Conclusion
p. 449-452
Texte intégral
1La littérature transcoloniale vise la dichotomie anglo-indienne, coloniale et postcoloniale. Elle réévalue ses symboles et ses principes afin de régénérer des discours qui n’ont plus lieu d’être dans le contexte actuel de la mondialisation où les certitudes se trouvent ébranlées et remises en question. Nous avons vu combien l’Histoire – ses textes, les hommes qui ont rédigé les textes, les discours qu’ils ont prononcés – et la fiction, se sont unies, on pourrait dire liguées, des siècles durant, pour discourir sur une prétendue supériorité des uns par rapport aux autres. L’aspect fondamental de la continuité était régi par la transmission réelle de schémas immuables relayés autant par la réalité quotidienne que par la fiction.
2La plupart des romans transcoloniaux dont j’ai parlé, réussissent, à bien des égards, à annuler les effets néfastes de la fiction anglo-indienne en proposant une vision du monde en général et de l’Inde en particulier moins transparente et surtout moins prompte à imposer ses schémas. Chaque œuvre est la manifestation d’un possible. Paradoxalement, nous l’avons vu, c’est par le filtre du colonial, en particulier sa langue, que les écrivains transcoloniaux organisent la complexité des relations humaines. Paradoxalement aussi, le point de vue transcolonial renvoie le lecteur à une époque ancienne où l’on parlait des Indes, de voyages aux Indes, car en effet une Inde plurielle nous est offerte.
3L’approche pluriculturelle des écrivains transcoloniaux est éminemment humaine où la seule loi est celle du mélange que j’ai nommé, plus positivement, symbiose. C’est par une certaine définition du chaos que l’ordre du monde se fait jour. Leur position est clairvoyante, plus juste, dans le sens où elle approche au plus près la réalité faite de bruit et de fureur. Ces écrivains méritent à leur tour d’être copiés, d’être pris comme modèles. Et il semblerait que cette idée commence à progresser : les frémissements d’une prise de conscience de la complexité du monde sont tangibles. En témoignent les quatre écrivains couronnés par le prestigieux Booker Prize ces quinze dernières années : Salman Rushdie, Arundhati Roy, Kiran Desai et aujourd’hui Aravind Adiga sont les preuves vivantes de cette complexité. Elles et ils, comme d’autres qui n’ont pas encore reçu la consécration d’un prix, sont les porte-parole du mélange biologique culturel, nécessaire à la survie de l’espèce humaine. Leur stratégie d’écriture, par la symbiose, met un terme à l’idéologie inacceptable d’une quelconque pureté, et s’inscrit dans un faisceau de rapports, dans un système interactif. Grâce aux écrivains de la fiction transcoloniale, nous sommes passés de l’idée de pureté, vénérée par la pensée occidentale, qui a permis d’échafauder des thèses sur une soi-disant supériorité génétique puis supériorité tout court, et au nom desquelles des peuples ont conquis le monde, à une position radicalement différente par un acte de transmission porteur de créations au sens fort du terme, au sens de penser le monde autrement, de proposer des possibles, au sens de transcender les anciennes dichotomies et leurs effets délétères. Le principe, sur lequel était fondé le lien entre supériorité biologique et supériorité culturelle, est anéanti par le positionnement transcolonial.
4D’autres aspects concernant le lien entre biologie et culture que cette étude a pour le moment laissé en suspens, restent à examiner. Ils méritent des ouvrages à part entière. Je pense, entre autres, au sort réservé aux femmes que ce thème concerne bien évidemment aussi.
5Quant au domaine de la transmission à l’époque coloniale, il nous faudra également évoquer, dans un autre ouvrage, un moyen de transmission qui dépasse l’écrit comme l’oral. Il s’agit de la loi du silence ou la répétition de la loi du silence ou mieux encore la complicité dans la loi du silence. Aussi efficace et aussi nuisible que le dit, le non-dit faisait partie de l’idéologie impériale. Je pense à cet égard aux exemples que fournit l’ouvrage collectif consacré à d’autres formes de pouvoirs, Imperialism and Popular Culture, dans lequel il est fait état d’une transmission horizontale. Chaque auteur de cet ouvrage collectif étudie un aspect singulier de la culture et de son lien avec l’impérialisme. Ainsi, il est question de la publicité, de la musique ou du cinéma et du rôle de la BBC. Cet ouvrage livre ses constations sur la portée de la transmission de l’idéologie impériale à travers la constitution d’un réseau d’influences. Les auteurs apportent les preuves irréfragables de ce que fut la complicité de tous les moyens d’information telle qu’elle est dénoncée, comme nous l’avons vu par exemple, par le narrateur de Midnight’s Children. Des volumes entiers pourraient être consacrés à l’implication de l’industrie cinématographique dans l’entreprise coloniale ou du moins à son acceptation tacite du fait colonial. En attendant, voyons comment Jeffrey Richards aborde la question dans un article intitulé « Boy’s Own Empire : feature films and imperialism in the 1930s »,
Although the British Board of Film Censors was not a state-run organisation, it maintained close links with relevant government departments to ensure that nothing undesirable reached the screen. The Presidents of the BBFC were appointed in consultation with the Home Office […] in political matters, they enforced a policy of « no controversy », thus virtually excluding from the screen any discussion of such current issues as fascism, pacifism and industrial unrest. The maintenance of the status quo was the aim. […] When it came to the Empire, the government was on the whole content to leave things to the BBFC. The Board operated according to a strictly defined code which expressly prohibited films which reflected adversely on the British army, British colonial administration or the white race. (Imperialism and Popular Culture, p. 153)
6La dimension tentaculaire de la complicité est clairement dénoncée dans ce passage dont les mots-clés, « no controversy », « maintenance of the status quo » sont finalement indissociables de la notion de censure, ou s’en font l’écho, comme l’indique la citation. Instruments de propagande ou complices silencieux, les soi-disant détenteurs de l’information, quelle que soit la forme qu’elle prenne, manipulent l’opinion publique, sous la haute protection des instances officielles.
7Restons vigilants. Au terme, provisoire, de cette étude transcontinentale sur le lien entre biologie et culture, persiste le sentiment étrange que, malgré les avancées auxquelles j’ai fait allusion plus haut, tout reste à faire, puisque, dans certains domaines, aucun signe fort ne laisse présager une dislocation des deux termes. L’amalgame entre biologie, culture, citoyenneté a encore de beaux jours devant lui, à en croire les discours des médias d’aujourd’hui : journaux télévisés, radio et presse écrite. Sans compter les discours oraux. Pour preuve, ce que j’appelle l’acharnement sur la biologie du candidat à l’investiture pour la présidentielle américaine en 2008, Barack Obama, sans cesse désigné, dans le discours français, pour ne prendre que celui-là, comme « Afro-Américain » ou « Africain-Américain », au point où Obama se sent dans la quasi obligation de se justifier. En témoigne le tout début de son discours de Berlin en juillet 2008 : « I know that I don’t look like the Americans who’ve previously spoken in this great city. » À la suite de quoi, il refait son parcours en relatant son histoire, celle de ses parents et celle de ses grands-parents, comme jamais aucun autre candidat ne l’a fait jusqu’à présent. Tout se passe comme s’il ressentait la nécessité de rendre des comptes sur sa citoyenneté américaine ou sa loyauté et son patriotisme envers les États-Unis. En tout état de cause, il est perçu, par le monde entier, comme un Noir. Dans le même esprit, les commentateurs creusent l’écart et consolident la différence lorsqu’ils évoquent les familles des deux candidats. Pourquoi le père de Barack Obama est-il identifié comme un Noir kényan et celui de John McCain comme un amiral en chef ? Ou encore, la mère d’Obama est déclarée Blanche, mais à qui viendrait-il l’idée de dire que celle de McCain est Blanche ?
8L’expression, par laquelle Obama est dénommé, est un raccourci de sa biographie, un résumé de sa biologie à laquelle il est réduit. Obama, né, élevé aux États-Unis et de nationalité américaine, n’est pourtant pas américain, aux yeux d’une partie de l’opinion publique que les médias relaient sans se poser la question de savoir si cette caractérisation est appropriée ou non, nécessaire ou non, justifiée ou non. Certains sont allés jusqu’à dire, lorsqu’il s’est rendu au chevet de sa grand-mère maternelle, malade, quelques jours avant le 4 novembre, jour de l’élection, qu’il se mettait en scène pour rallier les Blancs, encore incertains, sur leurs intentions de vote. Depuis son élection à la présidence des États-Unis, le trait ne fait que s’accentuer. Barack Obama est plus noir que jamais : « Afro-Américain » et encore « Africain-Américain » dans chaque article de presse, dans chaque discours. Et pourquoi jamais l’inverse ? Cette façon de l’identifier, cet ordre de préférence, est commune à tous les médias internationaux. Chacun connaît l’effet psychologique inconscient de l’ordre des mots et chacun sait comment cet ordre conditionne notre façon de penser le monde : celui que l’on retient dans une expression courte comme celle par laquelle Obama est désignée, est toujours le premier. Cette appellation est dangereuse. Car, au moindre faux pas, à la moindre erreur de jugement, ou simplement à la moindre désillusion du peuple américain, Barack Obama sera plus Noir que jamais. Cet exemple est un résumé de la présente étude : l’amalgame entre biologie et culture et la transmission de cette relation. Ainsi, la transmission irréfléchie a pour effet de souligner puis d’entretenir les différences, de stigmatiser l’Autre, de rouvrir les débats sur le soi et le non soi.
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