Chapitre 24. Piéger les genres pour parler de la désédimentation de l’identité : l’exemple d’Evelyne Heuffel, Rique Queijão, Belge du Brésil
p. 345-362
Texte intégral
1En 1995, un roman intitulé J’ai connu Fernando Mosquito est publié dans la « série noire » de Gallimard sous un nom d’auteur inconnu, Rique Queijão1. Sur la page de couverture, on peut lire : « traduit du brésilien par Evelyne Jacobs » – en page 5 de titre, toutefois, le syntagme s’est paradoxalement mué en « traduit du portugais (Brésil) par Evelyne Jacobs2 ». D’autres éléments du paratexte3, tels que les dédicaces d’œuvre ou hommages, suivies des indications de lieu et date – Recife, 1986 –, permettent de situer la fable dans un contexte géographique et historique précis. Ils ont pour fonction de matérialiser l’usage social du texte et d’en orienter la réception.
2Un an plus tard, c’est sous le nom d’Evelyne Heuffel que les éditions Métailié donnent à lire L’Absente du Copacabana Palace dans la collection « Bibliothèque brésilienne4 ». Le péritexte éditorial indique, en quatrième de couverture, les éléments d’identification habituels sur l’instance auctoriale. On y apprend ainsi que l’écrivaine est née à Bruxelles et qu’elle vit au Brésil où elle est « illustratrice de bandes dessinées et auteur de romans policiers publiés à la Série Noire sous un pseudonyme ». L’incertitude onomastique laisse percer une pointe de mystère qui confine à l’énigme tant au plan intra qu’extradiégétique.
3Dans le jeu d’identités, autant réelles que d’emprunt, mais qui n’en sont pas moins authentiques, se révèle un écrivain francophone qui brasse, rebrasse et embrasse une matière brésilienne spécifique pour en donner des morceaux choisis dans la langue de Montaigne et de De Coster. Du Rio de Janeiro et du São Paulo des années folles au Pernambouc des pénitenciers modèles de l’immédiat après-dictature militaire, Evelyne Heuffel, alias (Hen) Rique Queijão, alias Evelyne Jacobs (ou serait-ce l’inverse ?) s’attache à des personnages en marge – une héroïne fautive et des prisonniers, « tous de grands criminels » (p. 20) – dans un jeu de miroirs et de mémoires qui brouille les genres et fait exploser les frontières textuelles conventionnelles.
Un polar nordestin...
4Le polar nordestin qu’est J’ai connu Fernando Mosquito met en scène une enquête criminelle – portant sur un assassinat – et une narration régressive sous forme de « recueil de souvenirs » (p. 249). La structure traditionnelle du genre repose sur quatre fonctions majeures : la victime, l’enquêteur, le suspect et le(s) coupable(s) – il peut y avoir transgression des contraintes. En l’occurrence, l’énigme réside non pas tant dans la découverte du coupable en soi, mais dans le comment le démasquer – et le perdre – pour permettre à la vérité d’asseoir ses droits et à la justice – une forme de justice – de se rétablir.
5L’emploi d’un pseudonyme masculin, de préférence américain, étant d’usage dans le milieu éditorial, le polar brésilien est signé du nom du héros-narrateur éponyme, Henrique Queijão, un nom aux consonances bien brésiliennes s’il en est. D’autres ingrédients conventionnels, traditionnellement mis en scène, sont au rendezvous, dont le suspense et la critique acérée des injustices, la corruption et l’asservissement. Le tout tempéré ou agrémenté par un esprit ludique5. Le roman n’y déroge pas, bien au contraire, qui en extrait d’autant plus sciemment sa force d’affabulation.
6L’intrigue de ce polar que l’on peut rattacher à la typologie du roman noir (proche du roman d’aventures) est conduite par un jeune ethnologue au chômage et journaliste à la pige, au demeurant dans la dèche. Le carioca Henrique – dit Rique – Queijão accepte de réaliser des reportages pour un Américain, un certain Rob Fromton. Il ne s’embarrasse guère de circonlocutions pour définir d’emblée ses activités plus ou moins mercenaires :
J’étais à la solde de Rob Fromton, le gringo.
Vu que le portugais qu’il baragouinait, imbibé d’alcool et mastiqué comme un chewing-gum, était inaudible ; vu aussi qu’il faut du cran, du doigté et de la ruse pour soudoyer gardes-forestiers, gardes-barrières, gardes du corps, garde-côtes, gardes-chiourme, garde nationale, bref, toute une nation, il avait sacrément intérêt à se munir d’un homme averti, Rob Fromton, le grand reporter des Geographic Magazine et autres revues pour cadres constipés en mal d’exotisme. Et il m’avait trouvé, moi, Henrique Queijão (p. 13).
7Le phrasé baroque jette de la lumière sur la psychologie du personnage-narrateur-autodiégétique, double du scripteur. L’auto-ironie est une constante qui préside au mode d’énonciation fictionnelle. Lucide et un peu désabusé, certes, mais pas (ou pas encore) cynique, il est conscient que la débrouillardise, proche du jeitinho, est la condition de survie de nombre de ses compatriotes.
…sur les traces de Henry Koster
8Après maintes autres expéditions – dans une réserve d’Indiens ou « au côté des desesperados » (p. 14) de Serra Pelada –, l’entreprise conduit Rique Queijão cette fois dans le Nordeste afin de reconstituer l’itinéraire de Henry Koster. Le voyageur anglais, né à Lisbonne, vécut de longues années dans ce pays et mourut au Pernambouc en 1821. Il maîtrisait parfaitement le portugais au point d’être surnommé Henrique da Costa par ses contemporains ; emblématiquement, le personnage-narrateur porte le même prénom. Dans son ouvrage illustré, Travels in Brazil écrit dans les années 18106, Koster livra des impressions originales sur les paysages, les hommes et les mœurs de ces terres qu’il avait élues et dont il n’a cessé de dénoncer la violence cachée sous des abords de cordialité et d’hospitalité. Qu’en est-il de la région, 175 ans plus tard ?
La préparation de la farine de manioc, la fabrication primitive des instruments agricoles, la terreur du contremaître ou le dévouement servile au patron, la ferveur religieuse, la crédulité des gens, la liesse des fêtes populaires me renvoyaient nez à nez avec les mêmes mœurs, le même labeur inutile, la même terre craquelée, les problèmes séculaires de l’eau, de la survie, de la tyrannie, de l’incompétence et de la paresse. Je me heurtais au féodalisme régnant […] (p. 12).
9Le réseau des analogies est matérialisé textuellement par l’emploi de l’adjectif « même » qui est la marque de l’identité absolue. La fonction structurante de l’intertexte kosterien n’en devient dès lors que plus évidente. Le modus operandi fictionnel légitime les stratégies discursives de la voix auctoriale – responsable de l’énonciation, celle qui, en l’occurrence, dit « je » – et instaure un pacte de lecture. Les images prégnantes renvoyant à l’immuabilité des lieux comme des structures sociales et la sensation que « la vie est figée dans le temps » (p. 13) dénotent une forme de désespérance et de lassitude qui finissent par imprégner – à de nombreux degrés – la fiction romanesque elle-même, laquelle déborde largement le cadre conventionnel de l’enquête « policière ». Car la région la plus rude et la plus pauvre du pays est aussi celle qui fournit la matière mythique la plus riche. C’est le terreau des Lampião, des Antônio Conselheiro et autres justiciers parmi les flagelados, tels ces illuminés – dont un détenu prénommé Abel – qui ne voient de rédemption que dans un bain de sang vengeur et, par-delà, purificateur. Le roman entre naturellement en résonance intime avec Os Sertoes (1902) d’Euclides da Cunha, qui décrit l’épopée de Canudos et, plus largement, la lutte « sauvage » du sertanejo au sein d’une nature hostile qui façonne sa psychologie : « C’est un lutteur, éternellement combattu et épuisé, éternellement audacieux et robuste, toujours prêt pour un combat qu’il ne vaincra pas et où il ne se laissera pas vaincre ; vivre, c’est s’adapter. La nature tailla l’homme à son image : barbare, impétueux, abrupt7… »
10Le pessimisme, voire le fatalisme, pourraient hypothéquer la portée sémantique du roman, tant il est vrai que le Brésil a longtemps été tiraillé par deux forces contradictoires : les archaïsmes, les atavismes et les mysticismes (ana)chroniques, en somme, la « barbarie », et une idéologie du progrès caractérisée par une modernité débridée, la « civilisation ». Or les deux sont renvoyées dos à dos car, « si le progrès est assassin, son contraire l’est aussi » (p. 13). La perspective d’un avenir qui subsume ces contradictions dans une synthèse rédemptrice n’est pas écartée, car le pessimisme, plutôt que d’exprimer une acceptation résignée du cours de l’Histoire, implique une volonté et une lutte permanente contre l’ordre établi, sans garantie de succès toutefois.
Une île
11J’ai connu Fernando Mosquito se structure autour de deux axes narratifs convergents : deux temps historiques et deux expériences – empirique et imaginaire – s’imbriquent, qui plus est, sur une île. C’est en bourlinguant « à la poursuite de Henry Koster » (p. 132) – périple semé d’embûches – que Rique Queijão est amené sur l’île au nom imaginaire d’Ipirataca dans l’État du Pernambouc, dont, par antiphrase, il ne dévoilera « ni latitude, ni longitude » (p. 16) – mais qu’il situe à 50 km au nord de Recife. On y avait installé un pénitencier agricole modèle8. L’espace fictionnel emprunte aux références géographiques réelles. Pour arriver dans l’île, il faut traverser un étroit chenal. Or dans la tradition bachelardienne, l’eau connote la renaissance : les prisonniers devront y renaître à la société, tout comme le carioca errant Rique Queijão sera initié aux réalités locales et adviendra à soi en investissant le rôle que lui réservent, malgré lui, Fernando Mosquito et ses amis. Dans cet espace-temps aux connotations robinsonniennes, le journaliste-détective va finir par s’adjoindre les services d’un petit garnement « débrouillard [et] futé » (p. 56) au nom biblique de Melquisédèque (« Mel » – miel), qui aurait aussi bien pu s’appeler « Vendredi » (p. 61).
12L’île est présentée parodiquement comme un paradis où Adam et Ève auraient passé leurs vacances9, un temps d’avant l’Histoire10. Entre-temps, « le paradis d’Henry Koster était […] devenu une île de bagnards » (p. 17), plus proche toutefois, à de nombreux égards, du paradis terrestre que de l’enfer : les prisonniers mariés y vivent en famille, leurs enfants sont alphabétisés, leur santé prise en charge. Ils ne manquent de rien « sauf de liberté […] la liberté d’aller et venir… » (p. 20). L’espace utopique par excellence demeure foncièrement ambivalent. Paradis et enfer s’inscrivent dans une dialectique du bien et du mal qui entend dépasser les notions, en apparence dichotomiques, de liberté et d’absence de liberté, tout en affirmant le désir inéluctable de tout être humain de disposer librement de ses mouvements.
13Dans l’épitexte privé11, l’auteur empirique précise qu’il construit sa fiction à partir de données véridiques qui fonctionnent comme détonateur de l’acte d’écriture ; elles en sont à la fois le prétexte et le pré-texte :
Guide de tourisme à Recife, j’amenais très souvent des touristes sur l’île d’Itamaracá où se situe […] un pénitencier modèle agricole qui ouvrait ses portes […] aux visiteurs : on pouvait encore voir des prisonniers confectionner de la mélasse dans les vieilles cuves d’un ancien engenho et acheter leur artisanat (dont les gravures et les objets en os de baleine). L’un deux, plus cultivé, était chargé de la visite à la casa grande, etc. Il avait attiré mon attention par sa sympathie et ses connaissances12.
14Fernando Mosquito (intrinsèquement motivé, le surnom moustique est significatif et mordant, au propre comme au figuré), le prisonnier lettré et politisé, exerçait un ascendant sur tous ses compagnons, des prisonniers de droit commun. Son crime, avoir abattu le médecin qui pratiquait la torture pour le régime militaire, dont fut victime le frère même du détenu, un militant des ligues paysannes. Acte politique par excellence, qui prend forme de vengeance ! Or l’on sait que, dans certaines cultures, la vengeance revêt une connotation hautement positive – à l’égal de l’anthropophagie rituelle pratiquée par les tribus amérindiennes.
En ouvrant le journal, poursuit Evelyne Jacobs, un jour je suis tombée sur sa photo : il s’était fait descendre dans une sorte d’embuscade […]. Je trouvais l’histoire de l’article de journal très mal racontée. Et le polar a germé dans mon esprit (tout le reste est pure fiction)13.
15L’annonce de la mort de Fernando Mosquito est l’élément déclencheur qui vient déstabiliser l’ordre établi depuis des siècles, où le temps même semblait s’être arrêté. Elle précipitera la prise en compte des morales de l’histoire de la part de la voix auctoriale : « le crime n’isole pas ; il est des régions du globe où, plus qu’ailleurs, il nous rend solidaires » (p. 10). Structures temporelles et spatiales et univers référentiels et fictionnels s’enchevêtrent qui conduisent le narrateur journaliste à partager « les mêmes convictions » que les détenus, « la même nonmorale : celle qui consiste à sympathiser avec les mêmes truands, et qui plus est, à leur donner raison » (p. 199). La quête devient enquête. Le narrateur-protagoniste fuit toute forme de manichéisme et légitime des formes de solidarité dans un pays qui émerge d’une période noire de son histoire – la dictature militaire – où les institutions demeurent, encore et toujours, à la solde des familles politiciennes traditionnelles telles que les Cupim14 qui tirent leur pouvoir séculaire de l’oppression, de la corruption, des réseaux d’allégeance et des collusions avec la pègre, dans un étrange engrenage où tous les compagnons de Fernando Mosquito se trouvent piégés. Ils n’auront de cesse de venger la mort de leur ami, renouant avec cette dynamique circulaire immuable, telle que l’avait décrite Euclides da Cunha : « L’adversaire sera toujours suivi par une haine inextinguible, pointée au bout du canon d’un fusil, cachée dans l’ombre d’une embuscade15… »
16Au-delà de l’anecdote réelle, le polar nordestin s’inscrit dans le versant idéologique d’une tradition de dénonciation des injustices sociales – le roman social du Nordeste – et de représentation fictionnelle, tout sauf simpliste, de l’opprimé, aux antipodes de toute logique dichotomique. Il y va de la nature humaine, terreau préférentiel de tout écrivain, à plus forte raison de tout anthropologue. La voix auctoriale récuse les valeurs d’un individualisme asocial et se place résolument du côté des exclus, tout en rejetant l’idée que l’amoralisme certain de nombre de bandits soit imputable aux seuls conflits sociaux. N’oublions pas le contexte extrêmement politisé de l’époque, avant que la chute du mur de Berlin et l’écroulement de l’empire soviétique, et par-delà, la « crise générale de tous les systèmes » n’aient mis fin à notre « court xxe siècle », selon l’expression de l’historien britannique Éric Hobsbawm16.
Un baroquisme stylistique
17L’histoire elle-même impose sa mise en fable, sa mise en écriture. Les excès stylistiques qui peuvent dérouter plus d’un critique, correspondent à l’excès de violence, de sécheresse, de contrastes, de misère comme de pittoresque, bref, à la réalité nordestine elle-même. Le naturalisme exacerbé de certains passages qui exhument des scènes de violence et de mort – telle l’image du député évidé de ses entrailles – renvoient emblématiquement aux fissures de la société brésilienne. Celles-ci sont toutefois tempérées par le vitalisme existentiel et une forme de cordialité d’un genre tout particulier, tel l’accueil qu’un ex-détenu réserve à l’enquêteur-narrateur :
Et vlan, une claque dans les côtes, et revlan, je lui en rends une sur l’épaule, il me tâte les hanches, je lui tripote la bedaine, il me déboîte l’omoplate, je lui déplace la clavicule, il me tapote la joue, je lui pince le gras du biceps et ces rituelles civilités se terminent par une invitation à prendre une pinga… (p. 142).
18Le recours à un style populaire volontiers argotique et surtout le versant de l’humour caustique et de l’auto-ironie ne vont pas sans rappeler l’univers social, burlesque et carnavalesque de Jorge Amado. Aussi la vision en apparence distante et désabusée de la part d’un héros-narrateur étranger – n’est-il pas carioca ? – estelle contrebalancée par une sorte de jubilation verbale aux teintes rabelaisiennes, qui s’exprime notamment dans la profusion métaphorique et les accumulations burlesques que l’on retrouve également à l’œuvre dans Macounaïma de Mario de Andrade ou dans La Légende d’Ulenspiegel de l’écrivain belge francophone, Charles De Coster, dont le héros facétieux n’aurait pas désavoué son homologue tropical.
Un jeu d’ombres chinoises sous le signe de la semaine de 1922
19Tout comme le polar nordestin, mais dans un registre beaucoup plus sobre, L’Absente du Copacabana Palace est aussi un roman d’enquête, un roman à énigme qui s’attache à mettre en lumière une identité qui ne cessera de se dérober. Lui aussi est le fruit d’une rencontre17 due au hasard, chez un bouquiniste de Rio de Janeiro – or l’on sait, depuis les surréalistes que le hasard n’arrive pas par hasard, il est « la rencontre d’une causalité externe et d’une finalité interne18 ».
L’Absente est plus ou moins due à la trouvaille d’un vieux livre – dans les années quatre-vingt –, tel qu’il est exactement décrit […]. La plupart des petits papiers et annotations décrites sont fidèlement repris, mais bien entendu, j’ai inventé certains indices pour faire aboutir mon enquête fictive19 !
20Ce roman, livre fétiche s’il en est, recelait les pièces d’un secret. Il s’intitulait L’Absence ; son auteur s’appelait Henri Ardel. Publié chez Plon en 1922, l’ouvrage en était à sa 36e édition, un gros succès pour un roman populaire. Parmi les bouts de papier conservés intacts au milieu de ses pages – avec lesquelles ils établissaient un rapport de contiguïté sémantique – on retrouve : un poème écrit sur un papier à en-tête du Copacabana Palace, un récépissé de télégramme envoyé de São Paulo le 24 mars 1924, l’adresse d’un médecin gynécologue à Rio, des coupures de journal, une prescription médicale, etc. (p. 20-21). De quoi mettre la puce à l’oreille de la narratrice-détective. Ces éléments extra-littéraires permettent l’émergence du quotidien dans la fiction et lui redonnent sens.
21« Rescapé », « témoin muet » d’une époque, alors que la configuration topographique et urbaine de Rio de Janeiro a été sensiblement défigurée, la ville ayant été sacrifiée comme une vierge « sur l’autel du modernisme » (p. 76), l’intrigue de L’Absence sera mise en parallèle avec l’histoire de la personne qui l’a abandonné, sans en avoir achevé la lecture, dans une gare (la gare Dom Pedro II), dans une chambre du Copacabana Palace, ou, en désespoir de cause, offert au groom de l’hôtel. Une cartographie imaginaire s’impose au fur et à mesure que les fils se tissent. Le roman d’Ardel joue un rôle d’adjuvant dans l’ébauche de la composition du personnage de L’Absente du Copacabana Palace. De nombreux extraits en sont reproduits dans une forme d’intertextualité explicite qui relève du collage, créant un jeu de miroirs entre le texte citant et le texte cité. Figure emblématique de l’intertextualité, la citation « caractérise un statut du texte dominé par l’hétérogénéité et la fragmentation20 ».
22Le profil de l’inconnue du Copacabana Palace apparaît au départ comme dans un jeu d’ombres chinoises, calqué sur celui de l’héroïne d’Ardel, dans une construction de mise en abyme21 : elle est jeune, elle est belle, elle est riche. Elle « a quelque chose de trop fougueux pour les exigences de l’époque » (p. 29). Une fêlure a marqué son existence, elle a souffert, elle s’évertue à revenir de plain-pied à la vie mondaine, où elle choque, séduit et se laisse séduire ; elle se montre insouciante, se crée des illusions ; elle trahit et, finalement, est trahie à son tour, dans une sorte d’homologie structurelle entre l’héroïne de papier et celle du Copacabana Palace. Bientôt « l’étau se resserrera autour de l’héroïne fautive » (p. 87). L’inconnue abandonne alors sa lecture et ne connaîtra donc pas le fin mot de l’histoire d’une « banalité navrante » (p. 80). C’est là que le travail de composition fictionnelle s’intensifie.
23Le pacte de vérité est posé : « Je n’ai rien brodé, je me suis bornée à lire entre les lignes » (p. 48), énonce la narratrice corroborant par là l’illusion romanesque. Ici s’arrête la comparaison ! Là où le roman de gare d’Ardel respecte les convenances en faisant triompher la morale bourgeoise, Heuffel entend aller au-delà des apparences pour décrire, désormais sans entraves, la trajectoire de l’inconnue, qui ne se résigne pas à son destin dans une société provinciale étriquée. Elle agit, plus qu’elle n’est agie.
24Le roman se construit selon des techniques de composition qui renvoient tantôt à l’image d’un puzzle où les pièces – personnages, actions et lieux – s’emboîtent les unes dans les autres, par des procédés rappelant un « bricolage » quasiment post-moderne, tantôt à un récit à l’agencement plus classique. En effet, le roman s’articule autour d’un axe structurant divisé en deux sections nettement distinctes, portant des intertitres descriptifs en forme de propositions complétives : « Où l’on enquête sur l’ombre d’une lectrice » et « Où l’auteur interprète à sa guise les données d’une charade », précédées d’un prologue « Où il est question d’un livre abandonné à son sort », et suivies d’une conclusion, « Où il est donné un dernier coup de pinceau au portrait d’une jeune femme ». Tout en renvoyant à une tradition populaire qui remonte probablement au Moyen Âge22, le recours à ce type d’intertitre n’en implique pas moins une mise à distance du sujet énonciateur.
25La première partie du récit est composée de vingt-deux volets23, le même nombre que comptait d’années le siècle lorsque les événements de février au Théâtre Municipal de São Paulo – le coup d’envoi du Modernisme brésilien – ébranlèrent la paisible bourgade qu’était encore à l’époque la capitale de l’or rouge24. Des chapitres alternent, qui renvoient tantôt au présent historique où la narratrice mène l’enquête entre réel et fiction, tantôt à janvier et à mars 1924, le référentiel historique servant de toile de fond de l’intrigue romanesque. Les découvertes progressives y sont exposées, à la manière d’une charade.
26La seconde partie consiste dans l’interprétation des éléments de cette charade. L’inscription textuelle s’y fait alors sous forme d’un journal à la focalisation omnisciente et externe, allant du 25 mars au 5 avril : douze jours qui ébranlèrent une vie. L’inconnue y avortera de ses illusions comme de l’enfant qu’elle portait.
De la blessure à la réhabilitation
27Comme il sied dans tout roman de formation, auquel s’apparente, en terme de catégories actantielles – comme le héros-sujet ou l’adjuvant –, L’Absente du Copacabana Palace, l’héroïne compte sur un passeur, Astréia Palmares, une chanteuse d’un certain âge que les hommes redoutaient, en partie à cause de son franc-parler et de son homosexualité affichée. Cette pythie qui hantait les nuits cariocas l’aidera à accoucher d’une nouvelle personnalité, à se dépouiller de ses vieux oripeaux ainsi que de la fameuse robe rouge qui fit scandale – directement inspirée du tableau de Tarsila do Amaral, Autoportrait en manteau rouge – dans une entreprise de démystification de la société bourgeoise et hypocrite de l’époque.
28« Depuis la trouvaille accidentelle du livre, passé et présent se mêlaient sans cesse devant moi, sous mes pas » (p. 73), l’un éclairant l’autre par des jeux d’ombre et de lumière. Dans ce va-et-vient, des pans entiers d’événements de l’époque intègrent la fiction et se dévoilent au lecteur, au fil des recherches menées à la Biblioteca Nacional. C’est là, en effet, que la narratrice-enquêtrice va peaufiner le portrait de l’inconnue et, finalement, la nommer : « Je n’ai, au début, jamais essayé de la nommer, elle était fluide comme un fantôme » (p. 29). Or « les personnages demeurent inexistants aussi longtemps qu’ils ne sont pas baptisés », écrit Gide. Nommer c’est s’approprier le monde. L’inconnue du Copacabana Palace finit par trouver, elle aussi, un nom propre, une identité : Carlota25.
29Dans L’Absente du Copacabana Palace, le lecteur se retrouve tel un spectateur dans les coulisses du roman, de l’autre côté du miroir, tel « une miss Marple à l’affût d’un indice dans les tics ou les manies d’un personnage » (p. 25). D’autres renvois à des enquêteurs célèbres du roman policier européen, tels que Arsène Lupin ou Hercule Poirot – que l’on retrouve également dans le polar nordestin –, constituent des indices de l’identité transnationale du scripteur.
30Le thème de la mélancolie – en tant que condition existentielle – et de la mort des illusions est au centre du dispositif fictionnel de L’Absente du Copacabana palace et en oriente le pacte de lecture. La « vie n’est qu’un temps mort à combler » est la petite musique que fredonne, en guise de leitmotiv, Astréia Palmares, traduisant par là un excès de lucidité de la part de ce personnage tragique qui se suicidera au cours du récit. Le cadre référentiel de cette fiction romanesque s’inscrit en porte-à-faux dans l’époque des années folles : il introduit un décalage qui déroge à l’euphorie économique et à l’explosion moderniste, comme l’avait fait en son temps Retrato do Brasil (1928) de Paulo Prado. L’illustrent à foison, et l’épigraphe mis en exergue, un poème de Manuel Bandeira au titre éloquent « A Morte absoluta », et, en finale, la description d’un détail de Primavera em flor (1926) de Georgina de Albuquerque, qui projette sur l’avant-scène une jeune fille aux cheveux noirs de jais coupés à la garçonne. La narratrice s’est sentie interpellée : « Elle me regarde, en face. Où ses yeux sombres auraient-ils puisé tant de mélancolie ? […] Il allait m’être impossible, dorénavant, de donner à l’inconnue un autre visage » (p. 232). Les vers désillusionnés du poème de Bandeira26 et la représentation picturale de la nostalgie constituent le cadre fonctionnel et sémantique au sein duquel s’inscrivent les événements de l’intrigue, les personnages qui les interprètent et les thèmes dominants de l’œuvre.
31L’Absente du Copacabana Palace se construit sur des procédés d’emboîtement complexes qui ressortissent au roman post-moderne par leur auto-réflexivité, dans une sorte d’entre-deux qui n’est pas sans renvoyer au statut ambigu du narrateur-enquêteur – en l’occurrence une narratrice dont on ne connaît rien de la vie privée ou professionnelle, et qui établit un pacte avec le lecteur : en lieu et place du « mentir-vrai » d’Aragon, elle postule en quelque sorte un « dire-vrai ». La cartographie imaginaire crée l’illusion de coller à une topographie réelle. Le roman se meut ainsi entre des territoires qui relèvent à la fois « du vraisemblable, du véridique ou de l’impossible » (p. 129). Les frontières deviennent ténues entre fantaisie et réalité :
Je prenais conscience d’avoir franchement dépassé les limites strictes de mon inquisition littéraire, limites assignées, à demi-mot, par les scènes d’un roman de gare. Sans doute l’époque, ces années folles qui fourmillaient de personnages riches en couleurs, m’y autorisaient-elles (p. 125).
32Dans le monde des possibles qu’est le roman, le travail d’affabulation romanesque part de la figure d’un sujet désincarné – un portrait impressionniste – pour lui octroyer une personnalité, si pas un destin, dans un travail continu de réhabilitation. Le fil conducteur de la narration ayant pour but de dévoiler l’énigme, le réel gardera son opacité car la voix auctorale met un terme au récit par ces termes : « Mais, qui était vraiment celle qui a écrit le poème ou l’a recopié ? » (p. 231). Ce faisant, elle entend démontrer le caractère insaisissable et inventif de l’activité littéraire et, in fine, exhiber la part de mystère que recèle tout être humain.
En zone de frontières
33Le diptyque romanesque constitué par J’ai connu Fernando Mosquito et L’Absente du Copacabana Palace offre une multiplicité de tons, de genres, de sujets, d’approches. À chaque énonciateur correspond un registre stylistique, l’un relevant du baroque ; l’autre d’une plus grande retenue formelle. L’un renvoie à l’acte performatif, susceptible d’entraîner une réaction chez l’interlocuteur – et chez le narrateur lui-même puisqu’il lui permet de redonner du sens à sa vie ; l’autre à une forme de creux et de jeux d’ombres à combler. Dans les dispositifs discursifs, narratifs et axiologiques, tous deux se montrent bien arrimés à des réalités sociales et historiques palpables, qu’elles soient de l’ordre des liens ataviques qui attestent la violence et la misère séculaires du Nordeste ou de la (re)création des années vingt dans le Sudeste en plein boom économique ; en somme, le contraste fondamental de la société brésilienne dont l’auteur assume de la sorte les deux facettes.
34L’un ressortit au domaine du policier ; l’autre flirte à distance avec ce genre hybride par excellence qu’est le roman post-moderne à caractère fragmentaire, où l’oscillation entre fiction et témoignage devient ténue et l’intertextualité très poussée. Il s’en éloigne pourtant en ce qu’il se défie de toute propension pour le narcissisme, le culte exacerbé de l’autobiographie et de l’autofiction, ou encore le « mal » de la littérature – l’absurde –, tel qu’on les voit à l’œuvre jusqu’à la parodie, notamment dans Le Mal de Montano (2003) d’Enrique Vila-Matas.
35C’est par un genre littéraire considéré comme marginal que Rique Queijão fait son entrée dans le système éditorial parisien. Le polar tout comme la BD – à laquelle s’adonne aussi l’auteur empirique – sont des formes narratives qui, plus que toute autre, disent sans doute la Belgique. Elles appartiennent au régime des « contre-littératures », celles que « la "littérature", traditionnellement, refuse de prendre en charge27 » et que Jacques Dubois désigne, dans une acception plus ample, par « littératures minoritaires », i.e., « les productions diverses que l’institution exclut du champ de la légitimité ou qu’elle isole dans des positions marginales à l’intérieur de ce champ28 ». Force est cependant de constater que l’on assiste, aujourd’hui, à une progressive légitimation du policier, du périphérique, des paralittératures. Face aux lois du marché, ces productions « marginales » peuvent négocier leur originalité face à la littérature la plus légitime29.
Le « je » et le jeu identitaires
36La démarche du scripteur s’inscrit dans un jeu dialectique qui piège les genres pour mieux parler de la désédimentation de l’identité. Lorsque l’on parle d’identité, et qui plus est de l’identité de la voix auctoriale, la question à la fois problématique et ludique du nom se pose d’emblée avec une acuité inouïe. En quoi l’écrivaine s’inscrit de plein droit dans un terreau fertile en réverbérations. La saga des noms propres semble être une des spécificités belges – il suffit de songer à ce qui se passe dans les albums d’Hergé – et s’inscrit dans l’histoire de ce pays qui, bien avant sa constitution en État moderne en 1830, en porta plusieurs : Cercle des dix-sept provinces, Pays de par-deçà, Flandre, Belgique, Cercle de Bourgogne, Pays-Bas, Germanie inférieure, etc.
37La multiplicité des appellations de la Belgique n’est pas sans analogie avec la pratique scripturale de l’auteur, lequel inscrit son chassé-croisé et le jeu du travestissement du sujet auctorial dans une forme d’errance et de quête intérieure. En effet, c’est sous des noms d’emprunt que sont publiées les fictions romanesques. Heuffel s’avère être le patronyme, éteint, d’une grand-mère hongroise, contemporaine de l’héroïne du Copacabana Palace. Elle signe un roman dont la narratrice est on ne peut plus mystérieuse, qui traque avec acharnement le réel et la fiction afin de donner vie et nom à un personnage dans une forme d’accouchement d’une identité.
38(Hen)Rique Queijão, lui, est un pseudonyme drôle, créé de toutes pièces, qui renvoie phonétiquement à « requeijão », un type de fromage à pâte molle très courant au Brésil, le « requeijão cremoso ». Cela en fait, à l’image du personnage-narrateur, quelqu’un de malléable, adaptable, serviable. La métaphore fromagère englobe encore le « gringo » Rob Fromton, de l’appellation – argotique – d’un fromage à pâte dure en Belgique francophone. Si le premier se laisse prendre dans le rôle du « nègre d’un journaliste » taillable et corvéable à merci – à l’image du Brésil par rapport à l’oncle Sam –, il finira par prendre sa (petite) revanche en faisant un pied de nez à l’Américain. La création onomastique s’inscrit dans une mémoire ludique, qui s’attache à remémorer, et à faire revivre sous d’autres cieux, toutes les connotations suggestives du « La Vache qui rit » de son enfance. En cela, l’écrivaine renoue avec la pratique de l’ironie, mais une ironie qui se retourne sur elle-même, une sorte d’humour à la belge qu’ont pratiqué à foison nombre d’écrivains, notamment les surréalistes autour de Paul Nougé et de René Magritte. Le plaisir ludique du texte, pour contrer la mélancolie !
39Quel scripteur se cache derrière ces noms pluriels, aux statuts différenciés mais néanmoins complémentaires ? Paradoxalement, c’est derrière la traductrice fictive, celle qui pratique l’auto-traduction, que se cache la véritable – jusqu’à preuve du contraire ! – identité civile de l’écrivaine. Que Jacobs, patronyme courant, ne soit qu’un médiateur entre des textes et cultures, de départ et d’arrivée, implique que l’on se pose quelques questions d’ordre épistémologique que l’on abordera plus loin.
40Henrique Queijão et Evelyne Jacobs constituent l’exemple de deux identités qui s’enchevêtrent, arrimées l’une à l’autre par un pacte de solidarité existentiel. Le narrateur protagoniste de J’ai connu Fernando Mosquito est bien nommé, il a même une biographie et une personnalité dramatique (au sens de persona du théâtre grec), à la manière des hétéronymes de Fernando Pessoa. Evelyne Jacobs a visiblement vécu, elle aussi, son « dia triunfal30 ». En effet, tout comme chez le poète portugais, son hétéronyme a droit à une personnalité propre, dispose d’une biographie « succincte ». Qui plus est, Rique Queijão voit le jour à Rio de Janeiro en 1966, au début de la dictature militaire, l’année même où la jeune Évelyne Jacobs découvrait le Brésil. D’autres recoupements (séjour à Recife, dans le Pernambouc, métier de guide touristique, reportages) permettent d’affirmer que Queijão est son alter ego brésilien, celui qui permit à l’écrivain d’advenir à soi à travers la littérature.
41Dans ce jeu de doubles englobant les genres et les sexes, on est loin d’une identité unique, pure et dure, mais on est placé au cœur d’identités multiples qui interagissent sous forme d’allégeances superposées et non contradictoires. L’auteur a su y creuser son identité foncière en œuvrant ainsi pour une forme de conciliation dialectique des appartenances plurielles qui n’est pas sans rappeler discrètement le terreau de son enfance et sans incarner celui de son pays d’adoption.
42Dans la pratique scripturale d’un auteur, on s’attend à ce que des traces renvoyant à ses origines soient peu ou prou perceptibles au sein de l’écriture. Qu’en est-il de notre écrivaine ? Le matériau fictionnel qu’elle prend en charge dispense largement des considérations concernant le pays d’origine. Et pourtant elles existent, ne serait-ce, au départ, qu’au niveau du ton qu’emprunte chaque narrateur : Rique Queijão s’inscrit dans une dimension en rapport avec le ludique et le carnavalesque ; Evelyne Heuffel, elle, met en scène, à travers l’ombre et le creux, l’aspect symboliste de la Belgique. Or le carnavalesque et le symbolisme sont deux forces esthétiques, en apparence antagoniques mais complémentaires, constitutives des spécificités belges31. D’autres traces sont parsemées, en filigrane, dont on peut retenir : l’emploi de belgicismes (« un journaliste bitu et véreux32 ») ; parmi les personnalités débarquant du Lutécia dans le port de Rio, le seul affublé d’un nom est le « comte van der Busch, chef de la mission commerciale belge33 » ; la liberté de ton dans le polar ; le renvoi détourné à une filiation : « La putain de mère qui me donna le jour aurait mieux fait de me concevoir sous des climats plus tempérés, où le cours des choses suit les fils de la logique que des Hercule Poirot démêlent en costard Prince de Galles et à l’abri d’un parapluie34. » L’on retrouve dans ce dernier exemple l’art du détournement que les surréalistes belges pratiquèrent avec effusion et qui renvoie à une identité biaisée, dont le modèle demeure le « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte.
Une identité d’entre-deux : champ littéraire, idéologique et imaginaire
43La littérature belge de langue française présente des spécificités esthétiques et une historicité propre qui instaurent un décalage fréquent par rapport aux modèles littéraires français et montrent bien toute la tension qui existe, au sein des francophonies littéraires, entre France et Francophonies. Littérature « périphérique » dès lors ?
44Née à Bruxelles, carrefour européen de langues et de cultures, d’histoires rêvées et vécues, Evelyne Jacobs/Heuffel appartient d’emblée à l’espèce de l’écrivain d’entre-deux : deux langues, deux cultures, deux pays, voire trois – si l’on retient l’instance de légitimation parisienne. Dans un tel contexte, quel est le statut de l’écrivaine ? Quel rapport entretient-elle avec les champs littéraires ? Celui-ci ne peut être que problématique et en constant décalage. Elle se trouve dans une position de porte-à-faux : par rapport à l’épicentre éditorial parisien, du fait de sa condition d’écrivain francophone – non-français –, qui plus est, fort éloignée géographiquement et sans relais sur place ; par rapport au pays d’accueil, du fait de son régime linguistique et de sa condition inéluctable d’étranger35– que l’on pense à Rique Queijão, l’étranger du dedans ; et par rapport à son pays d’origine parce qu’elle n’occupe qu’en creux les créneaux de l’institution littéraire. En tant qu’écrivain transnational – nomade – qui pratique une forme d’errance spirituelle, elle se situe en marge, dans une dynamique de médiation interculturelle dont les écrits véhiculent des représentations forcément plurielles.
45Comme son devancier Conrad Detrez qui s’affichait comme « un écrivain brésilien de langue française36 », elle s’est laissé dévorer par la culture brésilienne fondée sur le mythe de l’anthropophagie. La culture tropicale brésilienne lui est-elle devenue consubstantielle ? L’écrivain qu’elle est devenue ne peut dès lors que faire figure de métis culturel.
46Quel Brésil l’écrivaine belge francophone nous invite-t-elle à découvrir ? Loin du rapport au monde et à eux-mêmes « quiétiste et distant37 » de la génération de ses compatriotes des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix et bien que chez certains on découvre l’ironie et la citation ou un ludisme dadaïsant tels qu’on peut le percevoir chez un Jean-Pierre Verheggen, par exemple, les récits fictionnels que nous propose l’auteur sont ancrés dans des univers et des parcours existentiels originaux où le narrateur s’inscrit en position d’écart – relatif – par rapport à un autre intérieur qui filtre l’altérité dans un va-et-vient continu entre le moi et l’autre : « point d’introspection excessive ou de mortification absolue, mais d’étranges, et constantes, dé-rives entre patrie et monde, entre autre et soi38 ».
Notes de bas de page
1 Rique Queijão, J’ai connu Fernando Mosquito, traduit du brésilien par Evelyne Jacobs, Paris, Gallimard, « Série noire » n° 2384, 1995.
2 Le marché éditorial français a bien perçu le potentiel de la littérature brésilienne, qui répond à ses besoins de projections utopiques, mythiques ou, tout simplement, exotiques. Des œuvres reflétant un travail linguistique plus poussé portent l’image de marque « traduit du brésilien ». La cohérence n’est toutefois pas toujours au rendez-vous. Pour preuve, l’œuvre de Guimarães Rosa est traditionnellement traduite du « brésilien ». Cependant, chez le même éditeur, Albin Michel, Jacques Thiériot traduit Sagarana (1997) du « brésilien » et Mon oncle le jaguar (1998) du « portugais (Brésil) ».
3 Cette catégorie narratologique générique a été définie par Genette, d’abord dans palimpsestes (1981) et ensuite dans Seuils (1987), pour désigner l’ensemble des éléments qui accompagnent et présentent le texte de l’œuvre. Les éléments paratextuels peuvent être de la responsabilité directe de l’éditeur ou de l’auteur (paratexte éditorial et paratexte auctorial) ; s’ils sont matériellement annexés au texte, on parle alors de péritexte (dédoublé également en péritexte éditorial et péritexte auctorial). Cf. Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, « collection Poétique », 1987.
4 Evelyne Heuffel, L’Absente du Copacabana Palace, Paris, Édition Métailié, 1996.
5 Cf. Jean-Marie Rosier et Paul Bleton, « Roman policier », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 532.
6 Henry Koster, Travels in Brazil, Londres, Longman, Hurst, Rees, Orme and Brown, 1816 (in-4°, cartes et figures). Traduit en français par M. A. Jay sous le titre : Voyages dans la partie septentrionale du Brésil depuis 1809 jusqu’en 1815, comprenant les provinces de Pernambuco. Seara, Paraiba, Maragnan, etc., Paris, Delaunay Librairie, 1818 (in-8°, cartes et figures). La première édition brésilienne, en traduction de Luís da Câmara Cascudo, a été publiée en 1942, sous le titre : Viagens ao Nordeste do Brasil, São Paulo, Cia. Editora Nacional.
7 Euclides da Cunha, Hautes terres ; la guerre de Canudos (traduction de Os Sertões, par Jorge Coli et Antoine Seel), Paris, Éditions Métailié, 1997, p. 101-103.
8 Il ne faut pas voir d’ironie particulière dans l’appellation de « pénitencier agricole modèle ». Entre la fin du xixe et le milieu du xxe siècle, le Brésil se targuait d’avoir des établissements pénitenciers de tout premier ordre, à tel point que leur visite constituait un must et s’imposait, au même titre que celle du Corcovado ou du Pâo de Açúcar. Cendrars et Camus par exemple y ont été conduits en visiteurs – Benjamin Péret, lui, y fit l’expérience de l’autre côté des barreaux. Cf. Régis Tettamanzi, Les Écrivains français et le Brésil ; la construction d’un imaginaire de La Jangada à Tristes Tropiques, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 119-121.
9 « Sur la jetée, les prisonniers avaient peint ce panonceau de bienvenue : « Ici, Adam et Eve ont passé leurs vacances. » Un Adam rose et barbu, une Eve rondelette et blonde, tous deux disproportionnés, et à poil, se disputaient une corbeille de fruits défendus. C’est dire. » Rique Queijão, J’ai connu Fernando Mosquito, p. 16.
10 L’image de l’île tropicale comme un paradis est un topo par trop récurrent dans la littérature ; au Brésil, il émane du texte fondateur même, la Carta de Caminha (1500). Le traitement parodique du paradis biblique apparaît récemment dans le roman de l’écrivain gaúcho, Moacyr Scliar, Éden Brasil (2002).
11 Genette définit par épitexte « tout élément paratextuel qui ne se trouve pas matériellement annexé au texte dans le même volume, mais qui circule en quelque sorte à l’air libre, dans un espace physique et social virtuellement illimité ». L’épitexte peut être de la responsabilité de l’auteur (interviews, entretiens, etc.) comme également de l’éditeur, ou de « tiers autorisé, comme dans le cas de comptes rendus plus ou moins « inspirés » ». On parle alors d’épitexte public. L’épitexte privé est constitué de lettres, pages de journal, etc., qui présupposent un destinataire premier, un interlocuteur « privilégié ». Cf. G. Genette, Seuils, p. 316-317 et 341.
12 Courriel de Henrique Queijão/Evelyne Jacobs à l’auteur, 22 juillet 2006. Dans l’épitexte privé, les deux noms sont interchangeables.
13 Id. ibid.
14 L’auteur ne s’embarrasse guère de créer une illusion référentielle, au niveau des lieux comme des personnages. Ainsi, il est aisé de reconnaître, sous la métaphore de Cupim (termite, symbole par excellence de la destruction lente, sournoise et impitoyable), la famille pernamboucaine des Coelho.
15 E. da Cunha, Hautes Terres, p. 104.
16 Éric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes ; Histoire du court xxe siècle (traduction de The Age of Extremes, 1994), Bruxelles, Complexe, coédition Le Monde Diplomatique, 1999.
17 C’est sciemment que j’emploie le terme « rencontre » au sens d’élection. La narratrice elle-même écrit : « Le livre était resté sur ma table et je l’ai rejoint sur la pointe des pieds comme une femme adultère », p. 71.
18 André Breton, L’Amour fou (1937), Paris, Gallimard/Folio, 1983, p. 28.
19 Courriel de Evelyne Jacobs à l’auteur, 22 juillet 2006.
20 Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996, p. 46.
21 « Je n’ai pas lutté longtemps contre l’évidence qui s’imposait : je pouvais décalquer la silhouette de l’inconnue sur celle de l’héroïne, lui prêter des traits de caractère puisés dans le roman » (p. 25).
22 Cf. G. Genette, Seuils, p. 276. Cet auteur souligne que le sous-titrage thématique est essentiellement du registre ironique des récits populaires et « comiques », par opposition à la simple numérotation des parties et des chapitres pour la fiction sérieuse (p. 281).
23 Ce chiffre symbolise « la manifestation de l’être dans sa diversité et dans son histoire, i.e., dans l’espace et dans le temps ». Cf. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Diciondrio de símbolos (traduction de Dictionnaire des symboles (1982) par Vera da Costa e Silva… [et al.]), Rio de Janeiro, José Olympio, 1990, p. 959.
24 « Café » : matin, midi et soir, on le boit, on le prend, on le soupèse, on l’achète, on le vend […] En son nom on triche, on devient riche ou alors, malchanceux, on s’exile […] Venus de la campagne et des plantations, des rustres aux mains calleuses ont bâti la ville ». Evelyne Heuffel, L’Absente du Copacabana Palace, p. 55.
25 Ce nom intègre une liste de « voyageurs distingués » ayant pris le Nocturno de Luxo pour Rio de Janeiro, que la presse relayait volontiers. Si le prénom Carlota apparaît plus frappant et peu fréquent, il convient de souligner néanmoins une coïncidence : le prénom Charlotte est celui de la fille de Léopold Ier, premier roi des Belges, qui épousa le futur empereur du Mexique, Maximilien de Habsbourg, et qui sombra dans la folie après l’exécution de l’empereur en 1867, et que l’on nommait Carlotta lorsqu’elle et son mari représentèrent les Habsbourg en Lombardie-Vénétie.
26 « Morrer sem deixar um sulco, um riso, uma sombra,/A lembrança de uma sombra/Em nenhum coração, em nenhum pensamento,/Em nenhuma epiderme.//Morrer tão completamente/Que um dia ao lerem o teu nome num papel/Perguntem : « Quem foi ?… » //Morrer mais completamente ainda/– Sem deixar sequer esse nome. […] » (Mourir sans laisser une ride, un pli, une ombre,/Le souvenir d’une ombre/En nul cœur, en nulle pensée,/En nulle chair.//Mourir si complètement/Qu’en lisant un jour, qui sait, ton nom/Sur une feuille, l’on demande : « Qui était-ce ?… » //Mourir encore plus complètement,/– Sans même laisser ce nom). Manuel Bandeira, La Mort Absolue (trad. par Maryvonne Lapouge-Pettorelli). E. Heuffel, L’Absente du Copacabana Palace, p. 7.
27 Bernard Mouralis, Les Contre-littératures, Paris, PUF, 1975, p. 60.
28 Jacques Dubois, L’Institution littéraire (1978), Bruxelles/Labor/Espace Nord, 2005, p. 189.
29 On l’a vu avec Simenon, dorénavant publié dans la collection La Pléiade, ou Stanislas-André Steeman, pour ne citer que des Belges.
30 Littéralement : « journée triomphale ». Il s’agit du 8 mars 1914, jour où Pessoa dit avoir écrit des dizaines de poèmes qu’il attribue à des personnalités autres que la sienne, les hétéronymes.
31 Il est intéressant de souligner que, contrairement à ce qui se passe en France, en Belgique francophone les naturalistes et les symbolistes firent cause commune.
32 De l’argot étudiant qui signifie « ivre ». Cf. J’ai connu Fernando Mosquito, p. 14.
33 L’Absente…, p. 219.
34 J’ai connu…, p. 116.
35 Or, il appartient traditionnellement à l’enfant, au fou et à l’étranger de mettre à nu les travers d’une société et de lui assigner des limites.
36 Jean-Marie Klinkenberg, « Lecture » in Conrad Detrez, L’Herbe à brûler (1978), Bruxelles, Labor/Espace Nord, 2003, p. 314.
37 Benoît Denis et Jean-Marie Klinkenberg, La Littérature belge, précis d’histoire sociale, Bruxelles, Labor/Espace Nord, 2005, p. 259.
38 Marc Quaghebeur, « Dans et hors de l’Histoire, l’aventure… L’étrange hantise des écrivains belges », dans Beïda Chikhi (dir.), Destinées voyageuses. La Patrie, la France, le Monde, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 59.
Auteur
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