Chapitre 13. Immigration et enjeux identitaires dans Nur na escuridão, de Salim Miguel
p. 191-208
Texte intégral
1Entremêlant fiction et réalité, Nur na escuridão, publié en 1999, raconte l’histoire d’une famille de Libanais qui arrive au Brésil en 1927. Des allusions à des immigrés libanais ainsi qu’à leur culture se trouvaient déjà dans l’œuvre du journaliste et écrivain Salim Miguel depuis ses premiers textes, publiés dans les années 1950, sans pour autant en occuper le premier plan1. Ce roman tient donc une place privilégiée dans l’univers de Salim Miguel dans la mesure où y sont détaillés le contexte libanais et les raisons personnelles qui poussent Yussef et sa femme Tamina à quitter leur pays, tout comme leur traversée de l’Atlantique, leur arrivée à Rio de Janeiro, leur installation dans l’état de Santa Catarina – d’abord dans des villages, puis dans la capitale, Florianópolis –, les difficultés affrontées, leur processus d’intégration. Le récit recouvre une bonne partie du xxe siècle, plus précisément la période allant de 1923 à 1996. Histoire familiale mais aussi celle du monde et du pays, car le narrateur s’interroge à plusieurs reprises sur les conséquences des événements historiques (Révolution de 1930, gouvernement de Getúlio Vargas, montée du nazisme, Seconde guerre mondiale, dictature militaire) sur la vie des gens.
2Nous comprenons donc aisément pourquoi à sa publication Nur na escuridão a suscité autant l’intérêt2. D’un côté, il vient combler une lacune de la littérature brésilienne concernant les récits de l’immigration libanaise3, car il est pionnier quant à la narration assez détaillée de la vie au Liban, de la préparation et du déroulement du voyage jusqu’au Brésil, des différentes étapes d’adaptation des nouveaux arrivants, ainsi que du réseau d’entraide constitué par la communauté libanaise déjà sur place. Il convient néanmoins de rappeler que par sa description des rapports familiaux, par son atmosphère orientale, par sa technique narrative inspirée des Mille et une nuits, ce roman rejoint Lavoura arcaica (1975), de Raduan Nassar, et Relato de um certo oriente (1989), de Milton Hatoum. D’un autre côté, Nur na escuridão s’inscrit, tout comme les textes précédents de Salim Miguel, dans la tradition des récits qui gardent un caractère universel, capable d’intéresser un public très large bien qu’ils portent sur des personnages bien ancrés dans leur temps et dans un espace donné. Il s’agit là, d’ailleurs, de l’une des caractéristiques du projet littéraire de Salim Miguel. Ce n’est donc pas un hasard si l’écrivain souligne l’importance qu’il accorde à l’aspect social de son œuvre à la fin de son discours lors de la cérémonie de remise du Prix Juca Pato, qui l’a récompensé dans la catégorie « Intellectuel de l’année » en 2002 : « J’ai cherché au long des années à tracer un tableau de mon temps et des miens. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles je reçoit aujourd’hui ce prix4. »
3Effectivement, tout au long des quelque 260 pages de Nur na escuridão sont présents différents éléments concernant l’immigration et ses enjeux identitaires. Cependant, ils ne sont nullement traités de façon systématique, et se trouvent dispersés dans le texte. La vie de cette famille d’immigrants libanais est racontée à travers des personnages qui apparaissent et disparaissent, pour parfois réapparaître plus loin, tout comme certains épisodes, qui sont repris ou bien restent sans suite, mais qui peuvent tout aussi bien être présentés sous des versions différentes. Tout cela dans une structure organisée autour d’innombrables sauts temporels.
4Dans cet article, nous nous interrogerons sur la manière dont construction identitaire, immigration et cultures en contact sont traitées dans ce roman.
Une saga familiale
5En raison de la structure temporelle extrêmement fragmentée que Salim Miguel met en place dans la construction de Nur na escuridão, la reconstitution de la chronologie de cette histoire familiale n’est pas facile, ses lacunes et ses imprécisions étant d’ailleurs signalées et mises en avant par le narrateur. C’est grâce à des relectures minutieuses que nous avons pu faire abstraction des innombrables épisodes et renvois analeptiques et proleptiques pour dégager le fil chronologique du récit, dont voici les grandes lignes :
6Mariés en 1923 (p. 46)5, Youssef et Tamina ont déjà trois enfants en 1927 (Salim, l’aîné, né en 1924 – p. 51, et deux filles, Fádua et Hend, cette dernière née en janvier 1927 – p. 58), avec lesquels ils quittent le Liban, en compagnie de l’un des frères de Tamina, Hanna. Leur bateau part de Beyrouth et fait un arrêt à Alexandrie, avant d’arriver à Marseille, où ils obtiennent leur visa pour le Brésil le 14 avril (p. 78). Deux semaines plus tard, à bord d’un bateau italien (p. 60), ils commencent la traversée de l’Atlantique, qui dure trois semaines environ (p. 76), avec un bref arrêt à Dakar (p. 73). Une fois à Rio de Janeiro, ils sont logés deux jours chez un compatriote (p. 36), en attendant que la sœur de Yussef, Sada, vienne les chercher pour les emmener à Magé, où elle s’est établie (p. 41). Youssef se lance dans le colportage, dont les techniques de vente et de négociation, ainsi que les phrases clefs en portugais, lui sont apprises par des compatriotes (p. 90). D’abord avec Hanna, ensuite tout seul, il sillonne les routes de Petrópolis, Teresópolis, Nova Friburgo, Macaé et de la Baixada Fluminense (p. 86-88). Vu le peu d’argent qu’il en tire, il décide de se rendre dans l’état de Santa Catarina, afin de se renseigner auprès d’autres Libanais et d’évaluer les conditions pour s’y installer. Suite à un télégramme mal interprété, sa famille le rejoint à Florianópolis (p. 95), où ils ne restent que quelques jours, avant de s’installer dans le village de São Pedro de Alcãntara.
7Yussef y ouvre un magasin où il vend nourriture, boissons, outils, tissus, tout en continuant le colportage. C’est là que naît leur quatrième enfant, Jorge, en février 1929 (p. 100). Peu de temps après ils déménagent à Rachadel, puis à Alto Biguaçu, où fin 1931 naît Sayde (p. 170). Entre-temps, Hanna les quitte pour s’installer à Porto Alegre (p. 175). En 1932, ils emménagent à Biguaçu, où ils habiteront jusqu’en 1943. C’est dans ce village que les deux derniers enfants naissent – Fauzi, en 1933, et le cadet, Samir, en 1940 (p. 116) – et qu’un autre frère de Tamina, Tufik, vit chez eux quelque temps (p. 187).
8Une fois à la capitale, ils habitent des maisons louées (Praça 15 de Novembro, rue Lacerda Coutinho). Ce n’est qu’après la mort du cadet en décembre 1954 que Tamina persuade Yussef d’acheter un terrain (p. 247). Environ un an après, leur nouvelle maison, située Avenida Rio Branco, est prête, grâce à un financement obtenu auprès de la Caixa Econômica Federal. Tamina décède en mars 1956, ayant un peu plus de cinquante ans (p. 242). Aucune donnée ne permet de préciser l’année du décès de Fádua, seul enfant resté auprès du patriarche, mis à part le fait que ce dernier était déjà âgé. Quand il décède vers la fin des années 1980 et le début des années 1990, la maison reste hypothéquée (p. 254).
9Malgré la structure temporelle complexe dont se sert Salim Miguel, cette saga familiale est racontée de façon relativement linéaire sur les deux premiers tiers du roman, comme nous le verrons par la suite.
La structure du roman
10Ce récit à la troisième personne s’organise en trente chapitres numérotés ayant un titre, que nous pouvons regrouper en cinq parties :
11– Première partie (chapitres 1 à 5). Le chapitre inaugural opère une mise en abîme, se structurant dans un va-et-vient temporel qui correspond à ce que le narrateur identifie comme étant la technique narrative de Yussef, fortement inspirée de celle des Mille et une nuits. Dans ce chapitre, déjà âgé et veuf, il se trouve chez son fils à Rio de Janeiro. Nous identifions différents fragments, correspondant soit au récit que fait le narrateur des activités de Yussef pendant son séjour à Rio, soit aux souvenirs racontés par le patriarche à propos de son arrivée, avec Tamina, Hanna et les trois enfants, sur le quai de la Praça Mauá. Les chapitres 2 à 5 racontent les deux jours passés à Rio et le voyage en train vers Magé, tout en respectant une chronologie linéaire.
12– Deuxième partie (chapitres 6 à 26). Cet ensemble, introduit par la formule « Revenons en arrière » : « Recuemos no tempo » (p. 44), à la fin du chapitre cinq, raconte la vie de Yussef et Tamina au Liban, après leur mariage, et leur arrivée à Marseille (chapitres 6 à 9), leur séjour dans cette ville et la traversée de l’Atlantique (chapitres 10 et 11), leur arrivée au Brésil sur une île au large de Rio (chapitre 12). Le récit rejoint ici l’épisode sur le quai de la Praça Mauá évoqué au chapitre inaugural et les événements traités dans les chapitres 2 à 5, dont la suite chronologique correspond à l’apprentissage du colportage à Magé et ses alentours (chapitre 13). Puis, le roman aborde le séjour de Yussef dans l’état de Santa Catarina, où sa famille le rejoint (chapitres 14 et 15), leur bref séjour à Sao Pedro de Alcântara et à Alto Biguaçu, ainsi que leur déménagement pour Biguaçu (chapitres 16 et 17), leur vie là-bas (chapitres 18 à 21), leur installation et leur vie à Florianópolis, jusqu’à la retraite de Yussef (chapitres 22 à 26).
13Les deux chapitres qui suivent représentent plus d’un quart du roman (73 pages sur 258).
14– Troisième partie (chapitre 27). Alors que l’ensemble précédent (chapitres 6 à 26) est fortement marqué par l’exercice de la mémoire, le chapitre 27 (« Fios ») en fait son sujet principal car le narrateur analyse les procédés qu’elle met en jeu, dans une introduction de presque deux pages. Puis, dix-neuf fragments introduits par l’expression « Nítida a cena » évoquent des épisodes vécus dans l’état de Santa Catarina et correspondent chronologiquement aux différents villages où Yussef et sa famille habitent. Ainsi, les fragments 1 à 4 renvoient à Sao Pedro de Alcântara, Rachadel et Alto Biguaçu. Les quinze fragments restants portent sur des épisodes vécus à Biguaçu et fonctionnent comme une sorte de préparation au chapitre suivant, puisqu’ils font allusion à plusieurs personnages de ce village.
15– Quatrième partie (chapitre 28). La structure de ce chapitre (« Perfis ») ressemble à celle du chapitre 27 car nous y retrouvons une introduction dans laquelle le narrateur s’interroge sur les mécanismes en jeu dans la genèse des personnages. Suivent neuf fragments numérotés, chacun évoquant un personnage de Biguaçu, tous déjà connus du lecteur, certains présents dans d’autres textes de Salim Miguel – parfois même déjà dans Alguma gente, recueil de contes publié en 1951, comme c’est le cas de l’ancien esclave Ti Adao ou de l’oncle Hanna6.
16– Cinquième partie (chapitres 29, « Mortes », et 30, « Sementes »). En thématisant la mort, ces deux derniers chapitres poussent encore plus loin cette idée de lacune a priori impossible à combler, représentée par la mémoire. Le chapitre 29 présente une structure analogue à celle des deux chapitres précédents, avec une introduction et trois fragments numérotés, dans lesquels sont évoqués le décès de Hanna, puis ceux du cadet et de Tamina, et enfin, celui de Fádua. Le dernier chapitre raconte le décès de Yussef, et son titre fait référence aux enfants et petits-enfants, qui assureraient la continuité du patriarche.
17Bien que Salim Miguel insiste sur le fait que son roman raconte l’histoire d’une famille spécifique, retravaillée pour devenir un texte fictionnel, certains faits courants dans l’histoire de l’immigration libanaise au Brésil s’avèrent éclairants dans l’exégèse de Nur na escuridão7.
L’immigration libanaise au Brésil
18Suite à la guerre de 1860, afin d’échapper à un contexte économique peu favorable, mais aussi aux pressions religieuses, des chrétiens arabes habitant certaines régions (territoire correspondant actuellement au Liban, à la Syrie et à une partie de la Jordanie) de l’Empire Ottoman ont commencé à émigrer, notamment vers l’Égypte, le continent africain, ou bien le continent américain, plus particulièrement vers les États-Unis et le Canada, le Brésil et l’Argentine.
19S’agissant du Brésil, cette immigration y a été encouragée par les séjours de l’empereur Pedro II dans l’Empire Ottoman (1871-1872, 1876, 1887-1888), car l’accueil qui lui a été réservé ainsi que la l’écho donné à ses voyages ont contribué à faire connaître le Brésil, de façon assez vague mais alléchante, en le présentant comme un pays lointain, exotique, où il était possible de s’enrichir grâce à son travail.
20Il convient de rappeler qu’après la Première guerre mondiale l’Empire Ottoman a fait place à des protectorats – français, dans le cas du Liban – qui ont maintenu les autorités politiques et religieuses relativement sous contrôle8. Pendant cette période, le contexte économique et politique continuait à stimuler l’émigration. Si entre 1890 et 1900 plus de cinq mille Syriens et Libanais sont partis au Brésil, aux alentours de 1920, ils étaient douze fois plus nombreux, et entre 1920 et 1930 plus de quarante-deux mille autres immigrants y sont arrivés9. Après la Seconde guerre mondiale, c’est l’immigration de Libanais musulmans qui est devenue significative et, plus récemment, la guerre civile au Liban entre 1975 et 1991 a créé une nouvelle vague migratoire. On estime actuellement à six millions les Brésiliens d’ascendance libanaise, ce qui équivaut approximativement à la population du Liban10.
21Les différentes étapes de ce flux migratoire et les secteurs économiques peu à peu investis par cette population sont nettement définis. Ainsi, entre 1860 et 1900, le cycle du caoutchouc les attire vers l’Amazonie alors que la richesse générée par le cycle du café rend la région Sud-Est attractive. De 1900 à 1918, ils continuent à privilégier le commerce ambulant, les nouveaux arrivants étant aidés par ceux qui ont déjà ouvert des entrepôts et des boutiques. Une troisième période, qui va jusqu’en 1945, correspond à l’acquisition de terres et d’usines, ainsi qu’à la participation des descendants nés au Brésil à l’administration et à la vie politique11.
22Il faut souligner qu’au début de cette émigration les destinations des Etats-Unis et du Brésil étaient étroitement liées. Effectivement, comme le rappelle Oswaldo Truzzi, il arrivait que le Brésil soit choisi par défaut, à cause des exigences supérieures des autorités nord-américaines (visa, examen de santé)12. Selon Clark Knowton, parfois les agents des compagnies de navigation afin d’augmenter leurs profits persuadaient les voyageurs de choisir une autre destination13. En outre, lors des premières vagues d’immigration, l’» Amérique » était une désignation très générale qui, pour des gens peu instruits et méconnaissant l’immensité du continent, pouvait désigner aussi bien les Etats-Unis que le Brésil. Par la suite, le choix de la destination s’est précisé car souvent il s’agissait d’aller rejoindre des parents établis dans telle ou telle localité14.
23À l’époque de l’Empire Ottoman, les Syriens et les Libanais étaient considérés comme des « Turcs15 ». Cette assimilation était renforcée par certaines caractéristiques communes : la langue et la cuisine arabes ou encore l’intérêt pour le commerce – car souvent ils se lançaient dans le colportage, comme le souligne la préface de Qantara, magazine des cultures arabe et méditerranéenne, dans son numéro de l’été 2005, dont le dossier porte sur « La saga des Arabes d’Amérique16 » :
Ceux qui, à la fin du xixe siècle, virent débarquer sur le continent américain les fils de paysans libanais et syriens, appelèrent ceux-ci tout simplement des « Turcos ». Ils appartenaient à l’Empire Ottoman et fuyaient la famine que le commerce mondial infligeait à leurs terres, lesquelles produisaient une soie désormais trop chère. Mais plutôt que colons, ils se firent colporteurs et vendeurs ambulants ; un métier méprisé et inédit.
24Immigration motivée par un contexte économique et politique peu favorable, destination choisie afin de rejoindre des parents déjà émigrés, tracas administratifs, barrières sanitaires, manipulation de la part des agents des compagnies maritimes, méconnaissance de l’immensité territoriale du pays d’arrivée, désignation péjorative, colportage, voyons comment tout cela s’articule dans le roman Nur na escuridão.
Genèse et but du projet d’émigration
25Dans le cas du couple de protagonistes de Nur na escuridão, les raisons qui les amènent à quitter leur pays sont liées au contexte économique mais aussi à des raisons familiales. En effet, le chômage croissant ne laisse pas présager un avenir stable : « La situation du pays, insupportable » (p. 56), « Crise. Difficultés. Dans tout le Liban, peu de possibilités de travailler, les emplois se font rares. » (p. 54). À cela s’ajoutent les problèmes causés par le caractère intraitable de Yussef, qui avait failli agresser son patron et qui s’était fâché contre l’évêque, qui lui devait de l’argent : « Mais la situation se complique, les difficultés vont croissant, le chômage, l’animosité à son encontre, due à son tempérament si bouillant. » (p. 55).
26C’est Tamina qui est à l’origine de l’idée d’émigrer afin de rejoindre ses frères aux Etats-Unis : « Tamina insiste, parle des possibilités, ses frères pourront les faire venir, elle a pris les devants, a pris des renseignements, réponse positive, oui, qu’ils viennent vite. » (p. 55). Yussef reste réticent. Comme sa femme insiste, il n’écarte pas la possibilité de partir, mais plutôt au Brésil, où se sont installés une sœur et un frère à lui. Il fait valoir que le choix de cette destination les rapprocherait du père de Tamina, parti en Argentine (p. 56). Le facteur déterminant est le fait que ses frères ont une situation plus prospère que celle de la sœur de Yussef. Mais, comme le quota d’immigrants libanais est atteint aux Etats-Unis, est envisagé de se rendre au Mexique pour ensuite traverser la frontière de façon clandestine. Quand Tamina s’était rendue chez ses frères elle avait rencontré des compatriotes qui avaient suivi cette voie d’entrée (p. 56). Elle disposait par conséquent des renseignements nécessaires :
La famille devait arriver, comme tant d’autres, par le Mexique, tout était prévu, les contacts établis, même la personne qui viendrait les accueillir à leur arrivée en terre mexicaine, voici son nom, et maman (Tamina) avançait un papier portant le nom, un certain Pablo Habib, certainement un compatriote qui parlait arabe et avait l’habitude, il ne serait pas bien difficile de les faire entrer en contrebande aux États-Unis, comme de coutume – et de l’autre côté de la frontière, en train de les attendre, l’un de ses frères. (p. 65)
27Si la genèse de ce projet d’émigration est clairement évoquée dans le roman, les causes du changement de destination des États-Unis vers le Brésil font l’objet de deux versions différentes. Selon celle retrouvée dans l’autobiographie de Yussef, traduite en portugais après sa mort17, il aurait eu une inflammation oculaire peu avant de voyager. Connaissant la sévérité des barrières sanitaires mexicaines, la famille aurait modifié son projet et serait donc partie du Liban vers le Brésil. Certes, le narrateur reconnaît que cette version correspond aux faits. Mais il fait valoir que c’est au contraire l’histoire maintes fois répétée aux enfants qui reste dans la mémoire familiale et prend le dessus : une fois à Marseille, c’est chez Hanna qu’on aurait diagnostiqué une inflammation oculaire, dont la guérison assez longue impliquait de prolonger leur séjour en France. À ce moment, seraient survenus deux faits, interprétés par Yussef comme des signes du destin : d’une part, il aurait retrouvé l’adresse de sa sœur qui habitait près de Rio de Janeiro et, d’autre part, il aurait appris qu’un bateau partirait bientôt pour le Brésil. À court d’argent, Yussef et Tamina auraient décidé ensemble d’abandonner leur projet initial. Malgré ce supposé consensus, le narrateur s’interroge sur comment Tamina aurait vécu ce changement inattendu. Ce faisant, il sème dans l’esprit du lecteur un doute qui ne sera pas levé par la suite :
[...] et là au fond, peut-être inconsciemment, un petit reste d’espoir, [...] qui sait, Yussef, habib, nous pouvons reprendre le projet initial, nourri depuis si longtemps, mais sûr. [...] pendant le voyage peut-être en était-elle venue à pleurer, peut-être avait-elle pleuré en cachette à Rio, peut-être même à Magé, jusqu’à ce qu’elle plie, peut-être s’en voulait-elle de n’avoir pas résisté un peu, peut-être, mais avant tout, se remettait-elle à rêver à la possible reprise du projet original. [...] elle pensait, oui, rien n’empêche que du Brésil on s’en aille pour les États-Unis. Elle avait plié mais n’était pas convaincue (p. 69 – c’est nous qui soulignons).
28Leurs difficultés économiques à Marseille font elles aussi l’objet de deux versions différentes. Dans l’histoire racontée par Yussef et Tamina à leurs enfants, elles sont dues à la maladie de Hanna, qui les aurait obligés à prolonger leur séjour. Mais si l’on se fie à l’autobiographie paternelle, une fois à Marseille, le directeur de la compagnie de navigation aurait escroqué Yussef, exigeant de lui une importante somme d’argent afin de mettre en règle les visas initialement prévus pour le Mexique, alors que ces modifications avaient déjà été faites au Liban. Cette version bien moins flatteuse correspond, comme nous l’avons vu précédemment, à une pratique courante dans l’histoire de l’immigration libanaise vers le continent américain18.
Cultures en contact : entre l’ouverture et le repli dans la construction identitaire
29Alors que le projet de Tamina reposait sur des informations concrètes sur les États-Unis, les informations qu’ils ont sur le Brésil sont floues, issues des rares lettres envoyées par la sœur de Yussef, établie près de Rio de Janeiro, ou bien données par des gens qu’il rencontre près des ports19. Ces informations manquent de précision et reprennent les mêmes éléments : un pays immense et riche, avec une population métissée, ouvrant aux immigrés prêts à beaucoup travailler la possibilité de se bâtir une stabilité économique :
Ils interrogent les autres, ils pensent intriguer c’est ça le fameux Brésil ? On ne dirait pas. À peine avaient-ils idée du pays vers lequel ils font route, les informations qu’ils ont sont inconsistantes, on parle, toujours, vaguement, de son extension territoriale, incalculable, de richesse du sol, où tout ce qu’on plante donne, de noirs et d’indiens, de la population variée (et clairsemée), toutes les ethnies, des espaces vides, des excellentes occasions pour quiconque veut travailler dur. Les exemples sont légion. (p. 76)20.
30C’est cette diversité de la population que le narrateur met en avant dans la vision de Yussef, Tamina et Hanna, que ce soit à travers les différentes langues entendues lors qu’ils se trouvent sur le quai de la Praça Mauá (p. 16) ou encore dans le train qui les emmène de Rio de Janeiro à Magé : « Blancs, noirs, blonds, mulâtres, bruns, vieux et jeunes, hommes et femmes, qui communiquaient avec toutes sortes d’accents. » (p. 42). Une telle diversité ouvre la voie à une dialectique de l’altérité, soulignée dans d’autres épisodes du roman. D’abord, lors du trajet en train entre Rio de Janeiro et Magé, car le regard autocentré des nouveaux arrivants qui considèrent les autres comme « exotiques » est corrigé par le narrateur : « Ils ne se lassent pas d’admirer le paysage luxuriant [...] de même qu’ils ne se lassent pas d’admirer les types exotiques. Ou plutôt, plus exactement, c’étaient eux, les exotiques ! » (p. 43). Mais le lecteur minutieux saura reconnaître cette négociation identitaire dans deux autres épisodes : celui où la jeune femme qui aide Tamina dans les tâches ménagères démissionne, effrayée, lorsqu’elle apprend que Yussef mange de la viande crue (p. 170-171), et celui où Yussef, accueilli dans la maison d’un client à la campagne, vomit après avoir appris que le plat servi au dîner et qu’il avait tellement apprécié était en fait de la viande de singe (p. 88-89).
31Cette dialectique de l’altérité s’établit aussi entre la famille de Yussef et d’autres immigrés ou descendants d’immigrés, déjà installés au Brésil. Tout d’abord dans des épisodes révélateurs d’une certaine solidarité de la part de personnages sensibles aux difficultés affrontées par cette famille. C’est le cas d’une dame dans le train, qui veut savoir d’où ils viennent et se souvient de sa propre arrivée d’Espagne longtemps auparavant (p. 43). C’est également le cas du chauffeur de taxi qui raccompagne Yussef et sa famille à partir du quai de la Praça Mauá. Ce descendant d’esclaves est décrit comme quelqu’un qui a l’habitude des immigrants – qui constituent une bonne partie de sa clientèle – et qui fait preuve d’une attitude d’ouverture lorsqu’il essaye de communiquer en différentes langues (p. 27). En fait, le narrateur évoque l’hypothèse selon laquelle ce personnage ferait le lien entre cette famille d’immigrés et ses propres ancêtres venus d’Afrique en bateau (p. 28).
32Mais Nur na escuridão met également en scène des épisodes qui témoignent d’un repli identitaire. Loin de la grande ville qu’est la capitale, le village de Sao Pedro de Alcântara est décrit comme une petite commune, première enclave de l’immigration allemande dans l’état de Santa Catarina, dont les habitants, à 90 % d’origine allemande – peu parmi eux parlent le portugais – coupés de tout, n’aiment pas avoir à se déplacer :
Ils n’avaient que peu de contacts avec Sao José, siège de la municipalité ; et moins encore avec Florianópolis, la capitale. Aller à la ville où à la capitale était une aventure, voyage mûrement préparé, motif de discussions, le pour et le contre, pour résoudre des problèmes, des affaires restées longtemps pendantes. Ils emportaient des requêtes de parents, d’amis, et disaient ensuite je n’y retournerai pas de sitôt, la prochaine fois tu iras à ma place. (p. 96).
33L’essor de l’affaire de Yussef et la satisfaction de ses clients sont considérés comme une menace par les commerçants déjà en place. Ils s’en plaignent au pasteur, autorité très influente, qui, lors de ses sermons, commence à inciter au boycott du magasin de Yussef. La baisse de fréquentation de son commerce est immédiate. Les seuls clients qui y vont se cachent, demandent discrétion, et n’en prennent le risque que s’il y a pour eux urgence à se procurer une marchandise introuvable chez les commerçants « locaux » (p. 99). Cela crée une situation économique insoutenable : Yussef et sa famille sont obligés de déménager à peine un an après leur installation.
34Dans cette communauté très refermée sur elle-même, les clients qui viennent bavarder dans la boutique de Yussef avant le boycott sont curieux de son parcours. Ils lui demandent comment, parti d’un pays aussi lointain que le Liban – dont ils ignorent d’ailleurs la localisation exacte – il a fini par s’installer dans ce bled perdu. Relativisant l’exclusivité de ce stigmate d’étranger, Yussef établit une analogie avec eux-mêmes ou leurs parents ou grands-parents venus d’Allemagne : « Papa [Yussef] plaisantait, répondant, comme vous êtes venus d’Allemagne ; et un, moi non, mon grand-père ; papa, alors ton grand-père, d’où exactement, ah, Hambourg, c’est pareil » (p. 98).
35Cette analogie est renforcée par le narrateur lorsqu’il dénonce la façon péjorative dont les commerçants mécontents désignent Yussef : « [...] cet étranger, ce Turc, est arrivé hier et nous a pris notre clientèle, sans se souvenir qu’eux aussi étaient des immigrés, ou fils ou petit-fils de, ils se mirent à appeler papa [Yussef] Turc et gringo » (p. 98 – c’est nous qui soulignons). Cet épisode relevant de la discrimination et du repli communautaire souligne la blessure identitaire opérée par ces épithètes. Si Yussef essaye de relativiser la première (« turco »), en se disant qu’elle repose sur une explication historique, la deuxième (« gringo ») le rend perplexe (p. 99), car il part du principe qu’à Sao Pedro de Alcântara ils sont tous des immigrants (« là, ils étaient pareils, tous immigrés » – p. 99). Cette association est à nouveau renforcée par le narrateur à travers une formulation (« Ils oubliaient qu’on les appelait galegos » p. 98) renvoyant à une autre, qui fait référence à des clients allemands, au village de Rachadel, où la famille de Yussef emménage par la suite. Effectivement, ceux pour qui Yussef met à disposition de l’eau et des serviettes, pour qu’ils se lavent les pieds, les mains et le visage après avoir marché des kilomètres pour se rendre à la messe l’appellent respectueusement « seu Zé » (p. 169), alors que ceux qui veulent payer à crédit ou en faisant du troc l’appellent « Gringo ». C’est à propos de ces derniers que le narrateur relativise une fois encore : « Ils oublient qu’en majorité absolue ils sont descendants d’allemands » (p. 170).
36Après leur installation à Biguaçu, cet épithète péjoratif est encore employé, cette fois-ci par des pêcheurs pauvres qui imposent à Yussef le troc de ses marchandises contre des sacs de crevettes séchées : « M’sieu Zé Gringo (le Gringo, ça allait, jamais le Turc) essaie de nous rouler, il essaie, hein, il est venu d’un coin perdu de l’autre bout du monde pour nous tromper » (p. 180). C’est dans ce village que Yussef subit un deuxième boycott, motivé non plus par la concurrence qu’il fait à d’autres commerçants mais par une divergence d’orientation politique. Après l’invasion de l’ancienne Tchécoslovaquie par l’Allemagne, les sympathisants de l’extrême droite désertent sa boutique mais ils y envoient des mouchards. D’autres clients ne manquent pas de provoquer Yussef :
[...] d’autres, moins fanatiques, se montrent encore, viennent discuter le coup et viennent provoquer ce gringo que certains disent sympathisant du communisme, quelle horreur, ils glissent des sous-entendus, un petit rire sardonique : alors, M’sieu Miguel, quoi de neuf, il y en a de plus agressifs, eh, oh, hein, M’sieu Zé Turco, qu’est-ce que vous me dites maintenant, vous avez encore le courage de répéter que l’Allemagne... la phrase reste en l’air, mélange de blague et de menace, de nouveau accompagnée d’un rire plus ouvert, agressif (p. 124).
37Mais la discrimination peut être provoquée aussi par un sentiment d’infériorité dû à l’écart dans le niveau d’instruction. Toujours très intéressé par les actualités – concernant le Brésil mais aussi les autres pays – Yussef écoute assidûment la radio (appareil rare à cette époque dans les petits villages) et, quand il en a l’occasion, se fait apporter des journaux et des revues de la capitale (p. 184). Ses clients veulent souvent connaître son avis sur les derniers événements. En plus de savoir lire et écrire en arabe, Tamina et Yussef peuvent le faire également en portugais. Cela suscite des compliments, qui enorgueillissent leurs enfants, mais aussi un ressentiment traduit une fois de plus par l’épithète péjorative :
Les enfants se vantaient de leurs parents, leurs camarades de classe faisaient des commentaires : hier, chez moi, mon cousin, intrigué, disait, comment c’est possible, ça, m’sieu Zé et madame Tamina savent déjà lire et écrire si bien en portugais, et ma sœur, qui est née ici, est analphabète, elle a dû quitter l’école, elle n’y arrivait pas ; un autre reprend, regarde un peu on en a tellement chez nous qui savent rien et voilà que des Turcs nous font la leçon. Quelle honte ! (p. 117 – c’est nous qui soulignons).
38Tout au long du roman, plusieurs allusions sont faites à la façon dont Yussef se fait appeler, trait identitaire révélateur de la place que son interlocuteur prend dans leur rapport21. Ainsi, dès le chapitre inaugural, lorsque Yussef parle à d’autres Libanais à l’église orthodoxe de Rio de Janeiro, le narrateur souligne que son prénom peut varier : « Et toi Yussef (ou José, ça dépend de qui pose la question [...]) » (p. 21), « (à l’église papa redevient Yussef) » (p. 23). C’est à Sao Pedro de Alcântara que commence la déformation de son prénom vers son équivalent en langue portugaise (Yussef/Josef – p. 98). Au fil du temps, les épithètes se multiplient : seu José, seu Zé, seu Zé Miguel, seu Miguel, seu Zé Gringo, seu Zé Turco, Zé Turco. Même Tamina finit par l’apostropher de différentes manières : Yussef, José, et par un prénom hybride, Yusé (p. 181). Cependant, lorsqu’elle se fait des soucis, c’est dans leur langue maternelle qu’elle l’appelle : « (de temps en temps, entre eux, dans l’intimité, quand elle a un souci, c’est Yussef) » (p. 123), « maman, plus pratique, soucieuse, a l’habitude de répéter : José, il faut que tu fasses payer [...] c’est horrible les difficultés, la faim, la misère, où on finira, Yussef ? » (p. 125).
39Cette dénomination plurielle – qui met en jeu le prénom soit en arabe soit en portugais, accompagné parfois d’adjectifs porteurs du stigmate d’étranger – est révélatrice d’une identité bâtie dans le contact entre deux cultures. C’est précisément sur les processus d’adaptation mis en œuvre dans le parcours de Yussef et sa famille ainsi que sur leurs blessures identitaires que nous allons nous pencher par la suite.
Les blessures identitaires dans l’entre-deux
40Dans le chapitre inaugural, lorsque Yussef se souvient de leur arrivée au Brésil, la négociation culturelle à laquelle ils seront contraints est clairement formulée : « c’est la nouvelle maksuna à laquelle il faudra qu’ils s’adaptent, le pays qu’ils devront apprendre à aimer, c’est le choc entre deux conceptions de monde, de vie » (p. 17). Pendant ses conversations avec les compatriotes retrouvés à l’église orthodoxe de Rio de Janeiro, il en est également question : « [...] en expliquant les premiers temps, la difficile adaptation au nouveau pays, maksuna dont ils ne savent rien, d’habitudes et de mœurs si différentes » (p. 21).
41Facteur essentiel dans l’insertion des nouveaux arrivants, la maîtrise de la langue du pays d’accueil conditionne leur compréhension de la nouvelle culture et leurs incursions à l’extérieur de la communauté de compatriotes. Dans le roman de Salim Miguel, l’importance de cet outil est mise en valeur déjà dans le titre, bilingue : Nur na escuridão, expliqué dans le premier chapitre. Nur, la traduction arabe de « lumière », est le premier mot que Yussef a compris en portugais : « et c’est là seulemente que papa comprend le mot qu’il n’allait jamais oublier et qui lui ouvre les portes du nouveau monde » (p. 25). Effectivement, dès le lendemain de son arrivée, Yussef commence l’apprentissage de la nouvelle langue, qu’il fera auprès de ses compatriotes (p. 82), mais aussi tout seul, en essayant de déchiffrer le journal (p. 86). Au fur et à mesure des années qui passent et des enfants qui naissent, ils en viennent à parler un portugais mâtiné d’arabe. La deuxième génération ne saura plus parler la langue de leurs parents : les enfants sauront tout au plus reconnaître du vocabulaire lié à la gastronomie (p. 149) ou au trictrac (p. 153-157), ou encore des passages de poèmes maintes fois répétés par Yussef (p. 158). Lorsque la famille s’installe à Sao Pedro de Alcântara, ils parlent entre eux un mélange d’arabe et de portugais, alors qu’avec les clients ils doivent s’exprimer en portugais et en allemand (p. 97-98).
42Afin de mieux s’intégrer à cette communauté, non seulement Yussef apprend l’allemand mais il fait une donation en argent pour la construction de l’église, sur le chantier de laquelle Hanna travaille bénévolement. Quant à Tamina, elle s’emploie à aider les voisines (p. 98-99). Toutefois, tous ces efforts ne suffiront pas à faire barrage au boycott de la boutique de Yussef, que nous avons évoqué précédemment.
43Dans le cas de Yussef le fait de se consacrer au commerce représente une contrainte d’adaptation au nouveau pays. Au Liban, il avait exercé différentes activités : « Il avait travaillé comme manœuvre pour un maçon, aide-instituteur pour l’apprentissage de la lecture, assesseur (quel était le terme exact ?) de curé, il s’était occupé de quelques chèvres vagabondes, il avait été ouvrier dans une petite huilerie [...], il se remit à travailler avec un vieux qu’il connaissait, il alla s’occuper de quelques chèvres, il chercha à donner des cours » (p. 54). Avant de quitter le Liban, sa future activité professionnelle restait une interrogation, mais une fois au Brésil aucun doute ne subsiste : tous les Libanais commençaient par le colportage (p. 41, 92). Si au début de leur séjour l’hypothèse d’ouvrir une école pour apprendre l’arabe aux enfants d’immigrés est évoquée par un compatriote (p. 42), Yussef n’échappera pas à l’activité commerciale, qui cependant ne lui convient point (p. 134). D’ailleurs, quand il raconte ses souvenirs, il ne manque pas d’attirer l’attention sur ce destin auquel les immigrants libanais n’échappaient pas (p. 82).
44Le rôle joué par la communauté libanaise dans l’insertion économique des nouveaux arrivants est primordial. Cela va de l’hébergement à la transmission d’informations pratiques et nécessaires à la compréhension du pays d’accueil, en passant par l’insertion dans un réseau commercial préexistant.
45Ainsi, Yussef et sa famille sont logés à Rio de Janeiro par la connaissance d’une connaissance (p. 28), à Magé par Sada (p. 82) et dans l’état de Santa Catarina par des cousins (p. 95). À leur tour, des années plus tard, ils accueilleront chez eux à Alto Biguaçu des parents, des compatriotes, des parents de parents qui fuient Florianópolis lors de la Révolution de 1930 (p. 173).
46Le compatriote qui les loge à Rio de Janeiro fait visiter la ville à Yussef et Hanna, leur explique l’immensité territoriale du pays, sa population métissée aux coutumes variées, la situation politique, il les aide à changer leur argent, à récupérer leurs bagages, à envoyer un télégramme à Sada. Il leur apprend aussi quelques phrases en portugais (p. 34-40). À Magé, on leur apprend les techniques de vente, l’approche à adopter selon la nationalité du client (p. 90). Pour que Yussef puisse démarrer dans les affaires sans avoir à faire d’investissement initial, les produits lui sont confiés en consignation, par des compatriotes qui lui accordent des facilités de paiement (p. 83), comme cela sera le cas aussi dans l’état de Santa Catarina (p. 97).
47Mais cette communauté exerce également une pression sur ceux qui restent en marge. Ainsi, l’évêque à Rio de Janeiro se plaint parce que le fils de Yussef ne fréquente ni l’église, ni les commerçants libanais, ni les associations des compatriotes (p. 22-23) : « ne ahabba pas les tiens, tu dois les aimer, tu ne dois pas renier la race à laquelle tu appartiens, tu dois connaître l’histoire de ton pays (si riche en événements), tu dois participer aux réunions de la colonie, tu dois t’intégrer, tu dois entrer au Club Mont Liban, tu dois » (p. 23). À son tour, Yussef insiste pour que son fils reprenne des leçons auprès de l’évêque, puisqu’il a du mal à suivre les conversations en arabe. Son incapacité à comprendre la langue de ses parents entraîne un sentiment d’exclusion qui réveille chez lui des blessures identitaires :
Parfois il se sent rejeté, un intrus, quand ils commencent à bavarder rien qu’en arabe. C’est qu’est arrivé un nouvel immigrant qui ne sait rien du portugais. Soudain, pour mieux communiquer, ils ont besoin de leur idiome originel. Il se trouve prisonnier d’un son, de tous les sons, qui ne lui sont pas étrangers, il cherche à capter le sens de quelques mots, mais la compréhension d’ensemble lui échappe, il n’arrive jamais à appréhender les phrases et ce qu’elles signifient, et s’il sait que buka veut dire pleur, un pleur qu’il essaie maintenant de retenir, il garde son gâteau en travers de la gorge, cette iuhadditu lui échappe entièrement (p. 22).
48En plus de ces blessures provoquées par le sentiment de non-appartenance au groupe et par la perte de la langue maternelle, la deuxième génération doit également faire face à l’absence d’une famille traditionnellement constituée. Lorsque Yussef et sa famille habitent à Biguaçu, les enfants se sentent différents et diminués vis-à-vis de leurs copains du fait de ne pas avoir de grands-parents qui leur rendent visite et leur offrent des cadeaux. Face à cela, et vu le peu d’informations données par leurs parents, ils finissent par s’en inventer : « Comment, alors, (re) créer un grand-père, comment résoudre le complexe problème de se fabriquer un grand-père, un grand-père convenable ? Il leur fallait des grands-parents pour se sentir pareils que les autres, pour s’intégrer dans cet univers, qui était et n’était pas à eux [...] » (p. 120). Pour pallier cette lacune dans leur construction identitaire ils créent des êtres hybrides, inspirés des grands-parents de leurs camarades mais aussi de personnages d’histoires ou de personnalités vues dans des magazines ou des journaux. Ils parlent aussi à leurs copains sur l’oncle Hanna (dont ils omettent la mort) et s’inventent des lettres et des visites de tante Sada, qui les gâterait de cadeaux, bonbons et câlins (p. 121).
49C’est un pays hybride lui aussi, collage de souvenirs reconstitués, réinventés, d’informations véhiculées par les médias, que ce Liban de Yussef. Âgé, il refuse le voyage que ses enfants veulent lui offrir car il préfère préserver le pays de son enfance et de sa jeunesse, qu’il sait ne plus pouvoir retrouver ailleurs que dans ses pensées. Cette impossibilité est clairement formulée :
Tout au fond de sa poitrine une douleur le rongeait, une autre raison pour refuser avec une telle fermeté les fréquentes invitations : quel Liban, quelle Amioun, quelle Kfar Saroun, quels styles de vie, quelles modifications dans les habitudes, les mœurs, les traditions, quels amis, quels parents pouvait-il rester ? Les maigres informations qui arrivaient, par des lettres espacées, de trop rares nouvelles dans les moyens de communication, étaient décourageantes, jamais on ne lui rendrait intact son pays (p. 162).
50Perdu dans ses souvenirs, il rappelle avec fierté les périodes d’essor et les grands savants de la culture arabe à ses enfants, qu’il exhorte à aller au Liban à sa place : « Les derniers temps, il disait en riant : allez, vous, à ma place, des nouveautés, vous irez tout voir, moi je connais, vérifiez ce que je raconte, laissez tomber cet air sceptique, comme si j’exagérais, dites-moi, vous n’avez pas envie de connaître la maksuna de vos ancêtres ? » (p. 162).
51Nous pouvons supposer que Nur na escuridão correspond à ce voyage à travers la terre des ancêtres, non seulement grâce au dialogue que ce récit établit avec l’autobiographie du patriarche mais aussi grâce au pacte autobiographique inscrit dans le dédoublement fils aîné-narrateur adulte.
52En partant de certains éléments autobiographiques – il est bel et bien arrivé au Brésil en 1927 à l’âge de trois ans avec ses parents libanais –, Salim Miguel crée un récit fictionnel dans lequel la fragmentation du temps et de l’espace contribue à la construction d’un univers marqué par les contradictions et l’incomplétude, où l’histoire officielle et l’histoire personnelle s’entrecroisent constamment. Ainsi, nous identifions dans Nur na escuridão plusieurs éléments évoqués par l’histoire de l’immigration libanaise au Brésil, concernant le contexte économique du Liban, le déroulement du voyage transatlantique, le fonctionnement de la communauté de compatriotes déjà sur place, leurs réseaux commerciaux et sociaux. Des épisodes de l’histoire mondiale ou du pays sont eux aussi souvent mentionnés. Mais ces faits ont leur place dans le roman dans la mesure où ils sont déterminants dans la vie des personnages.
53Au fil des pages, les blessures identitaires de la famille de Libanais qui s’établit dans l’état de Santa Catarina sont rendues visibles. Discrimination de la part d’autres immigrés, maîtrise problématique d’une langue étrangère, absence des grands-parents, oubli de la langue maternelle, impossibilité de retrouver le pays d’origine tel qu’on l’avait connu. Prises dans l’entre-deux, la première et la deuxième génération d’immigrés mettent en place des stratégies d’adaptation qui tendent à opérer une synthèse des deux cultures sans pour autant réussir à combler ce que leur histoire familiale comporte de lacunaire.
54Exercice de mémoire, exercice d’écriture, la reconstitution des expériences vécues ne se dissocie pas de la remise en question permanente d’une supposée version définitive. Dans la vie, comme dans la littérature, la réalité resterait en partie une interrogation, contraints que nous serions à constamment réécrire notre version des choses sur les pages du vraisemblable, comme le suggère le narrateur de Nur na escuridão :
Des fragments disparaissent et reparaissent. [...] Cela avance à pas grand-chose d’insister, de faire des efforts en cherchant à recomposer, dans l’ordre, ce qui s’est perdu, de ramener ce qui a été, pour que ce soit de nouveau. Identique ou modifié, aucune importance. [...] Même si nous croyons y être parvenus, il est inévitable qu’il y ait des lapsus, qu’arrivent des erreurs, d’incompréhensibles ruptures. C’est un processus complexe qui échappe au contrôle et paraît tout commander, discipliner. Parfois, ce qui nous parvient n’est même pas souvenir vécu, c’est un souvenir de quelqu’un d’autre qui s’incorpore reconstitué en nous – et devient nôtre. Rien que des simulacres ? Allez savoir ! (p. 166-167).
Notes de bas de page
1 L'importance de cette thématique est rappelée par l'écrivain : « Une autre source fondamentale du travail littéraire de Salim Miguel se trouve dans sa propre origine libanaise : “Dans mon cas, dans une bonne partie de mes seize livres de fiction, elle apparaît directement ou indirectement” » ; « Outra fonte fundamental na literatura de Salim Miguel está em sua própria origem libanesa » in Francesca Angiolillo, « Salim Miguel ganha Troféu Juca Pato », Folha de Sâo Paulo, le 06 juin 2002.
2 De nombreux articles ont paru dans la presse, surtout après la remise du prix du meilleur roman de l'Associação Paulista de Críticos de Arte (1999) et de celle du prix Zaffari-Bourbon (2001 – partagé avec António Torres pour Meu querido canibal).
3 Plusieurs critiques mettent cette lacune en avant, comme c'est le cas de Marcelo Rollemberg dans « Nur retrouve une histoire jamais racontée » : « En fin de compte, la saga des Libanais qui sont arrivés au Brésil est vaste, qu'il s'agisse des colporteurs ou de puissants patrons de banques, et mérite d'être bien consignée. Le roman de l'écrivain et journaliste Salim Miguel, Nur na escuridão, tâche de restaurer un peu de cette histoire qui n'a pas encore été totalement racontée » in O Globo, le 25 décembre 1999. Salim Miguel lui-même souligne cela : « Contrairement à l'immigration italienne et allemande, qui a laissé une littérature à son sujet, il n'existe pratiquement pas de récits sur la venue des libanais dans notre pays » in Joseana Paganini, « Saga de uma família libanesa », Jornal de Brasilia, le 28 septembre 2000.
4 Salim Miguel, Jornal da UBE, n° 100, octobre 2002, p. 05-06. Ce prix, très prisé, est organisé par l'União Brasileira dos Escritores (UBE) en partenariat avec le journal Folha de São Paulo.
5 Salim Miguel, Nur na escuridão, Rio de Janeiro, Topbooks, 1999. Pour les citations de ce roman, c'est nous qui traduisons. Par souci d'économie nous n'indiquerons désormais que le numéro de page entre parenthèses.
6 Salim Miguel, Alguma gente (historias), Florianópolis, Editora Sul, 1953.
7 « En même temps que je retrace la saga d'une famille libanaise à travers le Brésil, je cherche à la relier aux faits marquants de la période. Bien entendu le traitement est fictionnel, les événements sont réélaborés. Ce n'était pas un roman historique que je faisais, mais je tirais parti d'éléments de la réalité pour créer une fiction. », Salim Miguel in Paulo Araújo, « Entre a ficção e a vida real », Correio Braziliense, Brasilia, le 28 septembre 2000.
8 L'indépendance du Liban date de 1943.
9 Contrairement à ce qui s'est passé aux États-Unis, au Brésil les contingents de Syriens et de Libanais étaient significatifs face à ceux des principales nationalités d'immigrants (Portugais, Espagnols, Italiens et Allemands). Voir Oswaldo Truzzi, « O lugar certo na época certa : sirios e libaneses no Brasil e nos Estados Unidos – um enfoque comparativo », Revista de estudos históricos, Rio de Janeiro, v. 27, 2001, p. 119-120.
10 Lors des commémorations des 125 ans d'immigration libanaise au Brésil (l'année officiellement retenue est 1880), le Maire de Sao Paulo soulignait qu'environ deux millions de Libanais ou de descendants de Libanais habitent cette ville : http://portal.prefeitura.sp.gov.br/secretarias/rela-coes_internacionais/atuacao_internacional/0011, dernier accès en novembre 2006.
11 Voir Jorge Bastani, O Líbano e os libaneses no Brasil, Rio de Janeiro, Cândido Mendes Júnior, 1945 ; Jamil Safady, Panorama da imigraçâo árabe, Sao Paulo, Editora Comercial Safady, 1972 ; Jorge Safady, A imigraçâo árabe no Brasil (1880-1971), thèse de Doctorat, Sao Paulo, Université de Sao Paulo, 1972.
12 Oswaldo Truzzi, op. cit., p. 111.
13 « Certains (Syriens et Libanais) travaillaient comme agents des compagnies de navigation, et se faisaient passer pour des émigrants afin de persuader leurs compatriotes de prendre une compagnie ou une destination déterminées », Clark Knowton, Sirios e libaneses – mobilidade social e espacial, traduction de Yolanda Leite, Sao Paulo, Anhembi, 1960, p. 28-29.
14 Oswaldo Truzzi, op. cit., p. 113.
15 « Les immigrants qui sont arrivés au Brésil dans les années 1860 à 1914 avaient en main un passeport ou un autre papier d'identité indiquant qu'ils étaient de citoyenneté turque », Assaad Zaidan, Raizes libanesas no Pará, Belém, Governo do Pará, Secretaria Especial de Promoção Social, 2001, p. 73.
16 Quantara, magazine des cultures arabe et méditerranéenne, Paris, Institut du Monde Arabe, n° 56, été 2005, p. 02.
17 Une quinzaine de passages de cette autobiographie sont insérés dans le roman.
18 D'ailleurs, dans un autre passage de l'autobiographie de Yussef il y a une mention de l'escroquerie qu'auraient subie sa sœur et ses compagnons de voyage pendant leur séjour à Marseille (p. 84).
19 Ce manque d'informations se vérifie également dans l'autre sens : parmi les Libanais résidant au Brésil, plusieurs s'étonnent lorsqu'ils apprennent par Yussef la fin de l'Empire Ottoman et l'installation du Protectorat français (p. 37), survenus presque dix ans auparavant (1918 ; 1920).
20 D'autres passages du roman confirment que les informations qui circulaient portaient sur les mêmes aspects : « Et du Brésil [...] il avait une vague idée, pays tropical, fabuleux, fantastique, d'Indiens, de Noirs, de mélange des races, immense, si mystérieusement mystérieux que, disait-on, on trouvait de l'argent sur les arbres, pays dont, de temps à autre, il recevait des nouvelles de sa sœur qui il y avait longtemps, il ne savait pas au juste combien, était partie là-bas sur les traces de son frère du nord [...]. » (p. 66) ; « [...] ensuite, d'après ce que papa avait entendu dire, il n'existait pas de restriction à l'entrée, le pays immense, aux vides interminables, ayant besoin de main-d'œuvre pour la campagne, pour l'intérieur, pour la ville, pour tout, pays riche aux immenses possibilités pour ceux qui voulaient commencer une nouvelle vie et n'avaient pas peur de travailler pour de bon. » (p. 68).
21 Tel est également le cas du frère de Tamina, qui devient « Hanna/João » (p. 99), « Hanna-João (ou João-Hanna, ça dépend de l'occasion, des humeurs, de qui pose la question) » (p. 175), appelé par les enfants de Yussef et Tamina « tio João » (p. 175, 189).
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