Babelon consacre à cette question une partie de sa thèse inédite de l’École des Chartes, La Moralité de Bien Advisé et Mal Advisé, précédée d’une étude sur les moralités en général. Cf. Positions des thèses de l’École des Chartes, 1910, p. 13-17, qui rend compte particulièrement de ses diverses hypothèses en la matière.
8 Ce point de vue se trouve déjà, parmi beaucoup d’autres, chez J.-P. Jacobsen, Essai sur les origines de la comédie en France au Moyen Âge (Paris, 1910). Il est adopté dans des études récentes, comme celles d’A. Strubel, Grant senefiance a : Allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Champion, 2002, p. 312. Il présente « l’avantÂge » de donner à la moralité une évolution similaire à celle du théâtre médiéval en général, qui se développerait de l’Église à la ville.
9 G. Cohen, Nativités et moralités liégeoises du Moyen Âge publiées avec une introduction et des notes d’après le Manuscrit 617 du Musée Condé à Chantilly (Oise), Bruxelles, Palais des Académies, 2e éd., 1953.
10 Nous renvoyons ici à une étude récente de M. Bouhaïk-Gironès, « Qu’est-ce qu’un texte de théâtre médiéval ? Réflexions autour du Jeu de Pierre de La Broce (xiiie s.) », à paraître dans Mélanges offerts à Alan Hindley. L’auteur, que nous remercions de nous avoir communiqué son travail inédit, y commente la place faite par Marius Sepet au Jeu comme origine de la moralité (M. Sepet, Les Origines catholiques du théâtre moderne, Paris, 1901).
11 Cette période elle-même étant par définition mal délimitée, puisque considérée comme un « entre-deux ».
12 F. & C. Parfaict, Histoire du théâtre francois, 15 volumes, Paris, 1735-1749, reprints Slatkine 1967, tome III, p. 330.
13 Ce choix est critiqué par W. Helmich dans son catalogue de 1981, bien que lui-même ne réintègre pas entièrement les pièces délaissées par Petit de Julleville. W. Helmich exclut aussi certaines œuvres que son prédécesseur avait choisies, car il ne les juge pas assez « dramatiques ». Cf. Moralités françaises, op. cit.
14 Dans le monde anglo-saxon, cet imaginaire est particulièrement net : la moralité représente l’avant-Shakespeare. Barry Unsworth, dans son roman Morality Play (1995), en fait le symbole d’un âge féodal agonisant. Dans un épisode de la série télévisuelle Blackadder I (1982), la parodie sur l’avant-texte shakespearien est double. La ruse du mauvais prince Edmond annonce Hamlet, puisque le théâtre qu’il met en scène doit provoquer la révélation d’un scandale devant la cour ; mais la moralité choisie (The Death of the Scotsman !) est non seulement stupide, mais parfaitement inopérante dans la stratégie politique du héros…
15 Il avait déjà publié auparavant Le Manuscrit La Vallière, fac-similé intégral du manuscrit 24314 de la BnF, Genève, Slatkine Reprints, 1972.
16 Cinquante-neuf pièces chez Petit de Julleville ; soixante-dix-sept chez W. Helmich ; notre proposition, qui tente de croiser les deux listes précédentes, en les complétant par le compte rendu de Claude Thiry et par les éditions et travaux parues depuis 2000, en compte un peu plus de cent dix. Ce corpus, en grande partie inédit à l’âge moderne, sera publié à partir de 2010 sous la direction de A. Hindley, J. Beck et moi-même, aux éditions Classiques Garnier.
17 Cela d’autant plus que l’utilisation que la moralité fait de l’allégorie diffère souvent de l’usage du trope dans les proses du xiiie siècle. Ainsi, même pour les spécialistes de l’allégorie, la théâtralisation qu’en propose la moralité n’est guère satisfaisante. Cf. A. Strubel, op. cit., p. 312-319. Pour les différents usages de l’allégorie dans le théâtre, nous nous permettons de renvoyer à E. Doudet, « Finis allegoriae : un trope problématique sur la scène profane française. Nouveaux questionnements sur l’allégorie au théâtre (xve-xvie siècles) » dans Mainte belle œuvre faicte. Études sur le théâtre médiéval offertes à Graham A. Runnalls, D. Hüe, M. Longtin et L. Muir (éd.), Orléans, 2005, p. 117-144.
18 Exemple de Justice dans Mars et Justice, Deux moralités de la fin du Moyen Âge, édition J.-C. Aubailly & B. Roy, Genève, 1990. Cf. également sur ce problème, J. Koopmans, « Une pièce parodique à trois codes implicites : la moralité de la Condamnation de Banquet de Nicolas de la Chesnaye », dans Fifteenth-Century Studies, 18, 1991, p. 159-175.
19 Ces métaphores font écho au travail de J. Cartwright, « The Morality Play, Dead End or Main Street ? », dans Medieval English Theater, n° 18, 1996, p. 3-14, dont la démarche pour le domaine anglais est proche des questionnements ici abordés.
20 T. Sébillet, Art Poétique François, dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, F. Goyet (éd.), Paris, Livre de Poche, 1990, p. 37-183, citation p. 41.
21 Robert Estienne, Dictionnaire Latinogallicum, 1543 : « Tragoedia : est une sorte d’ancienne moralité… »
22 Ibid, p. 131.
23 Ibid, p. 132-133.
24 Guillaume des Autels, prenant le parti des Anciens en 1551 dans ses attaques contre Louis Meigret, va plus loin : il oppose la moralité française, genre à moderniser mais utile et national, à la cruauté de la tragédie grecque. (G. Des Autels, Réplique de G. Des Autels aux furieuses défenses de L. Meigret, Lyon, 1551, p. 62-65.) Cf. Ch. Mazouer, « La moralité en France au xvie siècle », dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 58, 1996, n° 2, p. 351-365.
25 J. de la Taille, Les Corrivaux, Rouen, 1612, p. 7. Il avait condamné sans appel les genres médiévaux dans son Art de la Tragédie de 1572.
26 J. Seebacher, Introduction à Notre-Dame de Paris, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 1070 et suivantes.
27 Sur l’utilisation du personnÂge de Gringore/Gringoire chez Hugo et Banville, notamment en référence à la figure absente de Villon, autre metteur en scène de théâtre, nous nous permettons de renvoyer à E. Doudet, « Villon et les Rhétoriqueurs : mythologie comparée de l’automne du Moyen Âge », dans Villon, myhe et poésie, M. Freeman, J. Dufournet et J. Dérens (éd.), à paraître.
28 V. Hugo, Ibid, chapitre I, p. 27-28.
29 Ce changement de mentalité est particulièrement illustré par les Maximes et Réflexions de Goethe : « Es ist eine groBer Unterschied, ob der Dichter zum Allegemeinen das Besondere sucht oder im Besonderen das Allegemeinen schaut. Aus jener Art entsteht Allegorie, wo das Besondere nur als Beispiel, als Exempel des Allegemeinen gilt ; die letztere aber spricht ein Besonderes aus, ohne ans Allegemeine zu denken oder darauf hinzuweisen. » Cf. J. W. Goethe, Sàmtliche Werke nach Epochen seines Schaffens, G. Fink (éd.), Munich, 1991, tome XVII, p. 904.
30 L. Petit de Julleville, Histoire du théâtre en France. Les Mystères, I & II, Paris, 1880 ; Les Comédiens en France au Moyen Âge, 1885 ; La comédie et les mœurs en France au Moyen Âge, 1886 ; Histoire du théâtre en France : répertoire du théâtre comique en France au Moyen Âge, 1886.
31 E. Lintilhac, Histoire générale du théâtre en France, 5 volumes, Paris, 1904-1911.
32 La position de G. Lanson est pour la première fois exposée dans son article « Études sur les origines de la tragédie classique en France. Comment s’est opérée la substitution de la tragédie aux mystères et moralités », dans Revue d’histoire littéraire de la France, 1903, p. 177-231, 413-436. Mais la parution de l’ouvrage de Lintilhac relance le débat.
33 G. Cohen, Le Théâtre en France au Moyen Âge, 1- Le théâtre religieux ; 2- Le théâtre profane, Paris, 1928-1931.
34 E. Picot, « Les moralités polémiques ou la controverse religieuse dans l’ancien théâtre français », dans Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 1887, repris en un volume, Paris, 1960.
35 J. Batany, « Pour une approche pragmatique des moralités », dans Le Théâtre et la Cité dans l’Europe Médiévale, J.-C. Aubailly (éd.), Fifteenth Century Studies, 1988, p. 163-175.
36 R. Lebègue, Études sur le théâtre français — Moyen Âge, Renaissance, Baroque, Paris, 1977, p. 75 et suivantes.
37 W. Helmich, Die Allegorie im Franzoösischen Theater des 15. und 16. Jahrhunderts, Tübingen, 1976, complété par « Allegorie und Geschichte : Literarästhetische Implikationen von sozialkritik, Propaganda und Panegyrik », dans Formen and Funktionen der Allegorie, Stuttgart, 1980, p. 277-292.
38 Il parle de « déchéance » dans l’une de ses introductions aux fac-similés ; Moralités françaises, op. cit, tome III, p. 8.
39 A. Knight, « La farce et la moralité : deux genres distincts », dans Le Théâtre au Moyen Âge, op. cit, p. 239-251, tableau p. 243.
40 Parmi ses premières prises de position en ce sens, J. Beck, « Ideological Drama in the 15th Century France » dans Fifteenth Century Studies, t. 1, 1978, p. 1-14, ainsi que son intervention en 1977 dans Le Théâtre au Moyen Âge, op. cit. Cf. également l’introduction à son a, Six moralités polémiques du recueil La Vallière, Genève, Slatkine, 1986.
41 R. Potter, The English Morality Play : Origins, History, and Influence of a Dramatic Tradition, Londres, Routledge, 1975. C’est une session du Congrès de Kalamazoo qui est à l’origine des études croisées recueillies par D. Gilman dans Everyman & Compagny, Essay on the Theme and Structure of the European Moral Play, New York, 1989.
42 J. Blanchard, « La moralité juge du pouvoir », Romania, 109, 1988, p. 353-377 ; A. Hindley, « Preachnig and plays : the Sermon and the Late Medieval French Moralités », Le Moyen Français, 42, 1998, p. 71-85 ; C. Thiry, « Débats et moralités dans la littérature française du xve siècle : intersection et interaction du narratif et du dramatique » dans La langue, le texte, le jeu. Perspectives sur le théâtre médiéval, Montréal, 1986, p. 203-244.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007