Chapitre IX. Du « bohème littéraire » (Henry Murger) au « prolétaire des lettres » (Octave Mirbeau). Les cheminements d’une posture contestataire dans les lettres françaises
p. 141-150
Texte intégral
1La fin de l’Ancien Régime avait connu les « Rousseau des ruisseaux », selon l’expression forgée par Robert Darnton pour expliquer la montée en puissance, dans les années 1770-1780, des hommes de lettres hostiles à la monarchie1. Estimant « la population de la Bohème littéraire à un millier de plumitifs en 17892 », l’historien américain fait donc remonter à cette époque l’apparition d’une posture contestataire dans le milieu des hommes de lettres et il l’attribue à l’impossibilité pour ces journalistes écrivains de quitter « les bas-fonds intellectuels3 » où les condamnait la société d’ordres qui était tout sauf égalitaire. Poursuivant son analyse, Robert Darnton parvient à la conclusion que, « dans sa phase la plus révolutionnaire la Révolution fut l’expression des passions anti-élitistes de la Bohème littéraire4 ».
2Nous ne discuterons pas ces assertions sur lesquelles il y aurait beaucoup à dire mais nous retiendrons de cette approche l’idée que les intellectuels sont bien nés, en tant que groupe collectif ayant conscience de lui-même, en cette fin du xviiie siècle peu avant la chute de la monarchie. Pourchassés par la Terreur puis par le Consulat et l’Empire, fort mal en cour sous la Restauration, ils ne jouent de nouveau un rôle important qu’à la veille de la Révolution de 1830 et dans les cinq années qui la suivent avant de réapparaître en force en février 1848, lorsqu’une autre révolution chasse définitivement les frères de Louis XVI du trône sur lequel ils s’étaient réinstallés en 1815. Avec l’évocation par Henry Murger de « La Vie de Bohème5 », du « Pays latin » et des « Scènes de la Bohème6 », ce n’est plus la volonté politique de saper les bases de la société qui est mise en scène mais le rejet des codes bourgeois, du savoir-vivre, de l’art de s’habiller ou de nouer sa cravate, comme aurait dit Balzac7, bref, de toutes les règles ordinaires de la vie en société sur lesquelles était fondé le régime de Louis-Philippe, le roi à la redingote noire et au parapluie érigé en nouveau symbole de l’ordre bourgeois.
3Bientôt Jules Vallès incarnera un autre type d’intellectuel révolté et Octave Mirbeau, au début de la Troisième République, évoquera cette triste époque où sa plume était mercenaire parce que, contraint de vivre en « prolétaire des lettres8 », il devait faire le nègre d’un dirigeant du clan bonapartiste et rédiger des articles enflammés dont le contenu était à l’opposé de ses propres idéaux. Au-delà de l’aspect strictement biographique de cette théorisation de la dégradation des conditions d’existence de la bohème littéraire, on s’attardera sur ce qu’elle nous dit de l’apparition d’un authentique prolétariat dans le monde des lettres. Ne possédant que leur progéniture, comme le proies romain des origines, ou leur force de travail, pour parler comme Karl Marx, ils pouvaient vendre l’une ou l’autre à qui les payait ou leur offrait le louis d’or qui permettait de « passer le pont d’un dimanche » selon la belle quoique triviale expression d’un Henry Murger désargenté et obligé de faire sourire Calmann Lévy, le frère de son éditeur, pour lui soutirer de quoi survivre pendant quelques jours9. Si l’on se souvient que Gérard de Nerval s’est peut-être pendu parce que son marchand était absent quand il était venu lui emprunter une pièce d’or10, on saisit alors le caractère tragique de la posture contestataire de l’homme de lettres au xixe siècle.
Henry Murger et la mise en scène de la Bohème
4Dans la préface qu’il a placée en tête de l’édition originale des Scènes de la Bohème, Henry Murger a opposé la « Bohème officielle » à la « Bohème ignorée », celle des artistes inconnus, et il s’est réclamé lui-même de la première, celle des écrivains conscients des obligations qui leur incombent pour voir leur nom figurer sur l’affiche et être reconnus du public11. Membre de la Société des buveurs d’eau, comme on le sait, et l’expression prend toute sa saveur quand on regarde le portrait d’ivrogne d’Alexandre Schanne peint plus tard par Léo Dehaisne12, Murger et ses amis empruntaient aux Jeunes-France de la génération précédente l’ambition de rompre avec le canon esthétique de la bourgeoisie louis-philipparde mais ils entendaient s’en démarquer en refusant d’engager leur énergie dans une nouvelle « bataille littéraire » ou artistique13. Ce changement radical de stratégie mérite explication car, s’il est vrai que la pose très théâtrale de la Bohème puise une part de ses attributs dans le répertoire du mélodrame ou du vaudeville, on ne peut se satisfaire de cette parenté avec les genres dominants pour tenter de comprendre le glissement qui s’est opéré entre la génération de 1820 et celle de 1840.
5Très virulente contre le règne de Charles X, le roi qui avait rétabli la peine capitale contre les sacrilèges religieux, la jeunesse des Écoles et celle des ateliers de peintres avait fait le coup de feu sur les barricades des Trois Glorieuses Journées des 27, 28 et 29 juillet 1830. Alexandre Dumas a raconté dans ses Mémoires comment lui et ses amis s’étaient emparés des armes que possédaient les théâtres et il a insisté sur la sincérité de leur combat14. Un autre témoin, assuré que tout le monde reconnaîtrait l’écrivain dans son commentaire de l’événement, le campait assez drôlement en ces instants d’insurrection populaire :
Je ne puis m’empêcher de recommander aux sourires des soldats du 28 et du 29, et au pinceau d’un peintre des genres, un jeune homme, ayant alors une charge de confiance auprès de l’un de nos hommes politiques15, type idéal de la guerre sans poudre, sans sueur et sans poussière : son pantalon d’un blanc de neige, ses souliers en daim gris, sa petite carmagnole en printanière lilas, conservaient la fraîcheur et les plis de l’armoire ; une ceinture enveloppait sa taille ; dans cette ceinture, deux pistolets aux crosses relevées et bien luisantes ; pour arme blanche, un poignard ; la carmagnole évasée sur la poitrine permettait de voir une chemisette parfumée, dont le col retombait sur l’épaule ; une cravate à la Colin laissant à nu les chairs du cou, formait un gros nœud soigneusement drapé ; la figure du héros était rasée, à barbe fraîche, sa chevelure systématiquement frisée et maintenue avec art par un petit chapeau de paille16.
6Pour sa part, Alexandre Dumas devait proposer ce commentaire ultérieur mais pertinent de ces journées épiques :
Ceux qui ont fait la révolution de 1830, c’est cette jeunesse ardente du prolétariat héroïque qui allume l’incendie, il est vrai, mais qui l’éteint avec son sang ; ce sont les hommes du peuple qu’on écarte quand l’œuvre est achevée et qui, mourant de faim, après avoir monté la garde à la porte du trésor, se haussent sur leurs pieds nus, pour voir, dans la rue, les convives parasites du pouvoir admis, à leur détriment, à la curée des charges, au festin des places, au partage des honneurs. Les hommes qui firent la révolution de 1830 sont les mêmes hommes qui, deux ans plus tard, pour la même cause, se firent tuer à Saint-Merry17.
7Proches de la vision qu’en rapporta Berlioz à propos de « la bravoure forcenée des gamins », et de « l’enthousiasme des hommes » auxquels il ajoute perfidement « la frénésie des filles publiques », pour parachever son portrait de « la sainte canaille18 », ces analyses situent effectivement l’événement dans un contexte qui réduit la bataille romantique à une farce ou à une mômerie. « Enfoncés les romantiques ! » avait hurlé Blanqui pour bien marquer la différence entre une « vraie » bataille et sa pâle copie avant de rédiger son Appel aux armes !19 qui balayait toute velléité de confisquer la révolution ou de la détourner de son but, l’instauration de la République démocratique.
8Brutalement interrompue par le vote des lois de septembre 1835 qui interdisent désormais la caricature du roi et celle des ministres et frappe d’emprisonnement quiconque mentionne le régime instauré en 1792 et sa devise « Liberté-Égalité-Fraternité », cette agitation qui avait culminé au cloître Saint-Merry en juin 1832 devait imposer à la jeunesse contestataire des changements d’attitude dont les conséquences se firent sentir sur la bohème. Comme l’a expliqué Marc Martin, l’historien de la presse, bon nombre de journalistes républicains durent se reconvertir et trouver dans l’humour, la satire, le pastiche, l’espace nécessaire à leur respiration intérieure20. Face aux tracasseries du pouvoir, aux poursuites ou aux menaces, il était recommandé de pratiquer ce qu’on n’appelait pas encore la « littérature de contrebande » mais qui permettait à chacun de continuer à vivre sans trop se renier. L’écart avec les normes vestimentaires, le refus des conventions, l’entretien d’une lorette, la pipe et le tabac, tout était bon pour maintenir un espace de liberté dans une société dévorée par les appétits matériels et la volonté de s’enrichir à tout prix. Même Jérôme Paturot, incarnation de l’époque, éprouvera la tentation de vivre comme les rapins et les bohèmes. Il est vrai que, publié en 1842, le roman de Louis Reybaud avait fait son miel des premiers feuilletons consacrés par Nestor Roqueplan, l’année précédente, aux « lorettes » et à leurs petits ménages « unis par le ministère du caprice qui est le maire du XIIIe arrondissement21 ». Entré au Corsaire-Satan en 1844, Murger qui savait, lui aussi, que Paris ne comptait alors que douze arrondissements, reprit cette veine dans sa propre mise en scène de la bohème avec un bonheur que les lecteurs apprécièrent immédiatement.
9Champfleury, qui avait participé à cette aventure avec Nadar, Murger, et leurs amis, a eu des mots cruels, plus tard, pour ce « petit journal » où ils étaient entrés avec enthousiasme. « Nous avions reconnu, écrit-il pour expliquer leur départ, le vide et le triste de cet esprit de mots si agréable à ceux qui lisent le matin en déjeunant ces malices22. » Formulée dès 1849 dans Le Messager des théâtres, cette critique de la pose, ou de la posture, consistant, comme le dit Murger, à traquer férocement la pièce de cent sous pour survivre et, afin d’y parvenir, à forcer le trait en enfumant les clients des cafés ou en criant très fort pour effrayer le bourgeois, sous-entend que cette génération avait perdu tout idéal et ne voyait dans la bohème qu’un moyen de passer le temps en attendant de se ranger à l’âge adulte. Antichambre du spleen baudelairien né après la répression de l’insurrection de juin 1848 selon Dolf Oehler23, cette façon de refuser de voir le vide et l’ennui de l’existence, son caractère tragique, devait conduire Murger à accepter les propositions de François Buloz et à entrer à la Revue des Deux Mondes, le bras séculier de l’Académie en littérature et celui du libéralisme en politique.
10Toute la correspondance de l’homme de lettres avec son éditeur traduit la lente désespérance et la décrépitude de celui qui avait consenti à toutes les coupes et à toutes les mutilations de son écriture pour vivre dans une société qui l’oppressait24. Venant à pied à Paris en 1858 depuis la forêt de Barbizon où il s’était réfugié auprès des peintres ses amis, usé par la maladie, privé du lectorat massif qui avait encouragé ses débuts, il devait décéder rue des Martyrs dans le dénuement le plus total en 1861. Théophile Gautier résuma son apport au trésor des lettres en rédigeant cette épitaphe à la précision que n’aurait pas reniée un chirurgien maniant le scalpel : « Avec Murger s’en va l’originalité la plus brillante qu’ait produite le petit journal25. » Le cordon de la Légion d’honneur posé sur son cercueil disait l’ambiguïté de la bohème des années 1840, comme l’entrée de Schaunard et de son inoubliable pantalon à carreaux au Castor, le journal des chapeliers, et si L’Artiste, plus relevé, lui ouvrit ses colonnes, Champfleury avait pris la bonne mesure de l’impasse dans laquelle lui et ses camarades s’étaient engagés. En exagérant la puissance du rire et en croyant à la force corrosive de l’humour, ils avaient négligé le pouvoir d’une société capable de récupérer à son profit les critiques de sa jeunesse la plus contestataire. « Qu’importe que ce soit un sabre, un goupillon ou un parapluie qui vous gouverne ! C’est toujours un bâton, et je m’étonne que des hommes de progrès en soient à disputer sur le choix du gourdin qui doit leur chatouiller l’épaule » avait écrit Théophile Gautier en croyant voir dans la pression du gourdin le mal qu’il fallait combattre26. Il oubliait, ce faisant, qu’un sabre ou un goupillon – l’Empire puis la Restauration – suscite plus aisément la révolte qu’un parapluie ouvert pour protéger chacun contre les menaces du temps.
Octave Mirbeau et la prolétarisation des hommes de lettres
11Le second Empire imita le premier et reprit à son compte tous les interdits qui pesaient sur la presse. De nouveau la caricature politique fut pourchassée, les journaux obligés de fournir un cautionnement et la circulation des imprimés soumise au bon vouloir de la commission du colportage. Comme en 1835, les républicains durent choisir entre le silence et le recyclage de leur plume dans la petite presse. Le Journal pour rire devenu ensuite le Journal amusant, Le Charivari étaient tolérés à condition de ne pas se moquer du pouvoir ou des forces qui le soutenaient, l’Église, la Bourse, tous ceux qui s’étaient réjoui du rétablissement de l’Ordre, à Varsovie comme à Vienne, à Moscou ou à Paris27. Le Hanneton, journal des toqués ne risquait guère d’effrayer, pas plus que le Petit Journal pour rire de Nadar ou Le Rabelais auquel collaborèrent tant Baudelaire que Murger ou Charles Monselet, l’ami de jeunesse de Mirbeau et son introducteur à Paris dans ce milieu de la presse satirique ou, à tout le moins, distanciée et ironique par rapport à l’actualité28. Plus libres à partir de 1868, des journaux comme, La Lune puis L’Éclipse, La Lanterne, Le Réveil, La Parodie, voire La Foire aux sottises, Le Monde pour rire ou La Charge vont donner à la fin de l’Empire des couleurs et une gaîté qu’il avait jusque-là strictement cantonnées à l’évocation grivoise des cocottes et des charmes de La Vie parisienne. Tant que les Brésiliens ne venaient à Paris que « pour s’en fourrer jusque-là », le régime pouvait considérer qu’il ne risquait pas grand’chose à laisser Offenbach faire danser la valse ou le cancan au monde entier.
12Jules Vallès a dit dans Le Réfractaire ou dans les articles de La Rue ce qu’il fallait penser de ces temps horribles où la parole était enchaînée mais c’est sans doute Octave Mirbeau qui a le mieux analysé les conséquences de cet asservissement de la pensée. Alors que Victor Hugo échouait à transformer Bruxelles en « citadelle d’où bombarder le Bonaparte29 », les prisonniers politiques voyaient avec tristesse nombre d’entre eux accepter la grâce impériale avant que l’amnistie du 15 août 1859 ne les expulse, pour les derniers récalcitrants, du bagne de Corte où ils croupissaient depuis dix ans30. Revenus dans un Paris complètement transformé par les travaux du baron Haussmann, ils allaient assister à une mutation sans précédent de la société dans laquelle ils avaient grandi. Plus nombreux qu’avant 1848, les bacheliers éprouvaient des difficultés à trouver un emploi à la hauteur de leurs espérances et le thème du prolétariat des lettres, des déclassés, revenait à la mode. L’Église catholique s’en inquiétait qui condamnait, avec le Syllabus de 1864, les mœurs du monde moderne et rêvait d’un retour aux valeurs ante-révolutionnaires tandis qu’une droite bonapartiste plus conservatrice encore que l’Empereur commençait à s’irriter des progrès des républicains, des libres penseurs et des socialistes de l’Internationale.
13La répression féroce qui suivit l’écroulement de la Commune de Paris calma un temps les ardeurs des partisans de l’Ordre mais les élections partielles, organisées de 1871 à 1875 confirmèrent la républicanisation du pays. Engagé par l’un des chefs de file de ce courant politique, Henri Dugué de la Fauconnerie, Octave Mirbeau va rédiger, des bulletins de L’Ordre de Paris en 1872 aux Grimaces antisémites de 1883, des centaines d’articles vénéneux qu’il regrettera amèrement lorsqu’il sera devenu un des leaders du dreyfusisme militant31. Pour expliquer son étrange parcours, sa trajectoire sociale et politique, il a, dans ce roman inachevé qui s’intitule Un gentilhomme, théorisé les conséquences de la montée en puissance de la presse au xixe siècle. Résumée dans une formule qu’il affectionne, « le journaliste se vend à qui le paie32 », cette analyse tente de faire sentir la puissance de ces industries culturelles en formation, leur capacité à imposer leur point de vue à leur personnel et le changement capital qui s’est opéré depuis cet âge d’or de la presse, la fin du xviiie siècle, où le journaliste exprimait son opinion, dévoilait la vérité, guidait l’opinion, quels que soient les risques encourus. La mort de Marat, assassiné dans sa baignoire, l’exécution de Camille Desmoulins, de Madame Roland ou la déportation d’Ange Pitou, dans l’autre camp, symbolisaient cet engagement au service d’une cause qui avait donné au journalisme ses lettres de noblesse33.
14Pour ce qui concerne l’étude des intellectuels et, plus particulièrement des écrivains, c’est l’affirmation de l’avènement d’un « prolétariat des lettres » ou « de la plume » qui est la plus intéressante. Réduits à cet état de dépendance absolue qui les oblige à louer leur force de travail au plus offrant, ou au premier venu selon le cas, les travailleurs de la pensée peuvent cependant, par une pose agressive, un anarchisme foncier, s’élever au-dessus de leur situation aliénante. Cette attitude se traduit, chez Mirbeau, par de violentes imprécations contre le monde environnant, la pourriture des affaires, la corruption des parlementaires ou la décrépitude de la démocratie, qui conduisent le journaliste pamphlétaire à inventer une posture contestataire qu’il n’abandonnera plus par la suite. Dès le premier numéro des Grimaces, son Ode au choléra appelle de ses vœux l’épidémie chargée de supprimer « la horde des bandits qui déshonorent la France, l’épuisent et la rançonnent34 ». Rêvant d’un chambardement universel, il conservera cet espoir toute sa vie, aux temps du boulangisme qu’il combattra puis du dreyfusisme dont il se fera l’un des champions et même de l’anarchisme à l’époque où il rêvait de marmites qui exploseraient et purifieraient l’atmosphère35. Devenu un prolétaire de la plume participant activement au changement social, il ne se contente pas d’expier ses errements des années 1872-1883 mais il affiche une prétention ou une revendication de l’homme de lettres à éclairer l’avenir et à amener les lecteurs à une meilleure compréhension de leur époque.
15Même s’il affirme dans Les Mauvais Bergers sa distance avec Jaurès et le socialisme en tain de s’organiser – on est en 1898 et les divisions interdisent encore toute marche à l’unité – Mirbeau n’a pu qu’éprouver un immense plaisir en entendant certains spectateurs crier à pleins poumons : « Vive l’anarchie ! Mort aux bourgeois ! » le soir de la première36. Éreinté par le leader socialiste avec qui il collaborera plus tard, après le lancement de L’Humanité, Octave Mirbeau n’en a pas moins contribué à forger cette figure de l’intellectuel libre de tout engagement vis-à-vis d’un parti ou d’une organisation, quelle qu’elle soit, mais totalement dévoué à la Vérité et servant la Justice en toutes circonstances. Faisant cette fois-ci du « prolétaire des lettres » non plus un asservi contraint de se vendre à qui le paie mais un révolté se dressant contre toutes les infamies, et un esprit libre, détaché par rapport aux conventions et à la morale bourgeoise, il ne cessera plus de dénoncer le système capitaliste, l’ordre bourgeois et la société de son temps avec qui il demeurera en rupture de ban jusqu’à sa mort. Précieux jalon par conséquent dans l’histoire des intellectuels français, il avait su transformer les aspirations libertaires de la bohème parisienne en une véritable révolte contre la société et un engagement ferme pour que celle-ci guérisse de ses tares et cède la place à un monde meilleur. En ce sens, et malgré son scepticisme qui le garantit de tout optimisme béat, Octave Mirbeau incarne idéalement cet engagement des intellectuels dans la cité qui sera la marque profonde du xxe siècle avant la mort de Jean-Paul Sartre ou l’écroulement du mur de Berlin.
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Notes de bas de page
1 Darnton R., Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au xviiie siècle, Paris, Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes Études », 1983, p. 7.
2 Darnton R., Gens de lettres. Gens du livre, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 117.
3 Darnton R., Bohème littéraire…, op. cit., p. 21.
4 Ibid. p. 34.
5 Représentée au théâtre des Variétés, à Paris, à partir du 22 novembre 1849, la pièce de Henry Murger et Théodore Barrière a été aussitôt publiée par Michel Lévy frères.
6 Henry Murger avait initialement publié dans le journal Le Corsaire des feuilletons sur « les scènes de Bohème » dont il tira, avec l’aide de Théodore Barrière une adaptation théâtrale, suivie, en 1851, du volume intitulé Scènes de la Bohème puis du Pays latin ; voir Mollier J.-Y., Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne. 1836-1891, Paris, Calmann-Lévy, 1984, p. 179-185.
7 Balzac est l’auteur de la préface de l’ouvrage facétieux rédigé par son ami Émile Marco de Saint-Hilaire, L’art de mettre sa cravate de toutes les manières connues et usitées, enseigné et démontré en seize leçons par le baron Emile de l’Empesé, voir Meyer-Petit J. (dir.), Balzac imprimeur et défenseur du livre, Paris, Paris-Musée/Des Cendres, 1995, p. 207.
8 C’est ainsi que se voit Octave Mirbeau quand il se met en scène, à partir de 1900, dans Un gentilhomme, un roman inachevé. Il écrit que « le journaliste se vend à qui le paie », ce qui traduit son expérience personnelle de la bohème journalistique au début des années 1870 ; voir Michel P. et Nivet J.-F., Octave Mirbeau l’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Librairie Séguier, 1990, p. 91-93.
9 Mollier J.-Y., op. cit., p. 186-188. Murger écrit à Michel Lévy : « J’ai à traverser le pont d’un dimanche. Le péage est au moins d’un louis. Donnez m’en deux pour ne pas humilier le commissionnaire » (LAS du 8 octobre 1858).
10 Voir Audebrand P., « Le sou de Gérard de Nerval », dans Petits Mémoires du xixe siècle, Paris, Calmann Lévy, 1892.
11 Murger H., Scènes de la Bohème, Paris, Michel Lévy frères, 1851 et Abélès L. (dir.), La vie de Bohème, catalogue du Musée d’Orsay n° 6, Paris, Musée d’Orsay, 1986.
12 Reproduit p. 17 du catalogue cité.
13 Mollier J.-Y., « La naissance du concept de “stratégie littéraire” avant 1914 : du bon usage des catégories sociologiques en histoire littéraire », dans Qu’est-ce qu’un événement littéraire au xixe siècle ? Saminadayar-Perrin C. (dir.), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, p. 113-122.
14 Dumas A., Mémoires, Josserand P. (éd.), Paris, Gallimard, 1964, 5 vol., t. 3 et 4.
15 Alexandre Dumas était alors le secrétaire du duc d’Orléans.
16 Bonnelier H., Mémorial de l’Hôtel de Ville de Paris en 1830, Paris, Houdeville, 1835, p. 72-73.
17 Dumas A., op. cit., t. 3, p. 336.
18 Berlioz H., Mémoires, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, 2 vol., t. 1, p. 175-176.
19 Blanqui A., « Appel aux armes ! » Écrits sur la Révolution, Paris, Galilée, 1977, t. 1, p. 64.
20 Martin m., « Journalistes et gens de lettres. 1820-1890 », Vaillant A. (dir.), Mesure(s) du livre, Paris, Bibliothèque nationale, 1992, p. 107-123.
21 Roqueplan N., Regain. La vie parisienne, Paris, Librairie Nouvelle, 1857, p. 31 pour l’édition en volume de ses articles de 1840-1848.
22 Champfleury E., Souvenirs de funambules, Paris, Michel Lévy frères, 1859, p. 298-299.
23 Oehler D., Le Spleen contre l’ennui, juin 1848 : Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, Paris, Payot, 1996.
24 Mollier J.-Y., Michel et Calmann Lévy…, op. cit., p. 185-197, pour cette correspondance.
25 Gautier T., dans Les Nuits d’hiver de Murger, Paris, rééd. Calmann-Lévy, 1890, p. 262.
26 Gautier T., « Préface », Mademoiselle de Maupin, Paris, E. Renduel, 1835, 2 vol., t. 1, p. 31.
27 Rappelons que les empires autrichien, ottoman, et russe ont allégrement participé à la répression du « Printemps des peuples » – les révolutions européennes de 1848 – comme le roi de Prusse et le président de la République française, le prince Louis Napoléon Bonaparte ; voir Aprile S. et al., La révolution de 1848 en France et en Europe, Paris, Éditions sociales, 1998.
28 Bellet R., Jules Vallès. Journalisme et révolution. 1857-1885, Tusson, Du Lérot, 1987-1989, 2 vol., t. 2.
29 Victor Hugo à sa femme, 17 janvier 1852, Œuvres complètes, Massin J. (éd.), Paris, coll. « Club français du Livre », 1968, 18 vol., t. VIII, p. 967.
30 Mollier J.-Y., Dans les bagnes de Napoléon III. Mémoires de Charles Ferdinand Gambon, Paris, PUF, 1983.
31 Mollier J.-Y., « Mirbeau et la vie politique de son temps », Octave Mirbeau, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, p. 75-90 et Michel P. et Nivet J.-F., op. cit.
32 Michel P. et Nivet J.-F., op. cit., p. 91.
33 Delporte C., Les journalistes en France. 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Paris, Le Seuil, 1999, p. 9-15.
34 Cité par Michel P. et Nivet J.-F., op. cit., p. 161.
35 Ibid., p. 451-499.
36 Ibid., p. 566.
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