Chapitre XXI. La bohème littéraire espagnole fin de siècle : d’un phénomène socioculturel à la révélation d’un état de la littérature
p. 295-305
Texte intégral
1La bohème littéraire espagnole de la fin du xixe siècle et du début du xxe ne se laisse pas appréhender facilement car, se définissant contre le canon et s’inscrivant dans la marge, elle se dérobe à toute définition ou catégorisation. Elle constitue pourtant autant un phénomène socioculturel qu’un état de la littérature ancré dans la crise fin de siècle. C’est pourquoi il sera intéressant, d’abord, de souligner les caractéristiques de cette bohème hispanique afin de tenter d’en donner une définition claire. Nous ferons ensuite apparaître comment la bohème, sujet de fiction(s) fascinant, a su produire une littérature propre et a tenté de créer un « mouvement » en fondant son manifeste de la « sainte bohème ».
2Le phénomène de la bohème littéraire espagnole se développe à une époque critique de l’histoire de l’Espagne et s’installe dans le grand mouvement moderniste qui imposa un bouleversement esthétique dans le monde des arts et des lettres1. Pour le circonscrire à un cadre temporel plus précis : de la Première Internationale Ouvrière (1864) et de la Restauration (1875) à la dictature de Primo de Rivera (1923), c’est-à-dire, pour revenir au cadre littéraire bohème, de la première parution du premier roman bohème espagnol d’Enrique Pérez Escrich, Le Frac bleu – mémoires d’un jeune homme maigre (El Frac azul – memorias de un joven flaco2), publié entre 1864 et 1875, au premier « esperpento » de Ramón del Valle-Inclán, Lumières de bohème (Luces de bohemia), de 1920-19243.
3Il convient de dire d’emblée que cette congrégation d’écrivains préoccupés par l’art et son renouveau, par l’histoire et son revirement, est la cible de nombreuses critiques – de ses adeptes mêmes, parfois. L’écrivain Emilio Carrere, qui distinguait trois sortes de bohème, évoque clairement l’existence d’une vraie bohème hispanique vouée au culte de l’Art et dont la figure de proue est Alejandro Sawa4, opposée à une fausse bohème composée des crève-la-faim de la littérature attirés par le culte du vin, proches de la racaille5. Si, pour Carrere, une bohème littéraire authentique a droit de cité dans l’Espagne de la fin du xixe siècle au début du xxe, il en sera autrement pour de nombreux contemporains des bohèmes. Ils n’hésitent pas à discuter son authenticité, à la condamner pour son inutilité, voire à questionner son existence. Selon l’écrivain Pío Baroja (1872-1956), la bohème madrilène n’est qu’un mythe ridicule et ne peut exister en raison de son manque d’assises réelles, de racines culturelles6. Ce diagnostic sera suivi par d’autres. Un chroniqueur – Caramanchel – de La Correspondencia de España, dans un article du 30 décembre 1910 intitulé « Le charme de la bohème ? », à l’occasion d’une conférence donnée par Emilio Carrere, Pío Baroja et Amadeo Vives au théâtre de La Princesa à Madrid, décrit l’effarement du public en apprenant l’existence de bohèmes dans la capitale. Réaction face à l’étrangeté de ce phénomène importé qui corrobore l’idée d’inauthenticité, teintée d’anachronisme, qui donnera de la bohème madrilène une image floue, douteuse, voire grotesque. Selon Melchor de Almagro San Martín, dans sa Bibliografía de 1900, elle n’est qu’une grossière contrefaçon de la vraie bohème parisienne, « à la Murger », « c’est une chose importée de Paris qui ne correspond pas au tempérament espagnol7 » et il démasque avec ironie l’imposture des faux bohèmes. De même, le poète nicaraguayen Rubén Darío (1867-1916), pourtant acteur de la bohème madrilène et parisienne, et en dépit de ses franches amitiés avec ses représentants, juge en 1895, dans un texte intitulé « Voici un roi de Bohème », que la bohème littéraire espagnole fin de siècle n’est que l’ombre, le pâle reflet de celle « à la Murger ». Selon lui, elle est liée à l’élégance, or « les bohèmes d’aujourd’hui sont des perdants de la littérature. […] Ils ont une prose paresseuse et des vers négligés ; ils font la honte de la profession, ils sont les lépreux de l’imprimerie, la crème triste et âpre de la canaille8 ». Darío est partisan de la bohème galante et romantique et dénonce celle des « pícaros » modernes, parasites de La Puerta del Sol. Enrique Gómez Carrillo souligne à maintes reprises, dans ses chroniques sur la bohème intitulées La Vie parisienne, le caractère erratique de cette notion, tout en défendant son existence. Pour lui, on parle tous de la bohème sans savoir exactement ce qu’elle recouvre. Il conclut dans la chronique « De la bohème » que « la bohème est tout et rien à la fois9 ». Il ajoute, dans une autre, « La bohème actuelle », que les bohèmes existent au moment où il écrit ce texte (1 890), tout comme ils ont existé dans le passé et existeront toujours, car :
La bohème n’est ni une formule de vie, ni une discipline littéraire, ni la démonstration momentanée d’un désordre. La bohème est simplement la jeunesse pauvre qui se consacre aux arts et qui arbore avec orgueil sa misère. Le nom changera peut-être, mais ça restera la même chose. Dans tous les cas, de nos jours, le nom existe encore et les jeunes hommes qui ont plus d’illusions que d’argent restent encore fidèles à cette méthode qui a servi de borne aux acteurs de la tragicomédie romantique10.
4Le phénomène socioculturel de la bohème, alors pratiquement inexistant ou insignifiant dans le Madrid des années 1840-1860, acquiert une nouvelle dimension : la bohème littéraire se confronte très vite à la dure réalité historique et, plus précisément, d’abord, à la perte des dernières colonies espagnoles (la crise de 1898), puis à la Première Guerre mondiale, remettant en cause le statut de l’artiste dans la société. Cette bohème se prête davantage au jeu de l’engagement politique et social, et selon Allen W. Phillips, c’est cette forte conscience sociale qui différencie la bohème des années 1 890 de celle de la première moitié du xixe siècle11.
Être bohème, dans le monde des races errantes, comme dans celui des artistes passionnés, c’est ne pas avoir un foyer fixe et aller sur les grands chemins à la recherche du bonheur intangible12.
5Le bohème littéraire espagnol fin de siècle, rebelle, indépendant, idéaliste, anarchiste, errant dans les rues de Madrid, de café en café, ne déroge pas à cette tradition du « voyage », se manifestant chez lui par l’errance (autant physique que mentale), par une instabilité constante, presque maladive. Si le bohème n’appartient pas à un groupe bien défini, à une « école esthétique » commune, du moins appartient-il au Monde, d’autant plus que sa patrie spirituelle est la grande ville, Madrid ou Paris. C’est ce dont témoigne l’itinéraire de nombreux bohèmes, comme celui d’Ernesto Bark, né à Dorpat en 1858, en Léthonie, et mort à Madrid en 1924. Cet immigré, rédacteur de la revue Germinal, membre actif de la Société Bohème et auteur de La Sainte bohème (La Santa bohemia, 1913) est arrivé à Madrid dans les années 1880. La trajectoire d’Alejandro Sawa, véritable archétype du bohème littéraire, né à Séville le 15 mars 1862, montre encore que la ville exerce un fort attrait sur la bohème. Arrivé à Madrid dans les années 1885, Sawa en décrira les nombreuses embûches dans un roman aux traces autobiographiques, Déclaration d’un vaincu (1887), et dans La Femme de tout le monde (1885), avec le récit de l’expérience artistique du jeune peintre Eudoro Gamoda. Puis, fasciné par la capitale française, Sawa arrive à Paris dans le courant de l’année 1 890. Il participe à la vie du Quartier latin et, comme nombre d’Espagnols expatriés, collabore à l’élaboration d’un dictionnaire encyclopédique aux éditions Garnier et aurait même traduit les frères Concourt. Sawa prend très vite contact avec le groupe symboliste de la revue La Plume ; il est admis à participer aux dîners hebdomadaires organisés par Léon Deschamps. Darío évoque dans son prologue au journal intime de Sawa, Illuminations dans l’ombre (1910), cette première expérience à Paris :
À peine arrivé à Paris, pour la première fois, j’ai rencontré Sawa. Paris avait déjà pris racine dans sa tête et dans son cœur ; il avait tout appris par cœur. Il y avait encore cette bohème à l’ancienne. C’était au temps du symbolisme actif. Verlaine, boiteux, régnait. La Plume était l’organe de ces nouveaux chasseurs d’idéaux et son directeur, Léon Deschamps, organisait des repas résonnants qui constituaient l’une des attractions du Quartier (latin). Sawa assistait à ces repas, car il était l’ami de Verlaine, de Moréas et d’autres dieux et demi-dieux de la confrérie13.
6Sawa se lie d’amitié avec presque tous les grands écrivains du moment, aux côtés desquels il mène une vie intense qu’il décrit d’ailleurs avec précision dans ses Illuminations. C’est à Paris aussi que Sawa fait la connaissance de Rubén Darío et d’Enrique Gómez Carrillo. Darío se rappelle particulièrement de l’amitié qui le liait à Sawa. Ce dernier le présenta au grand Verlaine, au café d’Harcourt, mais l’entrevue tourna mal et court14. L’amitié profonde et fraternelle qui lie Sawa au poète rayonne dans ses écrits crépusculaires des Illuminations :
J’étais son ami. D’autres, supérieurs à moi, ont senti à son contact un homme de pierre. Pour moi, il était en chair, d’une chair spirituelle ; je garde encore en mémoire, et dans mon cœur, le souvenir de cette main chaude, affirmative dans l’amitié tel un jurement15.
7Enfin, la mort de Verlaine correspond aussi, pour Sawa, à la fin de « l’époque dorée de sa vie, la plus heureuse, donc, de son existence16 » et il quitte définitivement Paris pour Madrid en 1896. Son retour est marqué par une entrée triomphale sur la scène littéraire avec l’adaptation du roman d’Alphonse Daudet, Les Rois en exil. La fascination de Paris s’était tellement enracinée en lui que sa prose et surtout ses idées s’en ressentirent (« Il est plus Parisien qu’Espagnol et ses penchants, ses préférences, ses goûts portent le sceau du Quartier latin », d’après Rubén Darío). Cependant, les brefs moments de triomphe n’étaient que les dernières lueurs d’une gloire durement atteinte de son vivant. Misère et indifférence deviennent le lot quotidien « del divino Alejandro » qui s’éteint, aveugle et fou, le 3 mars 1909, laissant une femme et une fille dans la détresse17.
Être bohème c’est vouloir ne pas tomber sous le joug de la vie bourgeoise afin de pouvoir se consacrer à la culture des chimères adorées18.
Être bohème c’est placer la rêverie au-dessus des oiseaux. Être bohème c’est avoir l’intime conviction qu’en dehors de l’art, l’artiste se dessèche19.
8La bohème littéraire, dédaignant les conventions sociales, l’ordre établi, les mœurs bourgeoises, exige « l’art dans le monde, la beauté dans la vie, révolté[e] contre tout ordre qui dérange ses règles20 ». Sawa, qui vivait dans la bohème, de la bohème et était, finalement, la bohème, s’inscrit dans ce culte de la Beauté, de l’Art, à tel point que Darío dira qu’» il fit de l’Art sa religion et sa fin. L’art dans les mots, dans son existence21… ». Un culte qui, de par son exigence, vouera souvent le bohème à la misère et à l’oubli (« la bohème devient une sorte de croisade au nom de l’Art22 »). La bohème est une traversée dont on voit un jour la fin ou dont on reste, pour toujours, « victime », car le bohème qui a échoué dans la carrière des lettres, n’ayant pas réussi son pari de se faire un nom, se considère comme tel. Murger affirmait dès sa préface que la bohème n’est qu’un passage, une transition : « La Bohème, c’est le stage de la vie artistique ; c’est la préface de l’Académie, de l’Hôtel-Dieu ou de la Morgue23. » Et Emilio Carrere, chantre de la bohème, de la rue, des cafés et des cabarets madrilènes, de reprendre cette même idée24 :
La bohème est une forme spirituelle d’aristocratie, de protestation contre le mauvais goût institutionnalisé. C’est l’aspiration idéale à un art plus beau, à une vie meilleure25.
9La bohème espagnole de la fin du xixe siècle et du xxe ne s’est pas imposée dans l’histoire littéraire comme une génération porteuse d’un message clair, durable, constructeur, mais reste assimilée à un phénomène qui a essaimé des groupuscules d’écrivains choisissant de vivre la bohème en tant que passage vers la renommée ou vocation définitive (pour eux, triompher, percer se résume à un verbe, « llegar », « arriver »). On préférera toujours apparenter le groupe bohème à une tribu (« tribu literaria », selon José Esteban), à une confrérie fanfaronne (« cofradía de la pirueta », pour Carrere), une horde (« horda pintoresca y abigarrada », pour Allen W. Phillips) et, aussi, à une secte (selon Pío Baroja), à quelque chose qui rappelle toujours le désordre, le nomadisme, le sacré, le secret, le mystère, l’exigence, mais aussi le côté marginal, intrigant, rituel et étranger.
10S’il existe un itinéraire géographique « international » suivi par le bohème en exil (entre Madrid et Paris), le bohème le reproduit à une plus petite échelle et de pèlerin de l’art, il devient pèlerin des cafés (et des rues). Dans ce carrefour de la littérature se côtoient bohèmes sincères et honnêtes et bohèmes tricheurs, mendiants et misérables, la vraie et la fausse bohème. Les vrais bohèmes, les « bohèmes invétérés », selon Ricardo Baroja, sont bien ceux qui répondent à cet art de vivre aventureux, misérable, tout tourné vers l’art, composé d’artistes et d’écrivains incompris, hantant les cafés, leur véritable demeure :
Ils vivaient comme ils pouvaient, au jour le jour. Ils écrivaient dans des journaux qui ne les payaient pas ou très mal. Ils peignaient des tableaux qui ne se vendaient pas, publiaient des vers que personne ne lisait ; ils dessinaient des caricatures que personne ne voulait. […] Les bohèmes dormaient dans des pensions de famille, mangeaient dans des restaurants bon marché ou dans une taverne quelconque. Leur véritable demeure était le café. […] Ils aimaient l’art et la littérature en soi et non pour ce que cela peut produire. Ils ne se préoccupaient absolument pas de la politique, exceptés ceux appartenant à la rédaction d’un journal26.
11Divisée, hiérarchisée, critiquée, remise en cause, fustigée, niée, reniée, la bohème littéraire est terriblement attirante, obsédante, à tel point que certains auteurs, parmi lesquels on peut compter ses plus acerbes détracteurs, se sont laissés prendre au piège de sa fascination et en ont fait le sujet de leur(s) fiction(s). Plusieurs romans sont nés de cette fascination, tel celui de Pérez Escrich, Le Frac bleu, portant un regard nostalgique et apitoyé sur la bohème, celui de Vicente Blasco Ibáñez, La Horde (1905), d’une tonalité plus réaliste, celui de Ramón Pérez de Ayala, Troteras y danzaderas (1913), porteur de considérations esthétisantes et décadentes, ou encore celui de Benito Pérez Galdós, El Doctor Centeno (1883), qui offre un traitement parodique des thèmes de la bohème. Celle-ci nourrit également le recueil de contes de José Martinez Ruiz (1873-1967), futur Azorín, Bohemia (1897), qui offre une vision plutôt négative de la bohème littéraire. La parodie du thème annoncée par Pérez Galdós se prolonge avec le regard ironique de Pío Baroja dans Les Derniers romantiques, mais se transfigure avec Valle-Inclán, poète et dramaturge espagnol (1866-1936), dans Luces de bohemia : l’auteur souligne plutôt le ridicule tragique de la bohème et offre par là une vision grotesque de son propre personnage. Son existence n’aura-t-elle jamais été qu’une longue farce, une mascarade, une pirouette, un caprice ? La lecture de Valle-Inclán, qui se prenait pour (et était considéré comme) un personnage littéraire dans la vie, incite à penser qu’entre le phénomène de société (la bohème), la figure de la scène littéraire (le bohème) et son traitement romanesque (la bohème littéraire), il n’y a décidément qu’un pas.
12Mais nous ne pouvons pas nous contenter de considérer la bohème seulement comme un thème littéraire. Le bohème crée des œuvres centrées sur la révélation d’une existence marquée par le doute, la souffrance, l’échec sur le chemin de la renommée. On se rend compte, à travers la « dedicatoria » à La Femme de tout le monde (1885) de Sawa, puis dans La Santa bohemia de Bark, que les bohèmes ont tenté de placer leur art de vivre au cœur d’un programme idéologique et littéraire. Dès 1885, alors qu’il venait à peine d’arriver dans la capitale espagnole, Sawa fait le bilan de l’état de pensée de toute une génération – « gente nueva » – annonçant certains thèmes de la génération de 1898. Sa « dedicatoria » constitue aussi pour nous les prémices du courant de pensée bohème. Quant à La Santa bohemia, parue dans la revue Germinal, elle peut être considérée comme le manifeste de la bohème littéraire fin de siècle, le projet – avorté – de la fédérer27.
13Bark exprime dans ses œuvres sa foi dans le pouvoir de la littérature et de l’art, moteurs d’une transformation sociale. C’est pourquoi, il n’est pas incompatible, pour lui, d’associer le concept de Beauté à celui d’Action28, nouveau credo du début du xxe siècle. Avec Bark, le bohème ne s’enferme pas dans l’esthétisme moderniste et libère les concepts de Beauté et d’Art, associés désormais à celui de Justice (sociale). Artisan de programmes révolutionnaires en matière d’économie, d’éducation, de protection du travailleur par le biais de syndicats, Bark aspire, par-dessus tout, à organiser la bohème espagnole, en fondant sa propre Maison, refuge des jeunes rêveurs et foyer de renouveau, de génie29. La bohème est un combat littéraire, politique, social et moral à l’échelle nationale et internationale, et atteint l’idéal d’une véritable confrérie institutionnalisée, réhabilitant le cénacle murgerien. Bark place la bohème au centre d’un projet ambitieux consistant à lutter contre toute forme de misère et d’exclusion. Ainsi, la bohème est pensée comme un programme de lutte contre la régression économique, sociale et culturelle, proche des préoccupations « régénérationnistes ». Le bohème révolté devient l’artiste engagé se mobilisant dans la lutte sociale et artistique avec une conscience renouvelée30. Bark annonce aussi que de la fraternité entre les peuples naîtra la nouvelle bohème, celle de l’avenir, « Hermandad de peregrinos de la Verdad y Justicia31 ». Cette fraternité dans la pensée est rendue manifeste par le rapport établi entre La Santa bohemia et Illuminations dans l’ombre, parues à titre posthume trois ans auparavant et qui constituent, selon Bark, la bible de la bohème. Il voit en Sawa, le prophète, et dans ses écrits, le texte fondateur de la sincérité bohème articulée autour de l’Art, de la Vérité et de la Liberté. Sawa sacralise certains auteurs, diabolise les détracteurs de la pensée bohème, parle de sa douleur et du malheur de sa vie. Ce contenu intime et documentaire sert un seul but : livrer bataille à la vie, c’est-à-dire, dans son cas, résister à l’indifférence éditoriale, produire, publier pour s’extirper d’une situation morale et matérielle critique, se libérer du mal bohème, défini comme un manque chronique de volonté. L’art au service de l’action, voire de la révolution sociale : le texte de La Santa bohemia revendique cette vision d’une littérature bohème engagée en rupture face à la société marchande de son époque. La responsabilité du bohème se définit par ce refus, par cette marginalisation consciente. L’artiste choisit de se mettre au service de la société, sans, pour autant, abandonner sa particularité. C’est en cela que réside la nouveauté du credo bohème avec Bark.
14Les bohèmes ne conçoivent l’art qu’indépendamment du groupe, qu’en tant qu’engagement individuel ; l’art est affaire du « moi », de l’intime, du secret. Le bohème se plaît à se regarder dans ses œuvres et, avant le miroir déformant de Valle-Inclan, jette la lumière sur sa vie de bohème mouvementée, douloureuse à force d’échecs. On peut d’ailleurs se demander si la bohème – comprise, presque exclusivement, comme un art de vivre – a fini par s’imposer, non simplement comme un sujet de roman, mais comme une « littérature ». Les mémoires et journaux intimes d’auteurs bohèmes permettent d’apprécier par exemple l’importance de l’étape parisienne pour eux. Des romans autobiographiques comme El Frac azul ou Déclaration d’un vaincu, proposent au lecteur, à travers un travestissement du moi de l’auteur, une dénonciation du mensonge de la vie bohème et un procès contre ce choix de vie et de carrière, et contre la société. Même si le désir de se confesser chez le bohème est fort, il arrive à transposer son expérience dans des œuvres de pure fiction, telles que des nouvelles (« novelas cortas »). Emilio Carrere (1881-1947) a côtoyé de très près la bohème madrilène qui lui a inspiré ses plus belles pages poétiques et des contes où les bohèmes apparaissent sous les traits de personnages tout à fait grotesques. Carrere ne retient pas que la souffrance, la douleur de la misère ; il désire également montrer l’extravagance et le ridicule de certains types de bohème, tel l’excentrique et quichottesque Sindulfo del Arco du conte Le Crâne d’Atahualpa. Enfin, il nous importe de souligner que Carrere fait usage de l’ironie, un procédé stylistique qui a toujours accompagné le rapport du bohème à l’écriture.
15Pour conclure, définir la bohème a révélé combien cette notion ou ce phénomène suscite d’ambiguïtés, de polémiques et d’imprécisions. Incapable d’assumer sa « fonction » de génération, la bohème se rapproche de l’esprit « barbare » de la « tribu », de la « horde » ou encore du code de la confrérie. Sa définition est, dans l’absolu, insaisissable, fluctuante. La bohème est une épreuve forcée, un véritable via crucis de l’artiste en quête d’une authenticité, d’une vérité, d’un style, de sa « facture ». Elle est un dilemme déchirant, une errance perpétuelle entre deux états, entre deux définitions, ou encore « ce monotone et inutile vagabondage » déploré par Marcel, le peintre des Scènes de la vie de bohème. La bohème espagnole fin de siècle prend position contre le canon : soucieuse de conserver sa légendaire indépendance, elle préfère développer une culture de la rébellion et de la provocation à l’encontre de l’éthique marchande du bourgeois travailleur et bien-pensant. Passage, rite ou sacerdoce, la bohème est au cœur de l’activité intellectuelle madrilène et parisienne ; elle est une composante essentielle de la littérature et de la culture fin de siècle.
Bibliographie
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Zamacois E., Un hombre que se va (Memorias), Buenos Aires, Santiago Rueda Editor, 1969.
Notes de bas de page
1 « Le modernisme est la forme hispanique de la crise universelle des lettres et de l’esprit qui commence vers 1885 à dissoudre le siècle » (ONÍS F. de, Introduction à Antología de la poesía española e hispanoamericana, texte annexé à El Modernismo. Notas de un curso, 1953 de Jiménez J. R., México, Aguilar, 1962, p. 273).
2 Enrique Pérez Escrich s’est imprégné de l’esprit bohème murgerien pour dépeindre le pendant madrilène du Quartier-Latin, avec son lot d’artistes se réunissant dans les cafés, créant des cénacles et invitant dans leur garçonnière des femmes grisées d’amour.
3 Les premiers textes espagnols concernant l’émergence du phénomène bohème en Espagne sont ceux de Mariano José de Larra. Dans le premier, « Modos de vivir que no dan de vivir » (« Façons de vivre qui ne font pas vivre », Revista Mensajera, 29/06/1835), nous retrouvons une analogie entre le statut des écrivains ou journalistes et celui des chiffonniers, tandis que le deuxième, le prologue aux Leyendas y novelas jerezanas de 1838, décrit la figure d’un écrivain aux traits singulièrement bohèmes.
4 « L’empereur de la Bohème, le bohème par inquiétude, par aristocratie spirituelle, fut l’artiste magnifique, mort dans la pauvreté la plus amère, aveugle et fou, qu’était Alejandro Sawa » (CARRERE E., « Divagación acerca de la señorita Bohemia », Antología, Madrid, Editorial Castalia, 1999, p. 355).
5 « Il existe une tourbe de ce que l’on nomme bohèmes, pauvres petits bravaches pseudo-littéraires, de ratés, de chevelus, qui vivent sans vergogne en faisant les fonds de tiroir des amis harcelés. Mais ça, ce n’est pas la bohème ; ça, c’est la pègre. Et il convient de le signaler car nombre de personnes, atteintes de myopie, confondent les deux catégories. Le vrai bohème n’est pas aussi courant que l’on croit. Il a besoin d’une âme trempée pour lutter contre la mauvaise vie et l’incompréhension du milieu » (Carrere, op. cit., p. 355).
6 « Ici, la bohème n’a pas de prêtresses. Si on ajoute à cela le fait qu’elle n’a pas non plus de prêtres volontaires, car personne ne vit à l’aise dans l’inconfort et, de plus, si on considère que cette existence joyeuse, aux amours faciles, ponctuée de fêtes et de divertissements, et que l’on appelle la vie de bohème, ne peut être menée que par les jeunes hommes aisés de bonne famille, les banquiers, et jamais ou presque jamais par les écrivains, on peut en déduire que la bohème est l’une de ces nombreuses légendes colportées par ici, une belle invention pour opéras et opérettes, mais sans aucune assise dans la réalité » (Baroja P., « Bohemia o seudobohemia », Final del siglo XIX y principios del XX, Desde la última vuelta del camino (Memorias), Obras Completas, Madrid, Biblioteca Nueva, 1949, tome VII, p. 680).
7 Cité par Phillips A. W., En torno a la bohemia madrileña 1890-1925 Testimonios, personajes y obras, Madrid, Biblioteca de la Bohemia, Celeste Ediciones, 1999, p. 46.
8 Darío R., « Esto era un rey de Bohemia », Obras completas, cité par Phillips, op. cit., p. 25.
9 Gómez Carrillo E., « De la Bohemia », La Vida parisiense, Biblioteca Ayacucho, Colección « La expresión americana », 1993, p. 11-16.
10 Ibid., p. 17-24.
11 « Cela dit, il est crucial de souligner qu’à nouveau, en ces temps-là, les liens entre l’art et la politique se resserraient. Les bohèmes, dans leur grande majorité anarchistes et de tendances socialistes, avaient acquis avec les années une conscience sociale » (Phillips, op. cit., p. 18).
12 Gómez Carrillo E., « La bohemia eterna », El primer libro de las crónicas, Madrid, s. a., p. 208.
13 Darío R., « Alejandro Sawa », prologue à Iluminaciones en la sombra de SAWA A., Madrid, Editorial Alhambra, 1977, p. 69.
14 Darío R. décrit cette scène dans son Autobiografía, Buenos Aires, Ed. Universidad de Buenos Aires, 1968, p. 97.
15 Sawa A., op. cit., p. 223.
16 Granjel L. S., « Maestros y amigos del 98 : Alejandro Sawa », Cuadernos Hispanoamericanos, Madrid, n° 195, mars 1966, p. 436.
17 « Sawa est mort en beauté, sans une contraction sur son beau visage, sans une phrase maladroite ni un geste laid » (Zamacois E., Un Hombre que se va (Memorias), Buenos Aires, Santiago Rueda Editor, 1969, p. 177).
18 Gómez Carrillo E., « La bohemia eterna », op. cit., p. 208.
19 Ibid.
20 Ces mots élogieux d’Hermann Bahr, originellement publiés dans le Deutsche Zeitung de Vienne puis reproduits dans Le Mercure de France de septembre 1893 (n° 157), étaient consacrés à Alejandro Sawa. La légende de Sawa allait de Madrid à Vienne, en passant par Paris !
21 Darío, op. cit., p. 71.
22 Cansinos asséns R., « La bohemia en la literatura », Los temas literarios y su interpretación, Obra Crítica, 1998, p. 683.
23 Murger H., Scènes de la vie de bohème, Editions Gallimard, Collection Folio, 1988, p. 34.
24 « Aujourd’hui comme autrefois, tout homme qui entre dans les arts, sans autre moyen d’existence que l’art lui-même, sera forcé de passer par les sentiers de la Bohème » (Murger H., Préface aux Scènes de la vie de bohème, op. cit., p. 34).
25 Cité par Esteban J. et Zahareas A. N. dans l’introduction à Los Proletarios del Arte Introducción a la bohemia, Madrid, Celeste Ediciones, Biblioteca de la Bohemia, 1998, p. 19. Un autre passage d’un texte de Carrere E. intitulé « La maison de la bohème », de Petit retable grotesque et sentimental, fait écho à cette idée.
26 Ibid.
27 Véritable traité d’idéalisme, cette œuvre énonce des idées avant-gardistes comme le rétablissement du rôle de la femme dans une société patriarcale (le féminisme est sous la plume de nombre de bohèmes comme Sawa). Elle prône également l’esprit démocratique comme forme d’opposition à la tyrannie de la religion et de l’Église, inhibitrice des désirs, castratrice des élans : nous retrouvons une lutte des classes prolétaires intellectuelles contre la bourgeoisie institutionnalisée.
28 « Art, justice, action ! C’est la sainte trinité du bohème […]. Devant le buste de Murger au jardin du Luxembourg à Paris défilent des milliers de jeunes venus vouer un culte à cette trinité […] » (Bark E., La Santa bohemia y otros artículos, Madrid, Celeste ediciones, Biblioteca de la bohemia, 1999, p. 23-24).
29 Le projet de création d’une maison éditoriale répond certainement à cette angoisse de l’artiste bohème, prolétaire des lettres, de ne jamais trouver un éditeur et, finalement, de ne pas être reconnu par le marché des livres.
30 « La bohème n’est ni une mode ni une livrée ; c’est un état de conscience » (Zamacois E., Tipos de café. Siluetas contemporáneas, Madrid, Imprenta de Galo Sáez, 1936, p. 69).
31 Bark E., op. cit., p. 23.
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