Chapitre XXIII. La bohème sympathique
p. 323-334
Texte intégral
1Au début des années 1890, l’hebdomadaire montréalais Le Monde illustré fait paraître une série de chroniques intitulées « Échos de la bohème canadienne », signées Rodolphe Chevrier. L’auteur n’est ni un journaliste ni un écrivain : c’est un étudiant canadien-français qui étudie la médecine à Paris. Il est vrai qu’il est aussi l’auteur d’un recueil de poésie intitulé Tendres choses, paru en 1892 à Montréal chez l’imprimeur J.-P. Bédard. Mais il nous prévient, dans sa préface, que c’est son premier et dernier livre : « Demain, écrit-il, j’aurai dit adieu à la littérature, voué que je serai tout entier à la pratique de la profession qui me réclame. » L’histoire littéraire lui en sait gré, si l’on en juge par un sonnet intitulé « La bohémienne1 ». Dans ses « Échos de la bohème canadienne », Rodolphe Chevrier parle avec beaucoup d’enthousiasme des Canadiens à Paris et forment une sorte de bohème. La bohème canadienne, dit-il, ressemble assez peu à l’autre bohème, celle de Murger, dont il se moque. Il appelle les « anciens Bohémiens » ces artistes miséreux et autres « littérateurs à la dèche » qui « portaient les cheveux longs, coiffaient des chapeaux à larges bords, ne faisaient qu’un repas par jour, et ne craignaient que deux choses : l’ennui et le jour d’échéance2 ». La bohème canadienne, elle, travaille, étudie et se cultive. Et dans la bonne humeur de surcroît, car elle est consciente du privilège qui lui échoit, comme il l’explique à ses concitoyens :
La Bohème a de longs jours devant elle parce qu’il y a une vérité maintenant ancrée aux cœurs et aux moelles de ceux qui se destinent aux arts ou à la médecine, c’est la nécessité d’un voyage en Europe afin de donner à nos aptitudes et connaissances un vernis qui manque chez nous. Et tant que ce perfectionnement-là ne sera pas acquis, tant que la sculpture et la peinture seront tout à fait négligées au point de vue de l’enseignement, tant que les études médicales languiront, arrêtées qu’elles sont par des questions d’entente et d’argent, il y aura ici une Bohème active, joyeuse et peuplée comme elle l’est aujourd’hui3.
2Le terme « bohème », pour un jeune Canadien français de l’époque, est un mot vaguement exotique qui relève du cliché poético-touristique, mais c’est aussi beaucoup plus que cela : c’est le vernis qui nous manque, à nous, Canadiens, et que nous découvrons avec infiniment de curiosité en faisant le voyage en Europe. On trouve le même enthousiasme chez un écrivain canadien-français autrement plus important que Rodolphe Chevrier, l’essayiste Edmond de Nevers qui fait paraître en 1896 à Paris L’Avenir du peuple canadien-français. Il s’agit d’un des ouvrages les plus originaux et les plus intéressants de cette période, écrit par un homme qui passe presque douze ans en Europe, de 1888 à 1900, et qui imagine le destin de son pays en le comparant à celui des pays européens de même qu’à celui des États-Unis. Ce fils de cultivateur (il s’appelle en réalité Edmond Boisvert), formé en droit, passe d’abord quatorze mois à Berlin pour étudier les sciences humaines, puis deux ans à Vienne, Rome, Madrid et Lisbonne. Chaque fois, fait remarquable, il apprend la langue du pays, ce qui lui permettra d’être traducteur et rédacteur durant huit ans à l’agence Havas à Paris (qu’il quittera en 1900, l’année où Valéry y entre). Aucun intellectuel canadien-français n’est plus profondément européen que lui. En même temps, c’est le sort du Canada français en tant qu’espace proprement américain qui l’intéresse dans L’Avenir du peuple canadien-français.
3Pour lui, l’avenir du peuple canadien-français en Amérique du Nord passe à la fois par le pragmatisme à l’américaine et par un rêve d’un autre type, nourri par la civilisation telle qu’elle s’est développée en Europe, et en France en particulier. Edmond de Nevers est un esprit libéral qui souhaite que le système d’éducation canadien-français fasse une plus large place aux sciences et soit plus adapté aux réalités modernes, selon un modèle inspiré à la fois de l’Allemagne et des États-Unis. Mais il souhaite aussi que l’on crée les conditions matérielles et intellectuelles qui permettraient à son peuple, son « pauvre petit peuple de moins de deux millions d’habitants4 », de voir éclore une véritable élite lettrée. Les historiens littéraires citent habituellement un passage particulièrement inspiré où Edmond de Nevers imagine Montréal comme une ville de culture, une utopie, une sorte de « petite république un peu athénienne5 » au cœur de l’Amérique, avec une université, un conservatoire, une école des beaux-arts, une bibliothèque publique, une école polytechnique. Il écrit :
Oui, je voudrais voir s’élever à côté de notre Montréal commercial et industriel, un Montréal littéraire, artistique, savant, qui serait comme la serre-chaude où tout ce qu’il y a de grand, de beau, d’élevé dans l’âme de notre peuple, germerait, pour ensuite aller féconder les autres centres canadiens-français d’Amérique6.
4Edmond de Nevers s’emballe facilement quand il s’agit de plaider la cause de la culture. Si ce passage est connu des historiens de la littérature québécoise, c’est qu’il exprime avec éloquence un appétit de culture qui sera repris par de nombreux écrivains et intellectuels canadiens-français par la suite. Mais quelle culture ? Les historiens littéraires évoquent volontiers l’idéal d’une « république athénienne », mais ils citent rarement les quelques pages consacrées à l’autre culture, celle de la bohème. Edmond de Nevers ne rêve pas seulement de voir le Mont-Royal se transformer en Parnasse : il voudrait aussi qu’il y ait, à Montréal, des écrivains, des artistes et des scientifiques de type bohème. Après l’éloge de la « haute culture » inspiré du modèle de la Grèce antique, voici qu’Edmond de Nevers se lance dans un éloge de la bohème contre l’utilitarisme bourgeois et contre le matérialisme américain. Il commence par répondre aux objections prévisibles de celui qu’il appelle « l’homme pratique », incarnation du pragmatisme à l’américaine :
Et alors, me dit ironiquement « l’homme pratique », car les idées que j’exprime lui paraissent aussi impraticables que saugrenues, alors nous aurons aussi à Montréal, notre bohème, nous aurons un quartier latin, rempli de flâneurs, de meurt-de-faim, qui n’apporteront rien de solide à ce pays que nous cherchons, nous, à rendre prospère, par notre travail et notre industrie7 !
5Le premier argument qu’Edmond de Nevers oppose à cet homme pratique est un constat sociologique :
D’abord, c’est un fait remarquable que la bohème n’existe pas dans les petits pays. Jamais on n’a entendu parler de littérateurs ou d’artistes ayant à souffrir de la misère dans des capitales comme Stockholm, Copenhague, Budapest, Berne, Genève, Zurich, etc. Le talent laborieux, mourant de faim, c’est là un fait excessivement rare, en vérité, presque inconnu dans la vie des jeunes peuples8.
6Rien à craindre donc : un petit pays comme le nôtre ne risque pas d’être envahi par la bohème, puisque celle-ci n’existe que dans les grandes capitales. L’écrivain meurt de faim à Paris, mais pas à Stockholm ou à Copenhague. Pour dire cela, Edmond de Nevers n’avait sans doute pas lu le roman La Faim (1890) de l’écrivain norvégien Knut Hamsun (même si, par ailleurs, il lisait aussi le norvégien, lui qui a traduit Ibsen). Ce roman du futur prix Nobel prouve qu’un écrivain peut mourir de faim dans la petite capitale d’Oslo. Mais le héros de La Faim est un être profondément solitaire et, en cela, il donne raison à de Nevers, puisque l’écrivain meurt-de-faim ne fait partie d’aucune bohème, d’aucun groupe social en Norvège. Les petits pays n’ont donc pas de bohème. À plus forte raison, les petits pays qui sont de jeunes pays et qui ne peuvent pas se permettre d’avoir une classe de dilettantes ou d’écrivains désœuvrés. L’homme pratique peut dormir en paix. Mais supposons quand même, continue Edmond de Nevers, supposons que nous ayons tout à coup une bohème à Montréal : serait-ce si catastrophique ? Voici son second argument, qui retourne le mot « bohème », connoté négativement, en une valeur sociale :
Et quand même nous aurions aussi notre bohème, quelques jeunes gens bien doués, mais sans fortune, vivant gaiement et courageusement sans trop s’occuper du lendemain, heureux du bonheur de connaître, de comprendre et de créer, quelques meurt-de-faim géniaux qui vous vendront leurs tableaux pour le prix de la toile et des couleurs, et feront les délices de vos soirées pour un cachet dérisoire ; le mal serait-il si épouvantable ? C’est souvent de l’œuvre de ceux-là, qui furent pendant leurs jeunes années des rêveurs et des meurt-de-faim, qu’est faite la gloire d’une nation.
Cette conception d’un état social dans lequel on ne voudrait voir que des gens riches et des gens cherchant à s’enrichir qui jouit d’une si grande faveur en Amérique, me semble une conception mesquine et singulièrement étroite.
Avez-vous remarqué dans toutes les grandes villes européennes, quelques-uns de ces vieillards, à la figure douce et souriante, au regard profond, mais toutefois gardant encore un certain rayonnement enfantin, aux joues glabres et diaphanes, ou bien grasses et cléricales, et toujours pâles, de cette pâleur que créent les longues veilles à la lueur des lampes et dans l’air lourd des bibliothèques ? Vous les reconnaissez tout de suite : ce sont des artistes, des professeurs, des savants. […] Ces hommes-là manquent dans l’Amérique du Nord, et il me semble qu’il n’y a pas de civilisation complète sans eux. Ils sont le symbole sympathique de la civilisation même9.
7On retrouve ici la même idée que chez Rodolphe Chevrier : la bohème est ce qui manque à l’Amérique. Elle lui est aussi étrangère que nécessaire : sans bohème, pas de civilisation complète. À défaut d’être une réalité sociale, elle est, pour nous, un « symbole sympathique » de cette civilisation qu’Edmond de Nevers associe à l’ancien monde. Cette bohème idéale a quelque chose de sublime, de désintéressé et de rare qui fait sa grandeur. Loin d’entrer en conflit avec la société bourgeoise, la bohème imaginée par Edmond de Nevers n’a rien de menaçant et semble même dépourvue de toute connotation politique : elle est compatible aussi bien avec les valeurs libérales que conservatrices, et s’intègre parfaitement au nationalisme culturel tel qu’il va se développer au début du xxe siècle.
8Pendant qu’il vit en Europe, Edmond de Nevers ne peut pas savoir qu’au même moment, à Montréal, de jeunes écrivains imitent avec plus ou moins de sérieux le style de vie de la bohème. Michel Pierssens et Roberto Benardi ont décrit en détail les activités des premiers groupuscules littéraires montréalais apparentés à la bohème parisienne10. Il y a d’abord le groupe de la Pléiade, animé par Édouard-Zotique Massicotte, qui comprend de jeunes amateurs de poésie lisant Richepin, Banville, Gautier, mais aussi la poésie décadente et Verlaine en particulier, dont Massicotte est friand. En 1891, ce dernier fonde avec Victor Grenier la revue L’Écho des jeunes où se retrouve « la quintessence de l’école des jeunes, française et canadienne ». Peu après, d’anciens élèves du Collège Sainte-Marie créent le groupe des Six Éponges qui, lit-on dans La Vie littéraire, « n’est pas sans rappeler la bohème parisienne11 », à cause du nom « Six Éponges » bien sûr qui associe la poésie et l’alcool. Ces petits groupes sans grande importance (ils n’ont publié aucune œuvre) vont fusionner en 1895 pour créer l’École littéraire de Montréal, dont le rôle, on le sait, est nettement plus significatif. Mais on sait aussi que cette École littéraire n’a plus rien d’une bohème et se donne plutôt des airs respectables, presque à la manière d’une académie. Elle s’impose des règles, rédige des procès-verbaux à la fin des réunions et joint l’art utile à l’art pour l’art en faisant de la poésie un moyen d’améliorer la qualité de la langue française à Montréal, jugée catastrophique. Son histoire se confond avec la quête d’un lieu fixe, un lieu qui pourrait lui donner une identité, un style, une « raison sociale » : le groupe se rencontre d’abord chez l’un ou l’autre de ses membres, puis il croit accéder à la notoriété en organisant quatre séances publiques au Monument national et au Château Ramezay, mais c’est son chant du cygne et l’École se disperse en 1899, c’est-à-dire au moment même où sa figure vedette, le poète Émile Nelligan, est interné à Saint-Benoît-Joseph-Labre.
9Cette pseudo-bohème montréalaise ressemble en fait à la bohème canadienne décrite par Rodolphe Chevrier : il s’agit de jeunes urbains, presque tous de famille bourgeoise, qui voyaient dans la poésie une sorte de vernis et qui allaient devenir ensuite des avocats, des fonctionnaires – il y a même un futur prêtre (Lucien Rainier) parmi eux. L’histoire littéraire aime bien toutefois souligner malgré tout le côté bohème de cette École littéraire. on cite par exemple le cas du poète autodidacte Arthur de Bussières, que Laurent Mailhot décrit comme un « peintre en bâtiment bohème, raffiné12 », qui fignolait des sonnets de type parnassien mais avait un mal fou à écrire une ligne de prose sans fautes d’orthographe. on cite surtout l’exception grandiose d’Émile Nelligan, celui qui, dans l’histoire de la littérature québécoise, incarne le mythe de la bohème à lui tout seul.
10Nelligan, c’est le premier poète canadien-français à se vouloir et à se dire poète, rien que poète. C’est aussi le poète qui rompt avec la vie bourgeoise et qui fait du « règne de l’Art » un absolu. Comme d’autres bohèmes plutôt dandys, il n’est pas miséreux pour autant et il s’habille même avec élégance. C’est un grand romantique qui se plaint de n’être compris « [q]ue par le clair de lune et les grands soirs d’orage13 ». Il joue à l’écrivain bohème comme personne ne l’avait fait avant lui au Canada français. Mais l’habit ne fait pas le bohème et l’attitude de Nelligan a quelque chose de faux et d’emprunté aux yeux de son ami Louis Dantin – lequel a vécu en Europe et connaît la bohème autrement qu’à travers les livres. Voici un extrait de l’article célèbre de Dantin qui servira de préface en 1904 à l’édition des poésies de Nelligan :
La bohème ! Ce mot était pour lui [i.e. Nelligan] un idéal. Et pourtant, le dirai-je ? Nelligan ne fut jamais un bohème parfaitement authentique. Il avait, certes, l’ambition de passer pour très rosse ; on lui eût fait la pire injure en le trouvant bien élevé. Mais sa rosserie était trop étudiée, trop convenue, trop faite de lecture et d’imitation. Des cheveux esbrouffés, une redingote et des doigts tachés d’encre, voilà surtout en quoi elle consistait.
Du reste, il avait trop gardé l’empreinte de son éducation de famille, il avait l’amour et le respect de trop de choses, trop de timidité aussi et de naturelle réserve, pour vivre au naturel l’être libre, gouailleur et cynique que doit être un bohème de race. J’entends, d’ailleurs, faire de cette impuissance un éloge ; car la bohème, tout amusante qu’elle soit par le dehors, n’est pas, tant s’en faut, admirable à tous points de vue. Elle étouffe, chez les Schaunards [i.e. du nom du musicien dans La Bohème de Puccini] qu’elle enfante, beaucoup plus de sens esthétique qu’elle n’en développe. La chope de bière et Mimi Pinson [i.e. autre personnage de La Bohème] sont, en général, une pauvre école pour l’esprit. Mais il était curieux de noter cette séduction du hardi, de l’aventureux, de l’imprévu, de l’impossible, sur une âme aussi naturellement solitaire et mystique que l’était celle de Nelligan.
11Si le mot « bohème » signifie « rosse », comme le suggère Dantin, alors il correspond on ne peut moins au côté romantique et sentimental de celui que Camille Roy désignera au même moment comme ce « pauvre et si sympathique Nelligan14 ». On voit mal d’ailleurs à quel autre écrivain canadien-français il pourrait s’appliquer. Arthur Buies ? Il est probablement le plus bohème des écrivains canadiens-français au xixe siècle, lui qui a vécu à Paris entre 1857 et 1862. Quand il revient au pays, il a de grandes ambitions littéraires et politiques : il fonde un journal, devient un pamphlétaire à la manière d’Henri Rochefort et tire à boulets très rouges sur le clergé et sur les conservateurs. Est-il rosse pour autant ? Il est anticlérical, anticonformiste, libéral radical, contre la peine de mort, mais personne ne le décrit comme un bohème qui veut s’encanailler. Au contraire, il veut qu’on le prenne au sérieux et il oppose à ses adversaires ultramontains une argumentation rigoureuse et qui paraît aujourd’hui on ne peut plus raisonnable. La bohème parisienne a exercé une séduction incontestable sur lui, mais comme une forme de vie exotique et qui ne trouve pas d’équivalent dans la société canadienne-française. Le mot « bohème », d’ailleurs, n’apparaît guère, sauf erreur, dans ses chroniques.
12Si la bohème attire Buies comme plus tard Edmond de Nevers ou Nelligan, c’est d’abord parce qu’elle est synonyme d’art. Ce n’est pas tant une manière de s’opposer à la bourgeoisie qu’un idéal artistique, une image exotique de ce que pourrait être, de ce que devrait être l’art chez nous. Le mot « bohème » n’a pas de charge polémique parce qu’il ne s’oppose à rien de précis : l’artiste ou l’écrivain bohème n’est pas le rival de l’artiste ou de l’écrivain accompli, reconnu ou prospère. Il n’y a pas d’écrivain reconnu ou prospère au Canada français en 1900. Tous les écrivains sont un peu bohèmes, au fond, et personne ne l’est vraiment. Celui qui affiche un peu plus que les autres ce côté bohème, comme Nelligan, trahit son parisianisme : il essaie de ressembler à l’écrivain de là-bas. C’est d’ailleurs là que se situe le tort de Nelligan, aux yeux de Camille Roy et des défenseurs du régionalisme ou du nationalisme littéraire. D’où la défense de Dantin qui réduit le côté « bohème » de son ami à presque rien, une posture empruntée, une coquetterie vestimentaire qui n’est rien d’autre qu’une marque de jeunesse mais qui ne lui ressemble pas au fond.
13La bohème, au Québec, existe trop peu pour être considérée comme un phénomène social. Elle ne constitue en aucun cas ce que Jerrold Seigel appelle une « société de remplacement15 ». En fait, elle n’est pas une société du tout, elle ne se manifeste qu’autour de cas isolés et n’a de portée collective que si elle se greffe sur une opposition autrement plus significative et globale, soit le conflit entre les exotiques et les régionalistes, entre les parisianistes et les nationalistes. Il ne faut pas être grand sociologue pour comprendre pourquoi la bohème, si fascinante soit-elle, ne se transpose pas aisément dans le milieu canadien-français. Durant tout le xixe siècle, la grande majorité des auteurs canadien-français exercent des professions libérales (avocat, notaires, médecins…), les autres sont journalistes, prêtres, administrateurs, fonctionnaires. Ce sont des notables, explique l’historien Pierre Savard, qui « jouissent de loisirs ou s’en ménagent par goût, prêtres, professeurs de collèges ou curés auxquels l’enseignement et le ministère laissent parfois des moments libres16 ». Une telle situation rend improbable la formation d’une bohème digne de ce nom, puisque les écrivains n’ont pas en face d’eux une société qui les tient à l’écart, qui leur interdit les carrières auxquelles leur formation les prépare. Ils n’ont pas de société à remplacer : tout les engage au contraire à fonder cette société, à participer à l’édification d’une nation encore balbutiante.
14La bohème existe, au Québec, mais par défaut : à travers elle se marque la distance presque infranchissable entre l’Amérique et l’Europe. Sauf Nelligan, personne ne l’incarne vraiment, car elle ne transpose pas dans la réalité des rapports sociaux. Elle suppose une séparation forte entre le milieu des artistes ou des écrivains et la société dans son ensemble. À Paris, la bohème tient lieu de société, elle constitue un monde miniature avec ses propres règles, ses lieux de rassemblement, ses leaders, ses rituels, etc. À Montréal, la bohème n’est jamais une société en soi : elle se réduit à des cas singuliers, comme Buies, Nelligan ou plus tard Berthelot Brunet, un peu plus « rosse » que les deux autres, un notaire parfaitement excentrique, peu fréquentable semble-t-il, un vrai bohème qui meurt en 1948, âgé de 48 ans seulement17. On pourrait sans doute trouver d’autres exemples, mais ils ne feraient que confirmer l’absence d’une bohème collective, sauf peut-être du côté des peintres, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il n’y a pas non plus de bohème du côté de l’avant-garde littéraire, pour la bonne et simple raison qu’il n’y a pas davantage d’avant-garde digne de ce nom, du moins pas avant les années 1970.
15« Chez nous, disait André Belleau, c’est la culture qui est obscène18. » La culture doit aller avec autre chose qui la rachète, qui la justifie, qui lui donne sens, qui l’ancre dans la réalité plus large des pratiques sociales. Elle ne peut pas être autonome, se vouloir autonome, comme le revendique la bohème. Ce qui est obscène dans la bohème, du moins au Québec, c’est l’idée que la littérature ou l’art puisse constituer un monde en soi, coupé de celui qu’Edmond de Nevers appelle l’homme pratique, qui n’est pas tant ici le bourgeois que l’homme d’Amérique. Or, la bohème québécoise (ou canadienne-française) n’a jamais eu suffisamment de présence pour être véritablement scandaleuse, elle est restée un scandale sympathique, soluble dans le « nous » de la nation.
Éléments de conclusion
16Cela dit, la nation et la bohème ne font pas ici bon ménage. Une raison évidente explique que le mot « bohème » ne soit guère convoqué par les historiens littéraires québécois que de façon latérale : le phénomène de la bohème littéraire, fortement identifié à la modernité parisienne, entre difficilement dans les catégories de la littérature dite nationale. Parler de la bohème littéraire au Québec, c’est forcément entrer dans le jeu des comparaisons et situer la littérature québécoise en regard de la littérature française.
17À vrai dire, le mot « bohème » n’occupe qu’une place secondaire dans le paysage de la littérature québécoise même s’il est relativement facile de trouver ici et là des exemples d’écrivains québécois apparentés, de près ou de loin, au style bohème. Les historiens littéraires en parlent relativement peu, depuis le Manuel de Camille Roy jusqu’à la plus récente Histoire de la littérature québécoise parue en 2007 où le mot « bohème » apparaît très exactement onze fois. La première fois, c’est à propos d’Arthur Buies, qui étudie à Paris en 1857 et rêve sans succès de se mêler à la bohème parisienne durant les années qu’il passe en Europe. (Au xixe siècle, il semble plus facile pour un écrivain canadien-français de se faire un réseau parmi les écrivains académiciens que parmi les écrivains bohèmes). La dernière occurrence concerne le poète Roland Giguère, au lendemain de la publication du manifeste Refus global en 1948, alors qu’il fréquente des écrivains et surtout des peintres réunis autour de la Librairie Tranquille, au centre-ville de Montréal. Entre ces deux occurrences, le mot « bohème » évoque surtout la période qui va des années 1890 aux années 1930, c’est-à-dire la période où l’attrait de Paris est le plus fort. Cela commence avec le très anecdotique Groupe des Six-Éponges, puis cela continue et même culmine en 1895 avec l’École littéraire de Montréal, et surtout avec Émile Nelligan, la figure par excellence de l’écrivain bohème au Québec. Une fois qu’on a dit cela, on peut raisonnablement estimer qu’on a à peu près fait le tour du sujet.
18Il y a toutefois beaucoup plus que la seule question nationale qui soit en cause ici. C’est que le mot « bohème », comme d’autres termes qui renvoient à des groupes littéraires constitués (comme le réalisme ou le surréalisme) n’ont pas le même sens anthropologique quand ils traversent l’océan. C’est le fameux « conflit des codes » décrit par André Belleau : on utilise un mot qui appartient au code culturel français (ou européen) mais dans un contexte qui, lui, n’est plus du tout français ou européen. Le mot continue d’être évocateur et d’avoir du sens, mais il paraît toujours approximatif, impropre à désigner ce qui caractérise les mœurs littéraires québécoises ou canadiennes-françaises.
19Si Nelligan incarne, malgré tout, une certaine bohème montréalaise, et il semble que c’est assez incontestable, cette bohème ne ressemble guère, par exemple, à celle que Balzac décrit dans Un prince de la bohême :
La Bohême, qu’il faudrait appeler la Doctrine du boulevard des Italiens, se compose de jeunes gens tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, tous hommes de génie dans leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaître, et qui seront alors des gens fort distingués ; […] C’est un microcosme. Si l’empereur de Russie achetait la Bohême moyennant une vingtaine de millions, en admettant qu’elle voulût quitter l’asphalte des boulevards, et qu’il la déportât à Odessa ; dans un an, Odessa serait Paris19.
20La bohême dont parle Balzac est donc exportable, moyennant des sommes d’argent considérables. Mais est-elle exportable partout ? Oublions un instant la question de l’argent, qui n’a pas d’odeur nationale. Oublions aussi la jeunesse, qui existe à ce qu’on sache un peu partout dans le monde. Pour Balzac, il y a autre chose qui caractérise les jeunes hommes (car ce sont exclusivement de jeunes hommes) de la Bohême : ils sont tous amoureux fous.
Et quels amoureux ? Éclectiques par excellence en amour, ils vous servent une passion comme une femme peut la vouloir ; leur cœur ressemble à une carte de restaurant, ils ont mis en pratique, sans le savoir et sans l’avoir lu peut-être, le livre De l’amour de Stendhal ; ils ont la section de l’amour-goût, celle de l’amour-passion, l’amour-caprice, l’amour cristallisé, et surtout l’amour passager20.
21Nelligan aussi est un amoureux fou : de sa maman, d’une sœur angélique qui partagerait son rêve d’artiste, d’une passante baudelairienne, d’une Reine mythique, de Gretchen la pâle, de Sainte-Cécile, de la Vierge Marie. Quant aux femmes réelles, « Nelligan », comme l’appelait Monseigneur Camille Roy, n’en parle guère, sauf pour dire qu’elles rient du chemin « où l’idéal [l]’appelle en ouvrant ses bras roses ». Nelligan n’est donc pas un « prince de la Bohême » comme les imagine Balzac. S’il est présent dans plusieurs romans québécois, ce n’est pas comme un vrai personnage à qui il pourrait arriver des aventures et qui serait pourvu de désirs autres que le seul rêve d’artiste, mais comme une sorte d’idole, de figure figée dans le temps, de cliché littéraire : c’est d’ailleurs sa photographie que Mille Milles et Chateaugué vénèrent dans Le Nez qui voque de Ducharme, une image qui renvoie à l’idéalisme de la poésie pure bien plus qu’à « l’amour passager » de l’esprit bohème.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Je ne crois plus à l’avenir
Mon bonheur est une ombre ancienne
Dont surnage le souvenir
Dans mon âme de débris pleine.
J’ai vu tous mes rêves finir
Et fuir comme une vapeur vaine,
Pourtant lorsque je vois venir
Une rêveuse bohémienne,
Mon âme est prise de frissons
Et j’entends en moi des pinsons,
Comme autrefois, le gai murmure.
Et pour oublier le présent
Je m’assieds près d’elle et pleurant
J’écoute ma bonne aventure. (juillet 1888)
2 Chevrier R., « Échos de la bohème canadienne », Le Monde illustré, 3 janvier 1891.
3 Ibid., 25 juillet 1891.
4 Nevers E., L’Avenir du peuple canadien-français, Montréal, Fides, coll. « Nénuphar », 1964, p. 155.
5 Ibid., p. 27.
6 Ibid., p. 197.
7 Ibid., p. 199.
8 Ibid.
9 Nevers E., op. cit., p. 198-200.
10 Pour la petite histoire, rappelons aussi qu’il existait à l’époque, selon Michel Pierssens et Roberto Benardi, quelques Canadiens séjournant à Paris qui, logés au Quartier latin, avaient créé un petit cercle littéraire appelé « La Boucane » au Café du Rocher, 128 boul. Saint-Germain. Il y avait eu un peu avant un autre cercle, appelé le « cercle du Gardénia », fondé en 1887 par Paul Fabre, le fils d’Hector Fabre, diplomate et chroniqueur bien connu qui avait été le commissaire général du Canada à Paris et qui avait créé aussi en 1884 un journal, Paris-Canada, repris par son fils Paul. « Ce milieu mixte, écrivent Michel Pierssens et Roberto Benardi, où se rencontrent Français et Canadiens, fréquente le Chat Noir. » (Pierssens M. et Benardi R., « L’Écho des jeunes : une avant-garde inachevée », Études françaises, n° 32, 3, p. 26.)
11 Lemire M. et Saint-Jacques D. (dir.), La Vie littéraire IV 1870-1894, Québec, Presses de l’Université Laval, 1999, p. 157.
12 Mailhot L., La Littérature québécoise, Montréal, Éditions Typo, 1996, p. 67.
13 Nelligan É., « La romance du vin », Poésies complètes 1896-1899, Montréal, Fides, coll. « Nénuphar », 1952, p. 199.
14 Roy C., « La nationalisation de la littérature canadienne », Marcotte G. (dir.), Anthologie de la littérature québécoise Tome II, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1994, p. 69.
15 Seigel J., Paris Bohème 1830-1930, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1991, p. 283.
16 Savard P., « Littérature et société, vers 1880 », Grandpré P. de, Histoire de la littérature française du Québec, Montréal, Beauchemin, 1967, p. 265.
17 On lui doit quelques textes de fiction, mais surtout une très vivante Histoire de la littérature canadienne-française. C’est un des grands critiques canadiens-français de la première moitié du siècle, avec Louis Dantin et Victor Barbeau. Il est nettement plus bohème que Nelligan et s’apparente quelque peu à Buies (dans sa première phase). Jean Marcel écrit à son propos : « C’est l’exemple, rare au Québec, d’une existence bohème toute vouée à la passion des lettres. » (Marcel J., « Essayistes et critiques, de 1930 à 1945 », Grandpré P. de, Histoire de la littérature française du Québec, op. cit., p. 335-336). Voici son portrait esquissé par un de ses amis, l’écrivain Paul Toupin : « À nos yeux candides de jeune homme rangé, Berthelot Brunet, écrivain-bohême, incarnait cette liberté pour laquelle un adolescent se croit capable d’enlever toutes les Bastilles du monde ». (Toupin P., Les paradoxes d’une vie et d’une œuvre, Ottawa, Le cercle du livre de France, 1965, p. 16) Toupin qualifie ensuite Brunet de « bohême solitaire ». Sans doute parce qu’il est un fervent amateur de littérature, curieux et d’un certain avant-gardisme dans le choix des œuvres qu’il fréquente (Saint-John Perse, Proust, NRF), plaçant la lecture et l’écriture au-dessus de tout. Seules ces activités conviennent à sa liberté d’esprit. C’est un dilettante indifférent aux métiers bourgeois : « Être notaire, journaliste, reporter et traducteur sont des pis aller mais aussi des servitudes. Avoir une page à remplir lui rend tout supportable et lui fait paraître la vie, sinon supportable, tout au moins intéressante. » (Ibid., p. 31)
Cette passion pour la littérature lui est si nourrissante qu’elle pallie sa pauvreté matérielle : « Ainsi Berthelot Brunet oublie-t-il qu’il est laid, qu’il a faim, qu’il a soif, qu’il est sans domicile, qu’il est seul, qu’il n’a plus de livres à lire quand il tient une plume, un stylo ou quand il dispose d’une machine à écrire. […] Il n’est plus le pauvre diable qui tire le diable par la queue. C’est quand il n’écrit pas que tout va mal. » (Id.) On aimerait en savoir plus sur ce personnage extrêmement cultivé qui affiche une telle liberté à l’égard des conventions sociales. Paul Toupin écrit encore : « Comment se fier à lui ? Pour une bouteille de bière, il vend le mot de passe de sa loge maçonnique ; il expédie à un organisateur d’élections un télégramme grâce auquel il pourra, avec son ami Loranger, s’installer au Parlement, et y faire les noces aux frais de la princesse. Il tente de se pendre. Certaines de ses aventures sont démentielles, ubuesques. […] Un impératif catégorique l’installait, sans restriction de sa part, dans l’ivresse, l’oraison, l’écriture. Néanmoins, ce faible qui cherchait la mesure dans la démesure se fit souvent violence. » (Ibid., p. 41)
18 Belleau A., « Culture populaire et culture “sérieuse” dans le roman québécois », Y a-t-il un intellectuel dans la salle Montréal, Primeur, coll. « L’échiquier », 1984, p. 141.
19 Balzac H. de, Un prince de bohême, La Comédie humaine VI. Scènes de la vie parisienne II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 823.
20 Ibid., p. 824.
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