Illustrer J. M. G. Le Clézio
p. 219-230
Texte intégral
Portrait de l’œuvre en archipel
1Tout corpus d’auteur, régulièrement, se donne à voir en forme d’archipel. Ensemble de créations qui, de prime abord, se laissent percevoir comme autant d’îlots distincts dans leur tracé et leur découpe, mais qui, pourtant, partagent un contexte commun et construisent un panorama irréductible à tout autre. Or les lecteurs familiers de ces lieux le savent : entre ces isolats, des flux, des vents, des courants, des passages, des tensions, des luminosités se trament et les relient, les animent d’une force singulière.
2À n’en pas douter, au sein de l’univers mis au monde par le dessinateur Edmond Baudoin, les références à Jean-Marie Le Clézio et à son œuvre constituent un de ces réticules parmi les plus significatifs. Au cours d’entretiens et d’entrevues multiples, Edmond Baudoin a déjà offert plusieurs fragments des assises biographiques de ses liens avec l’auteur maintenant nobélisé1. Relevant tous deux de la même urbanité niçoise, ils se seront côtoyés dans le cadre des activités de la jeune troupe Le théâtre hors les murs. Plus tard, l’amitié de leurs fillettes qui fréquentaient la même école les rapprochera encore davantage. Force leur sera alors de constater les multiples points d’intersection communs, autant dans leur rapport à la topographie environnante2 que dans le plus familier : Edmond Baudoin n’occupait-il alors un logement dans la bâtisse qui fût la maison d’enfance de Le Clézio ?
3Ces affinités circonstancielles s’étendront jusqu’aux réseaux personnels d’Edmond Baudoin. La Diagonale des jours3, par exemple, rassemble la correspondance dessinée qu’il a entretenue avec Tanguy Dohollau, lui-même un familier de l’œuvre de Le Clézio sur laquelle il organisa d’ailleurs une exposition à Châteaulin et en conçut le catalogue4. Dernièrement encore5, le lecteur de Baudoin pouvait apprendre que le personnage de Neige qui traverse discrètement plusieurs de ses récits6 se nourrissait bien d’une personne réelle et que leur rencontre est motivée en partie par l’écrivain niçois : « Je me dis, ce mec, il a connu Le Clézio, il doit savoir quelque chose de plus que nous7. » Par la suite, Neige initiera une carrière universitaire en entamant une maîtrise sur l’œuvre de Le Clézio.
4En attendant que se réalise un jour ce projet, naguère évoqué, d’un livre à quatre mains8, l’attestation la plus probante de la rencontre de ces deux trajectoires d’auteurs demeure sans nul doute le travail d’illustration du Procès-verbal réalisé par Edmond Baudoin pour les éditions Futuropolis-Gallimard9. Mais, en réalité, cette publication n’en constitue ni la seule ni la première trace au sein de la production du dessinateur.
5Dans sa préface à Un Flip Coca10, Jean-Marie Le Clézio soulignait la complicité et les univers partagés avec Edmond Baudoin. Il y rendait hommage à sa « façon de conter, de nous inviter à suivre les rêves, les chansons, de nous faire entrer dans le cercle ». Expression heureuse qui ne doit rien au hasard puisque c’est bien dans La Ronde et autres faits divers11 que prend directement sa source un des fils de trame d’Un Flip Coca. Le récit, tragiquement discret et muet d’un viol collectif qui, le temps de quelques planches12, se propose en contrepoint sensible, reprend l’essentiel des motifs de « Ariane », une des nouvelles de Le Clézio. C’est encore les mêmes éléments narratifs qui repris, développés et insérés dans un nouveau contexte, donneront « Quartiers nord », un des récits d’une trentaine de planches de Salade niçoise13, recueil d’histoires produites initialement pour le public japonais.
6Mais c’est davantage dans Le Premier Voyage14 que le lecteur retrouvera le plus explicitement les véritables amorces du dialogue qui, peu après, s’instaurera entre les deux auteurs autour du Procès-verbal. Ce récit de 44 planches vit le jour en 1987, deux ans avant son travail sur le Procès-verbal. « Pourtant, reconnaît Edmond Baudoin, c’est évident, ils partagent une même sensibilité15. » Et, en effet, au-delà de la singularité de ces deux récits, les affinités qu’entretient Le Premier Voyage avec Le Procès-verbal se laissent bel et bien percevoir à plusieurs niveaux. En s’attachant à la description d’une journée qui voit un homme quitter le foyer familial comme à l’accoutumée mais sans se rendre à son travail, Le Premier Voyage partage nombre des thématiques qui traversaient Le Procès-verbal. Ce « pas de côté » en forme d’école buissonnière s’accompagne peu à peu de l’expérience d’une nouvelle vision des choses, d’un retrait de la fourmilière des rythmes trop prévisibles, d’une perception aiguë des sensations, d’une expérience renouvelée des impressions, du sentiment de fusion aux êtres et aux éléments avec, pour conséquence, à la fois le besoin de partager ces fulgurances et l’incommunicabilité dans laquelle elles l’isolent. Quelques-unes des péripéties et des motifs qui organisent cette description de l’expérience de l’appréhension du monde et de sa réalité ne sont d’ailleurs pas sans évoquer le célèbre Prix Renaudot. Ici également c’est une ville méditerranéenne surplombée par une colline en forme de parc qui s’offre pour cadre. Ici encore on assiste à des scènes familières au lecteur de Le Clézio : le sentiment de grande proximité mentale avec un chien, la sensation de fusion entre pierres, air et eau, la projection dans un accident ou des situations dans lesquelles le langage se fait davantage obstacle que médium. Il ne faudrait certes pas lire Le Premier Voyage comme une transposition inspirée du roman de Le Clézio mais, par contre, il est pertinent de repérer en quoi le développement d’une sensibilité commune a stimulé Edmond Baudoin à se doter de moyens expressifs qui, ultérieurement, seront à même de rendre compte de l’univers du Procès-verbal. Les déambulations urbaines du personnage de Mathieu dans Le Premier Voyage se donnent bien évidemment à lire comme la métaphore des errances introspectives qui l’assaillent. Mais comment, dans un cadre narratif, rendre compte graphiquement de telle intériorisation ? Dire la différence, c’est aussi dire différemment. Singulier défi qui poussera l’auteur à oser cette figure de la « tête ouverte » qui aura fait couler beaucoup d’encre depuis. Tout au long de l’album, le tracé du visage du personnage central ne se laisse clore dans sa partie supérieure. La frontière entre le lieu de la pensée et le monde extérieur s’en trouve troublée. Le Premier Voyage témoigne de l’exploration des multiples potentialités expressives de ce hiatus pour rendre compte de la façon dont la réalité est perçue ou, littéralement, fait impression. L’espace tremblé ainsi exposé donne parfois à lire directement le contenu des pensées, que ce soit par la représentation en image de ce à quoi il pense ou encore par la reproduction scripturale des bribes de conversations qui l’entourent ou remémorées. À d’autres occasions, le procédé donne lieu à des constructions métaphoriques qui rendent particulièrement bien compte de ce rapprochement fusionnel avec les êtres et les choses que vit le personnage : il ne pense pas au chien errant, il « pense chien », en posture du chien. Cette tête peut également s’ouvrir à l’environnement immédiat et la confrontation de deux styles graphiques aux degrés de précision distincts sur un même motif permettra alors de notifier subtilement la focalisation de sa présence au monde, là où « le regard est un magicien » et, comment, « regardant mieux16 », il permet d’accéder au « réel de la réalité ». À telle enseigne, Mathieu et Adam Pollo affichent quelques affinités (fig. 1).

Figure 1. E. Baudoin, Le Procès-verbal de J. M. G. Le Clézio, op. cit., p. 115.
De l’illustration comme herméneutique
7Le propre du travail de l’illustration ne relève pas tant de la mise en images que de la mise en lumière. La banalité de ce rappel étymologique pointe le véritable défi de l’illustration qui ne peut se réduire à une simple « traduction imagée », mais doit procéder préalablement d’une véritable « lecture ».
8Une lecture en forme d’appropriation à partir de laquelle l’illustrateur entame un véritable dialogue avec le récit-mère, afin d’endosser les enjeux nodaux du texte et d’en exhausser des liens moins explicites, de proposer des rapports de sens. Son travail de « lecture graphique » prend dès lors valeur herméneutique. Le Procès-verbal proposé par les éditions Futuropolis est sans conteste un des modèles du genre et, à ce titre, son travail mérite d’être exposé, ne fût-ce que dans ses grandes lignes.
9Ce qui y frappe d’emblée le lecteur est avant tout l’ampleur du travail d’illustration. Les 185 pages de cette édition qui comprennent le texte intégral du roman, proposent également plus de 200 illustrations. Outre l’importance du nombre, c’est l’étonnante variété de leurs caractéristiques qui retient l’attention. Ainsi, la taille de ces images adopte pas moins d’une dizaine de formats distincts s’échelonnant du huitième de page à la double page. De même, leur cohabitation dans l’espace paginal semble adopter toutes les combinaisons possibles. En outre, nombre d’entre elles affichent des motifs pourtant absents du texte ! La lecture de l’ouvrage laisse cependant percevoir que certains choix précis gouvernent non seulement les rapports entre le registre graphique et le registre scriptural mais aussi l’organisation des vignettes entre elles.
10Un choix de ponctuation d’abord. Les critiques ont régulièrement souligné l’attention apportée par Le Clézio à la ponctuation au sein de son manuscrit. Surabondante, « mal placée », elle scande le rythme de lecture de manière inhabituelle17. De toute évidence, cette singularité n’a pas échappé à Edmond Baudoin qui, au sein de la version illustrée, a pris le parti d’installer une véritable ponctuation au niveau de la composition, largement panoptique, des pages en vis-à-vis. On le sait, l’appréhension visuelle de l’objet-livre se réalise en priorité au niveau de la double page. Le découpage de l’ouvrage illustré a été soigneusement pensé et conçu pour épouser le rythme des pages à tourner. Ainsi, chaque double page s’achève sur une scansion naturelle du texte de base : dans la grande majorité des cas ce sera le point de fin de phrase et, dans les autres cas, les doubles points, plus rarement la virgule. Ce souci de scansion ne repose pas uniquement sur la partie rédactionnelle et gère l’ensemble de la composition de ces pages en vis-à-vis. Cette unité de la double-page s’impose naturellement avec les illustrations débordant le cadre de la simple page et, a fortiori, avec les quelques illustrations en double-page. Mais, fort d’un ancien emploi de maquettiste pour la presse, Edmond Baudoin organise tout aussi soigneusement les rapports entre les matériaux graphiques et scripturaux pour maintenir ce rythme recherché. Plusieurs régularités dans la composition paginale relèvent de ce choix et viennent ponctuer le parcours du lecteur. Ainsi, les images de taille restreinte se superposent régulièrement en colonnes et celles-ci peuvent « encadrer » la portion textuelle de ces deux pages sur ses marges extérieures ou, à l’inverse, se faire encadrer par les colonnes de texte. Ailleurs, les images construisent un encadrement (partiel) du pavé textuel que ce soit en forme de « U » ou de « L » alors que d’autres s’ouvrent et se clôturent sur des illustrations qui y jouent un rôle semblable aux parenthèses. D’autres cas de figures peuvent encore se repérer : dans le cas de certaines doubles-pages la disposition même des vignettes instaure des « rimes » symétriques ou inversées18.
11Le recours privilégié à la séquence imagée constitue sans conteste une autre caractéristique importante du travail d’Edmond Baudoin sur Le Procès-verbal. En effet, contrairement à l’usage courant, les illustrations ne s’y présentent pas comme des figurations relativement autonomes les unes des autres et insérées à intervalles réguliers dans le cours du récit. Au contraire, près de 85 % d’entre elles s’inscrivent en fait au sein de courtes séquences imagées. Privilégier la suite séquentielle à l’image isolée ne relève plus tant d’une simple logique d’insertion mais davantage d’un « tressage » plus complexe entre les deux registres expressifs. De taille largement variable (entre 2 et 17 images), ces séquences relèvent de divers types d’enchaînement. De manière assez prévisible, le plus fréquent est régi par la description du déroulement d’une action (allumer une cigarette, la visite du zoo) ou d’une scène (présentation des divers témoins d’un drame, multiplication des détails de piétons) (fig. 2). Par contre, d’autres suites imagées semblent bien s’organiser davantage sur la base de rapports purement associatifs liés à la forme (glissements formels) ou au contenu (associations mentales). Il est significatif de noter que certaines des séquences ne sont pas directement ancrées dans la diégèse du roman ou insèrent des motifs étrangers à celle-ci19. Elles se laissent donc largement percevoir dans un rapport métaphorique au texte original. De même, il n’est pas rare de rencontrer des séquences d’ordre descriptif se clore sur un enchaînement de type métaphorique20 ou, à l’inverse, une séquence de statut métaphorique aboutir sur un ancrage concret de la diégèse romanesque21. Certaines de ces interventions débordent parfois de leur cadre ponctuel et se rapprochent de la métaphore filée. Ainsi en va-t-il du masque dont le dessinateur affuble Adam Pollo dans la séquence de la mort du rat, que l’on retrouvera dans la première image de son internement et dont on suivra la trace jusque dans le travail d’illustration d’Harrouda, roman de Ben Jelloun22. Ce sera essentiellement par le recours régulier à de telles séquences d’enchaînements associatifs et à la construction métaphorique que le dessinateur va tenter de rendre compte des méandres de l’introspection du personnage ou, plus exactement, de l’apparente perte de contrôle d’Adam Pollo sur cette activité, la succession d’impressions dont il est littéralement l’objet, le dérèglement des sens et le sentiment de fusion au monde.

Figure 2. E. Baudoin, Le Procès-verbal de J. M. G. Le Clézio, op. cit., p. 28.
12Non seulement de telles interventions nous font pénétrer de plain-pied dans la perception lectoriale de l’illustrateur, mais elles le conduisent à explorer les modalités expressives propres au matériau graphique. Investigations créatrices qui nous valent certaines des expressions plastiques les plus réussies de cette quête fusionnelle au centre du roman dont témoignent ces représentations de « l’homme-rocher » ou de « l’homme-chien23 » (fig. 3). À cette occasion, l’auteur pourra s’appuyer à plusieurs reprises sur le motif de « la tête ouverte » initié à l’occasion de ce Premier Voyage à la thématique si proche.
13Mais, un des choix les plus déterminants à la base de ce travail d’illustration demeure sans doute la volonté de souligner l’articulation centrale de l’œuvre et de mettre en place de véritables « régimes illustratifs » différenciés permettant de rendre compte de la dynamique respective des principales composantes du récit. Le Procès-verbal se construit en effet essentiellement autour de deux parties se démarquant l’une de l’autre, non seulement au niveau événementiel (la déambulation, l’enfermement), mais également au niveau des modalités narratives.

Figure 3. E. Baudoin, Le Procès-verbal de J. M. G. Le Clézio, op. cit., p. 44-45 (extraits).
14Au sein de la version illustrée par Baudoin, la singularité de cette composition se voit soigneusement balisée. La composition des images qui président à l’amorce de chacune des deux parties propose un écho graphique à la fois symétrique et inversé. Ces deux dessins en pleine page, occupent respectivement un feuillet pair et un feuillet impair et peuvent virtuellement se visualiser en « effet miroir » : dans les deux, le personnage est saisi de dos, dans un cadrage semblable, assis à l’intérieur d’un bâtiment, devant une fenêtre grande ouverte, face au soleil. Par contre, certaines orientations dans la composition (les diagonales) s’inversent et certains motifs se démarquent significativement (la grille du balcon est devenue grillage d’incarcération).
15Dans le roman, la césure importante entre les deux grandes sections qui le composent était annoncée par diverses marques. Le phrasé se délitait progressivement, le débit hésitait, des extraits se voyaient biffés à même le texte, des propos n’aboutissaient pas, d’autres résultaient de collages multiples, des espaces blancs trahissaient des pertes. Dans le travail de Baudoin, cette rupture centrale qui traverse le roman est introduite par une sorte de transgression graphique : le dessin se met littéralement à contaminer le caractère typographique du texte. Dans une suite d’images, une masse indistincte de personnages anonymes se profile, se développe, croît encore, puis commence à être perturbée dans son tracé, devenant de moins en moins discernables, de plus en plus proches du graffiti, au moment précis où, sur la page jumelle, le pinceau intervient dans le texte, prend en charge le tracé des lettres jusque-là mécanographiquement imprimées24. Jean-Marie Le Clézio stigmatisait ce basculement de régime en insérant à la jonction même des deux parties, la reproduction de pseudo fragments de journaux imprimés, sorte de « hors-texte » issu d’un matériau autre. C’est donc, en toute logique par le recours à un mode d’expression autre que ce rôle est renforcé ici, soit la présentation de quatre pages exclusivement dessinées sur le régime de la bande dessinée traditionnelle25.
16Dans le cadre de la seconde partie du récit, Edmond Baudoin renonce à décrire la scène proprement dite (largement constituée d’entretiens de diagnostique psychiatrique). Et, lorsqu’Adam Pollo tente de s’expliquer dans un langage qui lui résiste, lorsque ses interlocuteurs cherchent à comprendre à travers leur nosographie inappropriée, l’illustrateur déploiera à notre intention les ressources expressives du dispositif graphique.
17Dorénavant l’illustration semble s’écarter de l’exubérante variété qui la caractérisait jusque-là et afficher une régularité à laquelle elle n’avait guère habitué le lecteur. Cette constance repose essentiellement sur les deux séquences d’images les plus fournies du volume. Deux séquences que tout semble opposer mais dont l’articulation s’avère riche.
18Sur les pages de gauche, toujours sur le même site, de taille identique, dans une perspective fixe et n’alternant que deux cadrages différents, une première série de vignettes présente un même personnage, sans grand décor, dans une pose identique26. La séquence reproduit les différentes phases du geste de fumer tout en procédant peu à peu à l’élision des traits du visage. La régularité de la construction de cette séquence est telle qu’elle autorise une lecture selon le dispositif du flip-book. Sur les pages de droite, par contre, des vignettes de grands formats présentent des paysages, sans personnage et avec de moins en moins de traces civilisées mais curieusement absents du texte original. On l’aura noté : la régularité figée de ce dispositif épouse efficacement la prévisibilité qui risque désormais d’encadrer le quotidien de cet homme interné. La juxtaposition parallèle de ces deux séries pose en tension l’immobilisme de l’enfermement et la liberté de l’esprit, posture de l’interné en « nomade immobile27 ».
19Mais, à ce stade, il n’est pas innocent de constater que la série des paysages n’est en rien aléatoire. Ces vues correspondent à un choix précis. Elles s’organisent en séquence descriptive et vectorisée puisqu’elles empruntent le chemin reliant Eze-village à Eze-sur-mer. Et cet itinéraire, c’est celui qu’empruntait régulièrement Nietzsche, et où, dit-on, lui serait venue l’idée d’un Zarathoustra descendant de la montagne28. Le rapprochement de l’œuvre du philosophe et du roman n’est pas sans offrir un éclairage nouveau. En effet, à sa parution le Procès-verbal a été régulièrement comparé à L’Étranger de Camus et à La Nausée de Sartre pour leur commune perspective initiatique. Néanmoins le premier roman de Le Clézio affichait sa singularité notamment dans la dimension visionnaire ou prophétique attachée au personnage d’Adam Pollo. Cette dimension, dorénavant reconnue des principaux commentateurs29, constitue même, pour Ook Chung, une des principales lignes de forces qui traversent les premiers écrits de l’auteur niçois, circonscrivant un véritable « cycle prophétique30 ». On le voit, à elle seule, cette décision pourrait cristalliser la portée d’une véritable visée illustrative : dans l’espace autorisé par les données diégétiques (cette errance mentale n’est pas invraisemblable avec ce qui nous est dit du personnage), forte d’une appropriation personnalisée (Le Clézio connaissait ce chemin, nous dit Baudoin), elle supporte une lecture singulière du texte.
De l’illustrateur comme lecteur emblématique
20Dans sa lumineuse « lecture » du tableau de Chardin Un Philosophe occupé à sa lecture, le philosophe Georges Steiner soulignait naguère comment « Le vrai lecteur entretient avec le livre une relation créatrice […] La plume d’oie cristallise l’obligation première de réponse. Elle définit la lecture comme une action. Bien lire, c’est répondre au texte, […] c’est s’engager dans une relation de réciprocité comptable avec le texte, […] s’embarquer dans un échange total31. » En définitive, lire c’est écrire. À ce titre, le projet de l’illustration constitue sans doute une des figures emblématiques du lecteur.
21Toute entreprise d’illustration du Procès-verbal se confronte inévitablement à des défis d’envergure. Avant tout, comment rendre compte graphiquement d’un récit reposant amplement sur l’introspection, le monologue, la succession de sensations et la perception « exstatique » de fulgurances fusionnelles qui ne renvoient justement pas à des référents préexistants ? Les modalités expressives elles-mêmes constituent un autre enjeu de taille. Faut-il le rappeler : Le Procès-verbal s’offre aussi à lire comme un « procès du verbal32 ». Les tentatives inabouties du personnage à rendre compte de son expérience au travers d’un langage qui se délite peu à peu trouvent écho dans la composition même du texte romanesque, depuis sa scansion singulière, ses collages, ses blancs, ses matériaux hétérogènes. La nature spécifique du propos aura conduit le romancier à investir singulièrement les différents niveaux de l’expression, travailler et bousculer les codes usuels, du simple niveau de la ponctuation jusqu’à la cohabitation de matériau de natures hétérogènes. Ce questionnement sur les limites du code et du médium qui le supporte peut-il survivre au transfert d’un registre expressif à un autre ? Si l’ouvrage de la collection Gallimard-Futuropolis relève d’une incontestable réussite, il ne le doit pas uniquement à la dextérité du trait illustratif mais, justement, à la réponse heureuse aux défis posés. Nous assistons à une véritable exploration des ressources et à un renouvellement des procédés graphiques dans la construction de représentations métaphoriques. De plus, rarement, le dispositif expressif lui-même a-t-il été l’objet d’une telle attention. Le soin mis à la scansion du parcours de lecture, à la composition de l’espace paginal, à la confrontation et à l’articulation des registres expressifs (du linguistique et de l’iconique mais aussi du scriptural et du mécanographique) en témoignent. Telle entreprise relève sans conteste d’un véritable dialogue d’auteurs, un dialogue avec le récit-mère, un dialogue investi jusque dans les moindres détails et dont nous n’avons pu donner ici qu’un rapide aperçu. Un dialogue intelligent et créatif qui, dans la tradition rappelée par Steiner, s’offre avant tout comme une précieuse leçon de lecture.
Notes de bas de page
1 Voir, notamment, Ph. Sohet, Entretiens avec Edmond Baudoin, Saint-Egrève, Mosquito, 2001 et I. Roussel-Gillet, « Dialogue avec Edmond Baudoin » in I. Roussel-Gillet et M. Salles (dir.), « À propos de Nice », Les Cahiers J. M. G. Le Clézio, n° 1, 2008, p. 47-60.
2 Évoquant une avancée rocheuse en bord de mer, Baudoin mentionne ainsi « Jean-Marie Le Clézio avait mon âge. Il venait là aussi. Je ne l’ai su que plus tard. Peut-être écrivait-il déjà les notes du Procès-verbal. » « 142 04 06 088 198 », in L’Argent roi, Paris, éd. Autrement, coll. Histoires graphiques, 1994, non paginé.
3 E. Baudoin et T. Dohollau, La Diagonale des jours, Rennes, éd. Apogée, 1995.
4 T. Dohollau (dir.), J. M. G. Le Clézio. L’Or des mots, Châteaulin, éd. Bibliothèque municipale de Châteaulin, 1990.
5 E. Baudoin, Amatlan, Paris, L’Association, 2009.
6 Notamment Véro, Éditions Autrement, « Histoires graphiques », Paris, 1999 et Les Essuie-glaces, Dupuis, « Aire Libre », Paris, 2006.
7 E. Baudoin, Amatlan op. cit., planche 38.
8 Sur ce point, voir Ph. Sohet, Entretiens avec Baudoin, op. cit., p. 22 et I. Roussel-Gillet, « Dialogue avec Edmond Baudoin », op. cit., p. 57-58.
9 E. Baudoin, Le Procès-verbal de J. M. G. Le Clézio, Paris, Gallimard-Futuropolis, 1989.
10 E. Baudoin, Un Flip Coca, Futuropolis, Paris, 1984.
11 J. M. G. Le Clézio, « Ariane », dans La Ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, Folio 2148, 1982, p. 87-105.
12 E. Baudoin, Un Flip Coca, op. cit., pl. 7-11.
13 E. Baudoin, Salade niçoise, Paris, L’Association, « Ciboulette », 1999.
14 E. Baudoin, Le Premier Voyage, Futuropolis, Paris, 1987.
15 Ph. Sohet, Entretiens avec Edmond Baudoin, op. cit., p. 66.
16 E. Baudoin, Le Premier voyage, op. cit., planche 24 et planche 9.
17 Si on en croit Allan Argoul, la ponctuation du Procès-verbal serait adaptée « au rythme du souffle : la plupart des fragments de phrases sont des moitiés d’alexandrins ». A. Argoul, « Le Clézio – Le Procès-verbal », http://argoul.blog.lemonde.fr/2009/03/19/le-clezio-le-proces-verbal.
18 Mentionnons, pour l’exemple, les pages 10-11 (encadrement par les colonnes), 32-33 (encadrement par le texte), 24-25 (encadrement en « U »), 58-59 (encadrement en « L »), 18-19 (fonction de parenthèses), 124-125 (rimes symétriques) 7-8 (rimes inversées).
19 Notamment la longue séquence de la course et de la chute de cet homme (p. 148-151) et la suite de paysages (p. 155-185).
20 Ainsi en va-t-il, par exemple, de la séquence de la chute d’une cigarette qui se transforme en chute du personnage (p. 27-29).
21 Comme la séquence de la chasse « de la pure colombe » absente du texte mais qui s’achève sur le corps de la jeune violée (p. 22-25).
22 Ou, encore, de la présence insistante (p. 9-11, 108, 120) du motif de la sauterelle – absent du roman – pour figurer l’état de chaleur intense et qui en viendra à indexer le roman lui-même dans un autre récit déjà mentionné. (E. Baudoin, « 142 04 06 088 198 », op. cit.)
23 Par exemple aux pages 44-45 et 57. On appréciera la précision de la séquence créée autour du motif de l’homme-rocher, dans laquelle le visage du personnage, lentement, se tourne pour venir reposer sereinement dans la mer.
24 On retrace cette séquence entre la page 136 à la page 142.
25 Pas vraiment traditionnelle, à vrai dire, puisque ici la lecture ne se module pas page par page mais se profile sur deux bandeaux qui traversent les pages en vis-à-vis. Ce détail ne fait que conforter cette volonté déjà mentionnée de favoriser l’unité panoptique de la présentation. Par ailleurs, cette mise en scène de la course d’un personnage et de sa chute épouse évidemment avec bonheur le propos des deux parties (déambulation/ internement).
26 Posture que le dessinateur rapproche de celle de J. M. G. Le Clézio lors de leurs premiers contacts (I. Roussel-Gillet, « Dialogue avec Edmond Baudoin », op. cit., p. 49).
27 Pour reprendre le sous-titre heureux de l’essai que Gérard de Cortanze consacre à Le Clézio.
28 En entrevue, Edmond Baudoin décrira d’ailleurs le contexte de réalisation de ces dessins, volontairement très exigeant pour se rapprocher de l’état d’esprit d’Adam Pollo (Ph. Sohet, Entretiens avec Edmond Baudoin, op. cit., p. 68-69).
29 Ainsi la présentation (non signée) du Procès-verbal dans la collection Folio (édition 1996) affirme bien que Adam « descend dans le monde comme un prophète ». Allan Argoul évoque, lui, « La tentation du prophète, méditant sur les bêtes avant d’aller prêcher aux hommes », « Le Clézio – Le Procès-verbal », op. cit., p. 1.
30 O. Chung, « L’Adresse prophétique dans Le Procès-Verbal » dans Le Clézio une écriture prophétique, Paris, Imago, 2001, p. 32-76.
31 Georges Steiner, « Le lecteur peu commun », Passions impunies, Paris, Folio essais, n° 385, 1997, p. 11-36.
32 Sur cet aspect : A. Le Milinaire « Procès-verbal du Procès-verbal » dans J. M. G. Le Clézio, l’or des mots, catalogue, Tanguy Dohollau (dir.), Châteaulin, éd. Bibliothèque municipale de Châteaulin, 1990, p. 18-22, ou A. S. Kerckhoee, « Le Jeu de la signification dans Le Procès-verbal de J. M. G. Le Clézio », in Protée, n° 20-2, printemps 1992, p. 97-103.
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