Chapitre 5. Cent ans d’écriture du personnage hybride. De Kim à The impressionist (1901-2002) : métissages et conséquences
p. 275-447
Texte intégral
1Le deuxième chapitre fut l’occasion de resituer le rôle de la science dans les discours raciaux et de voir selon quels processus le lien entre biologie et culture s’est établi. Dans un troisième temps, nous avons vu comment, au fil du temps et surtout au fil de la répétition des discours, ce lien s’est consolidé pour enfermer l’Inde et les Indiens dans une essence. La transmission de la répétition, dans le domaine fictionnel, fut l’occasion d’aborder la biologie sous son aspect métaphorique. Encore une fois, la biologie, au sens métaphorique, assume la même fonction que la biologie au sens propre, celle d’assurer une descendance, une lignée de textes génétiquement marqués. Puis le quatrième chapitre, centré sur quelques productions transcoloniales, a montré que ces œuvres, tout en voulant s’émanciper du canon occidental, en réinventant la langue d’écriture, en la métissant, ou encore en la rendant biologiquement incorrecte, pouvaient, de façon inconsciente, reproduire des schémas dignes d’un pur roman anglo-indien. Ce cinquième et dernier chapitre a pour dessein d’explorer la rencontre, chez un personnage donné, du biologique et du culturel. L’étude sur le lien entre discours de la biologie et biologie des discours ne pouvait en effet s’achever sans un gros plan sur quelques personnages des littératures anglo-indienne et indo-anglaise dans une perspective transcontinentale. Souvenons-nous du manifeste de la revue New Literary History consacrée à la bioculture, en particulier la phrase concernant tout individu : « Bodies are always cultural and biological. » Les personnages de fiction dont il va être question sont « l’incarnation » de cette phrase, et au cœur des deux centres d’intérêt de cette étude.
2Les romans de langue anglaise, issus des périodes coloniale, postcoloniale et transcoloniale, mettent régulièrement en scène un personnage que j’appelle hybride, au sens propre et au sens métaphorique. À un premier niveau, la définition du mot « hybride » est à comprendre comme synonyme de biologiquement métis. À un second niveau, j’adopte le sens courant d’un dictionnaire généraliste, à savoir « qui participe de deux ou plusieurs ensembles, genres, style ». À ce niveau, j’en superpose un troisième. Je m’approprie le mot « hybride » pour caractériser les différentes formes que je lui fais prendre. Il est question ici du niveau métaphorique. En tout état de cause, le personnage hybride est manipulé, peut-être comme aucun autre personnage de fiction ne l’est. La citation de John Masters, mise en exergue de ce chapitre, est celle d’un personnage-narrateur métis, mais je l’utilise pour illustrer la position critique que je prends vis-à-vis du personnage romanesque hybride pour lequel j’entrevois trois formes possibles.
3Dans un premier temps il sera question du personnage de sang-mêlé, biologiquement métis, que la fiction saisit entre deux mondes. Ce personnage est encore dénommé Anglo-Indien ou Eurasien, et bien d’autres choses comme nous allons le voir ci-après dans la fiction coloniale et postcoloniale. Dans la littérature coloniale et postcoloniale, ce personnage est souvent en porte-à-faux, tour à tour inclus et exclus, pris dans une dialectique du rejet et de la tolérance. Souvent oublié des critiques, et pourtant présent dans bon nombre de romans, il est le représentant d’un métissage biologique au sens propre et d’un métissage au sens figuré à savoir un métissage des cultures. Étranger chez lui en Inde parce qu’il refuse de se reconnaître dans la civilisation indienne ou qu’on lui refuse l’intégration, étranger lorsqu’il quitte le territoire indien, il reste un étranger pour les Indiens et pour les Britanniques parce qu’il est le fruit d’une union inacceptable pour les uns comme pour les autres. Il est le symbole d’un métissage que personne ne veut reconnaître, l’incarnation de l’impureté, l’être biologiquement incorrect. Il a une vision contradictoire de son statut et de sa place dans la société. Il est aussi le réceptacle de toutes les contradictions du système colonial. Il est sans cesse lui-même et un autre, entre lui-même et un autre, dedans et en dehors de tout système. Un personnage déstabilisé qui s’invente, se construit, et tente de se forger une identité. C’est un personnage intermédiaire. Souvent dans la fiction d’une autre vie, il se réinvente une existence ou plutôt s’en donne une, se joue la comédie. Dans les romans, le sang-mêlé est l’incarnation des tensions entre les deux civilisations. Il est souvent représenté de façon caricaturale, singeant les Anglais, thuriféraire, voulant s’approprier une culture qui ne lui appartient pas, qu’il ne peut maîtriser. C’est un personnage malmené et maltraité, disons-le aussi, par les narrateurs, dans le sens où il est fréquemment la risée des autres personnages, indiens et/ou anglais. Par exemple, dans deux romans transcoloniaux, The Impressionist ou dans The House of Blue Mangoes, les sang-mêlé sont des caricatures des caricatures de la littérature coloniale. Dans The God of Small Things, il est malmené différemment. Le seul personnage de sang mêlé, une petite fille, meurt prématurément, et si elle échappe à la caricature, sa mort brise définitivement le lien futur entre deux cultures.
4En tout cas, on sait rarement où se situe ce personnage, s’il a choisi son camp, on ne sait de quels méfaits il est capable puisqu’il peut se faire passer pour le représentant de l’un ou l’autre des deux peuples, ou à qui il peut être utile. Un personnage commode en tout cas et quasi incontournable dans la fiction coloniale et postcoloniale, car il permet le va-et-vient entre les deux mondes indien et anglais. C’est le personnage ricochet par excellence, et le lecteur reste impuissant à comprendre cette étrange fascination des auteurs anglo-indiens et indo-anglais pour un personnage pour qui on ne crée, à de rares exceptions près, que des rôles de subalterne. Sa création est paradoxale : écartés de tous les cercles, de tous les pouvoirs de décision en particulier politiques, les sang-mêlé règnent pourtant en maître dans la fiction coloniale et postcoloniale. La réponse est sans doute à chercher dans une pure visée esthétique. Sa position instable, d’entre-deux, et cela, même s’il est au centre des intrigues, encourage les écrivains à le manipuler. Cela dit, dans la littérature transcoloniale, il se trouve des personnages métis mémorables. Il suffit de penser à Salem Sinai dans Midnight’s Children de Salman Rushdie, Karim Amir, héros de The Buddha of Suburbia de Hanif Kureishi, à Pran Nath dans The Impressionist de Hari Kunzru ou à la petite Sophie Mol de The God of Small Things d’Arundhati Roy. Ces quatre romans réhabilitent le personnage métis en le libérant des manies narratives anglo-indiennes. Il demeure que dans la plupart des romans, qu’ils soient coloniaux, postcoloniaux ou transcoloniaux, la quête d’identité est le souci principal de ce personnage que les narrateurs exploitent jusqu’à la lie dans une perspective toujours idéologique. Il n’y a peut être pas plus révélateur des tensions et des contradictions liées au colonialisme et au postcolonialisme que ce personnage entre deux mondes.
5Aux côtés de ce personnage biologiquement métis, on retrouve, souvent dans le même roman, l’Anglo-Indien au sens de Britannique vivant en Inde à l’époque coloniale. Il s’agit de ces personnages anglais, principalement présents dans la littérature anglo-indienne, que la narration dote d’une identité opposée à celle qu’il est censé représenter : un Anglais se fait passer pour un Indien, physiquement et psychologiquement parce que le déroulement de l’intrigue nécessite un passage obligé par cette nouvelle identité, à des fins purement stratégiques, rarement par choix ou goût personnel, et pour une durée très déterminée (la plus courte possible), à de rares exceptions près. En effet, lorsqu’un Anglais décide de quitter le monde britannique et de vivre « à l’indienne » de façon permanente, les récits s’intéressent rarement à leur sort. Pour l’opinion anglo-indienne, il a rejoint le monde des colonisés et a renoncé à la mission civilisatrice, ce qui constitue un reniement impardonnable puisqu’il ne peut plus servir d’« exemple ». Il y a aussi une raison d’ordre biologique, bien sûr, comme l’explique l’écrivain Mark Tully dans l’introduction de son propre recueil de nouvelles The Heart of India. Ainsi, il rappelle que la famille de sa mère a servi l’empire britannique en Inde pendant quatre générations, puis il nous raconte brièvement ce que sont devenus ses aïeux une fois leur mission en Inde terminée.
Most of them went « home » to retire, and I can well understand why. In the first place, they were positively discouraged from « staying on ». Britain ruled India, but it did not colonize it. The British Raj did not encourage settlers. Settlers might set a bad example and « go native », destroying the carefully nurtured image of the difference, and hence the superiority, of the British race. The Raj, it was thought, depended on that image of superiority to enable it to rule so many with so few. (p. vii)
6Voilà pourquoi les écrivains coloniaux et postcoloniaux s’y intéressent si peu. Nous avons rencontré l’un de ces personnages dans The House of Blue Mangoes de David Davidar, et en avons étudié certains traits. Nous les abandonnerons donc, à leur triste sort, pour le moment. Ainsi, nous nous intéresserons plus particulièrement à ce personnage anglais prêt à se frayer un chemin dans la civilisation indienne en prenant momentanément la place de l’Autre pour des raisons tactiques, par exemple pour obtenir des renseignements en se faisant passer pour l’Autre quand ça l’arrange, pour sauver sa vie et celle des siens par le biais du déguisement. Ce personnage ne transgressera jamais la frontière définitivement, et continuera à montrer l’exemple jusque dans son identité d’emprunt. Personnage étrange, rendu étrange par la fiction à cause de sa capacité de caméléon. Kim est le prototype de ce personnage mais il y d’autres dont les célèbres héros masculins de John Masters, les Savage.
7Enfin, le personnage hybride est l’Indien qui n’essaie pas tant de se faire passer physiquement pour un Britannique (la question de la couleur de la peau étant un obstacle majeur au changement d’identité) mais est décidé à tout faire pour ressembler à un Britannique dans les manières qu’il adopte (vestimentaires, linguistiques etc.) Ces personnages, surnommés « black Englishmen » ou « brown sahibs » sont objets de mépris de la part des autres personnages, indiens et anglais. Comme dans le cas de figure précédent, il s’agit d’une identité usurpée. Le personnage indien agit par intérêt dans certains cas. Dans d’autres cas, il est subjugué par le personnage anglais en particulier et la civilisation occidentale en général. Tout comme le métis, il est méprisé par les deux peuples mais cherche, malgré tout, désespérément à copier un modèle, le modèle britannique qui se dérobe à chaque fois un plus. Le mimétisme est le principal thème de réflexion de cette étude sur le personnage indien fasciné par l’Occident.
8Ces trois types de personnages hybrides sont exploités par la fiction anglo-indienne et indo-anglaise. Nous verrons comment l’être dédoublé, qu’il soit biologiquement métis ou qu’il soit hybridé par sa culture, permet au narrateur de présenter, à travers un seul personnage, les tensions inhérentes au système colonial, les contradictions et les conséquences de ce même système. Ces personnages nous amènerons aussi à nous interroger sur la définition de héros. Pourquoi, par exemple, un Anglais indianisé peut-il prétendre au statut de héros alors qu’un Indien anglicisé ou un sang-mêlé sera la fable des deux peuples indien et anglais, deux peuples pour une fois réunis dans le mépris et le dégoût que suscite celle ou celui, surtout celui, qui refuse de rester à la place que lui assigne sa naissance. Le narrateur du roman de Salman Rushdie, Midnight’s Children, nous l’avons dit, fait figure d’exception. Salem Sinai est le héros du roman mais c’est un héros autoproclamé puisque, pour plagier Montaigne, il est lui-même la matière de son livre (Essais 1, avertissement au lecteur). C’est une autobiographie.
9Nous analyserons ce personnage hybride dans les trois dimensions proposées ci-dessus, et tel qu’il est représenté dans la littérature anglo-indienne et indo-anglaise. Ces trois types de personnages n’ont, me semble t-il, jamais été réunis dans un même essai critique. Mais la légitimité de cette démarche me paraît justifiée dans la mesure où elle entre en relation avec les questions actuelles concernant l’identité et la relation du colonial au transcolonial, et réactive les questions de marge, de frontière et de centre au cœur des théories transcoloniales et des débats que suscite la mondialisation. La phrase, mise en exergue de ce chapitre, a une visée ironique de ma part, une sorte d’avertissement au lecteur pour indiquer la direction que va prendre ce portrait du personnage hybride.
10Ballotté au gré des intrigues de Kim (1901) à The Impressionist (2002), le personnage hybride est au service de l’un ou l’autre des deux mondes indien et britannique ou des deux en même temps mais surtout au service de la création littéraire, un personnage manipulé sur cent ans d’écriture.
Les sang-mêlé : naissance et conséquences
[…] the monstrous hybridism of East and West.
Kipling, Kim, p. 288.
11D’un point de vue historique, l’individu issu de parents indien et anglais a toujours posé problème pour des raisons multiples que nous essaieront d’analyser dans les pages suivantes. Mais nous pouvons dores et déjà affirmer que sa présence fut un problème pour tout le monde, Indiens comme Anglais à l’époque coloniale puis après l’Indépendance. Il s’agit d’un individu dont personne n’a jamais su que faire, à qui personne n’a jamais fourni de statut stable, à qui on a refusé toute considération et qui n’a joui d’aucun privilège. Abandonné à son sort depuis sa naissance, cet individu hybride, qu’il soit féminin ou masculin, est victime de sa biologie dont on se sert pour le mettre en marge du monde. Il est systématiquement évoqué au négatif, à travers les formes grammaticales ou à travers le lexique. Écoutons l’un des personnages féminins de Burmese Days de George Orwell :
« They looked awfully degenerate types, didn’t they ? So thin and weedy and cringing ; and they haven’t got at all honest faces. I suppose these Eurasians are very degenerate ? I’ve heard that half-castes always inherit what’s worst in both races. Is that true ? »
« I don’t know that it’s true. Most Eurasians aren’t very good specimens […] » (p. 123).
12Burmese Days, une parodie des romans anglo-indiens, offre ici un florilège des tics narratifs d’un personnage blanc à la découverte de l’Inde et de ses habitants. Rien n’est positif dans ce portrait sans pitié. Le métis est perçu comme un objet à analyser (« specimen ») qui a perdu, par la voix de ce personnage, toute humanité. Il existe des milliers d’exemples de ce type. J’en prends seulement un de plus pour faire remarquer que la littérature anglaise n’est pas seule responsable du portrait négatif réservé aux métis. Arthur de Gobineau avait aussi son mot à dire sur le sujet. Dans son recueil de nouvelles, Nouvelles asiatiques, le narrateur du récit, Les Amants de Kandahar, évoque le métis en termes peu flatteurs :
Vous demandez s’il était beau ? Beau comme un ange ! Le teint un peu basané, non de cette teinte sombre, terreuse, résultat certain d’une origine métisse ; il était chaudement basané comme un fruit mûri au soleil. […] À personne ne fût venue l’idée de s’enquérir de sa race ; il était clair que le sang afghan le plus pur animait son essence […] (p. 155).
13Dans cet incipit, l’accent sur la couleur, à travers une description de la pigmentation de la peau de Mohsèn, le jeune héros, est un prétexte pour opposer le pur à l’impur. Si le narrateur est ici la voix de son maître, on se souviendra de l’aversion de Gobineau pour les sang-mêlé, en particulier de sa phobie du mélange, synonyme pour lui de dégénérescence. Dans Races et racismes de Platon à Derrida, Dominique Colas résume la pensée de Gobineau de la façon suivante : « Quand un “mélange” se produit, il est nuisible car il dégrade la race élevée […] » (p. 370). Il est intéressant de noter que les phrases extraites de la nouvelle sont les toutes premières phrases d’un texte dont le sujet est une histoire d’amour entre deux jeunes gens dont les familles ont des « comptes » à régler depuis des générations. Mais les griefs qu’elles ont l’une contre l’autre n’ont pas le moindre lien avec la question raciale. Cela signifie que cet incipit n’a aucune raison d’être si ce n’est l’obsession d’un narrateur en quête de n’importe quel prétexte pour placer son point de vue sur la question métisse. On voit comment le métis est maltraité même dans une narration où il n’apparaît pas en tant que personnage. Même absent de la diégèse, le sang-mêlé est la cible d’un discours décidé à en faire un objet qu’il est nécessaire de désigner comme l’Autre. La fiction s’est servie de lui, par tous les moyens, de sa présence comme de son absence pour le stigmatiser. Nous verrons comment il est sans cesse poussé d’un bout à l’autre de l’échiquier. Sa place, quand il en trouve une, est perpétuellement remise en question quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, si tant est qu’on le laisse parler. Personne ne sait quoi faire de lui parce que personne ne veut d’un individu qui n’est ni indien ni anglais mais les deux à la fois. Soit personne n’a rien à dire sur lui, si ce n’est en termes négatifs, soit il est invisible, disqualifié pour reprendre un terme de psychiatrie, c’est-à-dire tout simplement nié en tant que personne. Personne ne sait l’appréhender. Au fond, personne ne sait qui il est parce que personne ne s’intéresse à son cas. L’une des conséquences de ce flou, voulu et entretenu, est la difficulté que rencontrent les autorités à lui fournir une identité à partir d’une appellation précise et définitive. Autant un Anglais est un Anglais et un Indien un Indien, chacun ayant une biologie et une nationalité définissable, autant le métis bien qu’étant indien de nationalité n’est ni indien ni anglais d’un point de vue biologique. Le biologique interfère toujours avec la nationalité. Le signe d’appartenance à une communauté, par une appellation spécifique, est signe de reconnaissance, d’existence. Le personnage hybride pose ainsi une première difficulté qui est d’ordre lexical. Comment parler de ces individus alors qu’on peut à peine les nommer ? Comment nommer une réalité que l’on nie ou dont on n’a cure ? Les fluctuations linguistiques sont révélatrices de la difficulté à « identifier » cet individu à la double biologie. Ces interrogations impliquent que le métis, dans l’Histoire de la rencontre anglo-indienne, est uniquement perçu et envisagé dans sa dimension biologique et jamais en tant que citoyen d’une nation. Examinons ce casse-tête lexical.
14Les auteurs du Hobson-Jobson, un glossaire des termes anglo-indiens publié en 1886, répertorient plusieurs appellations en vigueur au xixe siècle, concernant la personne issue d’un parent européen (pas forcément britannique) et d’un parent indien.
HALF-CASTE, s. A person of mixt European and Indian blood.
MUSTEES, MESTIZ, &c., s. A Half-caste. A corruption of the Port. Mestiço, having the same meaning ; « a mixling ; applied to human beings and animals born of a father and mother of different species, like a mule » (Bluteau) ; French, métis and métif.
EURASIAN, a. A modern name for persons of mixt European and Indian blood, devised as being more euphemistic than Half-caste and more precise than East-Indian. [« No name has yet been found or coined which correctly represents this section. Eurasian certainly does not. When the European and Anglo-Indian Defence Association was established 17 years ago, the term Anglo-Indian, after much consideration, was adopted as best designating this community. » (Procs. Imperial Anglo-Indian Ass., in Pioneer Mail, April 13, 1900.)]
15Dans un ouvrage consacré aux métis, Evelyn Abel complète la liste et recense les termes de « mixed-breeds » et « Indo-Britons » (The Anglo-Indian Community, p. 5). Comme nous pouvons le constater, aucune définition ne correspond exactement à la réalité.
16Il est clair que la difficulté à classer les individus est d’ordre racial. Un dictionnaire unilingue anglais de 1909, The Concise English Dictionary, est révélateur de cette fixation sur la biologie. À l’entrée « Anglo-Indian », on peut lire ceci : « One of the English race born or resident in the East Indies. » Remarquons tout d’abord que le métis ne figure pas parmi les « Anglo-Indians », qu’il n’existe pas sous cette appellation, puis nous voyons combien la mention du mot « race » est à elle seule révélatrice de l’importance accordée à la biologie. On se souviendra aussi d’un roman de Maud Diver, Candles in the Wind, publié également en 1909, ayant pour sujet la communauté métis, les préjugés dont elle est victime et la fixation sur la race blanche. La correspondance des dates de publication est intéressante pour comprendre les obsessions complices de l’époque. Puisque l’entrée du English Concise Dictionary « Anglo-Indian » ne nous renseigne en rien sur les métis, nous devons le chercher ailleurs, et c’est à l’entrée « Eurasian » qu’il fait mention des sang-mêlé : « One born in Hindustan of a Hindu mother and European father. » Alors que le Hobson-Jobson décrit l’Eurasien comme « mixt European and Indian blood », sans préciser lequel des deux parents est anglais ou indien, la définition du dictionnaire généraliste est plus détaillée attribuant un rôle bien déterminé à chacun : l’ascendance paternelle est européenne, la maternelle est indienne. Il est intéressant de noter qu’aucun autre cas de figure n’est envisagé. Si le père est indien et la mère anglaise, il faudrait sans doute inventer un autre terme pour l’enfant issu de cette union ! Comme nous le verrons ci-après, la Constitution de l’Inde se contente aussi d’un seul cas de figure, et dans leur sillage, la plupart des romans anglo-indiens.
17Malgré le peu d’intérêt porté aux individus de sang mêlé, la question lexicale fut une préoccupation de premier ordre. Il semblait nécessaire de leur donner un nom, ce qui était, me semble t-il, une façon de les reconnaître, dans les deux sens du terme. La version généreuse est celle d’une reconnaissance, dans le sens de donner une existence. Dans la version moins généreuse, reconnaître signifie repérer, pour faire de cette communauté une communauté à part puisque c’est ce que l’idée fixe sur le biologique implique. Mais les propositions ci-dessus, mises au regard l’une de l’autre, montrent qu’aucune n’est satisfaisante y compris « Anglo-Indian », qui, puisqu’elle désigne aussi les Anglais résidant en Inde, est source d’ambiguïtés, elles-mêmes alimentées par les métis, soucieux de se faire une place dans ce champ de bataille lexical.
[…] the Anglo-Indians (the name was what the British in India preferred for themselves until the Eurasians appropriated it), […]. (Women of the Raj, Margaret Mac Millan, p. 8)
[…] the Eurasians muddled things by trying to scramble up into the ruling race, claiming first that they were Anglo-Indians and, when that term finally came to stand for those of mixed race by the time of the First World War, that they were Europeans. (ibid., p. 43)
18Il est possible aussi d’imaginer que l’appellation « Anglo-Indian » suscite l’indignation des Britanniques préoccupés par leur statut d’homme blanc en Inde.
19La Constitution de l’Inde (1949), enfin, leur fournit un nom définitif. Elle a choisi « Anglo-Indian ». Selon l’article 366 (2),
« an Anglo-Indian » means a person whose father or any of whose other male progenitors in the male line is or was of European descent but who is domiciled within the territory of India and is or was born within such territory of parents habitually resident therein and not established therefor temporary purposes only ;
20Il est étonnant de ne trouver, dans cette définition, aucune mention du double héritage oriental et occidental de l’Anglo-Indien. Seule l’ascendance européenne et masculine, il faut le souligner, semble concerner les auteurs indiens de cet article ; la particularité biologique de la personne de sang mêlé, celle du métissage, étant effacée au profit de la seule lignée européenne. Pourtant, l’appellation retenue est celle d’Anglo-Indien, ce qui implique de facto un métissage. Tout se passe comme si la formulation « Anglo-Indien » n’avait pas d’objet ou ne recouvrait aucune réalité, comme si le mot était un signifiant sans signifié. Le résultat, c’est-à-dire la synthèse, n’est pas explicitement articulée, comme si elle dérangeait. Toute l’ambiguïté du statut du sang-mêlé vient de cette fixation sur la lignée masculine et européenne, jusque dans les textes officiels comme la Constitution de l’Inde. N’est considéré Anglo-Indien que l’individu dont le père est européen. La mère n’existe tout simplement pas dans cette définition.
21Ces citations sur la variété des appellations des individus nés de deux peuples différents sont l’expression d’un malaise centré sur la biologie. Des définitions récentes suppriment les détails sur l’ascendance, comme par exemple le dictionnaire Collins-Cobuild de l’édition de 2006 : « An Anglo-Indian person is someone whose family is partly British and partly Indian. » Le père et la mère sont ici fondus dans « family », une façon, sinon de rendre justice à la mère, du moins de minimiser la toute puissance patriarcale. Remarquons néanmoins que le préfixe « Anglo- » est toujours en première position pour former l’adjectif « Anglo-Indian ». Si la curiosité pousse le lecteur plus avant dans le dictionnaire Collins-Cobuild, ses recherches l’amènent au préfixe « Indo- ». Voici ce qu’il découvre :
Indo- combines with nationality adjectives to form adjectives which describe something as connected with both India and another country.
22Il me paraît intéressant de noter, dans cette définition, que seules des abstractions, des choses, « something », peuvent être connectées au préfixe « Indo- ». Mises au regard l’une de l’autre, les deux définitions du Collins-Cobuild marquent une différence nette, et laissent entendre que l’aspect humain du mélange ne peut se rendre que par le préfixe « Anglo- ». À nouveau, la biologie blanche, occidentale est mise en évidence. De la même manière, en poursuivant notre route lexicale, nous nous apercevons qu’il existe une catégorie d’individus dénommés « Anglo-Asian » dont on nous donne la définition suivante : « An Anglo-Asian person is someone of Indian, Pakistani, or Bangladeshi origin who has grown up in Britain. » L’Asie, ici, se résume à trois pays, c’est une première constatation. Deuxièmement, il faut remarquer la place qu’occupe le préfixe « Anglo- », à savoir à nouveau la première place dans la constitution de l’adjectif. Troisièmement, l’ensemble, le mot et sa définition, créé une impression étrange. Cela vient du fait que la Grande Bretagne, lieu de résidence, est mentionnée en second lieu dans la définition tandis que l’adjectif place le lien avec ce pays en première position. Cet ordre créé, à mon sens, un déséquilibre puisque cela signifie que l’Occident passe obligatoirement avant tout autre considération. Je reconnais, dans cet ordre établi par le dictionnaire, une soumission et une dépendance, certes purement lexicales, mais qui me semblent ancrées dans les habitudes linguistiques. Pour en revenir aux Anglo-Indiens tels qu’ils sont définis dans la Constitution indienne et dans le Collins-Cobuild, on peut se demander alors comme ils sont aujourd’hui dénommés. En partant de l’hypothèse qu’ils vivent en Grande Bretagne, sont-ils toujours « Anglo-Indians » ou « Anglo-Asians » ou faut-il leur trouver une nouvelle appellation ? Une chose est certaine en tout cas ; ils ont peu de chance d’être « Indo-English ».
23La fiction, de son côté, n’a pas simplifié le problème. Au contraire, elle a produit, en plus de ceux évoqués plus haut, des termes plus péjoratifs et désobligeants. C’est en particulier le cas dans Bhowani Junction de John Masters où le narrateur anglo-indien, fait le recensement de ce qu’il a entendu dire de lui et de sa communauté : « cheechees », « eight-annas », « blacky-whites » (p. 13). Dans son récit de voyage, City of Djinns, William Dalrymple fait un relevé du vocabulaire consacré aux métis, et complète ainsi notre liste : « Blackie-Whities or Chutney Marys » (p. 131). L’accent sur la biologie métissée, signifiant clairement que l’individu de sang-mêlé se situe dans un entre-deux qui ne peut constituer une identité propre, est la constante du vocabulaire auquel les métis sont associés.
24Comme nous l’avons vu, les termes évoquant les métis, qu’ils proviennent d’instances académiques comme les dictionnaires, officielles comme la Constitution de l’Inde ou de l’imaginaire, sont rarement acceptables. Il est évident que la question du choix lexical s’est aussi posée pour moi. Je ne peux reprendre le mot « Anglo-Indien » parce que je considère que le personnage métis n’est pas plus anglo-indien qu’il n’est indo-anglais. C’est une première raison. La deuxième raison est le souci d’éviter toute confusion et une répétition excessive du deuxième sens de ce terme (un Anglais vivant en Inde), inévitable concernant la deuxième catégorie de personnages dont je parlerai plus loin. Le mot « Eurasien » ne convient pas non plus puisque tout comme « Anglo-Asian », il fusionne deux continents, sans s’encombrer des détails, et les contracte en plaçant à nouveau l’Europe en première position. Je réserverai, faute de mieux, pour ce premier groupe, les termes de métis ou de sang-mêlé qui me paraissent les plus neutres. Ils sont aussi les plus abstraits, et n’impliquent pas la relation spécifiquement anglo-indienne, mais je n’ai rien à proposer au moment où j’écris ces pages. Voyons à présent, brièvement, comment l’Histoire (encore une fois ceux qui la font) a manipulé l’individu de sang mêlé, l’a utilisé pour être plus juste, bref a tour à tour encouragé sa naissance et renié son existence.
25L’unique ambition des Anglais lorsqu’ils arrivent en Inde au début du xviie siècle est d’ordre commercial. Ils s’installent le long des côtes, établissent des comptoirs (factories) et créent la Compagnie des Indes Orientales. Composée de marchands et d’aventuriers partis d’Angleterre pour faire fortune, la Compagnie vit repliée sur elle-même. Étant donné les difficultés du voyage, les dangers réels ou imaginés dans un pays dont ils ne connaissent rien, ces explorateurs, avides de profits, viennent sans leur famille. Les contacts avec la population locale sont peu nombreux voire inexistants ou se réduisent à des rapports purement professionnels. Puis les succès commerciaux se multiplient et attirent tant d’autres marchands que la Compagnie doit s’étendre et ouvrir des comptoirs supplémentaires afin de couvrir les nouveaux besoins. Les succès britanniques attirent l’attention de concurrents eux aussi attirés par les richesses du « joyau de la couronne ». D’où la construction de fortifications puis la formation permanente d’une armée. À partir de ce moment-là, les contacts avec la population locale se renforcent, et les soldats britanniques deviennent les initiateurs de la communauté des sang-mêlé. Les directeurs de la Compagnie des Indes Orientales, d’abord hostiles aux liaisons entre les deux peuples, comprennent assez vite que des unions entre Anglais et Indiennes, c’est-à-dire de façon plus large et plus calculée, entre l’homme blanc et le natif, faciliteraient les relations professionnelles et deviendraient des atouts considérables pour l’économie de la Compagnie. La perspective d’une plus grande prospérité décuple les efforts et les ambitions des Britanniques qui, non seulement acceptent les relations non officielles mais encouragent les mariages au point d’offrir des récompenses aux jeunes mariés. Ses pratiques sont courantes au xviie siècle, et rien n’empêche un Anglais d’épouser une Indienne à condition toutefois, que les enfants nés de ces couples soient baptisés. On le voit, à ce stade, le mélange n’était pas sujet à scandale, ou s’il l’était, les impératifs économiques prévalaient et personne n’avait rien à redire.
26Le sort des enfants, issus de parents indien et anglais, variait bien évidemment selon la position du père dans la hiérarchie de la Compagnie. Lorsque le père en avait les moyens (la mère comptait systématiquement comme quantité négligeable), l’enfant était envoyé en Angleterre pour y faire ses études. Mais ce n’était pas le cas pour tous et un grand nombre d’entre eux était abandonné. La fuite devant les responsabilités mais aussi la prise de conscience progressive d’un sentiment racial poussait les parents à laisser leur enfant dans un orphelinat, lequel se chargeait de son éducation. Voici comment un orphelinat de Madras envisage l’éducation des jeunes sang-mêlé :
[…] if a Christian education were bestowed upon them, their manners, habits and affections would be English, their services of value in the capacity of soldiers, sailors, and servants, and a considerable benefit would accrue to the British interest in India, resulting finally to the advantage of this kingdom intending to give stability to the settlements. (The Anglo-Indian Community, Evelyn Abel, p. 14)
27Ces enfants, on le voit, deviennent les esclaves d’un système qui leur échappe totalement. Leur destinée est tracée selon une norme et des exigences européennes. Ils seront ainsi utilisés et rejetés tour à tour. L’orphelinat pose les bases d’une éducation puis d’un comportement déterminant pour leur vie adulte.
28La suite de l’histoire des sang-mêlé correspond au traitement classique réservé à toute minorité. Ils ont été manipulés au fil des siècles, tantôt réclamés, lors des guerres par exemple, auxquelles ils ont toujours activement participé aux côtés des Anglais, tantôt rejetés et méprisés lorsqu’ils constituaient une menace pour l’empire britannique. À cet égard, soulignons qu’à la fin du xviiie siècle, leur nombre s’était accru au point de dépasser celui de la communauté anglaise. D’où la crainte, chez certains, de voir « s’appauvrir » tant sur le plan moral, intellectuel et racial, la race européenne censée être une race pure.
29Parce qu’ils étaient considérés comme des bâtards, les sang-mêlé furent laissés sur le bas-côté, hors du pouvoir décisionnel, hors des postes de prestige, hors des cercles réservés aux blancs, hors du club. Ils furent des pions dans les mains des Britanniques qui, selon les circonstances, savaient les flatter ou saluer leur héroïsme, faisaient preuve de bonne volonté, en particulier dans le domaine de l’emploi, à condition qu’ils acceptent des positions peu gratifiantes : simples soldats, marins, serviteurs, employés des chemins de fer, bref des carrières qui les maintenaient au plus bas de l’échelle sociale. À condition aussi qu’ils respectent les règles, celles imposées par le gouvernement britannique. Dans une optique utilitariste, les Britanniques ont habilement manœuvré pour que le sang-mêlé se range de leur côté. Ce qui suit est le point de vue de Lucy Smalley dans le roman de Paul Scott, Staying On.
[…] they formed an effective and in-depth defence against the strange native tendency to bribery and corruption which, coupled with that other native tendency to indolence, could have made the Indian empire even more difficult to run than it already was. (p. 204)
30Cette pensée d’une ancienne memsahib, la scène se passe des années après l’Indépendance, est sans équivoque sur la façon dont on s’est joué de ces individus. Les actes de bienveillance à leur égard demeuraient éphémères et incomplets. En d’autres circonstances, ils ne valaient pas plus et pas mieux que des Indiens. Le sort des sang-mêlé fut de moins en moins enviable au fil du temps, et surtout à partir du xixe siècle, période d’évolution sensible de l’état d’esprit des Indiens et des Anglais qui les abandonnèrent à leur propre destin.
31Les bouleversements que provoquèrent la Révolution Industrielle eurent un impact psychologique sans précédent sur toute l’Europe et sur l’image que les Européens se forgèrent d’eux-mêmes. Les Britanniques, issus de la classe moyenne, ont pris conscience de la puissance de cette Europe en pleine effervescence sur le reste du monde, et ont commencé à répandre l’idée d’une supériorité raciale intrinsèque. Comme le note Margaret MacMillan dans Women of the Raj,
The British were […] utterly convinced that Britain was the best country in the world. The British who came to India were largely from that class and they carried its prejudices along with them. India was a stagnant civilization, Indian religions were idolatrous, Indian arts primitive, Indian customs barbaric. (p. 10-11)
32Le progrès et la réussite sont dès lors liés à des prédispositions biologiques spécifiques : « European heterosexual gentleman » (Madness, Cannabis and Colonialism, p. 35). La terre fut divisée en deux : d’un côté des peuples vivant au degré zéro de la Civilisation, de l’autre les tenants du savoir, du progrès, donc du pouvoir. Les prouesses de la Compagnie des Indes en matières commerciales n’ont fait que conforter ce sentiment de supériorité puisqu’elles étaient la preuve d’un système efficace et puissant. Les résultats commerciaux ont, par conséquent, incité de plus en plus de membres de cette classe moyenne à s’expatrier dans l’espoir de faire fortune ou à défaut d’améliorer leur statut social. L’épopée coloniale leur a servi de faire-valoir, et leur a permis de jouir d’un prestige qu’ils n’auraient pas connu en restant en Angleterre. L’administrateur anglais, libéré des carcans de sa propre société, a entrevu et espéré en Inde un autre mode de fonctionnement, une liberté dont il avait toujours rêvé, une façon de donner sens à son existence monotone, une occasion d’afficher son appartenance à une civilisation supérieure. Comme le souligne Gilbert Hottois dans son article, « Quelles philosophies du progrès pour le troisième millénaire ? »,
Depuis que la notion de progrès est apparue en association avec les sciences et les techniques modernes, elle n’a cessé d’occuper une place problématique très importante dans la réflexion philosophique et la conscience collective. (Biologie moderne et visions de l’humanité, p. 61)
33Ce voyage, si loin de l’Angleterre, sur une terre « exotique » lui a permis de se donner un rôle à jouer, un rôle de héros, cela va de soi, puisqu’il avait une mission de la plus haute importance à remplir, celle d’apporter ses lumières aux populations « en retard » sur l’Europe. Le retour au pays est d’ailleurs toujours empreint de nostalgie. Comme le note Benita Parry,
[…] they lament how the cosmopolitan environment of Britain robs Anglo-Indians of the automatic superiority they had acquired by ruling over Indians. (Delusions and Discoveries, p. 95)
34L’adjectif « automatic » est révélateur de l’arrogance individuelle et collective articulée à celle d’une époque aveuglée par sa propre réussite matérielle. Ainsi, ce qui aurait pu relever du domaine des motivations et des fantasmes individuels a rapidement évolué vers une croyance nationale, celle du mythe de l’homme blanc, libérateur des « damnés de la terre ». Ces facteurs combinés : ambitions personnelles, succès commerciaux et prise de conscience d’un sentiment de supériorité vis-à-vis d’autres parties du monde ont bouleversé de façon radicale les relations entre les peuples. L’une des conséquences de cet état d’esprit, en Inde, fut un changement d’attitude des Britanniques vis-à-vis des Indiens et des sang-mêlé. On ne se mélange plus. La population locale est tenue à distance. Les mariages ou simples unions interraciales qui, il est vrai, avaient pour but de renforcer les positions britanniques en Inde, sont de moins en moins tolérés.
This practice, which had produced quite large numbers of children of mixed blood, was officially frowned upon at the end of the eighteen century and rapidly declined from the early nineteenth century onwards. (The Lion and the Tiger, Denis Judd, p. 54)
35Mais pour bon nombre d’historiens, l’arrivée en masse des Anglaises, grâce à l’ouverture du Canal de Suez en 1869, fut le facteur déterminant des changements dans les relations anglo-indiennes. Les Anglaises, en bref, ont remis de l’ordre dans l’anarchie biologique, les mariages sont devenus blancs, et chacun fut remis à sa place de façon définitive au point que la distance instaurée par les Britanniques a eu aussi pour effet de détériorer les rapports entre les Indiens et les métis. L’absence d’un statut clair des sang-mêlé, les humeurs changeantes des Britanniques à leur égard, le mépris des Anglais auquel il faut ajouter une certaine jalousie de la part des Indiens qui voyaient leurs postes leur échapper pour des individus étrangers à leur société, firent des sang-mêlé une communauté aigrie.
The Eurasian community, sometimes described as « Anglo-Indian », […] occupied an awkward place in Indian society, often feeling superior to mere « natives » on account of their European blood, but at the same time not being accepted as equals by « pukkah » British families. (ibid.., p. 54)
36Certains font même preuve d’une pitié condescendante, comme ici Lucy Smalley :
[…] and in any case – although it was not their fault, individually, as people who hadn’t demanded to be born – they did represent a physical connection between the races that had continually to be discouraged. (Staying On, p. 204-205)
37Il n’est guère surprenant, étant donné l’histoire mouvementée des sang-mêlé et leur inconfortable position au sein de la société indienne, que la vie de cette communauté ait nourri l’imagination des romanciers anglo-indiens et indo-anglais, qu’elle ait même fasciné certains auteurs. Leur maigre revanche se situe ainsi au niveau littéraire : ils sont devenus, par la littérature, des héros du monde fictionnel. Encore qu’il faille s’entendre sur la définition que l’on donne au mot héros, comme nous le verrons plus loin. Quoi qu’il en soit, leur métissage biologique et culturel spécifique a permis aux auteurs de construire leurs intrigues en fonction de ce métissage et par rapport à l’ambiguïté que ce mot implique. Ces personnages de l’entre-deux, d’un no man’s land, en quête continuelle d’identité offrent à leurs auteurs des possibilités infinies d’intrigues. Ces dernières autorisent un va-et-vient entre les mondes indiens et anglais, permettent de passer de l’autre côté du miroir, de transgresser les frontières. Ils sont l’occasion d’une synthèse des deux mondes mais aussi le point de départ d’une interrogation sur la portée idéologique de leur présence. La question du sang-mêlé est porteuse d’un point de vue littéraire, mais rares sont les romans, pourtant, dont le personnage focal soit de sang-mêlé. En effet, les sang-mêlé sont souvent perçus, dans la littérature anglo-indienne en particulier, en tant que communauté, rarement en tant qu’individu singulier. Ne pas voir ou ne pas vouloir voir la personne dans le groupe, augmente les risques d’énoncer des généralités, qui elles-mêmes provoquent des dérapages susceptibles de propager clichés et stéréotypes. Le pluriel l’emporte sur le singulier. Les métis n’ont plus de visages. Ils ne forment plus qu’une masse confuse et disparaissent sous une dénomination collective. De roman en roman, le sang-mêlé est manipulé par les idées reçues et est prisonnier de l’image qu’on lui renvoie en tant que groupe. Voyons, à cet égard, comment Lucy Smalley, l’ancienne memsahib se souvient des mises en garde de ses consœurs concernant les relations avec les sang-mêlé, et la façon dont elle les perçoit.
[…] one of the earliest lessons she had learned in India was of the need to steer clear, socially, of people of mixed blood […] She’d been told that the Eurasians (Anglo-Indians as they were then called) were very loyal to the British, that without them there would have been no reliable middle-class of clerks and subordinate officials. […] effective and reliable though they were, they would take a yard if you gave them an inch […] Whatever the origin, though, the Eurasians population had grown, through inter-marriage, living what Lucy thought of as its own rather sad and self-contained and often pretentious mimic life. (p. 204-205)
38Dans ce roman de Paul Scott, Staying On, le lecteur peut à nouveau saisir l’étendue du pouvoir de la communauté anglaise. Le jugement que porte Lucy Smalley provient d’abord de celui des autres memsahibs (« one of the earliest lessons she had learned », « she had been told ») colporté de génération en génération. Chaque nouvelle memsahib, « fresh from England » reçoit le même type d’information. Les sang-mêlé, perçus comme masse informe, sont soumis aux a priori de ces Anglais incapables d’évoluer dans leur perception d’une partie de l’humanité, une fois qu’ils ont décidé qu’elle possédait telle ou telle caractéristique. C’est de cette manière que les généralisations deviennent des vérités. Chaque nouvelle memsahib, comme ici Lucy Smalley, contribue au portrait du métis en rajoutant des éléments d’appréciation personnelle. Ici, tout en leur reconnaissant des qualités, qui n’en sont d’ailleurs que dans la mesure où elles sont utiles à l’empire, Lucy Smalley « enrichit » le portrait du métis en renforçant les traits de caractère au niveau d’une communauté. L’individu n’existe tout simplement pas dans la formulation de son jugement, et elle n’a pas d’exemple particulier à fournir. Le sentiment de fusion de l’individu dans la masse est encore plus évident à la fin de la citation lorsque la locutrice sous-entend que les sang-mêlé n’ont pas de personnalité. En caractérisant leur existence de « mimic life », elle leur ôte toute possibilité d’être autrement que ce que la communauté anglaise a décidé qu’ils seraient.
39Quelques romanciers ont, malgré tout, choisit un personnage métis comme personnage focal. Bhowani Junction de John Masters pour la littérature anglo-indienne, Midnight’s Children de Salman Rushdie, The Impressionist de Hari Kunzru, The Buddha of Suburbia de Hanif Kureishi et The God of Small Things d’Arund-hati Roy pour la littérature indo-anglaise sont les plus connus. En dehors de ces cinq œuvres où le « héros » est métis, la plupart des autres incorporent un personnage de sang mêlé relégué à un second rôle, un rôle de figuration, un personnage présent tout en étant absent mais difficile à éviter lorsque la diégèse a pour intention une peinture de l’époque coloniale parce qu’il fait partie du décor colonial. Bhowani Junction, Midnight’s Children et The Buddha of Suburbia ont cette autre particularité de mettre en scène un narrateur homodiégétique. Il sera question, dans ce chapitre, de ces cinq romans, Bhowani Junction, Midnight’s Children, The Impressionist, The Buddha of Suburbia et The God of Small Things qui envisagent la question du personnage hybride sous trois aspects différents. Alors que Bhowani Junction est un roman uniquement centré sur l’identité, le sang, la question de la race, Midnight’s Children, en prenant comme point de départ l’Indépendance de l’Inde, met davantage l’accent sur les influences auxquelles le personnage hybride est soumis et dont il est le réceptacle. The Impressionist a cette particularité de réexaminer l’héritage fictionnel britannique et le statut du personnage métis à travers Pran Nat, le personnage focal, et dont le modèle littéraire est Kim, personnage anglo-indien de Kipling. Pran Nat est donc le résultat d’un mélange biologique et culturel, entendons fictionnel. The Buddha of Suburbia nous transporte au xxe siècle dans une banlieue de Londres où le narrateur doit faire face à un monde culturel, celui du théâtre, qui n’en a pas finit de sa quête d’exotisme. The God of Small Things, quant à lui, est un roman à part dans sa dénonciation de l’impact culturel de la colonisation. Ces quatre romans transcoloniaux interrogent la relation Inde-Grande Bretagne et font émerger les tensions que la période postcoloniale n’a toujours pas effacées.
Bhowani Junction
Home ? Where is your home, man ? England ? […] The whole point that made it impossible to give way, even to argue, was that we couldn’t go Home. We couldn’t become English, because we were half Indian. We couldn’t become Indian, because we were half English. We could only stay where we were and be what we were.
John Masters, Bhowani Junction, p. 25.
40La situation des personnages métis, dans Bhowani Junction, pourrait se réduire à la seule phrase ci-dessus : le roman est centré sur une seule et même idée de l’identité portant sur le sang et la race. À cet égard, Bhowani Junction est un roman typique duquel émergent des personnages typiques dans ce que l’on nomme le genre anglo-indien, un sous-ensemble de la littérature britannique produite pendant et après l’indépendance. Bhowani Junction constitue ainsi un maillon de plus dans la chaîne de répétitions relatives au « caractère » métis, son comportement et son idéal de vie, même si peu d’auteurs ont consacré un rôle central à ce personnage. Malgré cela, le roman, publié en 1954, fut d’un point de vue commercial, un énorme succès en Angleterre et aux États-Unis. Entièrement consacré au sort des Eurasiens en 1946, l’année précédant l’indépendance de l’Inde, le roman de Masters fut adapté au cinéma ; Hollywood s’en était emparé tout juste un an après sa publication. Georges Cukor l’adapte en 1955 et donne le premier rôle féminin, celui d’une métis, à l’actrice américaine Ava Gardner, une actrice occidentale maquillée d’un bronzage léger, pour faire plus « vrai », plus « exotique ». Le film sort sous le titre de Bhowani Junction, traduit en français, comme celui du roman, par La Croisée des destins. On peut tenter d’expliquer ce succès par le fait que le livre et le film sortirent moins de dix ans après l’indépendance, c’est-à-dire à une époque où un bon nombre d’acteurs de l’épopée coloniale contemplaient le passé avec nostalgie, ce que Allan J. Greenberger nomme « The Era of Melancholy » (The British Image of India, p. 5) qu’il situe approximativement entre 1935 et 1960. Masters, lui-même participant puisqu’il faisait partie de l’armée des Indes, est à compter parmi ces auteurs nostalgiques.
[…] they express their deep love for their India and also a conflict between their love and their recognition that India no longer wants them. (ibid., p. 6)
41Cette phrase de Greenberger résume le sentiment de privation de ces auteurs à la suite de l’indépendance de l’Inde. La perte de prestige, des privilèges couplés à un sentiment d’inutilité et d’échec, est en quelque sorte compensée par une activité de réécriture de l’Histoire. Revivre les événements du passé, l’aventure coloniale, par l’intermédiaire du souvenir et de la fiction, restait le seul moyen de garder le contact avec une époque qu’ils ont vécu comme glorieuse, et avec le sentiment partagé d’une réussite : « a job well done » (The Last Days of the Raj, Trevor Roy, p. 22). L’acte de création permet aussi de se réapproprier ce qui a échappé. À cet égard, le pronom possessif « their » associé à « India » ne passe pas inaperçu, et est révélateur d’une volonté de reprendre, le temps d’un récit, ce qui a été confisqué. La perte du pouvoir effectif, de l’autorité coloniale, est compensée par un rappel (par la fiction) de ce que fut cette autorité.
42John Masters fut comblé : un livre et un film redonnent un sens au retour en Europe qui, comme pour d’autres, fut synonyme d’ennui. D’un autre côté, le discours du roman répété par l’adaptation cinématographique, confirme doublement les métis dans un rôle ancien de personnages fiers de leurs racines européennes. L’un nourrit l’autre et vice-versa. Et même si Allan J. Greenberger pense que dans ce roman de John Masters, comme dans ceux de ses contemporains F. Tennyson Jesse ou Rumen Godden, « there is an attempt made to understand them » (ibid., p. 183), parce qu’un rôle central est attribué à ces personnages, il me semble au contraire, que l’atavisme littéraire est omniprésent et plus que jamais réactivé. La raison est que la répétition comble un vide existentiel, et l’écriture fournit, dans le cas spécifique de John Masters, une autre mission à accomplir. La répétition du comportement du métis, soucieux de prouver à tous et par tous les moyens, Indiens comme Anglais, qu’il appartient au peuple élu, conforte l’écrivain anglo-indien dans la conviction que les Britanniques peuvent se féliciter de leur conduite en Inde, d’avoir fait leur devoir. La répétition du caractère atavique du personnage de sang mêlé est en somme un acte d’autosatisfaction nécessaire à l’entretien de la mémoire collective de l’empire.
43Quoi qu’il en soit, la biologie est à nouveau la base de raisonnement la plus susceptible de rendre compte de la portée idéologique d’une œuvre de fiction sur le sujet colonial, en l’occurrence de Bhowani Junction. Elle fournit le système d’articulation sur lequel repose la tension entre l’ordre du monde et l’ordre de l’écriture. Dans Bhowani Junction, les interrogations sur la notion de race n’ont pas d’autre finalité que celle de prouver la supériorité de l’homme blanc, même si le narrateur s’arrange, en effet, pour donner la parole à des sang-mêlé. L’ordre du monde du roman n’est pas différent de celui imposé par le pouvoir de la période coloniale, à savoir la mise en place d’un ordre racial hiérarchique dans lequel l’Indien et le sang-mêlé sont désignés pour être dominés par l’Européen. L’ordre de l’écriture de ce roman se fait le relais de la théorie raciale du pouvoir. La tentative de symbiose entre l’Orient et l’Occident, à travers le personnage de sang mêlé, est le prétexte narratif à perpétuer une tradition ancienne, alors même que l’Inde a obtenu son indépendance et que la justification par la biologie n’a plus lieu d’être. Ici, « le pouvoir parle à travers le sang » pour reprendre une formule de Michel Foucault (La Volonté de savoir, p. 194). La réécriture de l’Histoire, dans Bhowani Junction, se fait par ce passage obligé du sang. Le personnage hybride continue d’être manipulé au gré de l’idéologie du narrateur dont il se fait le porte-parole. Moins de dix ans après l’indépendance, certains auteurs, comme c’est le cas avec cet exemple, s’évertuent à propager une idéologie éculée.
44L’impossibilité d’admettre l’indépendance de l’Inde se manifeste par une littérature qui entretient et fait l’éloge de la dépendance : l’Indien et le personnage métis restent prisonniers, par la fiction, de l’autorité littéraire occidentale. Une autre preuve de cette dépendance réside dans le fait que le personnage anglais, de ce même type de fiction, est ubiquiste. Il est toujours, malgré tout et contre tous, le représentant du pouvoir et du savoir. L’indépendance n’est pas reconnue, elle est niée et bridée par un dispositif discursif visant à maintenir l’Inde dans la soumission. Nous avons affaire, avec l’exemple de Bhowani Junction, à une biologie de la reproduction. Reproduction du système discursif et reproduction des séquences en vigueur avant l’indépendance. Le mode opératoire reste identique. C’est ce qui permet de justifier, à nouveau, après coup, l’histoire coloniale et ses manipulations. Sous le couvert de donner la parole à deux sang-mêlé, sur les trois narrateurs se partageant la narration, Bhowani Junction est un roman qui, en fait, est un discours qui parle de bien autre chose que de la seule difficulté de ces individus à se faire une place dans l’Inde indépendante. Et c’est au lecteur de savoir dégager ce que Michel Foucault nomme l’« économie » des discours.
[…] leur technologie intrinsèque, les nécessités de leur fonctionnement, les tactiques qu’ils mettent en œuvre, les effets de pouvoir qui les sous-tendent et qu’ils véhiculent […]. (L’Histoire de la sexualité. I. La Volonté de savoir, p. 92)
45Différents moyens narratifs sont employés pour prouver que le sang ne finit jamais de constituer la valeur essentielle d’un individu. La focalisation sur le personnage de sang mêlé est en réalité un calcul ou une ruse pour faire passer de façon insidieuse la loi du biologique. Pour comprendre le personnage métis de Bhowani Junction, il faut commencer par étudier le personnage indien.
Encore du vide et du néant…
46Trois personnages se partagent la narration de Bhowani Junction : le point de vue d’un métis, Patrick Taylor, puis celui d’un autre personnage métis féminin, Victoria Jones, enfin celui d’un Anglais Rodney Savage, avant-dernier personnage de la lignée Savage dans l’Inde coloniale telle qu’elle est imaginée dans la saga de John Masters. Le roman est divisé en quatre parties, chacune d’elle exposant le point de vue d’un des narrateurs cités ci-dessus ; Patrick Taylor ouvre et referme le roman. Cette répartition est censée éclairer le lecteur sur la situation précaire des Eurasiens à la veille de l’indépendance, sur les décisions à prendre pour se faire une place quelque part dans le monde, sur leur allégeance à telle ou telle autorité, sur leur choix et leur non choix. Cette répartition est censée aussi multiplier les points de vue ; une technique essentielle dans un roman à teneur hautement politique. Pourtant, derrière chaque narrateur, il nous semble entendre la même voix. Mais plus encore. S’il semble logique qu’un roman sur les Eurasiens et sur une période historique cruciale pour les Indiens, mette en scène et au premier plan des Anglais et des sang-mêlé, il est, en revanche, plus étonnant de ne pas trouver de narrateur indien, comme si aucun d’eux n’était digne d’une narration à part entière, ou de donner son avis, comme si le romancier ne lui avait pas trouvé de place à l’intérieur de sa propre révision de l’Histoire.
47Pourtant, parmi les personnages principaux, en dehors des trois narrateurs déjà cités, il y a un Indien, Ranjit Kasel, indépendantiste, fils d’une farouche militante de l’indépendance qui n’hésite pas à cacher, dans leur propre foyer, l’un des plus redoutables membres du Congrès, un certain K. P. Roy, ennemi juré des Anglais. Or Ranjit Kasel n’a pas droit à la parole alors même qu’il est un personnage-clé de l’intrigue pour au moins deux raisons. Il est d’abord le fiancé potentiel de Victoria Jones, elle-même personnage-clé de Bhowani Junction puisque c’est à travers ce personnage féminin, sa quête d’identité et ses tentatives d’union intime avec un Indien puis avec un Anglais, que l’auteur énonce et définit implicitement sa position concernant le mélange racial. Sans le personnage indien, la stratégie narrative est déséquilibrée et dans son sillage la visée idéologique vouée à l’échec. La création du personnage de Victoria Jones ne peut se passer de celle de Ranjit Kasel pour mettre en évidence l’impossibilité de leur union. Il est par conséquent un personnage-clé. La deuxième raison vient du rôle politique joué par Ranjit Kasel. La thématique du roman est bien sûr la question d’identité des Eurasiens mais aussi, en arrière-plan, celle de l’indépendance de l’Inde. Rappelons que la diégèse se situe en 1946, soit un an avant le départ définitif des Anglais. Par conséquent, les deux thématiques se servent de prétexte à l’une et l’autre. La question des sang-mêlé et celle de l’indépendance permettent de faire le point sur la présence coloniale et l’avenir de l’Inde, et la rencontre Orient-Occident trouve son contrepoint métaphorique dans la biologie des sang-mêlé. Le deuxième mot du titre, Junction, est aussi cette articulation autour du destin de l’Inde et des Eurasiens. Ainsi, en pleine effervescence du Congrès indien, la logique aurait voulu qu’un narrateur indien puisse donner son avis sur la situation au même titre que les trois autres narrateurs eurasiens et anglais. Or, force est de constater que l’Indien reste périphérique. La mise en place narrative de l’indépendance, donc la mise en place des discours visant cette indépendance, se dispense de la parole des intéressés. La période de préparation du transfert du pouvoir aurait dû entraîner de facto un transfert des discours. L’articulation du roman sur la double thématique de l’Indépendance et des métis rend encore plus flagrante l’absence de l’énonciateur indien, une absence synomyme de déni. L’Indien, militant, indépendantiste, pleinement engagé d’un point de vue politique, est prisonnier de la narration britannique qui en fait un subalterne dans son propre pays. Même chose pour K. P. Roy qui ne vaut pas mieux qu’un agitateur, un sanguinaire occupé à faire sauter des trains bondés : « a murderer and a train-wrecker » (p. 184). Ranjit Kasel est relégué à la périphérie du récit. Utile aux états d’âme de la narratrice métis, laquelle est le porte-parole d’une idéologie typiquement occidentale, Ranjit Kasel est relégué dans l’antichambre de sa propre histoire et renvoyé dans ses marges d’individu dominé, qui n’a que le droit de se taire. Tout ce que l’on sait de ce personnage vient de Victoria Jones qui après avoir été victime d’une tentative de viol de Macaulay, un Anglais, trouve refuge chez Ranjit Kasel. Comme l’indique Ralph J. Crane dans Inventing India,
Rather than being attracted by Ranjit, she is initially forced towards him by Macauley (sic) […]. (p. 127)
48Son monde et sa vie sont perçus de l’extérieur et de façon oblique. Ce personnage indien est par conséquent disqualifié, privé d’autonomie, et cela est un choix narratif stratégique.
49Si l’Indien est disqualifié, s’il est construit sur du vide et du néant, par voie de conséquence le métis l’est aussi puisqu’il porte en lui cette part de sang indien inhibitive qui va réduire considérablement son champ de manœuvre, ses revendications et ses prétentions à un statut identitaire enviable. Dans ce système de représentation, il n’a aucune chance de sortir de l’impasse de sa biologie. Il est esthétiquement créé pour cette raison, pour aboutir à la conclusion, que laisse entendre le roman, que sa place n’est pas parmi les détenteurs du discours et donc du pouvoir. Par le biais du portrait du personnage indien, Bhowani Junction condamne aussi dans son sillage toute velléité de contacts trop intimes entre les deux peuples.
50Réduire un individu au silence signifie le priver de son identité. C’est aussi la manifestation d’un refus de le reconnaître comme un être libre, capable d’agir sur le monde. Ranjit Kasel, membre clandestin du Congrès, ne semble pas en droit de déclarer ses préférences politiques, sans doute parce que le Congrès promet des jours meilleurs, la liberté du joug britannique en offrant un regard sur l’avenir, dont l’auteur ne veut pas entendre parler. En effet, la perte de l’Inde, par des auteurs et ex-acteurs de l’entreprise coloniale comme John Masters, reste difficile à accepter, d’où le refus de cet avenir sans les Anglais revendiqué par les membres du Congrès, d’où aussi ce regard persistant vers le passé, vers des temps « glorieux » où l’Anglais régnait en maître. Dessaisir l’Indien du pouvoir de l’énonciation est aussi une technique permettant de masquer une partie la vérité, d’étouffer des voix trop encombrantes ou trop dissonantes, des voix porteuses d’un autre discours, qui manifestent leur opposition, enfin qui pourraient révéler des vérités que l’Occident n’a pas envie d’entendre. Ranjit Kasel est donc aussi un personnage clandestin dans la narration même, d’où son silence obligé. Par ailleurs, priver un individu du droit à la parole signifie l’accorder à d’autres. La sélection des points de vue, opérée par la narration, est une technique susceptible de redonner vie aux illusions perdues, et sera une façon de réactiver la croyance en la puissance occidentale, son prestige et la conviction d’avoir fait le bien, de relancer les thèmes concernants les aspects positifs de la colonisation toujours d’actualité plus de quarante ans après l’indépendance et malgré les critiques anti-impérialistes sévères des années 1960 et 1970, comme en témoignent les deux citations suivantes extraites d’un essai de Trevor Royle.
[…] much of the guilt has begun to be sufficiently understood to allow it to disappear. Instead, the benefits of empire – the sound administration, the law and order, the relative prosperity – are being examined again with interest and, let it be said, not a little pride. (The Last Days of the Raj, p. 21-22)
On balance, most of the things that they accomplished in India were good. A sound administration and a reasonably liberal government brought peace and prosperity to a formerly anarchic part of the globe. (ibid., p. 25)
51Autosatisfaction donc, de la part des acteurs et des enfants des acteurs dans le cas présent, pour la mise en place d’un réseau de pouvoirs : la loi, l’ordre, la prospérité, la paix à un prix non mentionné dans cet ouvrage. Ainsi, la parole, accordée aux sang-mêlé, n’est pas un hasard et s’avère même extrêmement utile à la visée idéologique de Bhowani Junction.
Le troisième homme
52Faire le portrait du personnage métis, dans la plupart des romans anglo-indiens comme ceux de Maud Diver, Flora Annie Steele, Bithia Mary Croker et à fortiori comme Bhowani Junction, est un moment de création artistique idéal pour faire passer l’idéologie de la supériorité occidentale : supériorité biologique donc supériorité tout court. La création d’un sang-mêlé autorise un retour sur le passé d’autant plus glorifié qu’il est lointain.
53La tendance des sang-mêlé de la fiction anglo-indienne est de tenter de remonter le temps, de débusquer ce qui, dans la généalogie, permet de retrouver les traces de sang européen par la paternité, et de produire à chaque fois que cela est possible les preuves de la noblesse du sang indien du côté maternel. Ce schéma est souhaité par l’auteur de portraits eurasiens pour que le personnage de sang mêlé se « range » du côté occidental. La position sociale ou le statut de l’ancêtre européen est d’une importance moindre puisque le seul fait qu’il soit blanc suffit à justifier le prestige dont il jouit. Bien sûr, si cet Européen est riche, célèbre, noble ou gradé, ce n’est que mieux. De son côté, le métis a tout intérêt à retrouver les traces ou à se persuader de l’existence d’une ascendance maternelle indienne digne d’une liaison avec un Anglais. L’Anglais doit, autant que possible, faire alliance avec une Indienne qui permettra à l’Anglais de se mettre en valeur. Tout est calculé pour que l’Eurasien soit fier de son ancêtre européen et qu’il revendique, en toutes circonstances, son héritage. Il est intéressant de noter que dans un cas comme dans l’autre, celui de l’homme blanc et celui de la noblesse indienne, ce schéma se construit autour de la symbolique du sang, et dans les deux cas le sang est synonyme de pouvoir. L’association des deux sangs, envisagée selon ce dispositif, est un moindre mal puisqu’elle permet, dans l’esprit des sang-mêlé, de faire la différence entre un individu dont les origines sont en partie européennes et un individu de mère et de père d’origine indienne. Les narrateurs anglo-indiens, tournés vers le passé colonial, soucieux de rappeler la grandeur de l’empire britannique, transfèrent ainsi leur nostalgie et leurs obsessions vers des personnages déterminés à exposer leur supériorité vis-à-vis des Indiens. Tout personnage de fiction est manipulé par un narrateur, c’est une évidence, mais dans le domaine de la littérature coloniale et en particulier dans celui du personnage hybride, la manipulation artistique se pare d’une forte charge idéologique. Dans une étude critique de The Lady and the Unicorn, un roman de Rumer Godden, publié en 1936, Allen J. Greenberger examine cette fixation des personnages métis sur leurs origines.
No one in the family is willing to do any manual labour because that kind of work is thought to be worthy only of servants. They would rather see their house collapse around them than to attempt to work out a solution for their problems. All of them think that it is far more important to try to prove that they come of a fine old European family than to try to improve their present position. In fact, they spend most of their time looking backwards. (The British Image of India, p. 183)
54Nous voyons à travers cet exemple combien la pensée de l’auteur nostalgique déteint sur ses personnages qui par transmission verticale, ont appris et retenu les leçons de la grandeur de la race conquérante. Le sentiment d’impuissance chez les personnages de sang mêlé qui ne trouvent leur place nulle part, associé à celui des narrateurs face à un empire évanoui, et qui n’ont plus de place non plus (place dans le sens de pouvoir) dans aucun des deux pays, est compensé par la recherche forcenée dans le lignage chez les uns, et par une réactivation des souvenirs chez les autres.
55La famille Lemarchant dans The lady and the Unicorn de Rumer Godden trouve son pendant dans la famille Jones de Bhowani Junction publié presque deux décennies plus tard. Lors d’une discussion sur la genèse familiale avec sa fille Victoria, Mr Jones (communément appelé Pater), employé des chemins de fer, s’ingénie à démontrer la supériorité de l’Occidental. Commençons par le côté maternel.
Of course I believe there is some Indian blood in our family. Very good blood too. There is a rumour that my grandmother, Mrs Duck, was a princess. But even if the rumour is true – and of course it is nothing like as much as half Indian that we are – it is stepping down to pretend to be an Indian. Indians are dirty and lazy, Victoria. They will run around like chickens with their heads cut off if the English Government ever leave them to their own devices. (p. 185)
56Toutes les sources d’information susceptibles de mettre en valeur la famille Jones sont bonnes à prendre, même la rumeur. La part de sang indien est acceptée, tolérée plutôt, si elle n’est pas dégradante. À l’argument du sang s’ajoute donc celui de la classe ou de la caste. La « malédiction de la couleur » pour reprendre une formule d’André de Claramunte (Peau noire, Fanon, p. 174) ou « the unfortunate pigmentation » pour citer un personnage indien de Bhowani Junction de John Masters (p. 340) doit être compensée par un rang social acceptable, et surtout surmontée par une croyance infaillible en la rumeur. C’est pourquoi la rumeur doit continuer à circuler et traverser les générations coûte que coûte, tout en sachant quelle n’est que rumeur. Après cette envolée sur la généalogie de la famille, Pater termine la discussion en avouant qu’il est, comme ses ancêtres, responsable de la propagation d’une information qui n’est finalement qu’une rumeur.
I know I am only a cheechee engine driver, and my grandmother was not a princess at all ; she was nobody – she may have been a loose woman, even. I know as well as you do that a high-caste Indian girl would not marry a sergeant, not in those days. But that is exactly why we have to fight so hard, that is why we must pretend and keep our self-respect, even if we shut our eyes like ostriches to do it. Because that is what we will go back to if we don’t. (p. 187)
57Pater admet avoir réinventé l’histoire familiale, et il revendique le droit de le faire. Le mensonge est reconnu, voire encouragé pour sauver la face. Cette micro fiction, enchâssée dans le roman, alimente l’argumentation de la macro fiction en adhérant à la théorie de la supériorité occidentale. Le discours de ce personnage eurasien stimule aussi la rumeur originelle et participe à la mécanique de la répétition, elle-même entretenue par le narrateur de Bhowani Junction. L’exaltation d’un sang supérieur est donc doublée par l’anecdote de la princesse indienne et du sergent anglais, personnage vénéré dont le souvenir est constamment rappelé par la présence de la photo sépia aux côtés d’autres « preuves » typiquement britanniques dans le salon des Jones.
There were pictures of the King Emperor, the Queen Empress, and old Sergeant Duck, and several paintings – a deer in a fog, two dogs with a salmon, and others by famous painters. (p. 11)
58A travers cette description, il faut remarquer les manifestations de pouvoir exercées par l’autorité britannique. L’Histoire côtoie la culture, deux des piliers de l’édifice qu’une nation est généralement fière d’exhiber. La symbolique du rattachement à l’empire est donc évidente. Mais revenons à l’ancêtre paternel de Pater, dont le lecteur ne connaît ni les circonstances de sa rencontre avec la « princesse » indienne ni celles de son mariage, mais qui constitue l’élément positif sur lequel s’articule la rumeur, et est la référence à laquelle s’accroche la fiction de la famille Jones.
He was a fine man. […] He raised her to his level, he didn’t sink down into all the Indian ways […]. By being an English gentleman, that’s how. Well, my grandfather was not a real English gentleman, as a matter of fact, like Colonel Savage. He was only a sergeant, but he was a fine and upright man, and he raised my grandmother to behave decently. (p. 186)
59Ainsi, la princesse n’en était pas une, le sergent n’était pas un gentleman, dans un schéma où la réalité rattrape cruellement la fiction. En dehors de cet aveu, nous voyons que le discours de Pater, pour atteindre une efficacité maximum et convaincre sa fille de l’importance de leurs racines et surtout de la nécessité à colporter la rumeur, fonctionne sur un système dichotomique. D’un côté, la princesse transformée en « nobody », en « loose woman » telle une Cendrillon à l’envers, de l’autre, le sergent anglais « a fine and upright man ». Par conséquent le champ lexical suit la ligne de pensée du narrateur eurasien et étoffe l’idéologie basée sur des critères de race. Ainsi, si l’on met au regard l’une de l’autre les citations des pages 185, 186 et 187, et que l’on regroupe les isotopies, il se dégage deux grandes lignes argumentatives destinées à opposer deux cultures, à les faire s’affronter et finalement à inciter la haine et à fomenter l’insurrection. Dans ce schéma, l’indépendance au sens de fracture a déjà eu lieu, et il est possible de la matérialiser de la façon suivante :
very good blood |
stepping down |
Princess |
sink down |
fine and upright man |
nobody |
raised |
loose woman |
English gentleman |
not a real gentleman |
real English gentleman |
|
high-caste |
60Cette mise en tableau est une façon de représenter la façon dont Pater conçoit le monde c’est-à-dire un monde en deux colonnes, l’une positive, l’autre négative. Les êtres humains, pris en blocs, sont classés par catégories distinctes à l’image de la dichotomie pratiquée en Occident. Ce tableau peut aussi se lire de plusieurs façons. En terme racial : l’Occident et l’Orient, l’Européen et l’Indienne. En terme de hiérarchie sociale : le haut et le bas, le noble et l’ordinaire puis la quantité négligeable, le rien. En terme de genre : le masculin symbole de la race blanche opposé au féminin. En terme de pureté du sang : de « princess » et « high-caste » à « loose woman », de « real gentleman1 » à « not real gentleman ». En terme d’éducation : « raised » contrasté à « stepping down ». En fait, il existe un moyen terme, une troisième colonne dans laquelle se trouve le locuteur lui-même : « only a cheechee driver » et « half-Indian ». La troisième colonne représente le troisième homme. Elle est ce lieu hybride, inconfortable parce qu’il oblige à énoncer des vérités que Pater préférerait ne pas avoir à dire. Lieu inconfortable certes mais auquel il est impossible d’échapper puisque la biologie le dénonce. Alors, Pater fait le tri dans le tas de rumeurs qu’il lui a été transmis et tente d’en retirer ce qui correspond le mieux à ce qu’il veut entendre. Nous voyons à nouveau combien la biologie et la culture sont amalgamées à des fins racistes. Puis au fur et à mesure de l’argumentation, qui ne tient que par une méthode comparatiste, on notera que les marques de noblesse de sang ont été retirées aux deux personnages, de sorte qu’il ne reste que les traces biologiques pour les contraster. En effet, dans les deux dernières citations, il n’y a plus ni gentleman ni princesse mais seulement deux êtres ordinaires, dépouillés de leurs « décorations » mais surdéterminés par leur biologie. En résumé, le discours de Pater creuse l’écart biologique et culturel par le culte de l’homme blanc et à travers ce dernier le culte de l’Occident. Son discours fabrique les différences et les accentue de façon à dévaloriser les uns et à survaloriser les autres, en observant jusque dans les menus détails, ce qui pourra dégrader un homme ou une femme, et qui permettra de désigner celui ou celle qu’il faut dénigrer. La vie quotidienne est, à cet égard, le site où l’énonciation coïncide parfaitement avec la « réalité ». C’est une parade contre la rumeur, le premier argument lorsque la rumeur ne tient pas ses promesses. De cette façon, afin de prouver à Victoria (un prénom dont le choix est clair à présent) que son arrière-grand-père était un homme « bien », Mr Jones soumet à son jugement les faits et gestes de son arrière-grand-père ou plutôt ce qu’il ne faisait pas, donc ce que les Indiens font et que sa grand-mère faisait sans doute avant d’avoir rencontré un Anglais, avant que celui-ci lui apprenne les bonnes manières.
[…] he didn’t take off his trousers and put on a dhoti, my God ! He raised her to his level, he did not sink down into all the Indians ways and use water instead of Bromo, and pick his nose and eat it, and belch after his meal, and go crawling on his stomach in front of the idols in the temples, and keep filthy statues in his room and worship them. (p. 186)
61Cette longue liste de rituels de la vie quotidienne indienne, destinée à provoquer l’indignation du public, et émise par un énonciateur qui n’a jamais quitté l’Inde ni même sans doute Bhowani, s’inscrit dans un système discursif plus vaste et dont on reconnaît l’origine étrangère, à savoir la rhétorique occidentale. Pater se fait par conséquent le porte-parole d’un autre système de valeurs. Il en est l’esclave convaincu au point de le répéter. Ainsi, le discours de Mr Jones, loin de tenter de réfléchir aux questions liées au sort des Eurasiens, comme le souligne Allen J. Greenberger dans son étude critique sur les personnages eurasiens du roman anglo-indien, propage et répète, à la manière occidentale, le mythème de l’infériorité des Indiens afin de prouver qu’il est du bon côté du discours et de la biologie. De l’évocation d’un passé plus que douteux et en s’appuyant sur la rumeur, il est passé à une évocation du présent dont la forme prend celle d’un avertissement destiné à sa fille sur le point de se fiancer avec un Indien. Mais ici, comme dans toute forme de discours, ce qui importe est l’intention ou le projet dissimulé derrière le discours puis la forme que prend cette intention. Dans le cas de Bhowani Junction, l’objectif me paraît être l’acte même de transmission de la rumeur à un autre personnage, la fille du locuteur en l’occurrence, ce qui constitue une victoire supplémentaire de la fiction sur la réalité. Le passage par le conte de fées (la soi-disant princesse) brouille un plus encore la frontière entre « réalité » et fiction et s’inscrit dans l’effort identitaire de Pater. La transmission verticale de la rumeur, associée à la preuve tangible apportée par la vie quotidienne, est censée former un réseau d’arguments qui a toutes les chances de se répercuter à nouveau sur la génération suivante, tel l’écho dans les grottes de Marabar. Il est évident que Mr Jones a sa part de responsabilité dans le développement et la propagation des idées racistes dans ce domaine précis de l’Anglo-Inde. Il peut être considéré, à son petit niveau d’individu ordinaire, comme un maillon de cette longue chaîne de l’histoire raciale. Il en est le complice. Cette constatation est une leçon d’Histoire supplémentaire.
62Souvenons-nous que Carlyle déclarait que l’Histoire ne prenait tout son sens que lorsqu’elle était l’œuvre de grands hommes ayant accompli de grands faits. Or, cet exemple littéraire, Bhowani Junction, prouve que la définition de Carlyle est fausse ou du moins incomplète. Pater n’est pas un grand homme au sens où l’entend Carlyle. Il est un personnage de fiction, décrit comme menant une existence banale, dans une petite ville indienne sans originalité, à qui l’on fait transmettre une rumeur orale et à l’oral, qui sera ensuite transcrite dans une œuvre publiée et diffusée. L’Histoire est aussi faite par les petits hommes, apparemment sans importance. Voici la thèse de Michel Leiris :
C’est l’Histoire qui construit à peu de choses près tout le conditionnement psychique des hommes […] C’est elle enfin qui a provoqué, pour des raisons économiques et politiques bien précises, depuis cent ans environ, ce préjugé racial qui n’est pas un instinct, mais seulement un fait culturel. Ainsi rien n’échappe à l’histoire […] pas même les aptitudes physiques, dont différents tests ont montré qu’elles étaient le fruit d’un conditionnement, d’une Histoire, et non d’une Nature. Ainsi par sa description du racisme, Michel Leiris a pu remettre tout entre les mains des hommes […]. (Races et racismes de Platon à Derrida, p. 646)
63Nous pourrions rajouter que l’Histoire est l’histoire des hommes complices. Ainsi Mr Jones s’inscrit dans une relation de pouvoir. Sa préoccupation du passé, sa réappropriation de la rumeur et la diffusion de cette dernière font de lui un homme historique qu’il le veuille ou non, qu’il s’en rende compte ou non. Michel Foucault a remarquablement souligné l’omniprésence du pouvoir en insistant justement sur les structures de pouvoir locales, ce qu’il nomme un « “foyer local” de pouvoir-savoir » (La Volonté de savoir, p. 130). Il semble évident que le personnage de Pater soit un artisan, parmi d’autres de l’une de ces structures locales. Il est bio-historien (expression créée à partir de la formule de M. Foucault bio-histoire, ibid., p. 188) dans le sens où il expose son savoir sur la race humaine à partir de la rumeur et de son observation de la vie quotidienne des Indiens, et exerce son pouvoir en transmettant à nouveau ce savoir. Ce savoir l’autorise à juger à travers un discours qui est une sanction par la biologie. L’une des lignes directrices du présent ouvrage est, souvenons-nous, « discours de la biologie-biologie des discours », et cette étude sur le personnage métis, Mr Jones, en est une illustration. Certes, Mr Jones discourt sur la biologie à proprement parler mais on pourrait qualifier son acte de la façon suivante : il pratique la biologie de la reproduction puisque son rôle, dans le roman, est de transmettre l’idéologie dont il a lui-même hérité. Son discours est la reproduction d’autres discours. Il est, à son niveau local, responsable de la prolifération des discours tout comme un virus est susceptible de transmettre une maladie capable de se propager. Manipulé par la rumeur, ce personnage est aussi piégé par la nasse des discours que son créateur diffuse à travers lui. La contamination et la contagion sont les deux moteurs de ce roman à travers les différents narrateurs, du moins ceux à qui le droit à l’énonciation est donné. Comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, aucun des personnages indiens n’est narrateur principal. Mr Jones n’est pas narrateur principal non plus mais de longues pages, à travers une série de dialogues, sont consacrées à sa prise de position. Poursuivons l’examen de la photo de famille.
Comment on construit un coupable
64L’un des personnages les plus insignifiants de Bhowani Junction est l’épouse de Mr Jones, appelée Mater. Quantité négligeable en tant que mère, qu’épouse, et en tant qu’Eurasienne, sa présence se définit par son silence : le roman réussit la prouesse de ne lui accorder le privilège de la parole que le temps d’une phrase, une seule phrase stupide et anodine mais à laquelle son mari réagit par un mépris absolu, et dont la raison sera explicitée ci-après. Autant Mr Jones est manipulé par une narration soucieuse de le faire parler en faveur de l’empire et de ceux qu’il représente, autant Mrs Jones est manipulée pour se taire comme si elle n’avait rien à dire et comme si personne n’avait rien à lui dire. Suit une série de phrases ou de fragments de phrases montrant que quel que soit l’énonciateur, la participation orale de Mater n’est jamais sollicitée, que la narration interdit d’emblée toute tentative de prise de parole comme s’il était acquis qu’elle ne parlait pas, comme si on voulait nous faire croire que c’était dans sa nature, comme si elle avait une prédisposition à se taire et à agir.
Mrs Jones didn’t say anything (p. 10) ; Mrs Jones didn’t speak (p. 23) ; She smiled back, like a wooden image, but she said nothing (p. 79) ; Mater sat quiet (p. 79).
65Mrs Jones est donc un personnage muet. Il serait plus exact de dire qu’elle est bâillonnée, sans doute parce que son avis risquerait de gêner la politique générale du roman à savoir l’élaboration et le maintien de la suprématie britannique, et peut-être plus encore le maintien de la croyance en la suprématie britannique. Sans doute parce qu’elle énoncerait un contre discours, en contradiction avec celui de son mari et de la plupart des Eurasiens du roman. Ce que l’on apprend d’elle, par conséquent, provient de ce que les autres personnages eurasiens et anglais en disent, de la façon dont ils la perçoivent. Cette description oblique du personnage est encore une technique basée sur l’observation attentive, laquelle permettra la répression, l’exclusion et la marginalisation de Mater. « Surveiller et punir », pour citer à nouveau Michel Foucault, est le principe par lequel les narrateurs de Bhowani Junction ordonnent leur vision du monde. Bhowani est un microcosme de pouvoirs, un « foyer de pouvoirs locaux » exercés par une surabondance de discours chez les uns et un excès de silence chez les autres. Autrement dit, faire taire les uns est le meilleur moyen de mettre en valeur la parole des autres. Par cette technique, Mater est non seulement surveillée et punie mais elle est dénoncée, non par ce qu’elle dit, puisqu’elle ne parle pas, mais par les faits. Elle est dénoncée par ses moindres faits et gestes. Elle est dénoncée et donc trahie par les siens, sa famille. L’accès au discours lui est interdit à deux niveaux. Elle n’émet son point de vue ni à travers une énonciation du type monologue intérieur ni à travers le dialogue. Encore une fois, l’accès au discours est bouché. A été créée pour elle seule une prison dans laquelle elle est enfermée après avoir été condamnée à la peine maximale, celle du silence. La manipulation est criante et la raison de ces deux extrêmes, logorrhée et silence absolu, est simple et évidente. À nouveau, elle prend sa source dans la biologie : Mater est considérée plus indienne qu’anglaise.
66Plus haut, nous avons dit qu’elle ne prononçait qu’une seule phrase dans tout le roman, que j’ai qualifiée de stupide et d’anodine. La voici :
Father, you are sweating through your best shirt. (p. 79)
67Stupide et anodine donc mais encore faut-il, comme pour toute phrase, étudier la pragmatique, c’est-à-dire ici la situation de discours. Si la phrase reste banale, les circonstances sont en revanche de la plus haute importance. La scène se passe chez les Jones, dans le salon, orné d’objets divers dont les signes extérieurs d’anglicité déjà mentionnés plus haut. Le colonel anglais Rodney Savage vient de s’inviter à prendre une bière. Encouragé par le colonel, Pater fait un grand étalage de la généalogie familiale, évite l’épisode de la princesse cette fois-ci, mais s’étend sur les états de service du fameux grand-père Duck tout en félicitant le colonel de ses propres états de service. C’est au beau milieu de cette conversation, au moment le plus inattendu et inopportun, que la narration a décidé, au cœur d’un récit censé impressionner l’Anglais, de faire intervenir Mater avec cette phrase assassine : « you’re sweating through your best shirt ». L’ineptie de la remarque préfigure l’ostracisme de Mrs Jones. La réaction de son entourage ne se fait pas attendre.
Pater interrupted himself and looked at her with disgust, and then tried to continue what he had been saying about the Sergeant. But he could not. I could see very clearly then that really he was disgusted with himself for marrying her and sleeping with her. He was three-quarters English ; she was one-quarter. (p. 79-80)
68Cette scène, rapportée par la narratrice qui n’est autre que Victoria Jones, la propre fille de Mater, n’a aucune portée ironique, même si elle montre que Pater a choisi sa tenue vestimentaire avec soin pour recevoir l’Anglais, et que la passion et la conviction transpirent à travers sa chemise. L’intervention de Mater donne l’impression d’avoir été plaquée un peu au hasard sans autre but que de démontrer que la narration a raison de la réduire au silence. Puis viennent les explications de sa mise sur la touche. Les chiffres, entre autres preuves de sa différence, tombent à la fin de la description de la scène, comme une sentence, et dénoncent dans la foulée la manipulation de la narration. Les autres narrateurs ou personnages sont ligués contre elle ou plutôt contre sa biologie. Le lecteur apprend que Mrs Jones, contrairement aux autres personnages eurasiens, ne vit pas dans la fiction d’une généalogie blanche. Elle vit en Inde et, autant que faire se peut, comme une Indienne, d’où sa marginalisation à l’intérieur de la diégèse, d’où l’indifférence voulue et calculée de la narration à son point de vue. La classification, selon le degré de sang blanc et inversement, constitue l’argument idéologique de base pour écarter les uns ou les autres de la sphère des élus.
Mrs Jones is – well, difficult. She is very brown, and her stockings always hang in wrinkles round her legs, and she chews betel nut in secret. (p. 10)
[…] Mrs Jones […] was really interested in cooking, and in their position they couldn’t let her cook, because she was three-quarters Indian and only knew how to cook native food. (p. 23)
She found Number 4 Collett Road empty […] it smelled of meals eaten long ago, of the tang of betel nut from her mother’s secret vice […]. (p. 294)
At that time of the evening Mater would usually be sitting in the back of a certain shop in the Little Bazaar, chewing betel nut and gossiping with the shopkeeper’s wife. She only went there when Pater was on a train. It was an open secret that she did go, though, and Pater was probably the only person in the Old Lines who didn’t know it. (p. 76)
Mater did the same when she thought she wouldn’t be caught out. (p. 185)
69Nous arrivons, avec ces cinq citations, au bout du portrait narratif de Mrs Jones, coupable de sa biologie. Du silence au vice en passant par la biologie, les descriptions s’enchaînent pour faire de ce personnage un exemple à ne pas suivre. Les données fournies, formées d’une somme d’infinis et d’infimes détails (la précision sur les collants est révélatrice à ce sujet), sont édifiées en savoirs à nouveau liés à l’observation de la vie quotidienne, afin de dénoncer les habitus de la société indienne à travers la biologie de ceux qui la constitue. Étrangère dans sa famille, délaissée par la narration, Mater n’a pas d’autre choix que de dissimuler son mode de vie pour satisfaire aux exigences d’un récit aveuglé par les phares de l’Occident.
70C’est ainsi que l’on fait taire les témoins de la vie indienne. Mater est un témoin gênant parce qu’elle n’a pas la bonne biologie tout comme Ranjit Kasel est un témoin dangereux des pensées et des actions du Congrès. La narration ne leur laisse aucune chance de défendre leur point de vue parce que, dans un roman anglo-indien post-colonial et qui plus est nostalgique, l’arrogance raciale n’a rien perdu de sa vigueur. Masters avait lu ses classiques. En effet, on ne peut s’empêcher de penser à nouveau à Kipling que la nostalgie n’avait pas encore atteint, et à la nouvelle dont nous avons déjà parlé au troisième chapitre, « His Chance in Life », dans laquelle, souvenons-nous, nous avions fait connaissance avec Michele D’Cruze, un Eurasien désarmé par le narrateur. Les chiffres associés à l’observation des différents gestes accusateurs de la vie quotidienne, comme preuves irréfutables de l’infériorité, étaient déjà à la mode.
Michele was a poor, sickly weed and very black ; but he had his pride. He would not be seen smoking a hookah for anything ; and he looked down on natives as only a man with seven-eighths native blood in his veins can. (p. 92)
71Le portrait de Michele est plus proche de celui de Patrick Taylor que de celui de Mater à qui il n’est pas accordé la moindre fierté.
72Plus d’un demi siècle s’est écoulé entre les deux publications, et le personnage eurasien est resté à sa place de départ, tout à la fois insignifiant et signifiant pour des narrateurs soucieux de mettre en valeur leurs personnages anglo-saxons. C’est à travers le personnage-narrateur anglais que l’arrogance biologique atteint son comble dans Bhowani Junction.
Le héros anglais, Rodney Savage et les autres…
73Le partage des rôles et le monopole des discours est régi par une structure romanesque manichéenne : la dénégation des personnages « trop » indiens d’un côté, l’exaltation du personnage anglais et des adhérents à son discours sur l’Autre.
74Il semblerait que la création des narrateurs eurasiens dans Bhowani Junction, ne servent qu’à la mise en valeur du narrateur anglais. Patrick Taylor et Victoria Jones sont des personnages-narrateurs types de la fiction anglo-indienne ou, comme le dit Trevor Royle dans son essai The Last Days of the Raj, et sans ironie, « its protagonists are instantly recognizable » (p. 314). En effet, les deux personnages sont, comme tant d’autres, saisis dans une essence, figés dans le temps et dans leurs comportements, comme s’ils étaient momifiés par la narration, piégés par une trame narrative ancienne. Ils sont des caricatures de caricatures, et en même temps sont victimes d’un traitement inique. Ils sont ce que E. M. Forster appelle dans Aspects of the Novel des « personnages plats » par rapport aux « personnage épais ».
The test of a round character is whether it is capable of surprising in a convincing way. If it never surprises, it is flat. If it does not convince, it is a flat pretending to be round. (p. 85)
75Certes l’histoire se situe en 1946 mais le moment d’énonciation est 1954, et les choses ont changé en ce qui concerne les Eurasiens. Or, il n’est tenu aucun compte de ces changements. Le récit reste fixé dans le temps, et aucune autre « vie » n’est imaginée pour eux. La raison est sans doute à chercher et à trouver du côté du personnage anglais. Pour poursuivre la saga Savage, pour continuer à faire de son héros un Anglais, il était impossible au roman de proposer une version différente pour les Eurasiens, de les rendre autonomes, en somme il était impossible de supprimer le personnage anglais. Bhowani Junction confirme ainsi la veine nostalgique dans une logique de transmission des mêmes informations depuis la création du personnage de sang mêlé. Cette transmission est la manifestation d’un refus du transfert de pouvoir, un refus de la perte de l’empire, un refus du changement. La focalisation sur le personnage eurasien, déclarée en épigraphe du roman, le soi-disant intérêt porté à ses problèmes d’identité et à son sort, est en fait un prétexte pour remettre en scène le héros anglais, affublé des mêmes lexèmes qui font aussi de lui un personnage « plat », statique, et à travers lui il s’agit d’une réactualisation de la présence britannique en Inde. Le protagoniste anglais se trouve par conséquent surmédiatisé. Par ailleurs, tout se passe comme si l’auteur s’adressait au public des décennies antérieures qu’il fallait continuer à convaincre des bienfaits de la mission civilisatrice occidentale. Comme le précisent les auteurs du Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
[…] la construction du personnage fictionnel se fait toujours en accord avec la psychologie spontanée qui règne dans une culture à un moment historique donné, c’est-à-dire qu’elle se fait en accord avec les représentations culturellement et historiquement spécifiques de ce qu’est une personne. (p. 755)
76Bhowani Junction sert alors de justification supplémentaire, une sorte d’argument à retardement sans doute nécessaire par la gratification qu’il procure. L’ère impériale est révolue dans les faits mais pas dans ce type de fiction encline à la réactiver.
77Ainsi, le personnage de l’Anglais, Rodney Savage, est volontairement contrasté aux autres personnages et mis en valeur par rapport à ces derniers, dans un récit où il ne devrait avoir qu’un rôle second puisque le roman est censé être uniquement consacré aux sang-mêlé. Il y a donc dérive car le discours qui le caractérise fait de lui le véritable héros. En fait, il appartient à une « caste » très particulière si l’on en croit la définition que donne Martin Green à ce mot dans son ouvrage Dreams of Adventure – Deeds of Empire :
By caste, I mean the social character men derive from their profession or vocation, or from their parents’ vocation, […] its members do not necessarily constitute an active group. It is often a tendency rather than an action […] normally speaking the military caste have status rather than function – that is why they are defined as a caste. (p. 15)
78L’appartenance à la caste martiale à même de fournir un « statut », entraîne dans son sillage le monopole du savoir et du pouvoir. Le statut est, semble t-il, le moteur de ce roman. Son grade de colonel et sa mission dans la ville fictive de Bhowani, en des temps d’extrême agitation politique, justifient ces deux paradigmes. Autrement dit, il est là pour apporter son savoir-faire militaire, pour gérer une situation de crise et surtout pour faire régner l’ordre dans le chaos, comme tout personnage anglais dont le narrateur est respectueux des règles fictionnelles du roman anglo-indien. Il est la loi à lui tout seul. Il est le garant de la paix à Bhowani et dans son secteur. C’est sur lui que repose la capture du « terroriste » K. P. Roy. On peut donc en conclure que c’est à lui que le premier rôle est attribué. Pour mériter ce rôle, il va mettre en danger sa propre vie ainsi que celle de ses soldats. Bref, il a l’étoffe du héros d’aventures classique où la mise en scène présente le schéma tout aussi classique du bon face à une horde de méchants. Le lecteur comprend mieux pourquoi les personnages eurasiens ne sont finalement que des figurants, des satellites dont la seule fonction est de graviter autour de l’autorité britannique, et cela malgré leur apparente égalité de chances narratives. Le personnage de Rodney Savage correspond ainsi à l’une des définitions proposées par Martin Green :
The military impulse and the military pride were sanctified and subdued to other caste values. […] we have a kind of Victorian hero, obviously carrying a very potent image […] In fact, India was a theatre of empire where the military caste provided the leading actors […]. (p. 210)
79Le militaire britannique est porté aux nues depuis au moins le milieu du xixe siècle, et en particulier depuis la révolte des cipayes qui a fourni un prétexte supplémentaire aux discours fictionnels ou non pour l’ériger en héros national. Ainsi, l’auteur de Self-Help, un essai de Samuel Smiles dont il sera question plus loin et plus en détail dans l’analyse de The Impressionist, le roman de Hari Kunzru, fait l’éloge de ce que Martin Green nomme « la caste militaire » à travers l’épisode de la révolte indienne contre l’empire. Notons que Self-Help fut publié en 1859, soit deux ans après les événements. Par conséquent, les faits sont encore suffisamment frais dans toutes les mémoires pour que chacun puisse apprécier les détails fournis par l’auteur. Quoi qu’il en soit, au chapitre VIII, intitulé Energy and Courage, et dont l’épigraphe (en français dans le texte) est révélateur : « “À cœur vaillant rien d’impossible.”– Jacques Cœur », Smiles passe en revue un nombre impressionnant de ces héros militaires occidentaux qui ont marqué leur époque. Mais l’Inde, en particulier, constitue le site idéal de sa démonstration.
India has, during the last century, been a great field for the display of British energy. From Clive to Havelock and Clyde there is a long and honourable roll of distinguished names in Indian legislation and warfare, – such as Wellesley, Metcalfe, Outram, Edwardes, and the Lawrences. (p. 196)
80Chaque nouveau paragraphe de son essai est l’occasion de rajouter des noms de personnages illustres et des descriptions de leurs faits d’armes assorties de ses propres commentaires et recommandations au lecteur, pour qu’à son tour, ce dernier soit digne d’être classé parmi les héros. Le détail des batailles lui permet de tirer des conclusions sur ce qui, selon lui, fait de quelqu’un un héros. Mais plus encore, le lien entre héroïsme et Occident constitue son argument majeur comme le montrent ces extraits tous relatifs à la révolte des cipayes :
The recent terrible struggle in India has served to bring out, perhaps more prominently than any previous event in our history, the determined energy and self-reliance of the national character. (p. 198)
They knew that while a body of men of English race held together in India, they would not be left unheeded to perish. (p. 199)
The very name of « Lawrence » represented power in the North-West Provinces. […] Both brothers possessed that quality of tenderness, which is one of the true elements of the heroic character. (p. 200)
Never for an instant did these heroes falter at their work ; with sublime endurance they held on, fought on, and never relaxed until, dashing through the « imminent deadly breach », the place was won, and the British flag was again unfurled on the walls of Delhi. […] The native strength and soundness of the English race, and of manly English training and discipline, were never more powerfully exhibited ; and it was there emphatically proved that the Men of England are, after all, its greatest products. (p. 201)
81La foi en la supériorité britannique est largement exprimée dans ces extraits qui ne représentent qu’un infime échantillon du ton d’ensemble de l’ouvrage. Les éloges sur le comportement exemplaire des militaires britanniques durant la révolte s’étendent, comme on s’y attend, sur des pages puis s’élargissent à d’autres domaines : « And while the heroes of the sword are remembered, the heroes of the gospel ought not to be forgotten » (p. 202) etc, etc. Rien n’arrête Samuel Smiles dans sa conviction d’appartenir à un peuple dont l’héroïsme est incontestablement une caractéristique biologique comme le montrent les citations ci-dessus. Le lecteur remarque, à la fin de sa lecture du chapitre VIII, qu’à aucun moment Samuel Smiles n’évoque les circonstances de la révolte, le pourquoi et le comment. Seuls comptent les faits d’armes, et encore uniquement du côté britannique. L’Indien, le cipaye ainsi que tous les participants sont absents, à nouveau disqualifiés au profit d’une narration unilatéralement dirigée vers les succès britanniques. Le lecteur a l’impression que l’Anglais n’a même plus d’ennemi à affronter, qu’il était seul sur le champ de bataille à se battre contre des moulins.
82Il n’est guère étonnant, après la publication d’un récit comme celui-ci, que la révolte ait suscité autant d’autres discours dans lesquels la barbarie des uns contraste avec l’héroïsme des autres. En effet, si Smiles évite le discours sanguinaire habituellement associé aux agissements des Indiens, l’insistance sur les prouesses des Britanniques, leur héroïsme, leur courage face à la mort et leur force de caractère, ne peut être que la réaction logique à un comportement adverse extrêmement hostile. Les allusions constantes aux exploits surhumains de la « race anglaise » sont une façon de sous-entendre que l’ennemi, quoi qu’invisible dans le récit, a fait preuve d’une sauvagerie au moins égale à la force de caractère des Anglais. Voilà comment on fabrique un héros, voilà comment on creuse l’écart culturel, et voilà comment et pourquoi Rodney Savage surpasse les autres personnages du roman, qu’il est de facto dans le camp des gagnants en bénéficiant de l’héritage biologique de « la race anglaise ».
83La question de sa généalogie ne se pose pas. Elle est « vérifiable » contrairement à celle des personnages eurasiens, hautement suspecte, qui n’a de réalité que par la propagation d’une rumeur largement teintée de fiction. Il fait partie d’une dynastie, le premier Savage est arrivé en Inde exactement trois cent dix-huit ans plus tôt, et « la présence » de ses ancêtres est « palpable » comme il le prouve à Victoria en l’emmenant sur la tombe d’une aïeule :
Here lies
JOANNA
beloved wife of
Captain Rodney Savage
13th Rifles, B. N. I.
May 10th, 1857 (p. 328)
84L’épisode anodin de la visite de la tombe s’inscrit dans la visée politique de Bhowani Junction, car le culte de l’homme blanc est le vecteur principal de l’idéologie de la saga Savage. N’importe quel épisode est prétexte à rappeler la présence britannique, et à travers cette dernière, les exploits, militaires, dans ce cas particulier, des acteurs coloniaux. Joanna et Rodney Savage sont des personnages de Nightrunners of Bengal, un roman de Masters sur la révolte cipayes, qu’il nomme d’ailleurs toujours mutinerie, et dont l’allusion permet un retour sur la généalogie et les liens du sang.
85Le Rodney Savage de Bhowani Junction, et à travers lui l’homme blanc, est le protagoniste incontournable de la structure narrative, et nécessaire à la mise en place de la hiérarchie des personnages et de leurs relations entre eux. Le partage de la narration entre trois narrateurs, une technique censée proposer différents points de vue, finalement s’avère artificielle. Elle n’est qu’illusion puisque tous les regards convergent vers le personnage-narrateur anglais. Il fonctionne comme un aimant, et son existence ne prend son sens que par l’existence, il serait plus juste de dire la relative existence, des autres personnages. Mais au-delà des personnages, chaque choix thématique opéré par la narration, et quel que soit l’angle sous lequel ce thème est abordé, le narrateur anglais a le dernier mot, le mot juste et le comportement en accord avec ses paroles. La présence par sa voix sature le roman. Nous ne retiendrons que quelques exemples de cette omniprésence.
86Ainsi, puisque c’est à Rodney Savage que revient la difficile tâche d’arrêter les membres du Congrès soupçonnés de faire régner la terreur à Bhowani, puisque c’est à lui que revient la lourde responsabilité de remettre de l’ordre, il est perçu comme un protecteur et un sauveur et qui plus est se déclare comme tel sur toute la durée de sa narration. Il est le défenseur de la paix au même titre que les héros de Samuel Smiles. Ainsi, le thème de la sécurité traverse le roman et passe d’un narrateur à l’autre.
There was a warm, almost forgotten thing, like a thin silk blanket, wrapped around me. Slowly I recognized it. It was security, it was protection, it was happiness. My God, it was him. (p. 249)
[…] the shelter I’ve given her against fear, […] (p. 260)
[…] she would have preferred to stay with me […] simply because she wanted to be near me. (p. 260)
87Et si Rodney Savage accomplit aussi bien sa mission de lutte contre la barbarie des membres du Congrès c’est parce qu’il pense. Il pense sans arrêt. Un comptage du verbe « to think » à des temps différents, puis des dérivés du substantif « thought » produit des résultats impressionnants. Sur quatre-vingt douze pages de narration à la première personne, on obtient au moins vingt-six occurrences de ce mot, ce qui, ramené à un résultat par page, reviendrait à trois fois et demi. Cette surabondance de pensées nous amène à chercher si les autres narrateurs et personnages rivalisent dans ce domaine. Le résultat est tout aussi surprenant que le premier. Les autres ne pensent pas ou alors ils sont incapables d’articuler leur pensée. Patrick Taylor qui, comme son nom semble le suggérer, manifeste plus particulièrement son anglicité à travers sa tenue vestimentaire, comme si l’habit faisait le moine, est sans cesse comparé à un animal, ce qui permet de le contraster avec Savage le penseur.
He was like a big, brave, clumsy buffalo […]. (p. 254)
[…] Taylor, the angry buffalo. (p. 257)
He was like a bull waiting for more goading. (p. 303)
Taylor […] went up like a gorilla. (p. 305)
[…] his body draped like a scarecrow’s. (p. 306)
[…] he was running like a hare […]. (p. 307)
88La narration délimite ainsi clairement les rôles de chacun. Alors que certains pensent, d’autres se comportent comme des animaux. La conclusion que l’on tire de l’étude des différents portraits est la suivante : Savage, et à travers lui l’Anglais, reste, en toutes circonstances, le Maître. Maître du discours, maître de l’action, maître des relations entre les autres personnages, maître à penser, maître du savoir y compris celui de la culture indienne. Écoutons ce qu’il dit à un Indien :
You see, you don’t know anything about this country in spite of your correct coloration. (p. 265)
89Aucun autre personnage n’arrive à sa hauteur, et c’est le cas de n’importe quel Savage de n’importe quel roman de John Masters pris au hasard. On comprend mieux, dès lors, que les Indiens, et à fortiori les Eurasiens, font piètre figure. Ils sont écrasés par le poids du sahib, de ce Savage qui traverse le temps et l’espace. Ils ne sont là que pour servir la fiction, qui elle-même ne prend tout son sens que parce qu’elle permet la mise en valeur du personnage anglais. Les autres personnages sont des faire-valoir. Et puisque le personnage métis s’évertue à copier le maître, l’idéologie occidentale a par conséquent un double porte-parole. Ce n’est pas pour autant qu’il sera plus valorisé, au contraire. Chacun doit rester à sa place, et c’est la morale de l’histoire : « the rule is that like must go with like » (The British Image of India, Greenberger, p. 198). Et encore comme le dit Patrick Taylor lui-même :
We couldn’t become English, because we were half Indian. We couldn’t become Indian, because we were half English. We could only stay where we were and be what we were. (p. 25)
90Toutes les relations entre les personnages échouent, même (surtout ?) les plus intimes. L’idylle de Victoria Jones avec Ranjit Kasel, qui privé du pouvoir de l’énonciation est aussi privé du pouvoir de séduire une Eurasienne, est un échec. Rodney Savage, personnage viril, amant de Victoria, la laisse repartir avec Patrick Taylor, l’un des siens. Comme dans chaque roman de Masters, les sangs ne se mélangent pas. Personne n’est digne d’un Savage, et chacun reste à sa place, celle que lui a assignée la biologie à sa naissance. Transgresser la loi revient à condamner sa vie entière. Dans Shadow of the Moon de M. M. Kaye, Ameera, une métisse tente de nous faire croire qu’elle a pu choisir son camp :
[…] those who are, as I am, of the East and of the West, must cleave only to one if they wish to avoid unhappiness. To stand with a foot in each is to be neither : and I have chosen the East. (p. 595-596)
91Mais les romans de M. M. Kaye ne diffèrent pas de ceux de John Masters dans l’idéologie qu’ils véhiculent, et ce n’est pas un hasard, si en cette fin de roman, Ameera « choisit » de rester en Inde.
92Nous pourrions avancer la théorie que le sang-mêlé de Bhowani Junction paie les interdits. Son métissage, visible aux yeux de tout le monde, est le symbole de la faute, d’où son mauvais traitement symbolique, son rejet. Symbole du mélange illégitime de deux sangs, sa place dans la société est aussi considérée comme tel. Il est de surcroît la preuve du laisser-aller britannique, ce qui n’est pas en accord avec l’image que veut se donner « a real gentleman ».
93Le nom de famille unique, Savage, des romans de John Masters, symbolise la permanence de la tradition familiale à travers ce personnage transgénérationnel par lequel on décèle l’orgueil du sang dont l’enjeu est d’assurer une continuité consanguine en terrain conquis pour y laisser une empreinte. Pourtant cette opiniâtreté filiale porte en elle l’arrière-goût de l’échec. Elle ne devient plus qu’une vaine aspiration de permanence, une futile et tragique immortalité puisqu’au bout du compte, l’Inde échappe aux Savage. La présence des Savage en Inde dans la saga familiale de John Masters s’achève avec To the Coral Strand (1962) dans lequel Rodney Savage, celui de Bhowani Junction, a un enfant avec une rani indienne. Mais comme nous pouvons nous en douter l’enfant (une fille !) meurt. Si la petite
94fille meurt pour des raisons médicales, elle meurt aussi pour des raisons littéraires et idéologiques. Il était impossible de laisser vivre une enfant susceptible de mettre en péril la pureté du sang Savage, si soigneusement préservée sur plus de trois siècles.
Midnight’s Children en quatre temps
95Saleem Sinai, personnage-narrateur de Midnight’s Children de Salman Rushdie est une figure atypique dans la généalogie des personnages de sang mêlé. Loin des stéréotypes du portrait névrosé au destin tragique et pathétique de la fiction anglo-indienne traditionnelle, Saleem Sinai est conçu pour proposer un regard neuf sur l’histoire de l’Inde. De ce point de vue, l’acte d’écriture est un acte de rébellion et un acte de résistance au canon britannique. Le fil rouge de cette discussion consiste à montrer comment le montage transcolonial déconstruit un système de valeurs ancien tout en utilisant ce même système. L’un des principes fondamentaux, à poser d’emblée, et à retenir tout au long de la lecture de Midnight’s Children, si l’on veut apprécier les subtilités de la construction narrative, est que Saleem Sinai est avant tout un enfant de l’Histoire. Le deuxième principe, lié au premier, est l’inévitable question de la biologie. Les circonstances de sa naissance sont clairement établies, dès le départ, en termes historiques.
96Né le 15 août 1947 à minuit pile, à la date et à l’heure exactes de l’indépendance de l’Inde et de la naissance du Pakistan. Mais ce n’est pas tout. Il est aussi l’enfant d’une liaison entre un administrateur britannique et une Indienne, ce qui fait que Saleem Sinai est doublement l’enfant de l’Histoire. Sa biologie métissée est celle de l’histoire de son pays. Il ne cesse de nous le répéter, sous une forme ou une autre, tout au long de la rédaction de son autobiographie. Il est l’enfant de quatre siècles de présence anglaise chevillée à l’histoire de son pays. Son parcours est en symbiose avec celui de l’Histoire. Le roman de Salman Rushdie est ainsi construit sur une double identité, une double appartenance, et s’articule sur le principe d’influences duquel découle l’inévitable métissage culturel, linguistique et thématique de la narration. La construction de ce personnage hybride sert la fiction de Rushdie a plus d’un titre. L’un des moteurs de la narration est un réquisitoire contre la colonisation et ses corrélats tentaculaires tant sur le plan individuel que collectif, et qui échappent au contrôle des protagonistes pris dans l’engrenage de l’Histoire. La narration convoque tous les acteurs responsables (Indiens et Anglais) de toutes les conséquences de la colonisation. Le texte narratif tient lieu de tribunal. Minuit a sonné, il est l’heure de rendre des comptes. La violence de la Partition, évoquée à travers les bains de sang successifs, les tortures, les viols, les massacres à grande échelle, les mensonges, la corruption, les trahisons, la passivité et les lâchetés, les violences individuelles et collectives, l’immoralité de l’Histoire sont autant d’éléments mis sur le banc des accusés par un narrateur acteur et spectateur. Le projet narratif de Saleem Sinai semble être de nous faire réagir aux événements à partir de ses propres données, son regard intime sur l’évolution de son pays. Tout se passe comme si le narrateur, fort de son métissage, tentait d’agir sur le monde et le modifier, et dans un même élan, voulait apostropher le lecteur afin de l’obliger à appréhender l’histoire indienne sous un angle nouveau. Grâce à Saleem Sinai, le mode habituel de compréhension du fait historique est réévalué. Son rôle est de mettre en garde le lecteur. Son rôle consiste aussi à démentir l’idée d’une version unique et unilatérale de l’Histoire : l’Occident, par exemple, n’a pas le monopole du savoir et de sa diffusion. Le narrateur propose à cet effet une multitude de références. La création de ce personnage métis, anglo-indien, a une raison évidente : il est un prétexte pour explorer les enjeux de l’Histoire, pour articuler le colonial, le postcolonial et le transcolonial dans une trame narrative où chaque événement majeur ou mineur entre en résonance avec un autre, où chaque détail a une incidence dans le cycle répétitif de l’Histoire, dans un système où rien n’est dû au hasard, où tout est écrit. Caractérisée par la symbiose, l’Histoire est l’ossature d’un roman sur l’écriture de l’Histoire, la mémoire, la transmission et la préservation de cette dernière. Saleem Sinai se fait un devoir d’assumer cette charge.
Genèse : une histoire de cheveux…
97Saleem Sinai est né d’une union illégitime entre un Anglais, William Methwold et une Indienne, Vanita une femme mariée. Vanita, une femme au destin tout tracé par son prénom, parce qu’elle a succombé à l’irrésistible attraction de l’Anglais, plus exactement parce qu’elle n’a pas pu résister à sa chevelure gominée impeccablement divisée par une raie au milieu que toutes les femmes, selon le narrateur, mourraient d’envie d’ébouriffer. La séparation nette des cheveux, est un premier symbole de la séparation de l’Inde et du Pakistan à venir. Vanita, donc, est une femme légère et frivole, vaine et vide, sans consistance et insignifiante, coupable d’avoir séduit un Anglais, comme si elle avait vendu son âme au diable. Elle meurt en couches, comme par punition, mais c’est grâce à elle que Saleem Sinai est anglo-indien. Il est par conséquent le bébé, au sens propre, de l’Histoire. Celle de l’Orient et de l’Occident.
[…] children were being born who were only partially the offspring of their parents – the children of midnight were also the children of the time : fathered, you understand, by history. (p. 118)
98De façon assez peu surprenante dans le cadre circonstanciel exposé par la narration autodiégétique, la Partition, Saleem Sinai est un enfant laid, difforme, « a biological freak » pour reprendre une formule de Nirad Chaudhuri (Thy Hand, Great Anarch !, p. xxii) Un diseur d’horoscopes avait prédit la naissance d’un monstre, d’un enfant à deux têtes, mais seule l’une des deux serait visible. Cette prédiction est à la fois vraie et fausse, et est le signe prodromique de la personnalité de Saleem Sinai : une tête indienne et une tête anglaise, invisibles de l’extérieur comme entités séparées mais indissociables du processus historique, présentes côte à côte dans la mémoire. Ses tares physiques, (« my ugliness » comme il ne cesse de le répéter) ponctuant la diégèse de façon quasi obsessionnelle, est un leitmotiv qui nous autorise à suggérer que sa laideur est à mettre en parallèle avec celle de la Partition. La naissance de l’Inde nouvelle se confond alors avec la naissance de Saleem Sinai. Tout se passe comme si le narrateur anglo-indien était l’incarnation des atrocités perpétrées au nom de l’Indépendance, une sorte de monstre créé par les fausses promesses de liberté. Par exemple : le nez énorme, tel un concombre, comme s’il portait à lui seul, sur sa figure, tous les mensonges des hommes politiques. Au fur et à mesure que l’intrigue progresse, le narrateur complète la liste des malformations physiques dont il souffre. Puis le lecteur assiste à une dégradation physique régulière. Son corps entier est meurtri et porte les marques de la désillusion. Chaque violence physique infligée à sa personne entre en résonance avec les violences, quelles que soient les formes qu’elles prennent, subies par l’Inde. Tout le monde participe et est complice de ses souffrances y compris ses propres parents qui refusent d’ouvrir les yeux sur le monde qui les entoure. Ainsi, parce qu’il a voulu partager ses craintes avec eux en avouant qu’il entendait des voix, il est puni :
[…] and worst of all was my father’s hand, which stretched out suddenly, thick-fingered, heavy-jointed, strong-as-an-ox, to fetch me a mighty blow on the side of my head, so that I could never hear properly in my left ear after that day. (p. 165)
[…] my parents […] had become accustomed to facial birthmarks, cucumber-nose and bandy legs, […], the buzzing in my ear, the occasional ringing bells of deafness, the intermittent pain. (p. 168)
The first mutilation of Saleem Sinai, which was rapidly followed by the second, […]. (p. 229-230)
[…] bandylegs cucumbernose horn-temples staincheeks, mutilated finger […]. (p. 240)
my mutilated body. (p. 252)
99Mutilé, amputé, découpé, écorché, autant de métaphores des souffrances de l’Inde à l’époque de la Partition. Petit à petit, le corps du narrateur se disloque. Comme si chaque partie de son anatomie réagissait aux douleurs de l’Inde par transmission. Comme si sa biologie était le résultat des blessures passées et présentes de l’Inde. L’Inde est, à travers cette lecture, un corps vivant que l’écriture dote de caractéristiques humaines. La souffrance physique est palpable d’un bout à l’autre du roman, à l’avènement de chaque période historique. Cette douleur intime ne peut que nous faire penser à celle du philosophe et écrivain espagnol Miguel de Unamuno lorsqu’il écrivit, dans une lettre, à l’un de ses amis au début des années 1920, « Me duele Espana ». Ce mal à l’Espagne ou cette Espagne qui lui fait mal, comme si ce pays était une partie de l’anatomie de l’auteur, au même titre que n’importe quel autre organe. On s’attend presque à une phrase similaire de la part de Saleem, blessé dans son âme et dans sa chair. Le corps de Saleem Sinai est écartelé et réagit à chaque événement, personnel ou national. Plus il avance dans l’écriture de son autobiographie, plus il mesure l’ampleur des événements, plus il souffre. Et lorsque le témoin quotidien de son récit disparaît quelques jours, lorsque sa vie personnelle est bouleversée, son corps, ce réceptacle de toutes les douleurs, souffre à nouveau : « […] I feel cracks widening down the length of my body ; […]. » (p. 149).
100La biologie du narrateur se superpose à la biographie de l’Inde dans une souffrance commune. Et il est vrai que l’Inde et le narrateur ne font qu’un. Son professeur de géographie, Mr Emil Zagallo, qui s’est inventé une descendance péruvienne, d’où l’accent spécifique qu’il entretient à cet effet, entrevoit dans la laideur de son élève, les différentes étapes de l’histoire de l’Inde.
« In the face of thees ugly ape you don’t see the whole map of India ? […] »
« See here – the Deccan peninsula hanging down !’Again ouchmynose.
« Sir sir if that’s the map of India what are the stains sir ? » […] « These stains », he cries, « are Pakistan ! Thees birthmark on the right ear is the East Wing ; and thees horrible stained left cheek, the West ! Remember, stupid boys : Pakistan ees a stain on the face of India ! » (p. 231-232)
101Le zèle et le sadisme du professeur de géographie, déterminé à soutenir sa thèse comparative, l’amènent à faire de Saleem Sinai une victime désignée.
While I […] felt the patch on my head where Mr Zagallo had created a monkish tonsure, a circle where hair would never grow again, and realized that the curse of my birth, which connected me to my country, had managed to find yet one more unexpected expression of itself. (p. 232)
102Comme si les preuves physiques génétiques ne suffisaient pas, le professeur contribue à la marche de l’Histoire en ajoutant d’autres stigmates dont la violence, symbolisée par les cheveux arrachés et le sang, se confond avec les événements de l’après Partition. Saleem Sinai est ainsi marqué par l’histoire passée et par l’histoire en train de se faire. Que le professeur Zagallo soit spécialiste de géographie ne relève pas, bien entendu, du hasard mais plutôt de la nécessité de mettre en rapport deux disciplines, histoire et géographie, indissociables dans le contexte colonial puisque la notion de territoire est au cœur du problème. La grande épopée indienne, le Mahabharata, est un des plus illustres exemples de conflit pour un territoire. L’indépendance de l’Inde, événement focal de The Midnight’s Children, n’est pas autre chose qu’une déchirure de l’ensemble des structures du monde indien et un remodelage de la configuration géographique. Nous l’avons vu, le narrateur explore les multiples points de rupture occasionnés par la Partition, et cela jusque dans l’esthétique même du récit à travers une structure qui effectue des va-et-vient entre le passé et le présent, disloquant la chronologie pour créer des espaces de commentaires et de réflexions et permettre au narrateur d’articuler le récit à sa vie personnelle, à travers aussi les désarticulations linguistiques. Les citations ci-dessous, par un réseau de métaphores liées à l’état physique du narrateur, sont révélatrices de l’impact du démembrement géographique sur les autres domaines essentiels de la vie indienne, sur l’effet domino de la Partition puis sur le processus de dégradation des relations humaines.
[…] unease was in the air. Language marchers demanded the partition of the state of Bombay along linguistic boundaries. (p. 167)
[…] I found children from Maharashtra loathing Gujaratis, and fair-skinned northerners reviling Dravidian « blackies » ; there were religious rivalries ; and class entered our councils. The rich children turned up their noses at being in such lowly company ; Brahmins began to feel uneasy at permitting even their thoughts to touch the thoughts of untouchables ; […] (p. 254)
103Saleem Sinai est un enfant laid, certes, mais dont les yeux bleus, dès sa naissance et pendant plusieurs semaines, sont ouverts en permanence, comme si rien ne devait lui échapper, comme s’il voulait tout contrôler, ne rien laisser passer, ne pas perdre un instant de l’Histoire en train de se faire sous ses yeux. Ne rien perdre du spectacle de la nouvelle Inde, et tenter de lui donner un sens. Ne pas fermer les yeux est une véritable leçon d’Histoire, de l’Histoire, mais jusqu’à un certain point, comme il le dira plus tard : « I learned : the first lesson of my life : nobody can face the world with his eyes open all the time. » (p. 125). Cette citation fait écho à une phrase de Lord Jim de Joseph Conrad, évoquant le degré de conscience au monde et la capacité d’un individu à agir ou au contraire à rester passif. Dans Lord Jim, le point de vue est inverse. À propos de Jim, Stein, un riche marchand, collectionneur de papillons, dit ceci : « And because you not always can keep your eyes shut there come the real trouble – the heart pain – the world pain. » (p. 200). Saleem Sinai est né avec une conscience aigue des réalités qui l’entourent. Mutilé, écorché vif, défiguré, il essaie malgré tout, sans relâche et par tous les moyens de réunir les enfants de minuit, de souder leur alliance pour donner vie et un sens à l’Inde nouvelle : « Who found the Children anyway ? Who formed the Conference ? Who gave them their meeting place ? » (p. 227-228).
Identité(s)
104La question de l’identité est centrale à tout roman mettant en scène un personnage de sang mêlé. Cependant, contrairement à nombre de personnages métis, tels qu’ils sont représentés dans la plupart des romans, Saleem Sinai n’a pas de « problème » d’identité ou il ne s’interroge pas selon les mêmes termes que ses congénères fictionnels, même s’il se pose la question ou plutôt deux questions en une : « Who what am I ? » (p. 383). Il est un personnage hybride, enfant de multiples influences, et possède un don unique et remarquable de conscience de soi. Si bien que la question précédente, « Who what am I ? » a plus à voir avec une double question rhétorique ou une double question qu’il imagine que le lecteur pourrait se poser lorsque ce dernier a pris connaissance des souffrances que Saleem Sinai a endurées. Il sait qui il est, de quoi il est constitué, d’où il vient, même si la réponse ne le satisfait pas totalement. La réponse à cette double question désigne les constituants qualitatif et quantitatif de son individualité. Le thème de l’identité ne se construit pas tant autour de problèmes qu’autour de réponses. Parce qu’il est anglo-indien, qu’il est né, qui plus est le 15 août 1947, il est l’enfant de l’Orient et de l’Occident : Saleem Sinai se déclare « handcuffed to history » (p. 9). L’incipit de Midnight’s Children annonce d’emblée l’inévitabilité de ce qu’il est, de ce que l’Histoire lui a imposé dès la naissance. Des expressions comme « embroiled in fate », « intertwined lives », « commingling », « swallower », « consumed multitudes », extraites de l’incipit, sont autant de preuves d’un destin d’expériences qui font du narrateur un réceptacle d’influences. Ces mots, synonymes d’amalgames, de strates successives, d’événements et d’expériences et finalement d’union, montrent que puisqu’« il est vivant il assimile » pour reprendre la formule de Henri Laborit.
105Dès le premier paragraphe du roman, il met clairement les choses au point : « handcuffed to history » (p. 9). Le choix du terme « handcuffed », habituellement réservé au contexte policier, indique le pouvoir et l’emprise de l’Histoire : le narrateur en est le prisonnier. Jusqu’à la fin du roman, Saleem Sinai nous montre combien il dépend d’un tout auquel il est irrémédiablement attaché, et qu’il résume dans une formule à laquelle nous avons déjà fait référence dans le chapitre intitulé « Héritage et construction », et que l’on peut compléter à présent.
[…] I was taught, harshly once-and-for-all, the lesson of No Escape ; […] Who what am I ? My answer : I am the sum total of everything that went before me, of all I have been seen done, of everything done to me. I am everyone everything whose being-in-the-world affected was affected by mine. I am everything that happens after I have gone which would not have happened if I had not come. […] I repeat for the last time : to understand me, you’ll have to swallow a world. (p. 383)
106« No Escape », c’est-à-dire l’impossibilité de s’extirper des griffes de l’Histoire car cette dernière est son parent biologique direct. Personne n’échappe au lien familial. Nous sommes forcément tous l’enfant de quelqu’un et en l’occurrence de quelque chose. L’Histoire a pour ainsi dire le premier rôle, celui de géniteur d’une œuvre de fiction. La génétique est le point de départ de l’histoire du narrateur. Cette insistance sur la symbiose et l’interaction, que cette citation révèle si clairement, dans ce qu’elles ont de plus fatal et de nécessaire, apparaît dans la forme même de la citation, miroir de sa façon d’appartenir au monde. La conviction de cette déclaration est le cordon ombilical du roman par lequel Saleem Sinai dissémine et articule sa saisie du monde tout au long de son récit, sous une forme identique ou de façon différente mais toujours dans le but d’en faire une sorte de devise. Ainsi page 109, il avait formulé le même principe : « To understand just one life, you have to swallow the world. […] all these made me, […]. » Formulation quasi identique à celle de la page 383, signe de sa détermination à faire admettre au lecteur l’alchimie singulière de son identité.
107De façon indirecte mais tout aussi efficace, il distille la même idée en transposant le champ lexical au domaine culinaire. En effet, les références constantes à la cuisine indienne, aux chutneys, à leurs ingrédients mais aussi aux pickles puis aux cocktails (« djins and tonics ») que son père biologique anglais avait l’habitude de siroter tous les soirs à la même heure et dont le père « d’adoption » indien de Saleem Sinai a gardé l’habitude, comme dans un rite, participent de la même volonté. Quelle que soit la métaphore choisie, il revient à la même obsession de départ qui est celle du mélange.
108Dans l’ombre de la double question du narrateur concernant son identité, « Who What am I ? », se profile la référence intertextuelle à Kim de Kipling, qu’il est d’ores et déjà possible de situer dans le bagage culturel du narrateur, dans sa variété constitutive. Si, pour Kim, la question de l’identité se pose toujours en termes binaires : d’un point de vue culturel, un individu est occidental ou oriental, mais pas les deux à la fois ou en même temps ; pour Saleem Sinai, les choses sont peut-être en apparence confuses mais il s’est débarrassé du fardeau d’avoir à choisir.
109Ce qui importe, est la juxtaposition des éléments fondamentaux de sa personnalité. Les amalgames du type « everyone everything », « the sum total », « all I have been seen done » ou encore « who what am I ? » sont le ciment de son identité, et en même temps sa marque de fabrique, la manière dont est façonnée son identité, par strates, par accumulation d’influences et d’événements. « What you were is forever who you are. » (p. 368) est une autre version de « No Escape ». L’Histoire ne laisse aucune chance à l’individu d’être autre chose que ce qu’elle a voulu qu’il soit. « No Escape », signifie l’impossibilité de gommer les traces laissées par l’ensemble des événements historiques dont la rencontre est-ouest fait bien évidemment partie. C’est à partir de cette constatation, qu’il faut intérioriser, que le narrateur va bâtir sa version de l’Histoire. Sans cette mise au point préalable, le sens de l’Histoire lui échappe. Si l’on se tourne vers d’autres sciences telle que la biologie, nous nous rendons compte que ce qu’exprime Saleem Sinai n’est autre que la loi de la vie. Voyons ce que révèle le biologiste Henri Laborit à ce sujet :
Cette conscience du déterminisme biologique nous paraît indispensable, car les choses se contentent d’être, elles ne sont ni vraies ni fausses, ni justes ni injustes, ni bonnes ni mauvaises, ni laides ni belles, en dehors des conditionnements du système nerveux humain qui les fait trouver telles. Les choses sont. Selon l’expérience que nous en avons, qui varie avec notre classe sociale, notre hérédité génétique, notre mémoire sémantique et personnelle, nous les classons hiérarchiquement dans une échelle de valeurs qui n’est que l’expression de nos déterminismes innombrables. (L’Homme imaginant, p. 16)
110C’est avec ce bagage de déterminismes personnels que Saleem Sinai entreprend une révision personnelle de l’Histoire. Et ce bagage de déterminismes est défini par son hétérogénéité.
111L’hétérogénéité constitue sa biologie. Sa biologie n’est autre que l’hétérogénéité. Elle soude la personnalité de l’individu. L’identité par l’hétérogénéité est la loi à laquelle personne n’échappe, et la « morale » du roman consiste à avoir l’honnêteté de le reconnaître. Reste que Saleem Sinai est doté d’un destin unique grâce à cette double coïncidence d’être né d’un père anglais et d’une mère indienne et d’être né en Inde à minuit pile. Sa biologie singulière le démarque des autres enfants de minuit qui ont moins de chance de réussir la mise en perspective de l’Histoire puisqu’ils sont privés du double héritage. Le réseau d’influences, d’événements que constitue la personnalité de Saleem Sinai, est un leitmotiv de Midnight’s Children, comme si le narrateur se méfiait de la capacité de mémoire du lecteur, comme s’il se faisait un devoir de lui rappeler qui il était et, au fond, qui nous sommes tous :
[…] just as consciousness, the awareness of oneself as a homogeneous entity in time, a blend of past and present, is the glue of personality, holding together our then and our now. (p. 351)
112Dans cet extrait, la question de l’identité personnelle a pris une dimension universelle, et Saleem Sinai ne s’arrête pas au seul rôle de la macro histoire. La micro histoire, celle de la famille, a aussi sa part de responsabilité, ce que le narrateur souligne amèrement dans les citations suivantes comme pour confirmer sa théorie du « No Escape » :
[…] children are the vessels into which adults pour their poison […]. (p. 256)
[…] there is no magic on earth strong enough to wipe out the legacies of one’s parents. (p. 402)
113Au fond, Saleem Sinai fonctionne comme une encyclopédie. Il est une encyclopédie vivante, à lui seul un monde de références, un réseau d’influences qui lui confèrent le pouvoir d’écrire son autobiographie et sa biographie de l’Inde puis d’essayer de saisir et de donner un sens aux événements. Le narrateur est indien, anglais mais aussi musulman et hindou, sa nourrice est chrétienne, ses références culturelles sont mondiales. Cela constitue une somme considérable d’héritages qu’il revendique à chaque fois que l’occasion se présente parce qu’ils justifient son identité et sa vision du monde.
(Note that, despite my Muslim background, I’m enough of a Bombayite to be well up in Hindu stories, and I’m very fond of the image of trunk-nosed, flap-eared Ganesh solemnly taking dictation !) (p. 149-150)
114Par cette phrase entre parenthèses, il s’adresse directement au narrataire (« Note that ») comme s’il susurrait à l’oreille de son allocutaire une information secrète, de la plus haute importance. Les parenthèses n’ont l’air de rien au premier abord. En général, elles ont une fonction accessoire, et l’information qu’elles insèrent, pourrait fonctionner comme une note en bas de page. Or, cette phrase fait partie intégrante du texte, et n’interrompt pas la construction syntaxique. La phrase entre parenthèses est une phrase à part entière. Elle est une façon, pour Saleem Sinai, de dévoiler sa technique narrative. Par ce biais, il renforce sa position d’interprète des événements et s’assure que tout le monde l’a bien comprise. Malgré l’utilisation inhabituelle des parenthèses, cette portion de phrase est saillante, et le contenu n’a rien d’une information secondaire. Elle est au contraire une preuve de l’autorité du narrateur en matière de connaissances du monde et de l’usage qu’il fait de ses connaissances. Grâce à cet effet spécial, il montre que son point vue est multiple, qu’il est capable d’appréhender l’Histoire à la fois du point de vue musulman et du point de vue hindou. Son savoir et son érudition sont transculturels. Les parenthèses deviennent alors le locus de son interprétation du monde marquée par le caractère hybride de son expérience culturelle.
115L’alchimie singulière de Saleem Sinai l’autorise à présenter sa vision personnelle de la colonisation et de ses conséquences, de dévoiler d’autres possibilités énonciatives, une autre lecture de l’histoire de l’empire et une autre perspective de la vie d’un personnage de sang mêlé car, comme il le dit, toujours entre parenthèses, toujours en faisant semblant de chuchoter une révélation de la plus haute importance, « (there are as many versions of India as Indians ; […]) » (p. 269). Multiplier les points de vue semble être la règle de Midnight’s Children. La technique se veut différente de celle en vigueur dans les romans anglo-indiens où presque immanquablement le seul point de vue britannique domine et prime. Nous sommes loin aussi du traditionnel personnage métis de la fiction anglo-indienne, tel que nous l’avons saisi dans la première partie de ce chapitre, ce personnage sclérosé, plaintif, pathétique à qui la parole est rarement donnée, dont la seule pensée est celle d’imiter l’Anglais et ses manières. Dans ce schéma, il n’a aucune vision globale des événements ni du monde qui l’entoure. N’ayant aucun sens de l’Histoire, il est un personnage passif, manipulé par la tradition anglo-indienne. Le défi de Midnight’s Children réside dans l’articulation de cette identité hybride, transculturelle via la question de la résistance au canon occidental. Le personnage métis de Midnight’s Children n’est plus ce personnage, témoin impuissant de son histoire, endoctriné par les écrivains anglo-indiens. Il n’est plus l’esclave de leur dictature. Il n’est plus non plus une essence. Il est à la fois jugeant et jugé. On pourrait avancer l’idée que Saleem Sinai est né deux fois : naissance biologique et naissance historique. Cependant ces facteurs cumulatifs, ces séries d’épreuves, ce millefeuille de mémoire et d’expériences ne serviraient pas à grand-chose s’il n’était pas transmis d’une manière ou d’une autre, et dans le cas de ce roman, du plus de manières possibles.
Transmission et connexion
my connection-to-history
Salman Rushdie, Midnight’s Children, p. 422.
116Cette portion de phrase résume la position du narrateur, et prédispose le lecteur à suivre le cheminement de sa pensée, à savoir sa place dans le monde et sa conception du passé. Il va droit au but, par une surproduction de sens dont la typographie est complice. Ainsi, les traits d’union sont autant des signes d’association que des menottes. Par ailleurs, le rôle de la transmission et des moyens de transmission est un autre leitmotiv de Midnight’s Children. Bien entendu, pour le narrateur, le simple fait de consigner, par écrit, les faits de sa vie est la manifestation d’une volonté de transmettre son récit. À cette dernière, se superpose la volonté d’avoir un témoin quotidien de son écriture. Saleem Sinai est le conteur écrivain accompagné de Padma, témoin de la mise en écriture de son passé, de ses efforts de mémoire. Il indique d’ailleurs clairement sa position de conteur, parmi d’autres, en se comparant à l’écrivain de l’une des deux grandes épopées indiennes, piliers de la tradition du sous-continent, comme s’il revendiquait sa place dans la chaîne des conteurs et voulait confirmer le lien biologique entre la tradition et son peuple. Lorsque Padma le quitte momentanément, le sens de son écriture semble lui échapper, et il tient à éterniser, par l’écriture, son état d’âme à ce moment précis, comme s’il voulait signifier qu’un conteur sans un destinataire pour écouter et réagir, comme l’a fait Padma jusque-là, n’avait plus de raison d’être.
A balance has been upset ; I feel cracks widening down the length of my body ; because suddenly I am alone, without my necessary ear, […]. When Valmiki, the author of the Ramayana, dictated his masterpiece to elephant-headed Ganesh, did the god walk out on him halfway ? He certainly did not. (p. 149)
117Il s’agit bien ici de l’aspect fondamental de la transmission, de l’obligation de donner un sens à une narration, symbole de la généalogie d’une culture. Shashi Tharoor, un autre écrivain indien de langue anglaise, utilise le même procédé de transmission dans The Great Indian Novel. Dans ce roman, le narrateur a refondu les épisodes et les personnages du Mahabharata, la deuxième grande épopée indienne, puis les a transposés au xxe siècle, rendant compte ainsi de sa propre vision de l’Histoire. La technique narrative de Ved Vyas est similaire à celle de Saleem Sinai, dans la mesure où il jouit aussi de la présence d’un témoin de son écriture. La différence avec Midnight’s Children réside dans le fait que Ved Vyas dicte son histoire à son scribe Ganapathi, alors que Padma assiste le narrateur mais n’écrit pas.
118Il faut rappeler aussi que Saleem Sinai a des dons particuliers en ce qui concerne les domaines de la connexion et de la transmission. Il a des pouvoirs visionnaires et télépathiques, et est par conséquent, biologiquement parlant, plus apte que quiconque à affronter et à confronter l’Histoire : Saleem Sinai a de très grandes oreilles et un très long nez.
Saleem’s nose […] could smell stranger things than horse-dung. The perfumes of emotions and ideas, the odour of how-things-were : all these were and are nosed out by me with ease. When the Constitution was altered to give the Prime Minister well-nigh-absolute powers, I smelled the ghosts of ancient empires in the air. in that city which was littered with the phantoms of Slave Kings and Mughals, of Aurangzeb the merciless and the last, pink conquerors, I inhaled once again the sharp aroma of despotism. It smelled like burning oil rags. (p. 424)
119Le ton du roman est donné par ce résumé des pouvoirs du narrateur qui, semble t-il, a l’intention d’en découdre avec les participants qui ont fait de l’Inde ce qu’elle est au moment de la rédaction de son autobiographie. L’écriture de Midnight’s Children va consister à mettre en correspondance tous les éléments susceptibles de rendre compte du présent. L’écriture, ici, sert de moyen de transmission aux modes de transmission qui ont fait du narrateur ce qu’il est, et qui lui permettent de soumettre sa perception des faits. Tout est affaire de réseau et de connexion. Tout doit être relié par l’écriture pour décrire un monde désagrégé par la Partition, un monde en pièces détachées dont Saleem Sinai fait un résumé :
Midnight has many children ; the offspring of Independence were not all human. Violence, corruption, poverty, generals, chaos, greed and pepperpots… (p. 291)
120La narration va explorer les différents mécanismes de connexion et de transmission aboutissant à ce désordre, et nous verrons que, de façon tout a fait paradoxale, la connexion a l’effet pervers de dissocier au lieu de rapprocher. Souvenons-nous de « everywhichthing », ce mot agglutiné, réceptacle des influences hybrides, la biologie du narrateur et de son récit, le leitmotiv qui parcourt le roman à travers un éventail de procédés. Tout est prétexte à connexion. L’écho de ce mot retentit dans la structure même du récit. Ici, les mots sont collés les uns aux autres mais ailleurs, les traits d’union s’imposent et sont peut-être l’élément graphique le plus révélateur du fonctionnement de l’ensemble. Si l’on en croit Saleem Sinai, ils sont l’ossature même de son autobiographie.
How, and in what terms, may the career of a single individual be said to impinge on the fate of a nation ? I must answer in adverbs and hyphens : I was linked to history both literally and metaphorically, both actively and passively, in what our (admirably modern) scientists might term « modes of connection » composed of dualistically-combined configurations of the two pairs of opposed adverbs given above. This is why hyphens are necessary : actively-literally, passively-metaphorically, actively-metaphorically and passively-literally, I was inextricably entwined in my world. (p. 238)
121S’il me fallait extraire une seule phrase de Midnight’s Children pour en faire un résumé, c’est sans doute celle-là que je sélectionnerais comme la clé du roman et du fonctionnement de son narrateur. A contrario, la fréquence des mots agglutinés ou l’absence de traits d’union fait partie du même schéma de connexion (« Godknowswhatelse » p. 65, « pepperpots » p. 291, « blackasnight » p. 400, etc.) ainsi d’ailleurs qu’un long paragraphe sans virgules (p. 207-208). À partir de là, s’ouvre le monde tel que Saleem Sinai le perçoit, le comprend et le transmet à son tour en se connectant au lecteur. À ce même lecteur ensuite, d’établir lui-même les connections et de dégager le message véhiculé par la technique narrative. Parmi les systèmes connectifs les plus fréquemment interrogés, citons les livres d’Histoire (p. 417) ; les magazines : Illustrated Weekly (p. 111) ; Les références littéraires directes et indirectes : George Orwell (p. 117), E. M. Forster (p. 23), Shakespeare (p. 298), Rudyard Kipling (p. 138), Cyrano (p. 185), Rabindranath Tagore (p. 197), Lénine (p. 19), Les Contes des Mille et Une Nuits (p. 153) ; le cinéma (p. 198) : Cobra Woman, Vera Cruz (p. 229) ; les institutions : la M. C. C. (Midnight Children’s Conference) (p. 207) ; The Anglo-Scottish Education Society (p. 163), The United Nations (p. 343) ; les personnages historiques ; les personnages de la mythologie comme passeurs de messages ; l’Histoire, partout et toujours ; les revendications linguistiques à travers les défilés des manifestants auxquels il faut ajouter, bien sûr, le réseau relationnel de son proche milieu familial et amical. Et puis, il y a les radios par le relais du transistor familial (p. 167) : All-India Radio (p. 166), Voice of Pakistan (p. 340), la BBC (p. 340) ; les journaux : Times of India (p. 109), Times of India (Bombay edition) (p. 119), Dawn (p. 334). Ces procédés de tissage de l’Histoire serviraient à peu de chose s’ils n’étaient pas aussi liés entre eux. Car ce qui est crucial est leur interdépendance dans la fabrique de l’Histoire. Dans le cas particulier de la presse et de la radio, pour ne prendre que ces deux exemples, l’utilisation de l’information, par les différents media, est évocatrice de la propagande en vigueur à l’époque. Par sa technique narrative singulière, le narrateur nous fait apprécier la multiplicité des points de vue en même temps qu’il nous montre le revers de la médaille, à savoir la manipulation médiatique des événements et la responsabilité de leurs auteurs prêt à plier la vérité au gré de leurs intérêts. C’est ce qu’on appelle l’intox de l’info.
Divorce between news and reality : newspapers quoted foreign economists – PAKISTAN A MODEL FOR EMERGING NATIONS – while peasants (unreported) cursed the so-called « green revolution », claiming that most of the newly-drilled water-wells had been useless, poisoned, and in the wrong places anyway ; while editorials praised the probity of the nation’s leadership, rumours, thick as flies, mentioned Swiss bank accounts and the new American motor-cars of the President’s son.
In the cities, mirages and lies ; […] (p. 334)
122La litanie des accusations s’étend sur des pages comme si, par ces listes interminables, le narrateur voulait nous faire prendre conscience de l’ampleur du phénomène. L’ensemble des médias est complice de la désinformation, coupables et responsables, au même titre que les preneurs de mauvaises décisions, coupables d’exacerber les haines et de fomenter la violence, d’où le commentaire de Saleem Sinai « Nothing was real ; nothing certain. » (p. 340). Qui plus est, les voix des principaux intéressés, en l’occurrence les représentants du monde rural, sont éteintes ou ne sont dignes d’aucune attention : le subalterne n’a pas voix au chapitre. Plus rien n’a de sens lorsqu’il manque des éléments d’informations ou que ces derniers sont contradictoires. Ainsi la guerre indopakistanaise de 1965 est relayée en ces termes :
[…] Voice of Pakistan announced the destruction of more aircraft than India ever possessed ; in eight days, All-India Radio massacred the Pakistan Army down, and considerably beyond, the last man. (p. 339)
123Tout se passe comme si chaque média, ici il s’agit de la radio, était engagé dans une course rhétorique, une course à l’hyperbole et au mensonge, et la guerre rapportée, se situe ainsi autant sur le terrain que dans les moyens de communication censés présenter les faits tels qu’ils ont réellement eu lieu. La technique narrative rend compte de l’imbroglio médiatique et d’un narrateur confus et dupé pris dans la nasse des échos discordants :
Was it true that the city was virtually defenceless, because the Pak Army and Air Force were all in the Kashmir sector ? Voice of Pakistan said : […]. All-India Radio announced […]. While the BBC picked up the AIR story, […] Voice of Pakistan announced. But in India, […] the radio claimed, […] Who to believe ? On the night of September 22nd, air-raids took place over every Pakistani city. (Although All-India Radio.) (p. 339-340)
124Le relais est clairement établi ici à travers la succession de verbes (said, announced, picked up, announced, claimed) comme dans une course où les coureurs se passeraient le témoin sans vérifier de quel matériau il est fait. L’authenticité de l’information est sapée à la base par la circulation de la rumeur. Son passage d’un média à l’autre la renforce et lui procure une valeur définitive. La seule vérité existante est donc construite autour et est constituée de cette accumulation de répétitions, sans aucune remise en question de fond, sans vérification préalable. Ce phénomène de répétition fait penser aux récits sur la révolte des cipayes, à la façon dont les soi-disant massacres d’Européens et surtout d’Européennes (viols, tortures, mutilations) par les mutins furent propagés non seulement en Inde mais d’un continent à l’autre par la presse puis par la fiction anglo-indienne. Rares sont les romans dénués d’un Indien dangereux et d’une référence ou d’un épisode sur la « mutinerie » puisque telle fut l’appellation pour ce soulèvement qualifié aujourd’hui de mouvement pour l’indépendance. Rares aussi sont les contre discours. Jenny Sharpe, dans un article, « The Unspeakable Limits of Rape », consacré au viol durant la révolte des cipayes, revient sur le pouvoir de la rumeur.
As the mystery that imagination will reveal from behind the veil of ignorance, rumor has already been declared a truth. […] The general tenor of the editorials and letters, however, exhibits a desire to transform rumor and hearsay into fact and information. (Colonial Discourse and Post-Colonial Theory, p. 229)
125La rumeur constitue un pouvoir à elle seule, comme l’indiquent ce commentaire sur la révolte des cipayes et la citation de Saleem Sinai. Les différents verbes que le narrateur de Midnight’s Children utilise pour évoquer la propagation des informations correspondent à la variété des sources de la rumeur. Puis viennent la lassitude et un sentiment d’impuissance dans la dernière portion de phrase, entre parenthèses, face à ce réseau tentaculaire qu’il est impossible de contenir. Fatigué des mensonges, il ne prend plus la peine de finir sa phrase ni de nous dire ce que All-India Radio va encore révéler. Comme si la vérité était sans espoir d’être atteinte tant que les médias, participants à la fabrique de l’Histoire, puis à celle de l’opinion, seront à la merci des pressions politiques. Comme cela se produit souvent dans le récit du Mahabharata, le narrateur abandonne le fil de son histoire pour ouvrir des parenthèses d’ordre plus général. Ainsi, par une technique de digression typique de l’épopée, Saleem Sinai s’écarte à son tour de son sujet et donne une dimension philosophique à ce que lui inspirent les événements de l’après indépendance.
« What is the truth ? » I waxed rhetorical, « What is sanity ? Did Jesus rise up from the grave ? Do Hindus not accept – Padma – that the world is a kind of dream ; that Brahma dreamed, is dreaming the universe ; that we only see dimly through that dream-web, which is Maya. » Maya, I adopted a haughty, lecturing tone, « may be defined as all that is illusory ; as trickery, artifice and deceit ». (p. 211)
126Ici la folie vient s’ajouter au mensonge et au constat fataliste que ses espoirs de modifier le cours de l’Histoire sont vains tant que les agents ne proposent pas une version juste des faits.
127Tout participe de la volonté, de la part du personnage hybride, de dénoncer la Partition et ses conséquences, et par-delà la politique coloniale puis celle des leaders indiens, manipulés par les Methwold et compagnie, responsables du chaos, par son contraire c’est-à-dire par une technique visant à relier, par l’écriture, ce qui fut défait et disloqué. L’écriture transcoloniale, dans ce cas précis, fonctionne comme un substitut. Elle tente de donner un sens à ce qui n’en n’a plus, de démêler l’écheveau des causes du chaos. Le personnage hybride, avec ses dons visionnaires et sa capacité à analyser à la fois le passé et le présent, et à prévoir l’avenir, est le personnage idéal, non pas tant pour trouver des solutions que pour soulever des questions et explorer la variété des points de vue. En ce sens, la portée idéologique de son écriture ne fait aucun doute, par laquelle il affirme que la communication constitue l’instrument de tout régime démocratique.
I should explain that as my mental facility increased, I found that it was possible not only to pick up the children’s transmissions ; not only to broadcast my own messages ; but also […] to act as a sort of national network, so that by opening my transformed mind to all children I could turn it into a kind of forum in which they could talk to one another, through me. (p. 227)
128Le forum de discussion est la solution prônée, sans doute pour résoudre les conflits, à condition toutefois de posséder dès le départ les faits réels. La communication et la transmission, encore une fois principes de base de la démocratie, ont donc cet effet paradoxal d’exposer la multiplicité des points de vue et d’autoriser en même temps toutes les dérives dont la manipulation des faits. Midnight’s Children, au fond, n’est pas tant un récit de plus sur l’indépendance de l’Inde, qu’une discussion sur le langage, ses contradictions ou plutôt son appropriation, les manigances qui en résultent et finalement la difficulté ou l’impossibilité de sortir de cette aporie. Saleem Sinai reconstitue la façon dont les faits ont été relatés pendant sa jeunesse en exhibant le processus d’intoxication médiatique ; ce que la presse ou les radios ont présenté à l’époque n’est pas tant l’Histoire qu’une négation de l’Histoire. Nier les faits tels qu’ils se sont déroulés, les retranscrire pour des motivations autres que celles de la vérité, est une technique qui revient véritablement à nier l’Histoire. Le narrateur de Midnight’s Children s’est donné pour mission, semble t-il, de dénoncer et de démonter les mécanismes de production idéologique. En vain pour son compte personnel.
[…] the modes of connections themselves inspired in me a blind, lunging fury. Why me ? Why, owing to accidents of birth prophecy etcetera, must I be responsible for language riots and after-Nehru-who, for pepperpot-revolutions and bombs which annihilated my family ? Why should I, Saleem Snotnose, Sniffer, Mapface, Piece-of-the-Moon, accept the blame for what-was-not-done by Pakistani troops in Dacca ?… Why, alone of all the more-than-five-hundred-million, should I have to bear the burden of history ? (p. 382)
129Cet enfant de l’Histoire, enfant hybride, rappelons-le, constate à nouveau l’inévitable accumulation du passé et l’impossibilité de sortir indemne d’un monde irrespirable parce que saturé d’une Histoire marquée par la répétition, de Aurangzeb à Indira Gandhi en passant par les « pink conquerors ». Les espoirs des enfants de minuit, fondés sur une re-naissance de l’Inde, sont anéantis par la répétition. « No Escape ».
130Le bilan sur l’identité du personnage focal, les connexions que ce dernier établit dans la fabrique de l’Histoire et la transmission de ce bilan, doit se terminer par la conservation ou la préservation de ce fardeau historique, peut-être pour éviter de nouvelles répétitions, mais sans doute pour donner d’autres leçons d’Histoire.
Mémoire, conservation, préservation
[…] my chutneys and kasaundies are, after all, connected to my nocturnal scribblings – by day amonsgt the pickle-vats, by night within these sheets, I spend my time at the great work of preserving. Memory, as well as fruit, is being saved from the corruption of the clocks.
Salman Rushdie, Midnight’s Children, p. 38.
131Le narrateur de Midnight’s Children a créé du sens à partir de sa perception singulière de l’Histoire de l’Inde, de 1947 à la fin des années dix neuf cent soixante-dix, et c’est par la transmission des événements, tels qu’il les a perçus, que Saleem Sinai entend faire un effort de mémoire et préserver l’Histoire. Son travail est un rappel partiel de ses souvenirs, ceux de l’enfance et du jeune adulte, puisqu’il continue à écrire jusqu’à à peu près l’âge de trente ans. On pourrait dire qu’il a deux rôles : celui de chroniqueur du passé et celui de journaliste, messager des événements présents. Ces deux derniers faits rajoutent du sens à son statut hybride. Il n’est pas seulement hybride par sa biologie, il l’est aussi dans son double rôle de chroniqueur et de journaliste.
132Il a choisi un genre précis, l’autobiographie, lui permettant de donner plus de valeur ou de poids à son récit puisqu’il est témoin direct et parfois acteur involontaire de la renaissance de l’Inde. Cela dit, le fait de participer à la marche de l’Histoire, d’en être témoin et acteur, puis de passer à l’acte d’écriture, en rappelant ses souvenirs et en consignant son présent dans une autobiographie n’est jamais un acte gratuit, ni aisé : la caractéristique de la mémoire est d’être peu fiable. L’effort déployé, aussi intense qu’il soit, n’est pas un gage de fiabilité, et Histoire ne fait pas forcémément bon ménage avec mémoire. Écoutons Derek Walcott, cité par Lawrence Scott : « History is fiction, subject to a fitful muse, memory. » Exercice difficile donc que de vouloir retranscrire ses souvenirs. Saleem Sinai nous soumet cette réflexion, de façon indirecte, lorsqu’à mi-chemin de son récit, il entreprend de faire une mise au point sur la portée de son acte d’écriture.
[…] errors are possible, and overstatements, and jarring alterations in tone ; […] I remain conscious that errors have already been made and that […] the risk of unreliability grows… in this condition, I am learning to use Padma’s muscles as my guides. When she is bored, I can detect in her fibres the ripples of uninterest ; […] The dance of her musculature helps to keep me on the rails ; because in autobiography, as in all literature, what actually happened is less important than what the author can manage to persuade his audience to believe. (p. 270-271)
133Cette pause, effectuée par l’auteur de l’autobiographie dans le cours de son récit, fonctionne comme un avertissement au lecteur, comme s’il prenait le devant d’éventuelles critiques, afin d’éviter les reproches ou les attaques dont tout écrivain susceptible de bousculer l’ordre établi est victime. Cette mise en garde contre la vérité absolue aurait pu figurer dès la première page puisque, selon lui, tout acte d’écriture, tout acte littéraire contient sa part subjective. Sa parenthèse prouve que tout écrit est, d’une part une décision personnelle et d’autre part, il prend la pleine conscience et l’entière responsabilité de ses mots. Et en effet, il ne s’agit pas de transcrire les faits de telle ou telle période historique et les paroles de tel ou tel personnage, mais bien de proposer sa propre vision de l’Histoire, de mettre en relation ce qui a été ou ce qui est dit et sa propre version des faits. Mais Saleem Sinai exprime la difficulté supplémentaire d’articuler les faits et son propre point de vue. À partir du moment où l’enjeu du narrateur est de relater des faits, la tension entre vérité et mensonge est à son comble. Comment sortir de la contradiction entre rapporter les faits et les formuler sans retirer en même temps la part d’honnêteté essentielle à l’activité de l’historien ?
I fell victim to the temptation of every autobiographer, to the illusion that since the past exists only in one’s memories and the words which strives vainly to encapsulate them, it is possible to create past events simply by saying they occurred. (p. 443)
134L’acte de mémoire et la mise en récit de cette mémoire, dans ce sens, servent de contre-pouvoir comme si Saleem Sinai entendait effectuer un rééquilibrage des données historiques. Entre le mensonge éhonté des médias et le tout relatif mensonge de la fiction, comparé au précédent, Saleem Sinai a définitivement choisi la deuxième solution ou du moins il a choisi une solution hybride entre mythe et réalité qui a le mérite d’approcher au plus près la vérité. L’honnêteté historique dans Midnight’s Children consiste à révéler le mode d’emploi. Mais personne n’est mieux placé que Salman Rushdie pour faire partager la difficulté à maintenir l’équilibre entre ce qui est ni tout à fait vrai ni tout à fait faux. Les critiques dont il a été victime après la publication de Midnight’s Children concernant la véracité des faits relatés ou plutôt leur non véracité (erreurs chronologiques, mauvaises personnes au mauvais endroit, erreurs de lignes de trains etc.) l’ont obligé à faire des mises au point une dizaine d’années plus tard, de se justifier auprès de ses détracteurs comme s’il avait commis un crime de lèse-majesté. Voici ce qu’il dit dans un chapitre intitulé « Errata » : or, Unreliable Narration in Midnight’s Children, extrait de son recueil d’essais critiques Imaginary Homelands :
History is always ambiguous. Facts are hard to establish, and capable of being given many meanings. Reality is built on our prejudices, misconceptions and ignorance as well as on our perceptiveness and knowledge. The reading of Saleem’s unreliable narration might be, I believe, a useful analogy for the way in which we all, every day, attempt to « read » the world. (p. 25)
135Il est clair, après cette déclaration, que la fiabilité de Saleem Sinai n’est plus à remettre en question. Elle est la clé du roman. La compréhension de ce dernier passe par et repose sur le paradoxe de cette narration qui devient fiable parce qu’elle avoue ne pas l’être. Le décalage entre la donnée historique et la construction de cette dernière par le narrateur-historien n’a pour autre but que d’alerter le lecteur sur la valeur d’un document censé révéler la vérité. Et puis, dès l’incipit du roman, le lecteur est averti de l’éventualité de quelques dérapages. Relisons la première ligne : « I was born in the city of Bombay. once upon a time. » (p. 9). Ce « once upon a time », la marque de l’irréalité, du conte ou de la fable nous invite à prendre toutes les précautions que ce genre de formules impose. Saleem Sinai redéfinit sa position par rapport au lecteur à au moins deux autres occasions et selon les mêmes termes « Once upon a time […] » (p. 213, 320). L’espace entre réalité et fiction, entre vérité et mensonge est ténu mais, à en croire Saleem Sinai, il est salutaire et sans doute nécessaire. Sa narrataire, Padma, assise à ses pieds, présence physique et témoin direct de son acte d’écriture, sert de cobaye, en quelque sorte, à sa technique narrative.
Padma : if you’re a little uncertain of my reliability, well, a little uncertainty is no bad thing. Cocksure men do terrible deeds. (p. 212)
136Me revient à la mémoire une phrase à laquelle je ne puis attribué un auteur spécifique, mais qui ressemble à quelque chose du type, « if you are not confused you don’t know what’s going on ». Elle me parait importante dans la mesure où elle me semble aller dans le sens de la prédisposition du narrateur Midnight’s Children. L’incertitude et le doute perçus comme critères d’honnêteté par rapport aux faits.
137Certains critiques, tel Timothy Brennan dans Salman Rushdie and the Third World, pensent que l’attitude de Saleem Sinai vis-à-vis des femmes dans Midnight’s Children et vis-à-vis de Padma en particulier est condescendante voire méprisante. Mais cette lecture du personnage de Padma n’est que partiellement vraie. En effet, il semble au contraire que Padma ait un rôle plus déterminant dans le sens où c’est grâce à elle qu’il peut ordonner sa mémoire. Elle le ramène sans cesse aux faits pour l’obliger à aller jusqu’au bout de son entreprise d’écriture.
But here is Padma at my elbow, bullying me back into the world of linear narrative, the universe of what-happened-next […]. (p. 38)
Bowing to the ineluctable Padma-pressures of what-happened-nextism […]. (p. 39)
138Sa présence fonctionne comme un compromis entre la méthode linéaire, traditionnelle du récit historique et la vision idiosyncrasique de Saleem Sinai consistant à commenter à la fois les faits décrits et sa propre dynamique esthétique. Dans un document dont les prétentions sont historiques, même s’il s’agit d’un roman, les faits sont inévitables. Il est impossible de raconter l’Histoire sans événements historiques. Padma effectue une sorte de rééquilibrage et devient ainsi coauteur de l’autobiographie du narrateur. Nous avons donc affaire à deux narrateurs : l’un rédige des faits et commente sa propre technique narrative, l’autre observe l’écriture du premier et la commente. Tout se passe comme si la fiabilité des événements était soumise à un double test, comme si les deux narrateurs, d’un commun accord, faisaient office de détecteurs de mensonges (ou de vérités). En l’incitant en permanence à revenir aux faits, Padma oblige Saleem Sinai à réévaluer ses déclarations, à les interroger à nouveau, donc à faire d’autres commentaires, à établir d’autres connexions. C’est pourquoi la présence de Padma est primordiale : « my necessary ear » (p. 149). En dernière instance, c’est peut-être Padma qui porte la structure du roman et lui donne toute sa dimension.
139Salman Rushdie n’est pas le seul auteur à soulever la question de la fiabilité de la mémoire. D’autres l’ont fait avant et après lui, et ont exprimé le désir de justifier leur démarche, leur façon de « lire le monde » pour reprendre Rushdie. Tous se sont trouvés confrontés au problème de l’exactitude des faits reportés au moment de l’écriture de leur récit autobiographique. Ainsi, l’avertissement au lecteur de François Maspero dans son roman Le Sourire du chat est révélateur de cette question cruciale. L’auteur fait la mise au point suivante :
Ce qui suit est sous-titré roman parce que, tout ce qui y est relaté étant à peu près imaginaire et rien ne l’étant pourtant tout à fait, la seule chose sûre est qu’il ne s’agit en aucun cas d’une autobiographie.
Mais peut-être est-ce justement par le biais de l’imagination – et par ce biais seul – que le personnage a pu […] approcher une réalité qu’il vécut comme sienne. Rien n’est plus déroutant que le souvenir. En fixer les miroitements et les ombres fragiles dans la gangue d’un récit qui se présenterait comme authentique, ce serait en casser définitivement des milliers de facettes pour n’en retenir qu’une définitivement prisonnière, prise au piège des mots sous prétexte de la réduire à la vérité. Or au jeu de la vérité, le souvenir, fût-il secouru par l’Histoire, est toujours perdant. (p. 9)
140Il est difficile de ne pas faire un rapprochement entre les points de vue de Saleem Sinai et de François Maspero, et encore plus de résister à l’envie de reproduire cette magnifique portion de texte. Alors que pour beaucoup, fiction et réalité sont deux entités inconciliables, les deux narrateurs cités se servent de la fiction comme tremplin pour donner ou redonner un sens à l’Histoire. Un autre écrivain, Jacki Lyden, tient également à préciser sa position vis-à-vis de sa propre histoire et des lecteurs. C’est sur la page du copyright de son autobiographie Daughter of the Queen of Sheba, qu’elle précise son intention :
[…] in the end the memories are mine, colored or pitted, perfect or imperfect, as best as I could recollect. It is the past as only I see it.
141Puis à la fin du volume, dans une partie séparée, réservée à une interview, l’auteur revient sur l’effet recherché lors de l’écriture d’une autobiographie.
What a memoir should achieve I believe, is a sense of the contemplation of life, of meaning, […]. Meaning is what digests the memoir. […] we must have digested the experience, not merely confessed it. (p. 6, 8)
142La recherche de sens est précisément ce qui donne un sens à une autobiographie, car elle oblige la mise en perspective du fait historique personnel ou collectif. Les souvenirs doivent être digérés ou doivent décanter pour prendre une autre image de sorte que leur sens devienne la responsabilité seule du narrateur. Ordonner les souvenirs de façon à donner un sens à l’Histoire est bien évidemment l’objectif premier de Saleem Sinai. La forme hybride de son récit, mi-roman, mi-autobiographie, cette ligne précaire entre fiction et réalité est précisément ce qui donne sa dimension à l’Histoire telle qu’il la conçoit. Les faits n’ont pas besoin d’être le reflet d’une vérité absolue (si tant est que cela existe), car l’important est l’articulation des souvenirs et de la réalité, leur agencement par rapport à la réalité pour créer un nouvel éclairage, « as only I see it », pour citer à nouveau Jacki Lyden.
143Nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la transmission des « informations » dans Midnight’s Children, a provoqué plus de mal que de bien dans ce qu’elle a eu de discordant et de mensonger. Il est intéressant de noter, à ce stade, que ce qui est valable pour sa propre écriture l’est aussi pour celle des autres. Si par « all literature » (Midnight’s children, citation des p. 270-271), le lecteur entend tout écrit, fictionnel ou non, les gros titres des journaux évoquant telle ou telle action de tel ou tel pays ou de tel parti politique, comme nous l’avons vu plus haut, ces gros titres opèrent de la même manière, et sont plus motivés par l’effet produit que par le rendu objectif de la conjoncture. Bien sûr, le but et les conséquences sont loin d’être identiques. Alors que pour Saleem Sinai, il s’agit de rétablir un certain équilibre ; pour les journaux, en revanche, il s’agit de semer le doute, la suspicion et de fomenter de nouvelles guerres journalistiques qui elles-mêmes seront génératrices de nouvelles guerres de tranchées. Saleem Sinai nous enseigne la leçon de la méfiance concernant toute forme d’écrit. Comme le dit Israel Rosenfield, dans son essai sur la mémoire, « le souvenir d’événement dépend de la perspective selon laquelle nous l’envisageons » (L’invention de la mémoire, p. 93). C’est en confrontant les rapports de l’Histoire officielle ou institutionnelle, transmis par les médias, et la façon dont le narrateur a vécu et vit l’Histoire puis la manière dont il réagit à ces rapports que Saleem Sinai entend faire sa mise au point, et nous oblige à regarder l’envers de la médaille. Il dit ailleurs, dans le roman, qu’il y a « autant d’Indes qu’il y avait d’Indiens », ce qui signifie qu’avec cette déclaration, il s’autorise à proposer une nouvelle forme historique de l’Inde. Cela est, semble t-il, la tâche qu’il s’est assignée. Ecoutons à nouveau Israel Rosenfield :
L’intelligence humaine ne consiste pas uniquement à accumuler des connaissances, mais à remanier, à créer de nouvelles catégories et, par conséquent, à généraliser l’information sous des formes neuves et inattendues. (ibid., p. 205)
144Tout se passe comme si Saleem Sinai partait en croisade contre les pouvoirs de l’information afin de montrer que les vieilles formules qui ont circulé et présenté l’Inde au monde sous un aspect unique, ne sont plus tolérables, que si chacun voulait s’en donner la peine, comme il le fait lui-même, la signification des phénomènes historiques serait enrichie d’une dialectique, certes provocatrice mais certainement plus proche de la vérité. Il se fait intercesseur de l’histoire d’une époque et de l’histoire d’une conscience en créant un univers avec des lois personnelles et sous un éclairage unique.
145Au fond, il est possible que Midnight’s Children n’ait pour seul et unique projet que ce travail sur la mémoire, ce devoir de mémoire, pourrait-on dire. Le but serait de recommander aux générations futures d’éviter la répétition stérile de l’Histoire et le cercle vicieux dans lequel l’idéologie d’une époque donnée enferme les événements et leurs participants.
146C’est pourquoi la construction esthétique de son univers permet une réflexion sur la possibilité d’une saisie différente du monde, en rassemblant ses souvenirs et en interrogeant sans cesse la validité des faits tels qu’ils se présentent à nous. Saleem Sinai semble lancer un message à tous, à un auditoire anonyme comme s’il voulait nous impliquer, lecteur oriental et occidental, dans cet effort de reconstruction du passé qui comprend à la fois la restitution du non-dit et les corrections à effectuer dans ce qui fut et est dit. Malgré tout, le destinataire de son récit est précisément nommé. Il s’agit de son fils, Aadam Sinai, « I did it for him. » (p. 458), c’est-à-dire à la nouvelle génération d’Indiens, les enfants des enfants de minuit. Car la mémoire est aussi une affaire de famille dans Midnight’s Children.
And memory – my new, all-knowing memory, which encompasses most of the lives of mother father grandfather grandmother and everyone else […]. (p. 88)
147La personnalité de chacun, comme nous l’avons appris ou réappris avec Saleem Sinai, n’est pas autre chose qu’un millefeuille, épaissi au fil des années par des couches successives de souvenirs constitutifs de la mémoire. Dans cette citation, le lecteur retrouve l’obsession du narrateur concernant l’inévitabilité de l’accumulation et l’impossibilité d’échapper à son destin composé d’une multitude d’influences, de tous ces éléments disparates, hétérogènes mais essentiels pour comprendre toutes les histoires, la sienne, celle des autres et par-delà celle de son pays. L’Histoire coule dans ses veines au même titre que le sang de ses ancêtres dont on reconnaît l’influence sur Saleem Sinai et leur responsabilité dans l’état présent du narrateur. L’absence de ponctuation (ou son refus) de la deuxième partie de la phrase nous oblige à une lecture rapide comme s’il s’agissait de mieux nous faire comprendre l’impact de la généalogie. Son devoir consiste alors à transmettre, à son tour, cet aspect fondamental de la formation d’un individu. Les efforts à fournir sont considérables pour quiconque aspire à refaire l’Histoire en la présentant à sa manière, mais ils le sont davantage encore pour Saleem Sinai qui, comme nous l’avons vu, ressemble à un poupée disloquée, « buffeted by too much history » (p. 37).
148Le devoir de mémoire s’accompagne d’une réflexion sur la mort, une raison supplémentaire de poursuivre l’effort de se souvenir.
[…] my poor body […] has started coming apart at the seams. In short, I am literally disintegrating […] I ask you only to accept (as I have accepted) that I shall eventually crumble into (approximately) six hundred and thirty million particles of anonymous, and necessarily oblivious dust. This is why I have resolved to confide in paper, before I forget. (We are a nation of forgetters) (p. 37)
149La crainte de la mort est ici matérialisée par la crainte de l’oubli. Et si le trop plein d’Histoire le tue à petit feu, la perspective de laisser un vide historique derrière lui est inimaginable. L’anonymat, l’oubli, la poussière sont autant de signes évocateurs de la peur du vide. La fin de la citation est une flèche envoyée à son pays, aux leaders qui n’ont rien appris de l’Histoire coloniale, aux corrupteurs qui profitent du système, aux journalistes incompétents et au laisser-faire de tous les autres oublieux de leur propre passé. Toute la mécanique de l’Histoire est démontée par cette petite phrase entre parenthèses, et comme cela est souvent le cas, dans l’écriture de Saleem Sinai, les parenthèses ont pour objectif de souligner les faits importants. La répétition des erreurs puis les mensonges et les silences de lâcheté consécutifs sont dénoncés à travers cette phrase incisive. La famille Gandhi, à partir d’Indira, alors Premier Ministre, est l’une des cibles de Saleem Sinai. Elle et ses collaborateurs sont responsables de l’état de dilapidation du pays par l’instauration de réformes caractérisant le tristement célèbre État d’urgence qui a précipité le pays dans la détresse : emprisonnements intempestifs, « nettoyage » des bidonvilles de New Delhi ou les campagnes de stérilisation massive. La majorité des citoyens indiens refusent d’ouvrir les yeux, comme, parmi tant d’autres, l’un des oncles de Saleem Sinai :
Our country is in safe hands. Already Indiraji is making radical reforms – land reforms, tax structures, education, birth control – you can leave it to her and her sarkar. (p. 394)
150Le suffixe affectif – ji (comme on dit Gandhiji) est la preuve du manque de discernement de la population et de son aveuglement stérile. Le peuple a oublié, et Indira Gandhi est élue une deuxième fois.
Today, perhaps, we are already forgetting, sinking into the insidious clouds of amnesia ; but I remember, and will set down, how I – how she – how it happened that – no, I can’t say it, I must tell it in the proper order, until there is no option but to reveal. (p. 385)
151« No option but to reveal » fonctionne comme le mot d’ordre de la démarche du narrateur. Rien ne doit disparaître, tout doit au contraire être précieusement gardé et accumulé, et surtout révélé au grand jour. Il faut conserver les souvenirs afin d’éviter la répétition des mêmes erreurs mais aussi permettre à d’autres d’appréhender l’Histoire sous un angle différent de celui imposé par les instances officielles. L’écriture de Saleem Sinai est par conséquent à la fois point d’articulation et point de rupture. Le narrateur passe de « I » à « He » et vice-versa (p. 350) comme s’il se dédoublait, comme s’il lui était parfois nécessaire de sortir de lui-même pour se voir de l’extérieur, comme s’il voulait sortir du cadre, pour mieux saisir les subtilités et la finalité de son histoire et de l’Histoire. « Je » et « Il » lui permettent d’être à la fois présence et absence, à la fois dans l’histoire et hors de l’Histoire. Il traverse l’Histoire ou l’Histoire le traverse lorsqu’il dit « Je » puis lorsqu’il « Il », tout se passe comme si les événements arrivaient à quelqu’un d’autre. Cela lui permet d’observer l’événement historique sous toutes ses facettes et de dédoubler les points de vue. C’est une façon de réconcilier le subjectif et l’objectif dans le but de faire la part des choses, d’essayer d’approcher la vérité au plus près. Il est à la fois acteur et spectateur, par une technique narrative revendicatrice de cette position.
This is why hyphens are necessary : actively-literally, passively-metaphorically, actively-metaphorically and passively-literally, I was inextricably entwined with my world. (p. 258)
152Nous avons vu que Saleem Sinai avait pour but la réécriture de l’Histoire dont l’objectif idéal, à long terme, serait une nouvelle prise de conscience pour un avenir autre. La date de naissance du narrateur est le facteur clé du renouvellement, mais il faut ajouter ses dons particuliers de communication et de transmission dont il entend se servir dans un but précis : « I […] explained – with proper solemnity and humble but resolute gesture – my historic mission to rescue the nation from her fate. » (p. 394)
153Ce n’est qu’à la fin du roman que le narrateur s’exprime explicitement sur le long et délicat travail de mémoire, qu’il fournit le détail de sa lutte contre l’oubli. Pour cela, Saleem Sinai a recourt à une métaphore culinaire. En effet, le processus de conservation des souvenirs est expliqué à travers une fabrique de pickles et de chutney située à Bombay. C’est dans cet endroit que Saleem Sinai entreprend l’écriture de son autobiographie et de la biographie de l’Inde, dans l’objectif d’exposer sa propre vision du passé, qu’il résume en ces termes : « my special blend » (p. 459) L’acte de création, déclenché par le goût d’un chutney particulier, peut commencer.
[…] the taste of the chutney was more than just an echo of that long-ago taste – it was the old taste itself, the very same, with the power of bringing back the past as if it had never been away […] that impossible chutney of memory. (p. 456)
154Tout comme Marcel Proust a restauré le passé grâce un morceau de madeleine trempée dans du thé, Saleem Sinai fait le même type d’expérience avec le chutney de son enfance. Écoutons Proust :
Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. (Le Temps retrouvé, p. 179)
155La madeleine, plus exactement l’impression que cette dernière a laissée, explique encore Proust, possède une qualité « extra-temporelle » puisque l’événement est à la fois passé et présent. C’est à travers cette expérience singulière de chacun que l’on peut procéder à la création d’une vision singulière de l’Histoire. Aux confins du passé et du présent, Saleem Sinai préserve ses souvenirs.
156Midnight’s Children est bien plus qu’un roman sur l’histoire d’un personnage et sur l’histoire de l’Inde. Ce roman est en effet, avant tout un roman sur l’écriture. Il est le prétexte d’un déplacement de point de vue et donc d’une remise en question de l’Histoire, de la façon dont elle est présentée et écrite. Le roman cherche et réussit à ébranler l’autorité de ceux qui prétendent avoir le monopole de la vérité historique. L’Occident, mais pas seulement, est dans la ligne de mire du narrateur. Les perceptions historiques sont infinies, et la citation suivante est une invite au lecteur à y réfléchir :
Think of this : history, in my version, entered a new phase on August 15th, 1947 – but in another version, […] (p. 194)
157Les deux portions de phrases importantes sont bien évidemment « in my version » et « but in another version », et on a du mal à comprendre pourquoi des critiques se sont acharnés à débusquer la moindre inexactitude ou à souligner des faiblesses qui constituent justement les piliers subtils de la structure narrative. Ces inexactitudes ou ces faiblesses sont nécessaires à la définition même du mot mémoire, et doivent être laissées telles quelles, ne serait-ce que pour permettre à quelqu’un d’autre d’écrire sa propre version de l’Histoire. D’un autre côté, la manipulation de certains faits historiques, due en majeure partie aux tours que la mémoire joue, est une façon pour le narrateur de dénoncer la façon dont l’Histoire est elle-même manipulée. Le métalangage, dans Midnight’s Children, sert ainsi de mode de résistance à toute forme autoritaire de représentation. Saleem Sinai assène cette idée comme s’il s’agissait d’une leçon à apprendre, la première leçon peut-être à retenir et applicable en toutes circonstances, c’est-à-dire à chaque fois qu’une instance tente de nous imposer sa version unique des faits. D’où la portée universelle de sa construction esthétique, même si cette dernière vise en premier lieu le colonialisme : « It’s a dangerous business to try and impose one’s view of things on others. » (p. 212)
158La vérité n’est donc que celle de la mémoire, comme le suggère Saleem Sinai, comme s’il voulait se justifier ou prévenir les critiques :
« I told you the truth » I say yet again, « Memory’s truth, because memory has its own special kind. It selects, eliminates, alters, exaggerates, minimizes, glorifies, and vilifies also ; but in the end it creates its own reality, its heterogeneous but usually coherent version of events ; and no sane human being ever trusts someone else’s version more than his own. » (p. 211)
159L’Histoire, pour Saleem Sinai, est la science du paradoxe, car elle autorise une chose et son contraire mais peut prétendre, par cette technique, à une approche de la vérité. Rien n’est évident, tout doit être remis en question. C’est peut-être aussi pourquoi elle est à la fois union et dislocation. L’autre fonction des traits d’union est une tentative de réconcilier la mémoire avec les faits historiques tout en sachant que la dislocation est inévitable, qu’elle est omniprésente et qu’il faut en payer le prix : souvenons-nous que le narrateur, lui-même, se désagrège physiquement au fur et à mesure qu’il écrit, et finit par ne plus savoir vraiment où se situer ni à quoi s’en tenir.
So, apologising for the melodrama, I must doggedly insist that I, he, had begun again ; that after years of yearning for importance, he (or I) had been cleansed of the whole business ; that after my vengeful abandonment by Jamilar Singer, who wormed me into the Army to get me out of her sight, I (or he) accepted the fate […]. (p. 350)
160Le mouvement entre Je/Il est révélateur de cette position instable où le narrateur est à la fois victime de l’Histoire et agent d’une nouvelle vision du monde. La mémoire, considérée comme point de rupture et point d’accroche, est la condition sine qua non de la construction du roman. Le narrateur révise la vérité imposée, et créé sa propre perspective historique (His story).
161Au fond, Saleem Sinai choisit une position que l’on pourrait qualifier de nietzschéenne dans le sens où il adopte la seule position vis-à-vis de l’Histoire digne de ce nom aux yeux de Nietzsche, celle de l’historien critique dont la mission est de rompre avec le passé :
Celui-là seul que torture une angoisse du présent et qui, à tout prix, veut se débarrasser de son fardeau, celui-là seul ressent le besoin d’une histoire critique, c’est-à-dire d’une histoire qui juge et qui condamne. (Seconde considération intempestive : de l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, p. 95)
162Ce que certains critiques appellent « réalisme magique » pour évoquer la fiction de Salman Rushdie peut, dans le cas de Midnight’s Children, être pris sur le mode thématique comme une définition voulant évoquer ce décalage entre d’un côté l’illusion, les grandes espérances d’une Inde nouvelle et libre et de l’autre le réalisme d’une Inde déchirée par la Partition, la corruption des leaders, les réformes absurdes et humiliantes, l’exil des populations, l’État d’urgence instauré par Indira Gandhi. Mais au-delà de cette constatation, on peut considérer que la réécriture de l’Histoire par Saleem Sinai, constitue le fil rouge du roman ; la Partition de l’Inde n’étant, à partir de là, qu’un prétexte. La réflexion sur l’Histoire, et surtout la façon dont cette dernière est ordonnée, transmise et conservée correspond aussi au mouvement transcolonial de ces dernières années désireux de rééquilibrer les données historiques diffusées par le monde occidental. Le mode occidental de représentation est soumis à une interprétation différente dont Midnight’s Children est l’une des meilleures révélations. Écoutons Nietzsche à nouveau :
Ceci est une parabole pour chacun de nous. Il faut qu’il organise le chaos qui est en lui, en faisant un retour sur lui-même pour se rappeler ses véritables besoins. Sa loyauté, son caractère sérieux et véridique s’opposeront à ce que l’on se contente de répéter, de réapprendre et d’imiter. Il apprendra alors à comprendre que la culture peut être autre chose encore que la décoration de la vie, ce qui ne serait encore, au fond, que de la simulation et de l’hypocrisie. Car toute parure cache ce qui est paré. (ibid., p. 178-179)
163Condamnation donc de la répétition stérile et par conséquent de la vision unique de la marche de l’Histoire. C’est justement par sa position de personnage hybride, parce qu’il est de sang mêlé, que le narrateur de Midnight’s Children, a plus de chance que quiconque d’extraire l’essence de l’Histoire, à savoir un mélange d’influences que chaque individu doit réordonner à sa façon pour qu’elle puisse revêtir un caractère unique, pour que chacune de ses versions soit différente, jamais celle d’un autre. Midnight’s Children est un roman de la rupture, et cette rupture opère à deux niveaux. À un premier niveau, l’Histoire et sa fabrique ne sont plus jamais perçues de la même manière. À un deuxième niveau et d’un point de vue littéraire, le cordon ombilical avec la tradition anglo-indienne de représentations du personnage métis est aussi rompu. Midnight’s Children est par conséquent un roman de la résistance aux versions officielles culturelles, qu’elles soient historiques ou littéraires.
The Impressionist
[…] before any act of creation the old world must be destroyed.
Hari Kunzru, The Impressionist, p. 70.
164The Impressionist de Hari Kunzru est un roman sur la question coloniale, un de plus, pourrait-on dire, dans un espace littéraire déjà bien colonisé. En effet, l’histoire de l’empire britannique a fait couler beaucoup d’encre romanesque depuis Rudyard Kipling, père fondateur du roman dit anglo-indien et Joseph Conrad, auteur du très ambivalent Heart of Darkness, deux œuvres majeures de l’histoire littéraire. Si The Impressionist se déroule majoritairement en Inde, les derniers chapitres sont consacrés à l’Afrique, preuve de l’ampleur de l’entreprise romanesque pour une seule œuvre. Ce roman est donc atypique pour la raison évoquée ci-dessus mais il y en a d’autres. Loin des schémas de ses prédécesseurs, ce roman propose une version à la fois familière et singulière de l’empire britannique à travers sa littérature.
165Dans The Impressionist, le narrateur se livre à une véritable manipulation artistique détournant à la fois le fond littéraire colonial et en particulier le fond anglo-indien traditionnel ainsi que la langue anglaise pour refondre l’ensemble dans un creuset où la symbiose culturelle devient la règle. Ce roman est un grand jeu d’écriture où l’Histoire se mêle à la fiction où la langue vernaculaire se faufile à travers la langue anglaise, où le mythe rattrape la réalité. Le récit est ponctué de « as if », ce « comme si » des impressions, du doute aussi, pour décrire un monde où l’incertitude prédomine, où toutes les frontières sont incertaines et où la production romanesque ainsi que l’appareil critique qui l’accompagnent sont débattues et réarrangées. Le narrateur se livre à un grand jeu, à l’intérieur duquel se tisse un réseau complexe d’autres jeux dont la somme et l’enchevêtrement semblent signifier que la colonisation n’a été rien d’autre qu’une vaste comédie. The Impressionist est un discours sur d’autres discours, fictionnels ou pas, dont le but est de dénoncer les principes et méthodes impérialistes.
166Le pari n’était pas simple : comment, en effet, ré-explorer l’Inde et l’Afrique britannique en libérant le texte du joug littéraire déjà existant sans retomber dans ses clichés ? Comment aussi écrire un roman comique sur fond de tragédie historique ? The Impressionist répond à ces questions en interrogeant les œuvres coloniales précédentes et en les confrontant. Ainsi, la dynamique du roman est l’intertextualité, manipulée, appropriée puis parodiée. L’histoire littéraire est réécrite par une succession de gommages et de modifications systématiques des codes préexistants pour aboutir à ce qu’on pourrait appeler une déconstruction créatrice. Les codes sont visibles et ce roman répond à un certain nombre de critères caractéristiques de l’univers littéraire colonial. Autrement dit, les topos de ce roman obéissent à une alchimie d’influences croisées connues. Tout se passe comme si le narrateur s’était livré à un jeu d’investigations, et que l’histoire qu’il raconte était l’aboutissement d’une surveillance d’autres textes, comme si, le temps d’un roman, il se faisait espion au service de la création littéraire. The Impressionist est par conséquent l’avatar d’une production littéraire antérieure. Bien entendu, cette interdépendance quasi biologique des récits anglo-indiens a toujours existé, Kim de Kipling étant considéré comme l’hypotexte. Depuis Kim, les romans sur l’Inde britannique sont comme des miroirs placés en vis-à-vis, mais celui que présente The Impressionist est déformant, et c’est ce qui en fait son idiosyncrasie.
167The Impressionist est le lieu d’une réécriture du roman anglo-indien dont l’épigraphe annonce la stratégie narrative.
« Remember, I can change swiftly. It will all be as it was when I first spoke to thee under Zam-Zammah the great gun – »
« As a boy in the dress of white men – when I first went to the Wonder House. And a second time thou wast a Hindu. What shall the third incarnation be ? »
(Rudyard Kipling, Kim)
168La référence générique à Kipling annonce à la fois la stratégie d’écriture et la piste proposée au lecteur afin que ce dernier tienne compte de la portée esthétique du récit. Et puisque cette épigraphe est formulée comme une question, elle invite également le lecteur à trouver la réponse. On la trouve à la page suivante. Cette page présente la table des matières, constituée de sept chapitres dont six sont des noms propres, et tient lieu de réponse à l’épigraphe. Les six prénoms ou noms correspondent aux différentes identités que prend le héros, à ses réincarnations.
169L’histoire de The Impressionist peut se résumer de la façon suivante : un adolescent anglo-indien, c’est-à-dire métis, est rejeté par sa famille indienne lorsque celle-ci apprend que son père biologique est anglais : le père indien (père adoptif) est obnubilé par la pureté du sang, tout le comme sont la plupart des personnages anglais d’un roman anglo-indien. S’ensuivent moult péripéties le menant sur les routes de l’Inde puis brièvement en Angleterre et en France, enfin en Afrique. À chaque pérégrination correspond une expérience, et chaque expérience donne lieu à un changement d’identité du jeune héros. Ce contexte d’errance, de rencontres étranges et de quête d’identité sur le territoire indien au début du xxe siècle ne peut échapper au lecteur familier de l’univers kiplignien. Dès lors, le héros de The Impressionist, un orphelin comme Kim O’Hara, s’annonce comme l’incarnation, multipliée par sept, du roman Kim. Mais au fil de la lecture, il apparaît également que Kim n’est pas le seul hypotexte du roman, et que c’est le roman colonial, postcolonial, et surtout le roman anglo-indien, en tant que genre qui est clair en filigrane et fournit le prétexte du roman. The Impressionist est donc un hypogenre. La volonté de réécrire le roman anglo-indien traditionnel, de le dépasser, comme pour en finir avec lui, est l’une des caractéristiques du roman transcolonial, et est ici énoncée et annoncée dès les quatorze premières pages constitutives du premier chapitre.
170Le roman de Hari Kunzru s’ouvre sur une scène apocalyptique. Une pluie de mousson s’abat sur un petit groupe d’Indiens portant un palanquin, et sur un Anglais qu’ils croisent en chemin.
The flood comes and the whole world is swept away except Amrita. Objects stream past her in the dim light, men and beasts and valuables, the things of the defunct world being swept off into oblivion.
That is the old world and she is the mother of the new. (p. 15)
171Cette scène de déluge annonce à la fois la fin d’un monde, à savoir la mort du roman anglo-indien et le début d’une nouvelle ère. Dans la version indienne du Déluge, Noé est Manu. Ici c’est Amrita, la jeune Indienne du palanquin. Elle séduit l’Anglais, seul rescapé de l’inondation, et enfantera, neuf mois plus tard, du héros du roman. Raconté dans le Mahabharata, l’épisode du Déluge, de Manu et de sa rencontre avec une jeune femme, annonce le début de l’humanité ; ici le déluge donne naissance à une autre vision du monde. Amrita est mère deux fois : elle est la mère biologique du héros et celle du nouvel univers littéraire, le roman indo-anglais. Cet épisode s’inscrit aussi dans le cycle des naissances et des renaissances, un concept typiquement hindou, récupéré dans le roman, pour évoquer la fragilité du monde. Le père géniteur quant à lui, disparaît totalement du roman ; seule une petite photo sépia que son fils trouvera des années plus tard, lui rappelle qu’il a eu un père. Ce père anglais était pourtant voué à une belle carrière de personnage de roman anglo-indien. L’incipit lui est entièrement consacré comme dans tout roman anglo-indien digne de ce nom où l’Anglais est objet de focalisation, et dont le statut est celui du héros, non celui du perdant. Or ici, il est d’emblée associé à la mort.
His name is Ronald Forrester, and dust is his speciality. (p. 3)
172La poussière, élément récurrent des premières pages de The Impressionist mais aussi un stéréotype de la plupart des romans anglo-indiens dont Kim, est ici une condamnation à mort du personnage anglais, et participe de cette volonté d’anéantir toute dictature de l’héritage littéraire et donc du pouvoir colonial. C’est aussi une façon ironique d’appliquer à la lettre les paroles de la liturgie catholique pour rappeler à l’homme qu’il est mortel. Ce premier chapitre se ferme à nouveau sur Forrester.
As he rubs his eyes and straightens his back and tries to control his panic, he sees, with a surge of joy, something coming towards him. A young deodar tree, snapped off at the trunk, is sailing towards him down the flooded gully, its branches quivering like the beginning of speech. The tree seems so freighted with wisdom and routine that it might as well play the National Anthem, and Forrester lets out an incoherent cry and hails it like a cab and jumps on it and is swept away. The last Amrita sees of him is a mud-streaked torso heading downstream, continuing the journey she interrupted a few hours before. (p. 17)
173Forrester vient de sortir, hébété, de la grotte dans laquelle Amrita l’a séduit, et se demande ce qui lui est arrivé. L’Anglais, dans cette scène burlesque, est tourné en dérision puis réifié : il n’est plus qu’un torse ou un tronc (il en a pris jusqu’à la couleur), un morceau de bois flotté. Ronald Forrester est forestier de profession, au service de la couronne britannique, et tente de planter des arbres dans une région aride de l’Inde. On se souviendra, à cet égard, de l’un des personnages de The Hill Station, un roman inachevé de J. G. Farrell, dans lequel évolue un autre Forester « an important personage in the Irrigation Department » (p. 28). Le narrateur invite par conséquent le lecteur à faire le lien avec un roman anglo-indien mais il entend également signaler son intention de s’en démarquer, en utilisant justement Farrell comme modèle littéraire, un auteur dissident si l’on peut dire puisque The Hill Station se situe dans la tradition du pastiche romanesque anglo-indien. On peut considérer dès lors que l’incipit de The Impressionist est une sorte d’hommage à Farrell, décédé prématurément. J’irai même jusqu’à dire qu’il s’agit d’un double hommage. En effet, la carrière du Forester de Farrell s’achève de façon abrupte puisque son narrateur meurt, tout comme celle du Forrester de Kunzru tourne court puisqu’il est soudain emporté par les eaux. Et si l’on tient compte du fait que J. G. Farrell meurt accidentellement par noyade, l’hommage rendu est triple. En attendant, la mission du Forrester de Kunzru, est quasi impossible, étant donné l’aridité de cette région de l’Inde, mais les arbres sont, chez lui, une véritable obsession.
174C’est ainsi, qu’à force de s’intéresser aux arbres, il en est devenu un ou du moins une partie d’arbre. Il est devenu son propre sujet d’étude, comme s’il s’était réincarné avant même d’être mort. L’arbre, quant à lui, est ici personnifié, doué de qualités d’habitude réservées à un être humain. Alors que Forrester ne semble plus avoir de tête (Amrita ne voit plus qu’un torse), l’arbre est privé de tronc. S’il n’a plus de tête, il ne possède plus la capacité de penser, d’où la ressemblance avec un automate. Ses gestes sont saccadés et mal assurés : « wheels round », « step out of the cave and down » et à la page précédente « […] leap to his feet and stagger backwards, turning round […] » (p. 16). Il est « du mécanique plaqué sur du vivant » pour reprendre l’expression d’Henri Bergson. Cette mécanique est aussi celle de la marche militaire, du pantin, comme si Forrester était endoctriné au point de ne plus pouvoir sortir de son rôle d’Anglais en Inde malgré les circonstances. En tout état de cause, ce supposé héros ne meurt pas de mort glorieuse. Sa première réaction est de prendre la fuite, peut-être pour ne pas assumer les conséquences de ce qui vient de se passer dans la grotte avec Amrita ou bien c’est autre chose, « […] it may be something to do with duty and India Office Ordinances, […] » (p. 16). Le devoir de l’Anglais envers le Raj : l’empire d’abord, un principe récurrent dans le roman anglo-indien. Un thème essentiel de la fiction anglo-indienne est donc réapproprié mais pas à n’importe quel prix. L’Anglais est ridiculisé, réifié, tourné en dérision, automatisé, puis finalement éjecté du récit de façon quelque peu expéditive : le narrateur le met dans un pseudo taxi et s’en débarrasse. Forrester est évacué de la scène (« swept away »), part à la dérive sur son radeau de fortune puis disparaît du roman tout entier. Par l’intermédiaire de ce préambule, on voit la symbolique du roman anglo-indien se désagréger progressivement, sous nos yeux, tandis que l’écriture transcoloniale s’empare de son héros. L’Anglais est fragilisé dans The Impressionist : il n’aura joué qu’un rôle de figurant, sur seulement quatorze pages. Il n’a plus le premier rôle. Sa mission est terminée. Tout comme Amrita est deux fois mère, Forrester est deux fois mort. Dans cet acte final, aux relents de jugement dernier, la narration écarte le personnage maudit, symbole d’un lourd héritage littéraire, et de cette manière, désacralise ce « héros » au statut fort dégradé. Il est dé-centré. Le premier chapitre annonce les changements à venir : le terrain est libre, débarrassé d’un poids encombrant. La narration a fait place nette pour un nouveau départ, une nouvelle écriture et un nouveau discours.
175Un lecteur averti s’attend par conséquent à autre chose, à une autre vision du monde. Pourtant ce même lecteur retrouve, par la suite, tous les ingrédients du roman anglo-indien traditionnel : les sahibs et leurs memsahibs, les métis déchirés entre deux cultures, Simla, les clubs, les missionnaires, la chasse au tigre, les matchs de polo, le nawab et son palais somptueux, le parcours initiatique du jeune héros, une histoire d’amour impossible entre une Anglaise et un sang-mêlé, mais aussi tous les clichés et stéréotypes sur l’Orient et l’Occident. Tout y est à cela près que les rôles sont inversés ou détournés, et que les clichés et stéréotypes se retournent contre les auteurs qui, un jour, les ont émis. Ainsi, le lecteur se trouve face à des personnages inattendus. Ici, une memsahib kleptomane ; un prince indien hystérique, américanisé et dont le breuvage quotidien est le champagne. Là, une Indienne de bonne famille a psychologiquement quitté la réalité en s’adonnant à l’opium, puis elle séduit un Anglais dans une grotte. Le traditionnel agent des services secrets britanniques est un espion métis de petite envergure qui épie (carnet de notes en main) les Anglais sur leur propre territoire pour les imiter, pour faire plus anglais. Ailleurs, un révérend écossais, apprenti anthropologue, prêche dans le désert. Ailleurs encore, un major anglais préfère les petits garçons…
176Cette redistribution des personnages et de leurs fonctions remet en question les rôles préconstruits des discours antérieurs. Qui est qui ? Qui fait quoi sur la scène anglo-indienne ? Pour qui et pour quoi ? Ce sont quelques unes des questions que se pose un lecteur tout à coup déstabilisé. Les personnages ne sont plus fiables, et le pacte narratif est rompu. Le narrateur (une instance extérieure) sème le doute en décrivant un monde où tout est confusion, désordre et chaos. C’est le monde anglo-indien à l’envers dans lequel les champs topiques sont présents mais pas dans le bon ordre. Le narrateur présente systématiquement l’envers du décor. Familier des récits anglo-indiens où chaque personnage (indien ou anglais) a un rôle plus ou moins figé et reconnaissable, le lecteur doit changer de grille de lecture. Cet univers parodique, dans lequel évoluent des personnages comiques et ridicules, casse l’ordre préétabli des schémas rigides du discours narratif anglo-indien. La stratégie d’écriture de The Impressionist remet en cause le statut du personnage élaboré par la tradition littéraire sur l’anglo-Inde, c’est-à-dire un héros anglais noble, valeureux, sans peur et sans reproche que la foi en une mission civilisatrice mène dans un environnement hostile parmi une population inculte et souvent récalcitrante. À ce personnage correspondent aussi certaines caractéristiques attachées à la définition du héros selon Aristote, en particulier celles qui, dans une tragédie, représentent des hommes supérieurs à leurs congénères de la réalité quotidienne. La comédie au contraire, toujours d’après Aristote, les représente inférieurs à ceux de la réalité. Dans ce roman, les personnages sont représentés inférieurs à ceux de la réalité littéraire anglo-indienne qui a longtemps dominé la scène romanesque. Ils ne sont plus que des caricatures.
177L’une des clés du jeu narratif est à chercher dans le choix précis du héros. Tout comme le héros de Midnight’s Children, celui de The Impressionist a plusieurs surnoms. Pran Nath (ou Rukhsana ou Pretty Bobby ou Jonathan Bridgeman, mais il s’appelle aussi Clive ou Robert ou encore Chandra et Johnnie) est métis, ce qui est en soi une entorse à la règle anglo-indienne puisque le héros attendu d’un roman de ce type est, à de rares exceptions près, anglais. Pran Nath a des identités fluctuantes (indiennes ou anglaises) soit parce que les autres personnages le débaptisent puis le rebaptisent par fantaisie, fantasme ou simple lubie, soit parce que c’est sa propre volonté, son propre jeu. En tout état de cause, la création de ce personnage permet au narrateur de donner forme à une nouvelle théorie littéraire que nous avons appelée symbiose. L’appropriation du roman anglo-indien, sa réutilisation puis sa transformation se traduisent ici par les différentes réincarnations du personnage focal en quête d’identité. Il en résulte une réincarnation du roman traditionnel anglo-indien à travers les réincarnations du héros, et donc une nouvelle identité littéraire. Ce Janus anglo-indien ou indo-anglais oscille entre deux cultures distinctes. Il est aussi le lien entre ces deux cultures pour permettre au lecteur un va-et-vient entre plusieurs mondes : celui des Indiens et des Anglais, celui de l’Histoire et de la fiction, enfin celui que le narrateur établit par le biais de l’intertextualité. La dernière identité du héros, Bridgeman, est révélatrice à cet égard.
178Le cadre diégétique sert de support à un réquisitoire contre la colonisation dans l’Histoire et contre la colonisation d’une certaine production littéraire. Dès lors, Pran Nath est ce héros dont le jeu consiste à mettre en lumière les tensions inhérentes à l’univers anglo-indien historique et fictionnel. C’est à travers ce personnage focal, ce héros ou plutôt anti-héros dont les talents de comédien n’ont aucune limite, que le jeu colonial prend tout son sens. The Impressionist montre que la présence britannique en Inde n’a été, au fond, qu’une comédie tout comme l’ont été les différentes variations littéraires sur le sujet : l’Anglo-Inde s’est également donnée en spectacle dans la littérature. Parce qu’il est l’avatar de Kim, Pran Nath assume une partie des caractéristiques et des qualités de son prédécesseur, mais puisqu’il est aussi l’avatar d’autres personnages tirés de romans anglo-indiens, il doit en subir les conséquences, et donc figure parmi les premières victimes de la narration. La scène anglo-indienne (dans son chaos et ses contradictions) lui fournit le prétexte idéal pour utiliser sa double appartenance biologique, se métamorphoser, passer d’un rôle à l’autre au gré des changements de décor, du contexte historique (pour sauver sa vie, il doit tantôt se faire passer pour un Anglais tantôt pour un Indien) ou de l’entrée en scène de nouveaux personnages. Il a le choix : « Who to be today. » (p. 258) puisqu’il est le maître de jeu. Il semble libre de toute contrainte. Pourtant son jeu, pour le moins grotesque, l’étrique dans un rôle dont il ne peut sortir. Descendant d’un siècle de fiction anglo-indienne et de toute une lignée de personnages de sang mêlé qui ont nourri cette littérature, Pran Nath semble avoir hérité toutes les tares et stéréotypes réservés à ces personnages hésitant entre deux mondes. Un héritage exorbitant saturé de clichés. Mais Pran Nath n’est pas seulement la victime du roman anglo-indien. En effet, la création de ce personnage est aussi l’occasion de dénoncer les discours scientifiques en vogue au xixe siècle, surtout après la révolte des cipayes, qui, nous l’avons vu, établissaient des différences d’ordre racial et affirmaient que certains peuples étaient supérieurs à d’autres. À cet égard, le héros de The Impressionist, puisqu’il est un personnage de sang mêlé, est d’office soumis à des expérimentations et va servir de cobaye. Par exemple, le révérend écossais Macfarlane, missionnaire, et anthropologue à ses heures, observe le comportement de Pran Nath, mesure son crâne, évalue ses capacités intellectuelles et en tire les conclusions nécessaires après avoir consulté les ouvrages spécialisés qu’il fait venir à dessein d’Angleterre. Parmi ces ouvrages figure le célèbre Indigenous Races of the Earth, dont les auteurs sont un Américain, Josiah Nott professeur d’anatomie, et un égyptologue britannique, George Gliddon, tous deux spécialistes de l’hybridité. Publié en 1857, date de la révolte des cipayes, ce livre se situe dans la mouvance d’ouvrages du même type dont ceux de Robert Knox ou d’Arthur Gobineau par exemple, persuadés non seulement de l’existence de « races » mais d’une hiérarchie à l’intérieur de ces dernières. Concernant Nott et Gliddon, Robert J. C. Young précise la chose suivante :
The significance of their work was the way they brought the scientific and the cultural together in order to promulgate an indistinguishly scientific and cultural theory of race. Biology and Egyptology thus constituted together the basis of the new « scientific » racial theory. (Colonial Desire, p. 124)
179Un autre personnage du roman, le professeur Noble, botaniste, spécialiste des orchidées et de l’hybridation, analyse à son tour Pran Nath, tel un spécimen, et en déduit aussi ses propres conclusions :
[…] he […] announces that he believes Jonathan would do best in history sixth. « That is what you shall put in for the university. Classics is not for you. I realize this may be a disappointment, since in your journey along life’s winding path you may encounter fellows who believe an affinity with the Ancients is the mark of a gentleman. However, you must bear their barbs with fortitude and trust me when I tell you that it is for the best. Though the bees in our gardens transfer pollen indiscriminately from flower to flower, still we do not find crosses between dahlia and delphinium, or between geranium and gentian. Why ? Because their essential natures are different. Just as it is with flowers, so it is with boys. Each boy has his essential nature, and yours Mr Bridgeman, is historical. Surely, as observers of creation, we must look upon these boundaries as a good thing ? Were there none, the flowers would lose their identities in a hybrid swarm, and nature would be in a desperate mess. » (p. 335)
180Cette citation est riche d’enseignements. Elle une parfaite illustration des discours de Nott et Gliddon tels que les décrit Robert Young. Elle dénonce aussi l’ambiguïté du discours scientifique colonial. Elle se révèle ici par la contradiction entre l’aspect positif de « essentiel nature » évoquant ce qu’il y a d’unique chez un individu, et cette volonté de maintenir des frontières, donc de refuser l’idée que les mélanges puissent faire partie de cette « essential nature » d’un individu. Sous le couvert d’une leçon de choses, le botaniste anglais se pose en observateur de l’être humain et déclare ainsi nettement sa position raciste en évaluant les « qualités » d’un individu selon des critères biologiques.
181La citation est, en même temps, révélatrice de l’amalgame du racial et du culturel et de l’esprit qui en découle, toujours en vogue au début du xxe siècle. En incitant Jonathan à poursuivre des études d’histoire et en le décourageant, dans le même temps des études littéraires, le professeur Noble lui fait comprendre, pour son bien, que chacun doit rester à sa place. Le passage de « classics », à « gentleman » via la botanique en dit long sur les équations instinctives et les a priori du professeur. Il est évident, pour le professeur, que Jonathan n’a pas le « profil », pour utiliser une expression contemporaine du xxie siècle, de l’étudiant digne d’études « nobles », réservées à une certaine élite. Deux définitions, sélectionnées parmi tant d’autres, nous rappellent les bases de ce type d’études et l’empreinte laissée par ce parcours prestigieux.
Classics is the study of the ancient Greek and Roman civilizations, especially their languages, literature, and philosophy. (Collins Cobuild, 2006)
Classics […] the languages, literature, and history of ancient Greece and Rome. […], in the past a person without knowledge of the subject was considered uneducated. (Dictionary of English language and Culture, 1992)
182Il n’est guère étonnant, par conséquent, que le professeur Noble associe l’étude des « classics » à la position sociale, puis à un autre prestige, celui de pouvoir prétendre à l’appellation de « gentleman ». Bien que la définition de cette distinction fluctue au fil des siècles, il n’en reste pas moins des éléments communs, des grandes lignes de conduite distinguant un « gentleman » de celui qui ne l’est pas. Voici quelques éléments de réflexions sur le sujet mais voyons d’abord ce qu’en disent les dictionnaires.
Gentleman […] is a man who comes from a family of high social standing. […] a man who is well behaved, educated, and refined in his manners. (Collins Cobuild, 1993)
183L’édition Collins Cobuild de 2006 est différente de celle de 1993.
[…] a man who comes from a family of high social standing. […] If you say that a man is a gentleman, you mean he is polite and educated, and can be trusted.
184(Collins Cobuild, 2006)
185La première partie de la définition est identique, la deuxième est remplacée par une formulation qui n’est ni tout à fait la même ni tout a fait une autre. Bien sûr la différence est ténue, mais alors que la première évoque essentiellement le « gentleman » en rapport avec le groupe social, son comportement au sein du groupe, comme s’il était uniquement perçu de l’extérieur, la deuxième partie de la définition a plus à voir, semble t-il, avec le comportement moral de l’individu, comme si cette fois, il était aussi perçu de l’intérieur, comme s’il venait s’ajouter une notion d’honneur. À treize ans d’intervalle, le même dictionnaire rajoute donc du sens à sa définition de « gentleman ». Ce qui est frappant, au-delà de cette différence, est l’étrange logique paraissant guider l’auteur de la définition à déduire que les bonnes manières, la politesse et l’éducation d’un individu donné, entraînent de facto un sentiment de confiance, comme si les apparences étaient un gage d’intégrité. Cela signifie, dans le contexte de The Impressionist, que Pran Nat qui n’a pas les apparences, les manières, et à qui on déconseille une éducation qui ferait de lui un « gentleman », ne peut être digne de confiance. La définition d’un autre dictionnaire confirme le lien entre les apparences et la personnalité d’un « gentleman ».
Gentleman […] a man who behaves well towards others and who can be trusted to keep his promises and always act honourably. (Dictionary of English Language and Culture, 1992)
186L’éducation, l’honneur et le rang dominent ces définitions d’ordre général. Si nous regardons à présent d’un peu plus près l’évolution du concept sur deux siècles, nous voyons qu’au xviiie siècle, les caractéristiques sont quasi identiques aux définitions précédentes insistant sur le rang et l’éducation. David Cannadine, dans son essai Class in Britain, donne un aperçu de la situation :
To the believers in the hierarchical model, he was a landowner, with a coat of arms : the direct descendant of the classical and renaissance ideal type, renowned for his courage, chivalry, generosity, hospitality and sense of duty. To the believers in the tripartite model, it was more complex. Professional men liked to think of themselves as gentlemen, and this was increasingly the case. But those in trade or business or manufacturing were not so sure. Some wanted to claim that they were genteel : « town gentry » if not necessarily « country gentry ». But as Defoe discovered, this was not always accepted : the « born gentleman » and the « bred gentleman » were « two sorts or classes of men » obviously different. (p. 33)
187Les choses sont donc compliquées et les frontières mouvantes. Une certitude s’impose, en revanche : n’est pas « gentleman » qui veut, comme l’indique clairement Daniel Defoe. Et c’est sans doute ce point d’incertitude qui permet au professeur Noble The Impressionist de décider si oui ou non Jonathan peut prétendre au titre. Etre ou ne pas être un gentleman relevait, chez certains, de l’obsession. Martin Green, auteur de Dreams of Adventure – Deeds of Empire, nous donne justement l’exemple de Daniel Defoe, pour qui cette distinction était de la plus haute importance au point de lui consacrer tout un ouvrage, The Complete English Gentleman, publié en 1890, preuve, de l’intérêt qu’il portait au sujet. Quoi qu’il en soit, Defoe n’était pas un gentleman comme l’explique Martin Green.
For him […] the key term was « gentleman ». Defoe suffered a good deal under the imputation that he was not a gentleman. […] He argued (in The Complete English Gentleman, for instance) that according to the true idea of a gentleman, status is not conferred by the current false criteria of a man’s pedigree, or his classical learning, or his title, or his not working for a living ; « gentleman » should mean (of course) the virtues and the graces. However, it is noticeable, in both Defoe’s behavior and his imagination (as displayed in his novels) that, in fact, he hankered after the current false criteria, the trivial fripperies of gentility. (p. 17)
188Ce commentaire est le reflet d’une époque où la notion de classe dominait la vie d’un individu. Ce mot « gentleman », à la fois si simple et si complexe, implique plus qu’une distinction. Il régit un comportement et il est ce comportement.
189Comme pour répondre aux souhaits de Daniel Defoe, le milieu du xixe siècle tente d’abolir certaines règles rigides dont celle de la descendance de façon à ce que le concept de « gentleman » évolue de façon à inclure plus de « méritants ».
[…] virtually anyone with a public-school education might be described as a gentleman, regardless of his parents’social background. (p. 92, Class in Britain)
190Ce fait est confirmé par une autre source. En 1859, un certain Samuel Smiles (1812-1904), journaliste, publiait Self-Help un ouvrage, (« a guide for self-improvement », selon David Crystal dans son ouvrage Biographical Encyclopedia), qui connut un immense succès et fit instantanément de son auteur une célébrité mondiale grâce aux milliers de traductions effectuées. L’homme et son essai méritent que l’on s’y arrête un instant. Composé de biographies de grands hommes, Self-Help devint rapidement LA référence pour quiconque voulait monter l’échelle sociale. En treize chapitres, Samuel Smiles propose des « recettes » afin que chacun puisse connaître la réussite. Ainsi, le chapitre V a pour titre « Helps and Opportunities-Scientific Pursuits » ; le chapitre VIII est intitulé « Energy and Courage » ; le chapitre XI, « Self-Culture-Facilities and Difficulties » etc. C’est cependant le chapitre XIII, le dernier de l’ouvrage, « Character – the True Gentleman » que je retiens, pour le moment, et dans lequel Smiles définit sur vingt pages ce qu’il entend par « Character » et « gentleman », deux termes indissociables selon sa conception de la vie. Après avoir cité Tennyson, Goethe puis un article du journal The Times (non daté) en épigraphe, il se lance dans une description dithyrambique de l’individu doté de ce qu’il appelle « Character ».
The crown and glory of life is Character. […] Character is human nature in its best form. It is moral order embodied in the individual. […] Even in war, Napoleon said the moral is to the physical as ten to one. The strength, the industry, and the civilization of nations – all depend upon individual character ; and the foundations of civil security rest upon him. (p. 314)
That character is power, is true in a much higher sense than that knowledge is power. Mind without heart, intelligence without conduct, cleverness without goodness, are powers in their way, but they may be powers only for mischief. (p. 316)
191Ces deux citations donnent le ton de toute son argumentation, et c’est autour du même axe, des pages durant (la répétition constitue sa technique narrative favorite) que Samuel Smiles construit sa démonstration de l’homme idéal (pas la femme) européen (pas africain ou asiatique) censé être un exemple pour le reste de l’humanité. Toujours est-il que sa définition de « character » lui permet en réalité de faire le portrait du « gentleman » ou plutôt de dessiner les contours de « the character of the True Gentleman ». Situé en fin de volume, ce chapitre est cependant le pivot de tout l’essai, comme s’il avait gardé le meilleur pour la fin pour prouver qu’en réalité seul un « gentleman » peut atteindre le niveau d’excellence qu’il a décrit depuis le premier chapitre. En faisant les questions et les réponses en même temps, il en arrive à la conclusion suivante :
The True Gentleman is one whose nature has been fashioned after the highest models. It is a grand old name, that of Gentleman, and has been recognized as a rank and power in all stages of society. « The Gentleman is always the Gentleman », said the old French General to his regiment of Scottish gentry at Rousillon, […] (p. 326)
192On retrouve ici la référence aux « classics » dont il a été question plus haut à travers l’évocation, de « highest models ». Les théories de Smiles sont toujours illustrées de nombreux exemples, des preuves vivantes (ou du moins qui l’on été), d’actes d’héroïsme d’illustres personnages, « Great Men » pour reprendre Thomas Carlyle. Ainsi, il cite la conduite exemplaire du général britannique Sir Charles Napier après avoir déclaré sur un ton à résonance biblique, « The Gentleman will not be bribed ; and the low-minded and unprincipled will sell themselves to those who are interested in buying them. » (p. 326-327).
Sir Charles Napier exhibited the same noble self-denial in the course of his Indian career. He rejected all the costly gifts which barbaric princes were ready to lay at his feet. (p. 327)
193On remarquera que Smiles, à travers son illustre exemple, ne manque pas de l’opposer au comportement nettement moins glorieux du prince qui, bien sûr, n’est pas occidental et donc est barbare. Samuel Smiles rend également compte de l’évolution de son époque et des changements dont il est directement témoin :
Riches and rank have no necessary connexion with genuine gentlemanly qualities. The poor man may be a true gentleman, – in spirit and in daily life. He may be honest, truthful, upright, polite, temperate, courageous, self-respecting, and self-helping – that is, be a true gentleman. (p. 327-328)
194Puisque toute l’argumentation de Smiles réside dans l’art de la répétition, les informations supplémentaires concernant la notion de « gentleman » sont l’occasion de réitérer les ingrédients nécessaires et déjà anciens de l’appellation. Si certains membres du Raj étaient considérés comme des gentlemen, et à en croire la fiction anglo-indienne, ils étaient nombreux, certaines définitions sont lourdes d’ironie. Celles du cardinal John Henry Newman, dans son essai sur l’éducation, The Idea of a University, publié en 1865, est un exemple de la façon dont la théorie est prise au piège de la réalité. John Henry Newman s’étend sur des pages entières sur ce qu’il entend par « gentleman ». Voici quelques phrases types de son exposé :
Hence it is that it is almost a definition of a gentleman to say he is one who never inflicts pain.
[…] he is tender toward the bashful, gentle towards the distant, and merciful towards the absurd ; […]
[…] he observes the maxim of the ancient sage, that we should ever conduct ourselves towards our enemy as if he were one day to be our friend.
He may be right or wrong in his opinion, but he is too clear-headed to be unjust […]
He is a friend of religious toleration, and that, not only because his philosophy has taught him to look on all forms of faith with an impartial eye, but also from the gentleness and effeminacy of feeling, which is attendant on civilization. (The Portable Victorian Reader, p. 466-467)
195Dans le langage d’aujourd’hui, on s’exclamerait « On croit rêver ! » tant ces exemples du parfait gentleman font preuve de mauvaise foi. Chaque phrase est en contradiction avec l’attitude générale des Anglais en Inde pendant la période coloniale. Seulement huit années se sont passées depuis la révolte des cipayes, un événement qui, nous l’avons vu, a achevé un portrait déjà peu flatteur des Indiens, et a fini de l’enfermer dans la catégorie « Autre ».
196Quoi qu’il en soit, le « gentleman » jouit d’un immense prestige. Il est cette sorte de héros social auquel beaucoup veulent ressembler. De son côté, la fiction anglo-indienne n’est pas en reste lorsqu’il s’agit de valoriser le « gentleman », et le portrait de cet être de référence a circulé à l’envi pendant toute la période coloniale et après, sans doute dans le but de mettre en valeur le « caractère » anglais et de contraster avec le « caractère » indien. Ainsi, l’un des personnages de sang mêlé, du roman de John Masters, Bhowani Junction, plus proche des Britanniques que des Indiens, comme il se doit dans la fiction sur l’Inde britannique, définit le colonel anglais, Rodney Savage, comme un vrai gentleman sans d’ailleurs donner de définition à ce mot.
Now there is a real gentleman for you. No swank, you see, but he will always be treated like a gentleman, because he knows he is one. (p. 48)
197Qu’est-ce qu’un « real gentleman » dans la bouche de ce vieil homme ? On ne le saura pas. Ce que l’on retient est que la définition vient aussi de l’image que l’on donne de soi comme nous le verrons plus bas.
198On se souviendra aussi du docteur Veraswami, ce médecin indien ami de Flory, un marchand de bois anglais, tout deux personnages de Burmese Days, le roman de Georges Orwell, publié en 1934. Le médecin ne manque jamais une occasion de faire l’éloge des Européens et surtout des Anglais qu’il pose comme les modèles ou comme les références d’une conduite irréprochable tout en les opposant en permanence à son propre peuple, à tous ceux qu’il regroupe sous l’étiquette générale « Orientals ». Ce terme est habituellement utilisé par les Occidentaux mais le médecin s’en sert comme s’il voulait montrer à Flory, et à travers lui à toute la communauté anglaise, qu’il était des leurs. Son vœu le plus cher est d’intégrer le sacro-saint club et de tout faire pour y parvenir, sans doute pour espérer faire partie de cette classe de « gentlemen », l’indice de perfection par excellence.
And consider how noble a type iss the English gentleman ! Their glorious loyalty to one another ! The public school spirit ! Even those whose manner iss unfortunate – some Englishmen are arrogant, I concede – have the great, sterling qualities that we Orientals lack. Beneath their rough exterior, their hearts are of gold. (p. 36-37)
199Tout se passe comme si le mot « gentleman » avait acquis une magie particulière car, quel que soit le « caractère », comme dirait Samuel Smiles, quelle que soit l’attitude détestable d’un individu vis-à-vis d’un autre, l’Anglais reste au fond de lui un « gentleman ». L’admiration sans faille du médecin indien, telle qu’elle est soulignée d’un bout à l’autre de Burmese Days, même si ce personnage frôle le ridicule, montre que ce mot magique fonctionne comme un passeport ou comme un mot de passe qui ouvre toutes les portes, et surtout celle du club. Cette citation est aussi une preuve de la notoriété du mot « gentleman » à travers le temps et l’espace.
200Pour conclure ce bref historique consacré à l’évolution de la notion de « gentleman », j’ai gardé, comme Samuel Smiles, le meilleur pour la fin en retenant une définition qui dépasse les frontières de l’espace et du temps, et n’ayant plus rien à voir avec ce que l’on est réellement mais avec la façon dont nous sommes perçus par le monde qui nous entoure. « The only sure way of knowing you were a gentleman was to be treated as such. » (p. 92, Class in Britain) ou « to be acknowledged by others as a gentleman » (p. 17, Dreams of Adventure – Deeds of Empire). Ces deux phrases définissent les rapports relationnels du système colonial tels qu’on peut les observer dans la fiction du début du xxe siècle, dans Lord Jim par exemple de Joseph Conrad : « I know a gentleman when I see one, and I know how a gentleman feels. » (p. 182), une phrase reliée à l’isotopie de l’appartenance, à l’identification au clan à travers le leitmotiv du roman « one of us » (p. 74, 100, 112, 208, 283, 287, 310, 351). Car, c’est ainsi que le système colonial a fonctionné, dans sa façon de percevoir, de construire l’Autre, puis de l’écarter du cercle des initiés.
201Ce que l’on retiendra de ces définitions, et ce qui nous importe ici, est la constatation que quels que soient les cas de figure, quelles que soient les évolutions du concept, Jonathan, le personnage métis de The Impressionist, n’a aucune chance d’être ou de devenir un « gentleman », comme le prédit le professeur Noble. Nous nous souviendrons du cadre rigide, élaboré par les scientifiques du xixe siècle, lors de leur construction de la différence de l’Autre, et que James H. Mills, auteur de Madness, Cannabis and Colonialism décrit dans le détail. L’individu « normal », rapporte Mills, est l’individu dont le profil correspond à l’équation suivante : « European heterosexual gentleman » (p. 35). Cela écarte tout autre individu ne répondant pas à ces critères, qui devient par conséquent déviant et doit être étroitement surveillé. Une fois encore, Jonathan ne remplit pas toutes les conditions, ce qui autorise le professeur à épier ses moindres faits et gestes.
Jonathan spent three weeks before the start of term reading in the library and assisting Doctor Noble in the glasshouses. […] Noble seems to have taken a liking to his new pupil. Or, if not exactly a liking, at least an interest in. Jonathan will laugh or make a gesture and find the Doctor intently watching him. Analysing. Tracing him back through the generations to the pure botanical forms from which he originated. (p. 336)
202Le narrateur a intégré les discours scientifiques à travers un personnage, le professeur Noble, représentatif d’une génération de croyances sur l’impact de la « race » sur la culture et vice versa. Bien qu’un peu forcé, le choix du nom du professeur de botanique, Noble, et la proximité de ce nom de famille avec celui de l’homme réel, le célèbre chimiste Alfred Nobel, prête à sourire lorsqu’on se souvient que ce dernier est à l’origine des prix qui portent son nom, destinés à récompenser les bienfaiteurs de l’humanité ! The Impressionist est donc à lire au travers des discours coloniaux et au-delà de ces discours, dans un acte de lecture transgressif. Le narrateur, en transformant le nom du chimiste par l’inversion de deux lettres seulement, « viole le système de dénomination » pour reprendre une expression du critique Homi K. Bhabha (The Location of Culture, p. 322). Cette modification, à première vue anodine, fait pourtant vaciller le pouvoir occidental. En s’arrogeant le droit de déformer le nom d’une célébrité mondiale, le narrateur entend déplacer le rapport de force. The Impressionist est donc un roman transcolonial selon la définition que j’ai donnée à ce mot. C’est un roman par lequel le narrateur s’empare du colonial, joue avec lui et se joue de lui. Les références et les obsessions de l’époque coloniale y sont mises à nu pour créer une nouvelle vision du monde.
203Revenons à notre « héros ». Comme la plupart des sang-mêlé des romans anglo-indiens, le héros de The Impressionist a pour ambition d’approcher au plus près le modèle de la « race » conquérante. Tous les moyens sont bons pour y arriver, et il les emploie tous au point de trop en faire, de pousser les limites de son jeu à l’extrême et de voir ce jeu se retourner contre lui. Pran Nath finit par être rattrapé par son rôle de composition. L’ironie s’ajoute à la comédie dans ce chapitre où il est devenu trop anglais aux yeux d’une jeune Anglaise dont il s’est entiché, en Angleterre, mais qui lui préfère un certain Sweets, pianiste noir, qu’elle trouve plus « Exotic », (p. 447), et qui de surcroît possède ce qu’elle appelle « soul », (p. 448) (sans d’ailleurs pouvoir définir exactement ce qu’elle entend par là). Pran Nath a atteint un tel degré de sophistication dans ses manières de « gentleman » et ses façons de penser de Britannique qu’il participe, en personne, à une expédition d’anthropologues anglais en Afrique, pour observer, recenser la population, prendre des notes puis finalement se trouver en position de conquérant, de colon. Le personnage métis a basculé dans le monde des blancs et dans l’horreur de la colonisation. La narration semblait lui réserver un sort identique à celui de son père biologique, comme si les gènes de colon se transmettaient naturellement de père en fils. Au dernier moment pourtant, il bénéficie de circonstances atténuantes. Il est certes perdant en tant que colon, mais il échappe de justesse au massacre de l’équipe d’Anglais par la tribu africaine révoltée. Pran Nath a atteint le cœur des ténèbres, et c’est là que son jeu cesse. Les masques tombent.
204En dehors du jeu du personnage focal, l’univers colonial de The Impressionist est caractérisé par un jeu inscrit dans la structure même du roman. Alors que le point de départ du récit est l’Inde de Kim de Rudyard Kipling et celle de A Passage to India de E. M. Forster (la grotte, les échos récupérés par la narration), le point d’arrivée est l’Afrique de Heart of Darkness de Joseph Conrad. Kim est publié en 1901, Heart of Darkness en 1902, et l’histoire de The Impressionist (publié exactement un siècle plus tard) débute en 1903. Le principe d’inscrire ce roman dans la tradition littéraire du début du siècle et au cœur de l’histoire coloniale britannique est donc d’emblée postulé. Cet ancrage littéraire et historique, précisément daté, est aussi un symbole : dans les trois romans, l’histoire se situe au tournant du siècle, une période charnière qui, comme toute période de ce type, est signe de renouveau, de changement ou du moins d’espoir et de bonnes intentions. Dans le roman de Hari Kunzru, il ne s’agit pas seulement d’espoir mais d’un véritable retournement de situation qui confère au roman son caractère carnavalesque.
205Une multitude de références puisées dans l’héritage littéraire européen mais aussi indo-anglais parcourent la nappe narrative. Cette pratique systématique d’infiltrations procure au texte son caractère hybride. Mais puisque les références (qu’il s’agisse de thèmes repris, de personnages empruntés ou de phrases récupérées de textes antérieurs et réarrangées2) sont détournées de leur usage habituel, elles participent de l’effet comique recherché par la narration. Cette dernière adopte une théorie de l’écart, et propose une vision carnavalesque de l’univers colonial. À travers la parodie du roman anglo-indien, la langue se donne en spectacle comme dans le carnaval où le monde présenté est à l’envers, bouleversant l’ordre hiérarchique et créant une nouvelle logique. Par cette technique, le récit anglo-indien traditionnel se trouve à la fois profané et détrôné.
206Le lecteur est en droit de se demander pourquoi un sujet aussi grave et sérieux, devient, par principe, une comédie dans le récit de Kunzru. L’histoire coloniale est bien au cœur du roman, en Inde dans les trois quarts du roman, en Afrique dans les soixante dernières pages, et la politique de l’empire britannique, les horreurs décrites, qu’elles soient économiques, militaires, culturelles ou scientifiques sont présentes à chaque chapitre. Il faut sans doute chercher la réponse dans la conviction du narrateur que la présence anglaise sur le territoire indien ou africain fut une vaste comédie, une mise en scène à l’échelle de deux continents : l’Inde et l’Afrique sont transformées en scènes de théâtre sur lesquelles évoluent des « personages » (p.102). Dans la partie indienne, les Anglais sont des marionnettes obéissant à des convictions qui leur échappent le plus souvent : les responsabilités sont floues, les actions inutiles et les résultats douteux. On les voit, tels de misérables chevaliers errants, « riding around » en Inde (p. 3-4) ou « wandering around » en Afrique (p. 493), égarés dans un discours narratif qui ne leur pardonne rien. Certains Indiens n’échappent d’ailleurs pas à la caricature, et ceux d’entre eux qui se laissent prendre au jeu impérial, collaborent à leur propre déroute. Toute une galerie de portraits participe à un grand jeu, dénoncé par le discours au scalpel du narrateur, et l’isotopie du théâtre est présente à chaque chapitre : hommes et femmes, quel que soient leur biologie, leur rang social ou leur conviction religieuse, Anglais comme Indiens sont tournés en dérision, comme si ces derniers se faisaient le miroir des premiers et leur renvoyaient leur propre absurdité. Tous, semble vouloir suggérer le narrateur, sont pris au piège de la mise en scène coloniale, comme par un phénomène de contamination.
207Dans la partie africaine du roman, la mise en scène est dénoncée à travers le mensonge des acteurs du colonialisme. Leurs activités de recensement, de cartographie, ou d’études sur les moyens possibles de communication (construction de routes, installation du téléphone) sont une couverture et autant de prétextes pour une mainmise européenne en Afrique : « […] to collect information that will allow us to govern more effectively » (p. 461). Dans ces derniers chapitres, le narrateur réemploie la parodie afin de dénoncer la comédie humaine. Heart of Darkness de Joseph Conrad est ainsi revisité et, à son tour, transformé par un réseau d’inversions.
208Tout se passe comme si le but de The Impressionist était de répondre à la comédie par la comédie, à la mise en scène par la mise en scène comme par une sorte de loi du Talion. Le narrateur dissèque les discours de la littérature coloniale type mais aussi ceux des anthropologues, des botanistes, des cartographes cherchant à tout prix à fournir la preuve de la supériorité des uns, de l’infériorité des autres, et en s’arrangeant pour que leurs résultats aillent dans ce sens. Par un subtil mélange de références, ces discours sont refondus dans une nouvelle comédie, une nouvelle mise en scène comme pour mieux les disqualifier. La narration, elle-même, se donne en spectacle par un jeu d’imitation et de juste retour des choses. Surveiller et punir, pour reprendre Michel Foucault, semble être la règle de ce jeu narratif.
209La répétition fait aussi partie de la technique de surveillance et de punition. Les discours coloniaux se sont répétés à l’envi au fil des siècles, comme de bonnes paroles, avec les mêmes clichés, les mêmes erreurs et les mêmes préjugés. Le narrateur reprend cette répétition au cœur même de la diégèse dans un cycle (très indien) d’éternels recommencements : Pran Nath parcourt l’Afrique et est devenu un sahib, comme son père ; il est emmené dans une grotte, comme son père le fut au premier chapitre ; la jeune Anglaise, dont il était tombé amoureux, a rencontré un Indien (encore un écho au premier chapitre) et doit se marier dans l’État de Fatehpur, le bien nommé ; la dernière image que le lecteur garde du héros est une silhouette traversant le désert, qui n’est en fait que le prolongement de l’image de Forrester, son père, au début du roman, celle du cavalier solitaire égaré. Le roman de Hari Kunzru est un grand jeu, « a great game » dans tous les sens du terme. Un discours destiné à prouver que la production coloniale (fictionnelle ou non) et la diffusion à grande échelle de cette dernière, n’a été qu’une absurde comédie dont le but était de justifier l’impérialisme, et c’est une comédie qu’il est nécessaire de punir en la ridiculisant. La comédie des Anglais en Inde prend fin dans « A grand finale. » (p. 300), un chapitre sur les représailles après le massacre d’Amritsar, la montée du nationalisme et l’annonce du dernier acte de la présence anglaise sur le territoire indien. Celle des Anglais en Afrique se termine par un jeu de massacre duquel aucun membre de l’équipe d’anthropologues, en dehors de Pran Nath, ne repart vivant : il s’agit à nouveau d’une punition.
210La condamnation sans appel de la colonisation, dans ce roman, est par ailleurs rendue manifeste par deux autres techniques narratives. La première est l’utilisation du présent aoristique, comme si l’histoire coloniale était loin d’être oubliée et demeurait sans doute encore trop réelle pour être évoquée dans un discours au passé. Un passé qui ne passe pas. Il faut peut-être entrevoir ici une autre forme de punition de la narration, celle qui consisterait à réactiver la mémoire ou plutôt à forcer le souvenir en dénonçant les discours idéologiques classiques. Redire l’horreur de la colonisation, même à travers la comédie, mais la redire. La deuxième technique est l’introduction du vocabulaire d’une langue autre. La langue anglaise est ici habitée de mots hindis, non traduits, non expliqués dans un glossaire, comme cela est le cas dans la plupart des romans anglo-indiens ou dans certaines œuvres indo-anglaises. Ces mots sont insérés à la langue anglaise sans aucune différence typographique, ce qui a pour résultat une symbiose des deux langues, au point de ne former plus qu’une. L’ordre hiérarchique semble ne pas exister. Mais en apparence seulement. Car, malgré la faible quantité de mots étrangers, comparée à la masse que constitue la langue dominante, l’anglais paraît soumis. Il est en quelque sorte contaminé par une langue autre qui s’invite ou s’impose dans un contexte linguistique où il n’a pas sa place d’ordinaire. Au moins deux raisons justifient cette intrusion. La première tient au trait caractéristique du roman transcolonial, c’est-à-dire à la revendication du contact culturel, du mélange des influences et des apports. C’est ce qu’on pourrait appeler la biologie du métissage. Le narrateur voudrait ainsi nous rappeler que la symbiose est inévitable. La deuxième raison est propre à l’univers de The Impressionist. L’insertion d’une langue autre s’inscrit dans le projet général du roman, et prend la forme d’une provocation linguistique. La langue anglaise est colonisée par toute une armée de mots de la langue du peuple assujetti, dans une intention de revanche et de punition : le lecteur anglophone ou angliciste devient l’esclave d’un vocabulaire qu’il n’est pas censé maîtriser et donc comprendre. L’une des intentions narratives de ce procédé est de transgresser l’idée d’une hypothétique langue pure. À un autre niveau, il pourrait s’agir du rappel d’une situation antérieure, d’une période où les Indiens se sont vu imposer l’apprentissage de l’anglais par certains administrateurs britanniques dont Macaulay. L’exigence d’adaptation et de soumission se retournerait ici contre ses auteurs. Enfin, on pourrait imaginer que les deux langues mélangées auraient pour but d’abolir les frontières, et de proposer une forme de réconciliation. Ces différentes raisons pourraient être une façon de faire reconnaître au monde, et au peuple britannique en particulier, la diversité des sociétés actuelles, le multiculturalisme qui les anime, et l’impossibilité de ne pas en tenir compte. Le monde doit faire avec le monde.
211À l’instar de Sophie Mol dans The God of Small Things, comme nous le verrons plus loin, le personnage métis de The Impressionist est un prétexte narratif. Il sert la création littéraire, et dans ce sens il est manipulé. Il l’est certes comme tout personnage de fiction, mais dans le cas du personnage métis la manipulation est extrême. Dans ce roman, il est la somme de ses prédécesseurs fictionnels, et son univers est celui de la fiction. Le narrateur convoque et affronte l’héritage de générations entières. The Impressionist est ce qu’on pourrait appeler un roman de l’impertinence dont la dynamique est le jeu et dont le résultat est une remise en question des valeurs « sûres » de l’univers fictionnel britannique. En appliquant le procédé systématique de l’écart, le roman de Hari Kunzru déplace les points de vue, et de cette manière mine un édifice ordonné pendant des générations. Les « classics », dont il a été question plus haut à travers le discours du scientifique, perdent de leur superbe par le récit d’un narrateur dépendant de la connivence du lecteur pour aboutir à l’effet voulu. Par son métadiscours, le roman déstabilise les représentations traditionnelles de l’Anglo-Inde à travers la parodie des discours fictionnels et scientifiques, à travers une théâtralisation des clichés, et interroge ainsi la crédibilité des discours idéologiques, moteurs de toute forme de colonialisme. Voyons à présent la manière dont est manipulé le personnage métis de Hanif Kureishi.
The Buddha of Suburbia
That bloody fucker Mr Kipling pretending to whity he knew something about India ! And an awful performance by my boy looking like a Black and White Minstrel !
Hanif Kureishi, The Buddha of Suburbia, p. 157
212Avec The Buddha of Suburbia de Hanif Kureishi, publié en 1990, nous quittons l’époque coloniale à proprement parler, et faisons un bond de quelques décennies et de quelques milliers de kilomètres pour nous retrouver dans l’Angleterre des années 1970. Le personnage focal anglo-indien (de père indien et de mère anglaise) n’évolue plus sur le territoire indien mais sur le territoire britannique, entre Londres, sa banlieue et un bref passage aux États-Unis. The Buddha of Suburbia se démarque ainsi des deux romans précédents par un changement d’espace et de temps. Ce déplacement indique que Hanif Kureishi aborde la question coloniale sous un autre angle que celui de ces prédécesseurs. Son héros est anglo-indien comme celui de The Impressionist et de Midnight’s Children, mais c’est une tout autre histoire qu’il nous raconte.
213Tout d’abord, la question biologique est quasiment « réglée » dès l’incipit, lors des présentations. Ou du moins, c’est ce que le narrateur nous fait croire.
My name is Karim Amir, and I am an Englishman born and bred, almost. I am often considered to be a funny breed of Englishman, a new breed as it were, having emerged from two old histories. But I don’t care – Englishman I am (though not proud of it), from the South London suburbs and going somewhere. Perhaps it is the odd mixture of continents and blood, of here and there, of belonging and not, that makes me restless and easily bored. Or perhaps it was being brought up in the suburbs that did it. (p. 3)
214Tandis que Pran Nath et Saleem Sinai se déclarent anglo-indiens et interrogent leur identité à partir de leur biologie et de leur culture c’est-à-dire à partir des multiples influences, indiennes et anglaises, qui ont façonné leur personnalité parce qu’ils sont métis, Karim Amir déclare être anglais, et se définit ainsi uniquement en termes culturels. Les mots « anglo-indien » et « indo-anglais », pivots de la narration des deux autres romans, ne sont jamais évoqués dans The Buddha of Suburbia. Il nous faut nous reporter à un autre ouvrage de Hanif Kureishi, My Ear at his Heart, une autobiographie, pour entrevoir que son héros Karim Amir est aussi défini en termes biologiques : « a young half-Indian man » (p. 200). En tout cas, Karim Amir se définit comme jeune Anglais, résidant en Angleterre, un Anglais parmi d’autres. Cela signifie que le point de vue de ce personnage est décalé par rapport à celui de ces prédécesseurs. L’orientation biologique inévitable, jusque-là évoquée pour caractériser les deux autres narrateurs, est supplantée par une approche différente du personnage métis. Disons plutôt que ce que ce personnage explore, est moins sa place dans le monde en tant qu’enfant issu de parents provenant de deux continents différents que sa place en tant que jeune homme de dix-sept ans dans l’Europe de la deuxième moitié du xxe siècle. Cela ne veut pas dire que la biologie ne trouve pas sa place dans ce roman. Bien au contraire. Autre époque, autre lieu, le lecteur s’attend aussi à d’autres mœurs. On s’attend, par exemple à un changement radical de l’opinion publique sur les questions raciales, et l’incipit du roman nous incite à penser de cette façon. Le fait est que les permutations temporelles et spatiales nous donnent aussi l’illusion du changement. Ce sont en fait des trompe-l’œil. Au fil des pages, le lecteur se rend compte que les grands thèmes liés à la colonisation (pouvoir, savoir, racisme etc.) sont toujours présents, et que ce n’est pas tant le narrateur lui-même qui s’interroge sur son identité métis que les autres personnages du roman qui, d’une façon ou d’une autre, s’arrange pour lui rappeler sa biologie.
215L’histoire de The Buddha of Suburbia, de façon schématique, est le parcours initiatique d’un jeune garçon que les études intéressent peu, un protagoniste perturbé par la séparation puis le divorce de ses parents, ne sachant pas vraiment quoi faire de sa vie, qui subit, il est vrai, l’influence et la pression de son entourage, de sa famille, des jeunes de son âge et de ses relations sociales, et qui se livre à différentes expériences plus ou moins heureuses. Il est, quelle que soit la couleur de sa peau, l’adolescent, tel que l’on rencontre souvent, pétri de contradictions et qui se cherche. The Buddha of Suburbia a, à cet égard, toutes les caractéristiques du Bildungsroman, que l’on appelle encore roman de formation ou roman d’éducation. C’est pour cette raison que même si la biologie a une importance certaine dans le roman, elle n’est pas, à première vue, le facteur dominant de l’évolution du protagoniste. Et pourtant…
216L’incipit du roman laisse une impression étrange. En effet, le ton est celui d’un certain détachement ou d’une certaine indifférence du narrateur, par rapport à ses origines, un ton dont il faut questionner la sincérité. Le « I don’t care » et « two old stories » indiquent que son existence ne s’arrête pas à sa biologie, que le présent l’emporte sur le passé ou l’Histoire. Mais immédiatement après les présentations, il réitère son anglicité. Tout se passe comme s’il subissait un interrogatoire, comme s’il devait se justifier de quelque chose devant un juge. Se faisant, il semble vouloir nous montrer que l’association Karim Amir et « Englishman » ne va pas forcément de soi pour tout le monde. C’est pourquoi, comme s’il était soumis à une pression, invisible mais bien réelle, il se sent obligé d’expliquer : « a new breed ». Cette précision indique que c’est finalement bien en termes biologiques qu’il se présente. Il a d’un côté la certitude d’être anglais ; il y fait allusion à deux reprises en insistant la deuxième fois lorsqu’il inverse l’ordre grammatical habituel pour que le mot important à ses yeux se trouve en première ligne : « Englishman I am », et d’un autre côté, il laisse entendre, presque en aparté, puisque la phrase est entre parenthèses, qu’il éprouve un regret à cet état de fait, ce qui annule en quelque sorte la déclaration du début « I don’t care ». Puis il avoue un certain mal-être qu’il associe à nouveau à sa biologie : « the odd mixture » etc. Le mélange duquel Saleem Sinai, dans Midnight’s Children, puise son énergie semble être ici une gêne, une sorte d’entrave à une vie sereine. Vient ensuite, dans le même paragraphe, comme s’il y avait un lien de cause à effet, l’allusion à la banlieue comme deuxième cause possible de son état que l’on peut qualifier de fébrile. La tension entre culture et biologie, que le narrateur fait pressentir au lecteur dans l’incipit, amorce le thème majeur du roman à savoir une forme de néocolonialisme culturel.
217Deux mondes se croisent, s’opposent, s’attirent et se repoussent dans l’univers de The Buddha of Suburbia : d’un côté la banlieue, la périphérie, de l’autre Londres, le centre. La littérature coloniale nous a appris qu’il existait un centre, composé d’une culture canonique dont la source se trouvait en Occident, et une périphérie ou une marge comprenant tout le reste, c’est-à-dire tout ce qui ne provient pas de l’Occident. Ce roman transcolonial expose les deux pôles de la marge et du centre à travers le personnage hybride. Ainsi les questions de race et de classe sociale s’interrogent l’une l’autre dans une dialectique dont la mécanique est à nouveau celle du pouvoir et du savoir.
218Karim évolue dans le monde de la culture. L’abandon progressif de ses études au lycée le pousse à « faire quelque chose de sa vie » ne serait-ce que pour rassurer ses parents, et c’est vers le milieu artistique qu’il se tourne, en particulier le monde du théâtre qu’il intègre grâce à son réseau de connaissances sociales. Le monde « réel » ne lui procure aucune satisfaction et l’épanouissement dans les études secondaires n’a pas lieu. On peut en déduire que sa quête de rôles est une façon de donner un sens à son existence. La fuite de Karim dans le théâtre, monde de l’illusion, va lui faire découvrir les coulisses de l’univers culturel de Londres, ses exigences et ses pouvoirs. Mais cette fuite vers le monde de la fiction théâtrale va prendre une tournure inattendue pour Karim, vite rattrapé par la réalité, celle de sa condition d’Anglo-indien, celle d’un personnage qui se dit anglais, et qu’il l’est, puisqu’il est né et qu’il vit en Angleterre, mais à qui on faire endosser pleinement son autre moitié, le versant indien.
219Un certain Jeremy Shadwell, directeur d’un théâtre londonien, propose à Karim Amir le rôle de Mowgli dans une adaptation de l’œuvre de Kipling, Le Livre de la jungle. Shadwell, rapidement rebaptisé Shitwell par certains comédiens de sa troupe dont Karim, considère que ce dernier doit « rectifier » son accent s’il veut être sélectionné pour le rôle de Mowgli. En d’autres termes, Shadwell lui signifie qu’il est trop occidentalisé, et qu’il doit par conséquent peaufiner son accent indien pour « faire plus vrai » c’est-à-dire plus « exotique ». Puis, il doit accepter que la costumière lui enduise le corps d’un produit destiné à lui brunir la peau, pour « faire plus indien », une potion que Karim dénomme amèrement « shit-brown cream », « brown make-up », « brown muck », « colour of dirt » ou encore « boot polish » (p. 146). Karim, occidental et non occidentalisé, est censé coller à son personnage de fiction, et doit ainsi faire remonter à la surface ses racines indiennes. Ce qui lui est demandé est donc bien un travail de surface, des apparences, selon la logique, sans doute, que l’habit fait le moine. Acteurs et comédiens, qu’ils se produisent pour le cinéma, la télévision ou le théâtre sont censés travailler, d’abord, leur personnage de l’intérieur, c’est-à-dire de comprendre ses motivations, ses actions, son cheminement intérieur et son évolution, en somme, il leur est demandé d’habiter leur personnage. Ici, il se passe tout le contraire. Les apparences prennent le dessus sur l’intériorité. Ecoutons Shadwell :
« A word about the accent, Karim. I think it should be an authentic accent. »
« What d’you mean authentic ? »
« Where was Mowgli born ? » « India. »
« Yes. Not Orpington. What accent do they have in India ? »
« Indian accents. »
« Ten out of ten. »
« No, Jeremy. Please, no. »
« Karim, you have been cast for authenticity and not for experience. » (p. 147)
220Karim, dans cet échange, est perçu comme Indien et non comme Anglais. L’authenticité, à laquelle Shadwell tient tant, n’a de toute évidence rien d’authentique, elle ne répond à aucun critère et finalement n’est validée par rien si ce n’est par les clichés et stéréotypes inscrits dans la mythologie personnelle de Shadwell. L’authenticité est par conséquent hors de propos, et une fois acceptée par Karim après un chantage tacite, elle ne lui vaut que le mépris de ses partenaires de la pièce, qui font des gorges chaudes de sa prestation : « sniggering at the accent when I finally did it » (p. 148). Nous avons là, dans la relation Shadwell/Karim, une reproduction en miniature de la situation coloniale dans ce qu’elle a de plus basique c’est-à-dire une relation maître/esclave, dominant/dominé, une dialectique du pouvoir et de l’impuissance. Une situation similaire se reproduit ailleurs, dans The Buddha of Suburbia, avec l’entrée en scène d’un autre directeur de théâtre, Matthew Pyke, qui finalement, dans sa façon de diriger et surtout de manipuler Karim, n’a pas de meilleur rôle que celui du colon de substitution.
221La métafiction, ici, dénonce la perfidie des discours occidentaux du xxe siècle qui tout en clamant qu’une intégration réussie de l’immigré doit passer par l’acceptation des règles du pays d’accueil, reprochent à la deuxième génération d’être trop intégrée. Cette expérience semble aussi être celle de l’auteur lui-même, Hanif Kureishi, qui, dans son autobiographie, My Ear at His Heart, raconte le problème auquel il a dû faire face lorsque que le metteur en scène de théâtre et cinéaste britannique, Peter Brook, s’interroge sur la possibilité d’engager Hanif Kureishi pour un rôle dans sa production du Mahabharata. Il relate la façon dont Peter Brook a sondé son arrière-plan culturel et la façon dont il envisageait son rôle :
Being brought up under the Raj, culture, for my father, was only British and, to a certain extent American – Hemingway and Fitzgerald ; and my head was a mishmash of British sit-coms, contemporary American literature and pop. This wasn’t what he wanted ; it was Hindu mythology and symbolism he was after. From this point of view I was a failed Indian, a fake even, wondering what I had to be for others, who were disturbed by who I wasn’t. (p. 198-199)
222Dans cet extrait, Kureishi nous fait part d’une expérience réelle dans laquelle il dénonce ce culte de l’authenticité, comme il le fait dans son roman The Buddha of Suburbia. Plus loin, dans son autobiographie, il fait indirectement le lien entre sa propre expérience et celle de son personnage de fiction Karim Amir dont il dit « qu’il déçoit » le milieu du spectacle pour la raison suivante : « he is either too odd, or not odd – exotic – enough. » (p. 199)
223Dans un autre épisode du roman, le deuxième directeur de théâtre dont il a été question plus haut, Matthew Pyke, demande à ses comédiens d’interpréter un personnage de leur choix. Mais le choix est limité par les exigences de Pyke :
« We need someone from your own background », he said. « Someone black. »
« Yeah ? »
I didn’t know anyone black, though I’d been at school with a Nigerian. But I wouldn’t know where to find him. « Who do you mean ? » I asked.
« What about your family ? » Pyke said. « Uncles and aunts. They’ll give the play a little variety. I bet they are fascinating. » (p. 170)
224Cet échange nous renseigne en premier lieu sur la façon dont le directeur du théâtre, comme tant d’autres personnages du roman, procède à un amalgame expéditif des gens de couleur. En effet, le terme collectif « black » est attribué à quiconque dont la peau est sombre, sans aucun souci de singularité. N’oublions pas que Karim est métis, de mère anglaise et de père indien. Il est par conséquent étrange que Pyke se fixe sur un seul aspect de ses origines. Karim n’est pas « black », il est en partie indien. Pyke choisit, en fait, ce qui l’arrange. En deuxième lieu, notons l’emploi du mot « fascinating », un écho au vocabulaire du discours de Shadwell lors de son premier entretien avec Karim pour le rôle de Mowgli : « an Indian boy, how exotic, how interesting, what stories of aunties and elephants we’ll hear now from him » (p. 141). La similitude de pensée entre ces deux personnages est flagrante. Mais elle rappelle aussi celle de discours plus anciens sur l’Inde fascinante, étrange, exotique et mystérieuse. Le narrateur nous renvoie dès lors à un système de pensée ancré dans l’esprit occidental, et par là même nous montre qu’il n’y a guère d’évolution dans les modes de représentation de l’Autre. L’expérience personnelle de Hanif Kureishi, dont il a été question ci-dessus, transposée à celle de son personnage de fiction Karim Amir, est une dénonciation de ce culte de l’authenticité dépourvu de sens puisque la seule authenticité qui caractérise autant Kureishi que son narrateur, une authenticité incontestable, vérifiable, est celle de leur anglicité. La notice bibliographique de l’auteur de The Buddha of Suburbia figurant en exergue du roman commence par la phrase suivante :
Hanif Kureishi was born and brought up in Kent.
225Cette phrase est quasiment identique à celle qui ouvre le roman à proprement parler :
My name is Karim Amir, and I am an Englishman born and bred, almost. (p. 3)
226Ces deux individus, l’un réel, l’autre fictionnel, sont donc britanniques, ce qui rend les commentaires des Peter Brook, Shadwell et Pyke inopportuns. Leur définition de l’authenticité n’a qu’un seul fondement qui est, on le voit, la biologie. Ils confondent, comme tant de leurs prédécesseurs l’ont fait, biologie et culture.
227Quoi qu’il en soit, Karim doit trouver un personnage pour la pièce de Pyke. Il choisit Anwar, l’un de ses oncles indiens propriétaire d’une petite boutique dans la banlieue de Londres. Mais là encore Karim déçoit. Alors qu’il lui était reproché de ne pas avoir un accent indien suffisamment authentique pour le rôle de Mowgli, à présent, il lui est reproché de « trop coller à la réalité », de choisir un personnage qui « fait trop indien ».
It was a monologue saying who he was, what he was like, followed by an imitation of him raving in the street. […] I thought my work was as good as anyone’s in the group, and for the first time I didn’t feel myself lagging behind everyone else. (p. 179)
228Anwar est musulman, traditionaliste, et est l’objet d’attaques racistes, verbales et physiques, d’une partie de la communauté blanche parce qu’il est indien et musulman. Cela explique son comportement lorsqu’il parcourt les rues de la banlieue et agite sa canne dans tous les sens en menaçant de frapper les individus qu’il soupçonne d’avoir endommagé sa boutique. Karim met donc en scène une situation « réelle » dans laquelle il fait le portrait d’un Indien dans un pays où le racisme est loin d’avoir disparu des mentalités. Il décrit de « l’authentique », puisque c’est ce qui lui est demandé. Or, sa prestation déplait parce qu’elle présente une image défavorable des noirs.
« […] what you want to say hurts me. It really pains me ! And I’m not sure that we should show it ! » […]
« I’m afraid it shows black people – »
« Indian people – »
« Black and Asian people – »
« One old Indian man – »
« As being irrational, ridiculous, as being hysterical. And as being fanatical. » (p. 180)
229Le phénomène de l’amalgame se pose à nouveau. « Black and Asian people » sont logés à la même enseigne. Ici, Karim doit corriger la formule de Tracey, une comédienne dont la tendance est de vouloir assimiler Anwar à la masse des individus à la peau « noire », en insistant sur le fait que son personnage a une nationalité précise, et qu’il n’est pas LE représentant de la communauté indienne mais Anwar, son oncle, « one old Indian man ». Dans cet extrait, Tracey tente de défendre la cause des « Noirs » mais elle se trouve prise au piège de sa propre démonstration. En effet, son propos révèle un mode de pensée prompt à tirer des conclusions hâtives et généralisantes à partir d’un cas singulier. En incluant Anwar dans une soi-disant communauté noire, en prenant la partie pour le tout, elle ne fait qu’adhérer à la pensée raciste qu’elle prétend pourtant critiquer. La série d’adjectifs qu’elle décline, associés à Anwar, préfigure un monde où règne la pensée unique. Selon Tracey, Anwar fait trop indien, ou trop noir, parce qu’elle a assimilé, peut-être sans le savoir, le comportement raciste de la communauté blanche. Elle est incapable de faire la différence entre les actes et la représentation qui s’ensuit d’un individu particulier et la représentation collective. Mais plus encore. Ce ne sont pas tant les critiques d’un Shadwell et d’une Tracey qui pourraient au fond se réduire à des avis personnels et isolés, à l’origine de l’isolement de Karim, que le silence consentant de l’ensemble du groupe de comédiens. On fait comprendre à Karim, personnage hybride, natif de la banlieue, que son point de vue est marginal.
230Les différentes expériences de Karim enseignent qu’il est pris dans l’étau de la contradiction des discours de ces comédiens londoniens pourtant tous d’accord sur le fait qu’il appartient à la marge, qu’il est à la périphérie de la culture et de la pensée dominante. Karim Amir est l’Autre. Pour conclure sur le monde des comédiens de The Buddha of Suburbia, jetons un dernier regard sur le commentaire de l’un d’entre eux. La palme de la bêtise ou de la mauvaise foi, il est difficile de choisir, revient à Shadwell.
[…] She is trying to protect you from your destiny, which is to be a half-caste in England. That must be complicated for you to accept – belonging nowhere, wanted nowhere. Racism. Do you find it difficult ? Please tell me. (p. 141)
231Ce type de commentaire alimente les discours sur l’étrange et l’étrangeté. L’intégration et la question de l’identité sont sans cesse remises en cause justement parce que les discours sont contradictoires. La situation à laquelle Shadwell fait allusion, et qu’il fait semblant à la fois de comprendre et de déplorer : « that must be complicated for you to accept » n’a pas pour autre origine que son propre discours, de même que celui de Pyke, qui crée et entretient un rapport à l’Autre entièrement faussé. Si Karim est dans cette situation, c’est bien parce qu’il existe des Shadwell et des Pyke pour le maintenir dans cette situation.
232Pas assez anglais, trop anglais d’un côté, pas assez indien, trop indien de l’autre sont les contradictions auxquelles Karim doit faire face, mais aussi celles que Hanif Kureishi interroge dans son roman puis dans son autobiographie, My Ear at His Heart où en discourant sur l’un de ses scénarios, « The Redundant Man », il fait remarquer que la question de l’intégration et de l’identité et surtout la contradiction des discours se pose aussi au sein d’une même famille d’immigrés :
[…] the son, the father feels, has become « too English » – as though, being born and brought up in England, he could be anything else. (p. 132)
233Kureishi semble vouloir signifier, dans ses deux œuvres, que l’une des caractéristiques de l’expatriation est la superposition des formulations contradictoires des uns et des autres. L’opposition Orient/Occident est réactivée d’un côté comme de l’autre, et cela bien après la fin de l’ère coloniale à proprement parler. Les temps ont changé mais pas la rhétorique, et la biologie demeure la pierre d’achoppement.
234Ce roman transcolonial, différent des romans jusque-là étudiés puisque la diégèse a pour cadre l’Angleterre du xxe siècle, introduit de façon très subtile les ingrédients de la colonisation, transposés à l’époque moderne. Les principaux étant ceux du racisme, du pouvoir et du savoir et par extension ceux du centre et de la marge. On s’aperçoit en effet, en lisant le roman, que le mode opératoire et les arguments pour exclure un individu ont peu changé depuis l’époque coloniale. Depuis le début de cette étude, j’affirme que le principe de base de la colonisation est la biologie, et toute ma démonstration est allée dans ce sens. La biologie, comme outil scientifique imparable pour l’Occident, comme principe de base à toutes les justifications racistes et donc de rejet catégorique ou de marginalisation tacite.
235Hanif Kureishi a choisi le milieu artistique londonien, symbole culturel s’il en est, pour dénoncer la pérennité de la supériorité culturelle occidentale ou plutôt la croyance perpétuelle en cette supériorité. Le choix supplémentaire d’un protagoniste biologiquement métis permet à l’auteur de soumettre au lecteur sa thèse sur les relations de pouvoir que l’Angleterre entretient avec son ancienne colonie, en prouvant qu’elles sont toujours d’actualité. De plus, le choix du milieu de la culture comme cadre diégétique ne relève pas, bien sûr, du hasard. Nous voyons, depuis le début de cette étude, comment le glissement du biologique vers le culturel a opéré. Nous voyons aussi combien l’un a influencé l’autre et vice-versa, et comment les auteurs britanniques ont exalté la culture et la civilisation occidentales au détriment d’autres cultures et d’autres civilisations. Kureishi récupère ce thème dans The Buddha of Suburbia, et ce faisant, il nous rappelle le phénomène de transmission. Comment, en effet, des individus de la deuxième moitié du xxe siècle peuvent-ils réitérer les arguments de leurs prédécesseurs si ce n’est par la mécanique de la transmission ? Tout comme le pouvoir touche tous les niveaux de la structure d’une société donnée, qu’il s’exerce partout, selon la théorie de Michel Foucault, la dialectique de l’intégration et de l’exclusion, dans cette logique, régit tous les rapports humains dans tous les domaines. Et le milieu culturel n’échappe pas à la règle, en cautionnant des discours usés. Kureishi veut signifier au lecteur que la culture est un maillon dans la chaîne de ces pouvoirs, qu’elle a autant d’importance et exerce autant d’influence que n’importe quel autre forme de pouvoir, qu’au fond, elle est un pouvoir politique. Les aventures de Karim ne sont pas autres choses qu’un bras de fer avec le pouvoir politique, une mise en abyme de la lutte contre le néocolonialisme.
236Alors même que le jeune narrateur, dès l’incipit du roman, affirme être anglais, c’est-à-dire citoyen du Royaume Uni, le lecteur découvre en même temps que lui, que la citoyenneté ne joue qu’un rôle mineur, que c’est encore et toujours la couleur de la peau, et au-delà les rapports de pouvoir qui dictent les comportements et les arguments de ses concitoyens blancs. Le milieu du théâtre est l’un des foyers de cette contradiction entre intégration et exclusion. Mais ce n’est pas le seul comme l’a compris le père de Karim, Haroon Amir, alias « the buddha of suburbia ». Dans la citation ci-dessous, il fait part à Anwar de l’impasse dans laquelle se trouve l’immigré.
The whites will never promote us, […] Not an Indian while there is a white man left on the earth. […]. (p. 27)
237C’est parce que Karim est à moitié indien qu’il lui est demandé de prendre un accent indien, c’est parce qu’il fait « exotique » qu’on lui demande de jouer le rôle de Mowgli, et c’est aussi parce qu’il est à moitié indien qu’il subit des insultes racistes. Qu’il soit natif et citoyen britannique, qu’il ait été élevé et éduqué à l’anglaise comme n’importe quel autre Britannique, n’entrent pas en ligne de compte.
The thing was, we were supposed to be English, but to the English we were always wogs and nigs and Pakis and the rest of it. (p. 53)
238« And the rest of it », c’est-à-dire tout à la fois, selon la méthode de l’amalgame, et en même temps rien ou moins que rien, quantité négligeable, et surtout jamais britannique. Nous avons ici une transposition astucieuse du Mowgli de Kipling et de la jungle qui constitue son environnement « social » au pseudo Mowgli, incarné par Karim, presque un siècle plus tard, évoluant dans la jungle urbaine de la société britannique et dont le comportement des membres diffère à peine de celui des animaux de Kipling. La seule parade contre cet état de fait reste la résistance.
239Après avoir accepté de « jouer le jeu », c’est-à-dire de se plier aux exigences des directeurs de théâtre pour éviter l’exclusion totale de la troupe et finalement l’exclusion du monde du travail, Karim prend ses distances par rapport aux instructions imposées jusque-là. Voici, par exemple, comment il réinterprète son rôle de Mowgli :
[…] the play did good business, especially with schools, and I started to relax on stage, and to enjoy acting. I sent up the accent and made the audience laugh by suddenly relapsing into cockney at odd times. « Leave it out, Bagheera », I’d say. (p. 158)
240Une insulte à Kipling peut-être pour certains, mais en tout cas une revanche sur Shadwell/Shitwell et son obsession de l’authentique. Comme de nombreux narrateurs transcoloniaux, Karim utilise la langue anglaise comme arme de résistance. La langue anglaise doit se plier à de nouvelles exigences. Elle n’est plus l’idiome du seul colon, la propriété privée d’un petit nombre de locuteurs. C’est une langue qui, puisqu’elle se targue d’avoir une dimension internationale, doit accepter les règles de l’international. Les auteurs transcoloniaux, à travers leurs narrateurs, sont là pour nous le rappeler. La langue moderne adaptée à un classique de la littérature britannique, et qui plus est un classique de la littérature coloniale, est à la fois un acte d’intégration et un acte de résistance, deux actes simultanés donc, dont l’application concrète est formulée par Karim Amir lui-même :
We became part of England and yet proudly stood outside it. (p. 227)
241Cette pensée correspond à l’un des résumés que l’on peut faire de la théorie transcoloniale proposée au début de cette étude. On y retrouve en effet l’idée principale articulée autour des deux pivots, « avec » et « contre » le colonial dans un geste de dépassement, et exprimée dans la citation extraite de The Buddha of Suburbia, par la métaphore du dedans et du dehors, de l’intérieur et de l’extérieur. Tout comme une partie du roman d’Arundhati Roy, The God of Small Things, est une dénonciation du néocolonialisme culturel et touristique, c’est-à-dire du néocolonialisme économique et donc politique, ce néocolonialisme est reconfiguré dans The Buddha of Suburbia à travers une dénonciation du milieu culturel londonien, et de l’impact de son pouvoir. Hanif Kureishi est un auteur britannique et sa position est transcoloniale. Dans The Buddha of Suburbia, il transpose les thèses racistes et les mécanismes de l’exclusion à l’époque moderne, et c’est finalement une vision pessimiste du monde, et en particulier de l’Occident, sur laquelle il invite le lecteur à réfléchir.
The God of Small Things
Welcome Home, Our Sophie Mol.
Arundhati Roy, The God of Small Things, p. 165.
242Cette phrase constitue le titre du chapitre 8 du roman d’Arundhati Roy, The God of Small Things, l’œuvre transcoloniale la plus impressionnante et la plus novatrice dans sa visée narrative et linguistique, écrite à ce jour. Aucune autre œuvre de fiction n’égale, à mes yeux, ce roman sidérant à tous les points de vue. Par conséquent, dans ce chapitre consacré au personnage hybride, The God of Small Things tient une place particulière et unique.
243Pour commencer, le traitement narratif du personnage métis est sans équivalent. Sophie Mol a à peine neuf ans et est la fille unique de Margaret Kochamma, une Anglaise et de Chacko, un Indien, fils unique de Mammachi. Margaret et Chacko sont divorcés au moment où se déroule l’histoire, et Margaret est veuve de son deuxième mari, Joe, un biologiste anglais mort accidentellement. La biologie étant le fil rouge du roman, ces détails ont de l’importance, comme nous allons le voir ci-après. Il faut noter que l’héroïne est une petite fille, ce qui est assez rare pour être signalé, et elle tient une place de premier ordre, même si son rôle d’actant est mineur, car elle envahit le roman de bout en bout. Elle en est le prétexte narratif, le prétexte de la vision du monde du narrateur. Voici comment ce dernier relate son omniprésence :
Over the years, as the memory of Sophie Mol […] slowly faded, the Loss of Sophie Mol grew robust and alive. It was always there. Like a fruit in season. Every season. As permanent as a Government job. (p. 16)
[…] far more quickly than ever should have happened, Sophie Mol became a Memory, while The Loss of Sophie Mol grew robust and alive. Like a fruit in season. Every season. (p. 267)
244Décédée accidentellement, par noyade, deux semaines après son arrivée en Inde pour les vacances de Noël, son absence est compensée par le travail de mémoire effectué par sa cousine indienne, vingt-trois ans après l’événement. La répétition, quasi à l’identique, de la mort du personnage et de la survivance de son souvenir, est chargée de symboles. Dans cette famille, dans l’Inde de la fin des années 1960, Sophie Mol était la dernière représentante du mariage Orient-Occident : ses parents, mariés en Angleterre, sont divorcés, sa mère s’était remariée à un Anglais, et son père était revenu seul en Inde. Il me semble que le personnage métis de ce roman symbolise à la fois la fin de la période coloniale et sa continuation. L’Indépendance a officiellement été déclarée certes, le divorce avec les Anglais a été consommé, mais il reste des traces, indélébiles, du mariage forcé et arrangé entre l’Inde et la Grande Bretagne, par la Grande Bretagne. Le souvenir de la petite fille est aussi omniprésent que les séquelles du passage des Britanniques en Inde.
245Dans un deuxième temps, remarquons la façon dont le narrateur prend ses distances par rapport à d’autres romans sur le personnage hybride, en particulier dans sa façon de décrire l’enfant. Au début de ce cinquième chapitre, j’ai souligné la difficulté lexicale concernant l’appellation des métis. Dans The God of Small Things, le narrateur se débarrasse de ces contraintes en évinçant tout le vocabulaire d’usage. Sophie Mol n’est ni anglo-indienne, ni indo-anglaise, ni métisse, ni Eurasienne, ni moitié ceci ou moitié cela ; elle est désignée, non pas par ce qu’elle est mais à travers ses parents : « Margaret Kochama’s, Sophie Mol’s English mother […] Chacko, Sophie Mol’s biological father […] » (p. 5). L’inversion des rôles, par ailleurs, ne passe pas inaperçue. En effet, le père de Sophie Mol est Indien, contrairement aux portraits classiques de la littérature anglo-indienne et de certaines parodies transcoloniales dans lesquelles l’enfant métis est issu d’un père anglais et d’une mère indienne. On se souviendra, à l’occasion, que le narrateur de The Buddha of Suburbia est créé selon un schéma identique. Ces éléments, mis bout à bout, nous montrent qu’il y a une volonté évidente, de la part du narrateur de The God of Small Things, de se démarquer des œuvres de fiction précédentes. Ainsi, Sophie Mol n’est pas mise en scène pour représenter une classe, un groupe ou une communauté particulière ou ses déboires, en tant que métisse, dans la société où elle réside. Elle n’est pas présentée en victime comme tant d’autres personnages l’ont été avant elle. Avant d’être métisse, eurasienne, anglo-indienne ou indo-anglaise, au-delà de sa biologie, Sophie Mol est une petite fille, au même titre que n’importe quelle petite fille, comme le fait remarquer sa cousine indienne Rahel à qui on demande à quoi ressemble Sophie Mol :
« We’re not allowed to bring her here. and anyway, there’s nothing to see », Rahel reassured Kuttappen. « She has hair, legs, teeth – you know – the usual. only she’s a little tall. » And that was the only concession she would make.
« Is that all ? » Kuttappen said, getting the point very quickly. « Then where’s the point in seeing her ? »
« No point », Rahel said. (p. 210)
246La biologie métisse de Sophie Mol, pour Rahel, n’a aucune importance dans cette histoire particulière. De la même manière, Margaret Kochamma, sa mère anglaise, est un être humain avant d’être anglaise.
In a flowered, printed frock with legs underneath. And brown back-freckles on her back. And arm-freckles on her arms. (p. 143)
[…] with her brown back-freckles and her arm-freckles and her flowered dress with legs underneath. (p. 153)
247Les deux personnages, la mère et la fille, sont décrits en tant qu’êtres humains ordinaires qui partagent la biologie de n’importe quel autre être humain. L’insistance narrative sur les détails physiques de chacune, sur ce minimum vital, commun à l’humanité, « the usual », a cette particularité d’attirer l’attention sur la question du racisme sans jamais prononcer le mot. À un autre niveau, mais de façon tout aussi pertinente, la différence biologique entre Ammu, sa tante, et Velutha, le personnage intouchable, la différence entre le sang « pur » et le sang « impur », n’entre pas en ligne de compte dans l’histoire d’amour qui les unit : « biology designed the dance » (p. 335), « biology took over » (p. 336). Cela signifie que les problèmes viennent d’ailleurs, d’autres personnages. Ces deux exemples ont été extraits pour souligner combien et comment les différences sont construites de toutes pièces à des fins dont les raisons sont multiples et toujours justifiées pour ceux qui les émettent. Roman du défi à toutes lois entravant les désirs sous prétexte qu’ils ne sont pas biologiquement corrects, The God of Small Things prend par conséquent la forme d’un défi au roman anglo-indien dont il se distancie, dont il prend le contre-pied en décapitant les idées reçues sur la soi-disant supériorité blanche. De là, le titre du chapitre 8 et de la phrase que j’ai choisie de mettre en exergue : « Welcome Home, Our Sophie Mol. »
248Ce titre est une référence ironique au « Home » de la fiction anglo-indienne coloniale et postcoloniale, ce « Home » des personnages anglo-indiens, cela va de soi, mais aussi celui des sang-mêlé, le sésame qui ouvre les portes de l’Occident, du moins celles de leur imaginaire. On ne peut comptabiliser, en effet, les dialogues construits autour de ce fantasme de la terre promise à laquelle nombre de personnages métis n’a jamais accès parce qu’ils sont justement construits dans cette optique, parce qu’ils n’y ont pas droit, parce que l’Angleterre n’est et ne peut être leur « home » dans la logique anglo-indienne. Mais c’est une notion à laquelle ils tiennent, pour se démarquer des Indiens, lesquels sont soumis au pouvoir de l’empire. Le personnage métis ne peut souffrir qu’on le confonde avec le peuple esclave du système colonial, il ne peut concevoir une position de soumission. Voilà la raison pour laquelle il s’accroche à ce « home » fantasmatique, « their passionate attachment to a Home many of them had never seen and had no prospects of seeing ever » (Staying On, p. 204).
249Ici, dans The God of Small Things, « Home » représente l’Inde, l’aéroport de Cochin d’abord puis la petite ville d’Ayemenem dans le Kerala. Il y a par conséquent un détournement de ce nom, quasi sacré, qu’il est interdit de prononcer à la légère dans la fiction anglo-indienne, et que n’importe quel personnage ne peut pas s’approprier. Il reflète tout ce que l’Inde n’est pas. « Nommer », nous dit Michel Foucault, « c’est, tout à la fois, donner la représentation verbale d’une représentation, et la placer dans un tableau général » (Les Mots et les choses, p. 132). En se l’appropriant, le narrateur le déplace, et se faisant, s’attaque à un pilier de l’imaginaire collectif. L’expérience culturelle coloniale est revisitée par un narrateur qui tranche dans le vif de la littérature anglaise, et à travers cette dernière dans sa langue et les obsessions que cette dernière véhicule. Sophie Mol, le personnage métis, devient le pivot des représentations coloniales sur lequel s’articule la vision idiosyncrasique du narrateur, sa façon de négocier l’héritage colonial en le dépassant. « Welcome Home, Our Sophie Mol » est alors une invite à s’interroger sur la notion de « home » dans l’univers de la petite fille, puis une manière de renseigner le lecteur sur le fonctionnement du monde fictionnel anglo-indien. Le mot « home » se trouve libéré de la chaîne significative à laquelle il est habituellement attaché. Le mot est affranchi de son signifié, à présent situé dans un autre lieu. Il est déraciné. Il circule, tel un « signe errant » pour reprendre une expression de Michel Foucault (Les Mots et les choses, p. 62). Sophie Mol est happée par le roman anglo-indien, elle y est chevillée par un narrateur déterminé à inverser la direction géographique du mot « home » dans un mouvement de demi-tour complet, pour exprimer son refus de toute dictature narrative. C’est le monde à l’envers. C’est le monde colonial perçu de l’autre côté du monde. C’est le monde inversé du narrateur dont on trouve l’équivalent dans la façon dont les cousins, Rahel et Estha, manifestent leur désapprobation vis-à-vis de l’institutrice australienne et des choix littéraires qu’elle impose, en lisant, à haute voix, des phrases entières à l’envers. On assiste à une forme de mimétisme de la part du narrateur. En effet, ce dernier imite ses propres personnages en bouleversant l’ordre du monde, et en en cassant la répétition.
They all broke the rules. They all crossed into forbidden territory. They all tampered with the laws […]. (p. 31)
250Ainsi, Sophie Mol est saisie dans un tissu de références, et est manipulée par ce jeu narratif. Elle est au service de la création transcoloniale du narrateur. Tout se passe comme si l’Inde réclamait son dû, sa part biologique niée par la littérature occidentale, comme si elle récupérait cette partie indienne que bon nombre de personnages métis renient. Cela signifie que la petite fille est aussi saisie dans un cadre narratif indo-anglais. Sitôt placée dans un contexte narratif anglo-indien, elle est immédiatement déplacée et resituée dans une structure indo-anglaise, une structure de reniement du point de vue occidental. Sophie Mol est un personnage transcolonial par lequel le narrateur dépasse le colonial par le colonial. Cette technique est une invite au souvenir, celui des clichés et des répétitions de la littérature coloniale et postcoloniale que la narration exhume pour mieux dénoncer. Avec ce « petit » mot, « Home », le narrateur nous montre que les mots s’inscrivent dans une culture, qu’ils sont construits et manipulés pour passer d’un continent à un autre. Voyons, à présent, ce qui se passe du côté des autres personnages.
251Sophie Mol est aussi mise en scène et manipulée par les personnages qui l’entourent. Par leur intermédiaire, elle se trouve investie d’un rôle d’Occidentale, avec tous les honneurs que cela suppose, comme dans un roman anglo-indien. Tout se passe comme si sa famille indienne avait oublié qu’elle était aussi en partie indienne. Seul l’héritage biologique, britannique, maternel est pris en compte et valorisé. Tandis que les personnages de la littérature anglo-indienne, anglais comme indiens, abandonnent le sang mêlé à son sort, parce que sa biologie est métissée, Sophie Mol est adulée parce qu’elle est en partie blanche. Nous avons à nouveau ici une autre vision du monde : quand l’Anglais de la fiction coloniale rejette le métis parce qu’il a du sang indien, les Indiens anglophiles de The God of Small Things tendent à privilégier le « sang blanc ». Ce qui a pour effet, du point de vue narratif, de nous transposer dans la littérature coloniale où le personnage occidental a toujours la part belle. Elle bénéficie du traitement d’une blanche caractéristique de ce type de littérature : honneurs, égards, attentions particulières. Sophie Mol est littéralement mise en scène à la mode anglo-indienne parce qu’elle a ce sang blanc, hérité de sa mère, qui fait la fierté de son père, ex-époux de Margaret Kochamma.
Anybody could see that Chacko was a proud and happy man to have had a wife like Margaret. White. In a flowered, printed frock with legs underneath. (p. 143)
252On voit ici la façon dont le narrateur intervient, comme pour rappeler le personnage à l’ordre, pour remettre les choses à leur place, à leur juste valeur : certes Margaret est blanche, Chacko, mais elle a des jambes sous sa robe.
253Inconnue des autres membres de la famille, Sophie Mol est d’emblée un être à part : « Loved from the beginning » (p. 135). Dès l’instant où elle descend de l’avion, la petite fille devient une Anglaise en Inde, et a droit à tous les soins dus à son statut. La mise en scène de son arrivée et de la préparation à son arrivée devient une parodie de l’obsession de la « race » de l’époque coloniale. Le narrateur met en scène la mise en scène, tout comme les écrivains anglo-indiens ont mis en scène le spectacle qu’ont donné leurs compatriotes installés en Inde. De métisse donc, Sophie Mol est devenue blanche dans l’esprit de sa famille.
None of them had met her either, but they all behaved as though they already knew her. It had been the What will Sophie Mol Think ? week. (p. 36)
254La « connaissance » qu’ils en ont est passée par le filtre des clichés et des idées préconçues dont ils sont imprégnés, encore une fois, parce qu’à leurs yeux, elle est blanche, qu’elle est née et qu’elle vit en Occident, plus précisément à Londres. Ils vont appliquer à Sophie Mol tout ce qu’ils ont appris, sur la femme blanche, et la petite fille va bénéficier d’un traitement de faveur. Du coup, paradoxalement, elle devient l’Autre. Commençons par l’hygiène :
There would be two flasks of water. Boiled water for Margaret Kochamma and Sophie Mol, tap water for everybody else. (p. 46)
255Et
She has to stay indoors. She is very delicate. If she gets dirty she’ll die. (p. 210)
256Ces deux phrases, la première émise par le narrateur, la deuxième par Rahel, sont des phrases dont on penserait qu’elles sont directement prélevées d’un roman anglo-indien. Nous avons d’une part la crainte quasi pathologique des Européens de tomber malade à cause d’une eau impropre. D’autre part, Rahel, sans doute sans le savoir, fait directement référence aux memsahibs, incapables de supporter la chaleur et la poussière et qui se barricadent chez elles des journées entières. En même temps, elles tiennent à préserver un teint aussi pâle que possible pour éviter tout risque d’être confondues avec une Indienne ou avec une sang-mêlé. Ces deux éléments sur l’hygiène de vie dévoilent l’architecture de la fiction anglo-indienne. Le commentaire de Rahel nous montre combien le souvenir colonial hante encore l’imaginaire collectif indien. Rahel a sept ans et est sans doute trop jeune pour avoir lu la fiction anglaise de l’ère coloniale et postcoloniale, ce qui ne l’empêche pas d’avoir entendu et retenu un certain nombre d’éléments concernant cette période. La transmission a donc fonctionné, d’une manière ou une autre, même si l’origine est inconnue ou cachée. La présence coloniale est palpable. On se souviendra de l’une de ces phrases mémorables du roman, et que l’on peut appliquer au phénomène que je viens de décrire :
Christianity arrived in a boat and seeped into Kerala like tea from a teabag. (p. 33)
257Le lecteur reconnaît, dans cette phrase, les effets pervers de la colonisation, la façon dont ces derniers se sont insinués dans la vie indienne jusque dans les petits riens du quotidien.
258La mise en scène, orchestrée par les deux maîtresses femmes du roman, Mammachi et Baby Kochamma, respectivement la grand-mère et la grand-tante des cousins, est aussi une occasion, pour le narrateur, de critiquer la politique linguistique de l’empire et au-delà la prolifération de la langue anglaise que provoque la mondialisation. La narration souligne ce passé qui ne passe pas, ce passé qui, au contraire, reprend de la vigueur au fil du temps. Chaque représentation théâtrale nécessite un certain nombre de répétitions. La préparation de l’accueil de Sophie Mol n’y échappe pas, sous la direction de Baby Kochamma. Ainsi Rahel et Estha sont-ils privés de leur langue maternelle, le malayalam, et sommés de parler anglais, avant le jour-J.
[…] whenever she caught them speaking in Malayalam, she levied a small fine which was deducted at source. From their pocket money. She made them write lines – impositions’she called them – I will always speak English, I will always speak English. A hundred times each. […] She had made them practise an English car song for the way back. They had to form the words properly, and be particularly careful about their pronunciation. Prer NUN sea ayshun. (p. 36)
259Les cousins doivent faire bonne impression devant Sophie Mol, en parlant un anglais impeccable et non une langue vernaculaire que certains administrateurs britanniques nommaient à une époque, selon le dictionnaire Hobson-Jobson, « black language ». En toutes occasions, Rahel et Estha doivent prouver à Sophie Mol, ainsi qu’à sa mère, qu’ils ne pas arriérés, qu’ils parlent « une langue blanche », qu’ils font partie d’une classe d’Indiens éduqués, à l’anglaise. On se souviendra à nouveau de certains épisodes anglo-indiens dans lesquels les mères anglaises craignent qu’une trop grande proximité avec la population locale altère la « pureté » de l’anglais de leurs enfants, cette crainte du « going native ». Les servantes indiennes (les ayahs) sont particulièrement surveillées de ce point de vue. En tout état de cause, la maîtrise de la langue anglaise est signe d’éducation et de civilisation. La lecture du roman confirme, quasiment à chaque page, que la visite de Sophie Mol est un prétexte narratif par lequel sa petite histoire croise la grande Histoire. C’est, en effet, à travers ce personnage que les griefs contre le pouvoir colonial sont distillés, à chaque micro scène en rapport avec les préparatifs et son arrivée, montrant ainsi que ce pouvoir s’insinuait partout, exerçait son autorité dans tous les domaines, et continue de le faire plus de vingt ans après la proclamation de l’indépendance, comme par un phénomène d’inertie. Chaque micro scène est un rappel de ce que fut le traumatisme de la colonisation puis de la façon dont les Occidentaux percevaient l’Inde et les Indiens. La narration ne manque pas une occasion de rappeler ce que fut la rencontre Orient-Occident. Comme si rien n’était pardonné, elle n’épargne rien ni personne. Le travail de mémoire de Rahel pour reconstituer l’histoire de sa cousine correspond au travail de mémoire du narrateur. L’extrait suivant l’exprime clairement :
In a purely practical sense it would probably be correct to say that it all began when Sophie Mol came to Ayemenem. Perhaps it’s true that things can change in a day. That a few dozen hours can affect the outcome of whole lifetimes. And that when they do, those few dozen hours, like the salvaged remains of a burned house – the charred clock, the singed photograph, the scorched furniture – must be resurrected from the ruins and examined. Preserved. Accounted for.
Little events, ordinary things, smashed and reconstituted. Imbued with new meaning. Suddenly they become the bleached bones of a story. (p. 32-33)
260Transposée au fait colonial, cette citation nous met sur le chemin d’une vision plus globale de l’Histoire. Bien sûr, la colonisation n’a rien d’un fait anodin : « a few dozen hours », « little events » et « ordinary things ». Mais ce que le narrateur entend nous faire comprendre, semble t-il, est l’importance des détails ou de ce qu’on ne voit pas au premier abord au même titre que que ce que l’on peut appeler les grands événements, les dates, l’héroïsme etc. L’Histoire est aussi faite de petites choses. Pour resituer cette pensée dans The God of Small Things, le passé colonial de l’Inde est marqué autant par ce que les livres d’Histoire ont bien voulu dévoiler que par ce qu’ils n’ont pas révélé, c’est-à-dire la façon insidieuse dont le pouvoir occidental s’est infiltré dans toutes les strates de la société indienne, parfois sans bruit et sans fureur. Dans ce passage aussi, le narrateur met à jour son travail de reconstitution du passé : « ressurected », « examined », « Preserved », « Accounted for ». Les petites choses, à la dimension de la petite Sophie Mol, vont s’inscrire dans un contexte historique plus large et créer une nouvelle Histoire. Les deux mots isolés « Preserved » et « Accounted for » rendent comptent du travail de patience et de l’effort de reconstitution. Qu’ils soient isolés, montre qu’ils sont choisis avec soin, que le narrateur leur confère une signification spéciale. Les événements du passé sont amenés au niveau de la conscience pour être analysés et réinterprétés. Le narrateur se fait historien, dont la double fonction selon Marc Ferro est justement la suivante : « D’abord conserver, ensuite rendre intelligible. » (L’histoire sous surveillance, p. 214). Ainsi, le passé colonial est revisité à travers les thèmes majeurs de ses discours et en particulier de ses discours fictionnels.
261La construction d’une hiérarchie raciale, affirmant la supériorité de la « race » blanche, est dénoncée à travers le comportement de Chacko, fier de sa femme (ex-femme) blanche, à travers le commentaire de Rahel déclarant qu’il n’y a rien à voir, puis à travers Pappachi, grand-père des cousins, dépeint par la narration comme un personnage abject, et grand admirateur des Anglais en qui il a une confiance aveugle.
He was charming and urbane with visitors, and stopped just short of fawning on them if they happened to be white. (p. 180)
262Et c’est encore Pappachi que l’on voit défendre un Anglais, au seul prétexte qu’il est anglais, contre sa propre fille :
Pappachi would not believe her story – not because he thought well of her husband, but simply because he didn’t believe that an Englishman, any Englishman, would covet another man’s wife. (p. 42)
263Puis, c’est à travers les agissements d’un planteur de thé anglais que le narrateur rappelle les violences coloniales et postcoloniales :
Already there were a number of ragged, lightskinned children on the estate that Hollick had bequeathed on tea-pickers whom he fancied. (p. 42)
264Cette phrase dénonce le pouvoir occidental capable d’agir bien après la fin officielle de la colonisation. Il est démontré, par cette phrase, que les ouvrières agricoles sont toujours à la merci, c’est-à-dire toujours les esclaves, du bon vouloir du maître. Par ailleurs, la référence aux haillons des enfants métis désigne directement ce maître et père, incapable de faire face à ses responsabilités, ne serait-ce que d’un point de vue économique. La misère, représentée par les haillons, est plus généralement le symbole de la misère quotidienne des sang-mêlé dont personne ne veut.
265Sophie Mol, de son côté, est consciente de son métissage biologique.
[…] The harbinger of harsh reality : You’re both whole wogs and I’m a half one. (p. 16)
266Il y a de fortes raisons de croire que la petite fille répète les injures dont elle a été victime en Angleterre. L’emploi de « reality » suggère que la question raciale, comme dans l’exemple précédent, est loin d’être réglée. Les cinq personnages dont il vient d’être question sont les porte-parole du point de vue du narrateur sur les divisions raciales. Il y en a d’autres dans le roman, des personnages porteurs d’idées reçues au nom de la biologie, sans conteste le thème majeur de The God of Small Things. Chaque thème du roman a pour point de départ la biologie, même ce qui semble en être le plus éloigné, comme la linguistique, parce que tout fait partie d’un système construit pour que l’Occident laisse ses empreintes dont il est si fier. Tout part de la biologie parce que seul l’Occident possède la civilisation, dont Marc Ferro fait l’inventaire en précisant que ses valeurs concernent aussi les Etats-nations de l’Europe. Ce qui est valable pour soi, l’est pour les Autres. Voici ce qu’il a recensé :
[…] unité nationale, centralisation, obéissance à la loi, industrialisation, instruction publique, démocratie – fournit une sorte de code du droit d’entrée dans l’histoire […] (p. 47).
267Ainsi en allaient les résolutions de l’empire britannique. La politique linguistique de l’empire, celle que Thomas B. Macaulay a initiée, dans son discours intitulé « Minute on education » en 1835, préconisant la formation d’une classe d’Indiens anglicisés, est dénoncée à travers le personnage-porte-parole du tout anglais, Baby Kochamma. Les phobies occidentales concernant l’hygiène sont aussi condamnées à travers Rahel. Ainsi, la venue de Sophie Mol entraîne des réactions en chaîne, une série d’accusations, une forme de procès de l’Occident. L’arrivée de la petite métisse est l’occasion de faire un portrait de chacun des personnages et d’une partie de leur histoire. C’est grâce à cette technique que l’on prend connaissance de l’épisode marquant de la vie de Baby Kochamma :
When she was eighteen, Baby Kochamma fell in love with a handsome young Irish monk, Father Mulligan, who was in Kerala for a year on deputation from his seminary in Madras. He was studying Hindu scriptures, in order to be able to denounce them intelligently. (p. 22)
268Ici, la politique des orientalistes est clairement mise en cause. Comme nous l’avons vu, au deuxième chapitre, certains orientalistes se sont servis de leur savoir pour exercer leur pouvoir, pour extraire des éléments de la culture indienne et les transformer en éléments négatifs ou en lacunes.
269Puis vient le tour de Margaret Kochamma et d’Ammu dans une scène où la façon dont la cuisinière, Kochu Maria, accueille Sophie Mol, laisse la petite fille perplexe, suscite un émerveillement étonné de la part de Margaret Kochamma, déclenche la colère d’Ammu puis, pour finir, pousse Chacko à prendre la défense de sa femme, blanche. C’est l’effet domino, identique à celui du dérapage de la biologie à la culture.
Kochu Maria took both Sophie’s hands in hers, palms upward, raised them to her face and inhaled deeply.
« What’s she doing ? » Sophie wanted to know, tender London hands clasped in calloused Ayemenem ones. Who’s she and why’s she smelling my hands ? »
« She’s the cook », Chacko said. « That’s her way of kissing you. » […]
« How marvellous ! » Margaret Kochamma said. « It’s a sort of sniffing ! Do the men and women do it to each other too ? » […]
« Oh, all the time !’Ammu said, and it came out a little louder than the sarcastic mumble that she had intended. « That’s how we make babies. » […]
« Must we behave like some damn godforsaken tribe that’s just been discovered ? » Ammu asked. (p. 180)
270Dans ce dialogue, nous l’aurons compris, il s’agit d’une condamnation de l’attitude européenne (représentée par Margaret Kochamma) vis-à-vis des pays qui n’entrent pas dans sa sphère d’intelligence. La réaction de Margaret Kochamma montre qu’elle est prise au piège de la question de l’interprétation de l’altérité culturelle, entre une vision exotique, vieillie, dont le dictionnaire Le Petit Robert nous rappelle le sens : « qui n’appartient pas aux civilisations de l’Occident » et pittoresque ou couleur locale de la scène qui se déroule sous ses yeux. Victime des clichés sur les « pays lointains », elle ne sait comment réagir face au geste de Kochu Maria, et bafouille une explication lorsque Chacko demande à sa sœur de s’excuser :
« Oh no ! » Margaret Kochamma said. « It was my fault ! I never meant it to sound quite like that. what I meant was – I mean it is fascinating to think that – » (p. 180)
271De toute évidence l’explication n’explique rien, et tout ce qu’elle réussit à faire est d’accentuer la colère d’Ammu. Le fait qu’elle ne puisse terminer ses phrases, est une indication de sa difficulté à pouvoir déchiffrer les signes d’une autre culture. L’absence d’un vocabulaire approprié pour rendre compte de l’expérience entérine le divorce Orient-Occident. Les rares adjectifs qu’elle utilise, « marvellous » et « fascinating » sont positifs, en soi, mais ne veulent rien dire. Ils sont une sorte de pis-aller à son incapacité à formuler le sentiment, qu’elle ne peut sans doute avouer ou s’avouer, qui est un sentiment d’étrangeté. L’intention de la narration est ici de montrer que les mentalités ont peu évolué depuis ces temps anciens où, déjà, l’on regardait l’Autre avec un mélange de surprise, de curiosité et d’incrédulité. La répétition des stéréotypes est dans ce cas la cible du narrateur. Margaret Kochamma a d’ailleurs peu de choses à dire, ou on lui laisse peu l’occasion de s’exprimer dans le roman. En tout cas, elle est dépeinte à travers le malaise qui la caractérise. Ainsi, à une autre occasion, l’ex-épouse de Chacko a du mal à trouver ses mots :
She laughed uncertainly, not sure if it was the right response. (p. 173)
272Dans ces deux instances narratives, Margaret Kochamma semble être en porte-à-faux, comme si on voulait nous signifier qu’elle n’était pas à sa place en Inde. Dans la logique de The God of Small Things, on lui procure le rôle de la memsahib d’un roman anglo-indien, incapable de comprendre l’Inde et d’y trouver sa place.
273La succession des incriminations contre la présence coloniale et ses effets secondaires, et dont le personnage métis est le prétexte, est habilement amenée par le narrateur de façon à faire voir au lecteur l’envers du décor. Tout se passe comme si la narration, à travers ses personnages, et en particulier Ammu, réclamait justice : les Indiens valent autant que les Anglais : « We share the same biology » nous dit Sting dans l’une de ses chansons. Ainsi, lorsque Rahel et Estha, las sans doute, de jouer le rôle stupide pour lequel ils ont été préparé, entraîné et puni si le résultat n’était pas à la hauteur, bref, lorsqu’ils manifestent quelque impatience à l’aéroport, qu’Estha, par exemple, refuse de dire bonjour correctement, leur mère ressent un sentiment d’échec :
She felt somehow humiliated by this public revolt in her area of jurisdiction. She had wanted a smooth performance. A prize for her children in the Indo-British Behaviour Competition. (p. 145)
274L’évocation d’un bras de fer entre l’Orient et l’Occident rend compte des enjeux mis en place au fil du récit, car finalement, Ammu l’admet, il s’agit d’un concours entre les trois cousins, disons entre les deux cousins indiens et Sophie Mol. La fête, organisée par la famille indienne, en l’honneur de Sophie Mol, n’a rien d’une fête innocente, spontanée et désintéressée, puisque le but est de prouver que la famille indienne a atteint le niveau de civilisation escompté par l’Occident depuis la colonisation. Les enfants ont été préparés à cet effet :
« Don’t forget that you are Ambassadors of India », Baby Kochamma told Rahel and Estha. « You’re going to form their First Impression of your country. » (p. 139)
275On le voit ici, la fête a pris une tournure solennelle, presque officielle, presque politique comme le mot « Ambassadors » le suggère. La mission des deux cousins est d’ordre culturel au premier abord, mais étant donné les termes abordés pour cette rencontre, l’intervention du narrateur et le ton des personnages, la question culturelle prend une tournure politique. En même temps, la mission de Rahel et d’Estha renforce le rôle symbolique de Sophie Mol, ce VIP tant révéré.
276La mise en scène de l’arrivée de Sophie Mol fonctionne comme un subterfuge pour mettre en scène l’histoire coloniale et sa littérature. Chaque action, chaque parole des différents personnages et chaque détail de l’intrigue est l’occasion de convoquer la période coloniale à la mémoire du lecteur. En fait, tout se passe comme s’il n’y avait qu’une seule et même histoire. La théâtralisation de la pensée coloniale est signalée de manière explicite par un vocabulaire qui ne laisse aucun doute sur les intentions du narrateur. La fréquence des mots « Play » (p. 136, 175, 177, 180, 186, 193), « performed » (p. 164, 175, 193), associés certes à la fête de la petite fille mais dont on a vu que cette fête donnait, comme une fenêtre, sur une vision du monde plus vaste, autrement dit qu’elle entraînait le lecteur sur le territoire de l’Histoire, la fréquence de ces mots, donc, a pour but de porter l’attention sur la mécanique du roman. La mise en scène de la technique narrative culmine aussi, à mon sens, dans un détail du roman, « a small thing », comparé aux enjeux politiques de l’ensemble, le gâteau de bienvenue, ce « double-deckered cake » (p. 169) par lequel est exposé le jeu de références sur lequel s’articule le rappel incessant de l’omniprésence et de l’omnipotence du fait colonial. Ce gâteau est une image de l’une des attractions touristiques de Londres, une référence à la ville où résident Margaret Kochamma et Sophie Mol, haut lieu symbolique du pouvoir colonial, enfin une référence aux deux niveaux de lecture, c’est-à-dire aux deux histoires, la petite histoire, locale, familiale superposée à la Grande Histoire anglo-indienne.
277Il découle de ces quelques réflexions sur le personnage métis de The God of Small Things que Sophie Mol n’est pas un lien entre l’Occident et l’Orient, lien dans le sens de pont, dans le sens encore de ce qui unit ou rapproche au sens positif du terme. Sa visite n’a rien d’un rapprochement entre deux familles qui se connaissent à peine, ni d’une trêve entre ses parents biologiques. Ce personnage est facteur de rupture, mise en scène par un narrateur qui ne cherche pas la réconciliation, mais au contraire ravive et rouvre les blessures coloniales, comme par provocation. Dans la petite histoire, les parents de Sophie Mol sont séparés, officiellement divorcés, dans la Grande Histoire, la Grande Bretagne a aussi divorcé de l’Inde, la laissant à l’abandon et gérer seule ses conflits et ses massacres. Le parallèle est évident tout comme l’est le point de non retour. « L’esprit de pardon », pour reprendre une expression de Paul Ricœur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (p. 595) ne trouve pas sa place : derrière l’histoire de Sophie Mol se profile le récit des souffrances et de l’humiliation, en même temps que l’impossibilité à ne plus les dire ou les écrire une fois encore. Tout comme il n’y a pas de volonté d’oubli. À cela ajoutons que The God of Small Things est une invite à se souvenir des multiples possibilités de raconter l’Histoire, comme le suggère la citation de John Berger, mise en exergue au roman : « Never again will a single story be told as though it’s the only one. »
278Comme je l’ai mentionné plus haut, le personnage métis du roman meurt prématurément, mettant un terme aux relations Orient-Occident. Sophie Mol était le dernier lien et la dernière trace de l’union anglo-indienne. En la faisant mourir en bas âge, la narration ne lui laisse aucune chance de se reproduire. La biologie métissée de cette famille est arrivée à son terme. Par le décès de l’enfant, le récit signe en même temps l’arrêt de mort du roman anglo-indien et d’une vision unique de l’Histoire.
279Les quelques narrateurs et personnages biologiquement métis dont il a été question dans ce chapitre consacré aux cent ans d’écriture du personnage hybride, qu’ils soient les produits de la création littéraire postcoloniale ou transcoloniale, révèlent l’influence de la biologie sur le culturel. Chacun à sa manière, les cinq auteurs sélectionnés envisagent le rapport Orient/Occident à travers ce personnage qui leur fournit les fondements de la thèse que je défends depuis le début de cette étude à savoir les discours de la biologie et la biologie des discours. Examinons à présent un autre cas de figure.
Substitution biologique : quand les personnages anglo-indiens se déguisent
Remember, I can change swiftly. […] As a boy in the dress of white men – when I first went to the Wonder House. And a second time thou wast a Hindu. What shall the third incarnation be ?
Rudyard Kipling, Kim, p. 139
280Cette partie est consacrée au personnage anglais de la fiction anglo-indienne qui, le temps de quelques chapitres, dans un roman donné, se fait passer pour un personnage indien en utilisant une panoplie de subterfuges. Il s’agit d’un déguisement, un thème classique de ce type de romans. De nombreux romanciers ont trouvé l’idée intéressante et un moyen astucieux de faire passer leur position sur l’empire. Kim dans Kim de Kipling est le personnage dont tout le monde se souvient mais il y en a d’autres. Ainsi, John Masters est encore à l’honneur dans ce chapitre, car il a usé et abusé de la technique dans la plupart de ses romans à travers son héros de prédilection nommé Savage, du premier au dernier. Avant d’atteindre le vif du sujet, on appréciera le fait que le signifiant « colon » a la même origine que celui de « clown », dont le sens premier est rustre, sauvage (un Savage). De manière générale, le clown est celui qui fait rire, le rustre est celui dont on se moque. Or le Savage de Masters ne fait pas rire. Rustre et sauvage, le premier de la lignée, Jason, l’est sans doute, mais ni lui ni les autres ne sont comiques. En fin de compte, le choix de ce nom de famille laisse perplexe. S’il s’agit d’un déguisement, on se demande ce qu’il cache, car ni l’humour ni l’ironie ni la parodie ni le pastiche ne caractérisent la dizaine de romans mettant en scène un Savage. Ce que l’on remarque, en revanche, est que le premier de la lignée, au prénom prédestiné, et qui se comporte comme un sauvage, va s’installer et sera l’ancêtre d’une longue génération de Savage dans un pays dit de sauvages. En tout cas, le déguisement est inscrit dans leurs gènes.
281Les raisons de ce passage d’un personnage à l’autre, d’une personnalité à l’autre, sont toujours d’ordre stratégique. Les circonstances sont presque identiques, et le résultat toujours satisfaisant, pour la communauté anglaise. Au pur niveau diégétique, on a affaire à une situation de crise dans la relation anglo-indienne, la vie du personnage anglais et/ou celle de sa famille est menacée par un ennemi, indien, sur le territoire indien ou une situation où les Indiens, comme les Anglais, sont menacés par des Indiens. L’Indien est toujours coupable, quel que soit le cas de figure. L’enjeu sera par conséquent double. L’Anglais doit d’une part sauver sa vie et celle de son entourage et d’autre part confondre l’ennemi. Au-delà, il faut parvenir à sauver l’honneur de la nation britannique. Par ce déguisement, le héros anglais devient un personnage hybride, une peau blanche avec un masque noir pour inverser la proposition du titre de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Au-delà de cette première constatation, nous remarquons qu’à un deuxième niveau le changement d’identité est une manœuvre narrative supplémentaire pour établir un ordre hiérarchique entre Indiens et Anglais. Il s’agit en somme d’une répétition de l’affirmation, sous une autre forme, de la supériorité occidentale. Le déguisement est donc, dans bon nombre de cas, un déguisement de la relation est-ouest. Si l’on en croit Kipling et d’autres, le déguisement est qui plus une caractéristique quasi génétique de la civilisation britannique :
Kipling asserted (and John Buchan followed him in this) that it was particularly an Anglo-Saxon gift, to be able to imitate every other race. (Dreams of Adventure – Deeds of Empire, Martin Green, p. 268)
282Cette assertion est certainement vraie en ce qui concerne la fiction anglo-indienne.
283L’histoire de l’Inde britannique fournit un prétexte narratif idéal pour permettre au personnage anglais de passer de l’autre côté du miroir. Ainsi, la révolte des cipayes ne peut échapper à ce type d’exercice : Shadow of the Moon de M. M. Kaye et Nightrunners of Bengal de John Masters en sont des exemples types. Dans ces romans, l’Indien révolté contre le colon est un traître. Par conséquent, tout se passe comme si l’Anglais, en se déguisant, voulait duper l’Indien pour punir ce dernier de sa duplicité. On répond au double jeu de l’Indien par le double jeu de l’Anglais dans la logique de la loi du Talion. C’est à qui trompera mieux l’autre. En dehors de la révolte, une autre menace pour l’autorité britannique à la fin du xixe siècle inspire nombre de romanciers qui en tirent des romans d’aventures effrénées. Ainsi, la crainte de l’invasion de l’Inde par la Russie, donc la crainte de perdre le joyau de la couronne. Le réseau d’espionnage et de contre-espionnage instauré pour empêcher cette invasion, toutes ces activités à la frontière du Nord-ouest que l’on a appelé « The Great Game », est un motif supplémentaire pour mettre en valeur les dons du personnage anglais. Il s’agit à nouveau d’usurper l’identité d’un Indien. Kim de Kipling, The Far Pavilions de M. M. Kaye ou encore The Lotus and the Wind de John Masters mettent en scène ces intrigues à la frontière du Nord-ouest.
284Les événements historiques fournissent aux romanciers des prétextes de mises en abyme, et cette fiction dans la fiction a pour objectif d’accroître le pouvoir du héros anglais dans la mesure où il est doublement mis en scène. On lui attribut un rôle d’Anglais ET un rôle d’Indien, c’est-à-dire d’Anglais déguisé en Indien. Surexposé, ce héros fait d’autant plus d’ombre au personnage indien que ce dernier se trouve doublement assujetti à la manipulation narrative. Autrement dit, plus le personnage anglais est valorisé pour ses exploits, plus le personnage indien est dévalué. Le déguisement étoffe, si l’on peut dire, le héros anglais dans le même temps qu’il dépouille le personnage indien, le but étant de passer inaperçu en tant qu’Anglais et de passer pour un véritable Indien. Sans mauvais jeu de mots, Masters reste le maître dans l’art du déguisement ou du camouflage, dans l’art de la mise en abyme destiné à glorifier l’homme, blanc, occidental. En dehors du contexte de la révolte des cipayes et de celui de la frontière du Nord-ouest, deux autres romans, The Deceivers et dans une moindre mesure Coromandel ! dépeignent avec un soin particulier les changements d’identité de leur héros. Commençons par la « simple » transformation physique du personnage qui, à elle seule, en dit long sur la visée idéologique des romans.
Comment « faire indien » ou « I wish to shew you how the Raj is done »
285Même si Coromandel ! ne s’inscrit pas dans un contexte aussi spécifique que celui de la révolte des cipayes ou de la frontière du Nord-ouest, mais dans les circonstances plus générales des balbutiements de la Compagnie des Indes Orientales, ce qui donne au roman une dimension plus politique qu’historique au sens strict du terme, ce roman est le roman des origines. C’est dans Coromandel ! que « naît » le premier Savage. L’œuvre est donc significative pour qui veut comprendre la portée de la saga. Le héros anglais, tel qu’il apparaîtra dans les autres romans indiens de John Masters, acquiert toutes ses caractéristiques dans Jason Savage, protagoniste de Coromandel ! Le déguisement de Jason Savage, ou plutôt la manière de procéder, est celle des Savage suivants. Jason Savage doit de fuir l’« ennemi indien » qu’il a lui-même provoqué par ses mensonges.
He […] grabbed hot ash from the fire and dust from the earth, and rubbed them over his dripping body. He pulled at his hair and ran filthy fingers through it and down his face. […] He shouted angry gibberish as he went, which might have been the challenges and exhortations and holy texts of a fakir […]. People who saw him coming stepped hurriedly out of his way with a prayer and a joining of the hands. He was holy of the holiest, drunk with holiness […]. Wild and filthy, he strode past the soldiers […]. (p. 215)
286Le lecteur ne manquera pas de noter, dans un premier temps, combien il est facile de « faire indien. » En deux temps trois mouvements, l’affaire est jouée. Dans un deuxième temps, on pourra prélever quelques-uns des ingrédients utilisés pour tromper le monde : « dust », « filthy fingers », « wild and filthy ». Ces détails sont révélateurs de la perception occidentale de l’Inde telle qu’elle a déjà été mentionnée à plusieurs reprises dans les chapitres précédents. En effet, comment ne pas s’apercevoir qu’il s’agit une fois de plus d’une représentation stéréotypée faite de poussière et de saleté. Il suffit de se baisser pour trouver immédiatement ce que l’on cherche. Puis, comme cela ne suffisait pas, viennent ensuite les allusions au corps nu et au fakir pour aboutir à un portrait robot de l’Indien, celui-là même que les discours occidentaux condamne au nom de la décence et de la civilisation comme nous avons aussi pu le voir.
287Examinons à présent une scène de Nightrunners of Bengal. Rodney Savage doit se déguiser pour fuir les cipayes et préserver sa vie ainsi que celle de son fils.
He began to struggle into Rambir’s uniform. […] When he had finished he drew up spittle into his mouth and spread it on his face among the burns and dust. (p. 235)
His face was scorched bronze-black under the dirt, and out of it his eyes crackled old and ice-blue and mad. (p. 240)
288Ainsi l’habit ou l’absence de celui-ci fait l’Indien. Puis la poussière et la saleté sont à nouveau les deux éléments narratifs choisis pour décrire l’environnement immédiat du personnage anglais. Notons brièvement aussi, dans les deux romans, l’allusion à la folie ou à ce qui y ressemble avec les adjectifs « wild » et « mad ». À cet égard, nous nous souviendrons de Findlay, l’un des personnages de An Indian Day d’Edward Thompson que l’Inde rend fou.
289Dans sa croisade contre les thugs, un autre Savage, William, doit aussi être à moitié nu et sale pour « faire indien », pour approcher au plus près la « réalité indienne », enfin pour être reconnu comme tel. Voici une citation de The Deceivers.
A dirty grey blanket flung around his shoulders kept off the bite of the approaching night. His chest and legs were bare […]. (p. 32)
290Les quatre citations ci-dessus, extraites de deux romans différents, montrent combien les clichés sont tenaces. Ainsi, un Indien est perçu, à travers la représentation occidentale, comme un être sale évoluant dans un environnement de poussière et de boue. Le but de la description est de reconnaître un Indien, et surtout de ne pas le confondre avec un Anglais. Cette conclusion est étayée par la remarque d’un personnage de The Far Pavilions de M. M. Kaye :
[…] most people only see what they expect to see, and if they spot a fellow in a tweed-suit and a deer-stalker they automatically think « Englishman », while one in a shulwa and turban, with a flower behind his ear and a kaisora hanging from his wrist, must of course be an Afridi. It’s as simple as that. (p. 707)
291Aussi simple que ça, en effet, en particulier pour la fiction anglo-indienne. Les citations précédentes ont montré comment on fabriquait un Indien de base, comment on passait d’une biologie à l’autre grâce à un minimum de règles à appliquer. Cependant le déguisement peut prendre des formes plus sophistiquées, et doit être considéré comme le prolongement d’une chaîne de discours.
Jeu de dupes
292Au fil des romans anglo-indiens, la technique du déguisement s’est peu à peu perfectionnée. La boue, la crasse et la poussière, tout en restant des éléments de base, ne suffisent pas à faire un Indien d’un Anglais. La supériorité de l’homme blanc sur l’Indien se manifeste aussi par sa capacité à se fondre dans n’importe quel paysage et à adopter n’importe quelle personnalité, donc par sa capacité à détenir un savoir.
293Si l’on retient l’une des définitions du mot « savoir » de Michel Foucault, on comprend mieux la portée du choix du déguisement comme élément interdépendant d’un système plus vaste d’appropriation de l’Autre.
[…] il s’agit des éléments qui doivent avoir été formés par une pratique discursive pour qu’éventuellement un discours scientifique se constitue, spécifié non seulement par sa forme et sa rigueur, mais aussi par les objets auxquels il a affaire, les types d’énonciation qu’il met en jeu, les concepts qu’il manipule, et les stratégies qu’il utilise. […] Un savoir, c’est ce dont on peut parler dans une pratique discursive qui se trouve par là spécifiée […]. (L’Archéologie du savoir, p. 237)
294Si, comme le dit encore Michel Foucault, « toute pratique discursive peut se définir par le savoir qu’elle forme » (ibid., p. 238-239) alors le déguisement dans les romans anglo-indiens est l’une des formes que prend le savoir. La valeur du déguisement prend tout son sens dans le réseau plus vaste d’autres savoirs. Il en fait partie intégrante, et peut être étudié comme partie d’un jeu de construction du savoir au même titre que n’importe quel autre discours. Le déguisement en tant qu’élément de passage d’une biologie à l’autre est une ligne d’attaque supplémentaire pour l’analyse du pouvoir. Le déguisement est un facteur puissant à prendre en compte, peut-être plus que n’importe quel discours, sans doute à cause de son apparente légèreté. Le déguisement est une représentation du pouvoir.
295C’est ainsi que, Ash, un personnage de The Far Pavilions, peut un jour se métamorphoser en « Kashmiri pundit » (p. 475), un autre jour en « boxwallah ; or a traveller on pilgrimage to the temples at Mount Abu. Or perhaps a hakim from Bombay. » (p. 562). Ce personnage ne laisse rien au hasard :
Ash had learned those prayers long ago. It had been necessary that he should know them (and been seen to say them). […] He had said them daily at he proper times, since they were as much a part of his disguise as the clothes he wore or the language he spoke […]. (p. 805)
296C’est ainsi aussi que William Savage peut se faire passer aussi bien pour le plus grand thug de tous les temps que pour l’époux d’une Indienne sans que personne ne le soupçonne. C’est enfin ce qui suscite la réflexion suivante du narrateur de The Lotus and the Wind :
Being of Persian blood, he was expected to be superciliously aware of the three thousand years of Persian culture behind him. (p. 131)
297On le voit, à travers ces trois personnages ; il n’est pas tant question de la vraisemblance des faits, c’est-à-dire que ces trois personnages soient chacun capable d’endosser à la fois la biologie d’un individu et l’Histoire de tout un peuple, que de l’idée que cela soit du domaine du possible. Le savoir et le pouvoir sont à la fois visibles et cachés. L’un des auteurs de l’ouvrage collectif, intitulé The Boundaries of Humanity : Humans, Animals and Machines, examine ce rapport entre l’explicit et l’implicite. Ainsi, dans son article Thinking Machines : Can there be ? Are we ?, Terry Winograd, remarque le fait suivant :
Every explicit representation of knowledge bears within it a background of cultural orientation that does not appear as explicit claims but is manifest in the very terms which the « facts » are expressed and in the judgment of what constitutes a fact. (p. 213)
298Tout se passe comme si la supériorité de l’Occidental, dans sa capacité à contrôler une partie du monde, était acquise dans un système de représentation à la fois explicite et implicite. Comme il a déjà été précisé plus haut, la relation du colonisé au colon s’articule sur un axe quadruple : observation, surveillance, apprentissage et pouvoir. La technique du déguisement confirme bien entendu la relation entre ces quatre pivots de la connaissance.
299Si le déguisement est à la fois une manifestation tacite et formulée de la position idéologique d’un roman alors The Deceivers de John Masters excelle dans cet art. La supériorité des Savage réside dans leur capacité à se faire passer pour des Indiens. La réciproque n’est jamais vraie. Les personnages britanniques trompent les personnages indiens eux-mêmes dupés par un discours narratif préexistant duquel ils ne peuvent échapper. Les vrais « deceivers » ne sont plus ceux que l’on pense, des bandits de grands chemins, mais ils sont les différents maillons de la chaîne de narrateurs investis de la mission coloniale. Ils sont ces colons/clowns manipulés par un discours narratif qui peine à tromper le lecteur.
300La manipulation est poussée à l’extrême lorsque les auteurs, surtout John Masters, inventent l’Inde jusque dans ses moindres détails. Tous les lieux de Masters sont inventés. Bhowani, par exemple, n’existe sur aucune carte tout comme la ville fictive de Malgudi de R. K. Narayan n’a aucune « réalité ». Dans ce sens l’Inde, sa géographie, ses contours, sa biologie, est un personnage à part entière, au même titre que n’importe quel personnage de « chair, d’os et de sang ». Sans elle, la famille Savage n’existe pas ou plutôt c’est grâce à cette Inde totalement revisitée que le protagoniste prend sa dimension et acquiert toutes les libertés de mouvement. Une géographie fictive, l’absence d’allusions à des personnages réels associées aux déguisements accroissent, me semble t-il, les manœuvres dolosives du narrateur. En faisant croire au lecteur que tout est inventé, que tout est « pure » fiction, il lui fait aussi croire qu’il n’y a pas à chercher de sens caché. Le narrateur, anonyme, se livre ainsi à une véritable comédie, à un grand jeu. La fiction « pure » est sa façon de proposer sa propre version du « Great Game ». Tout le monde est « innocent » dans ce système puisque rien ne vient contredire la fictionnalité du roman. Rien n’est vrai, tout est faux, tout est inventé. L’œuvre entière de Masters est donc une gigantesque mise en scène. Pourtant Savage a toujours le rôle principal et les Indiens sont toujours cantonnés dans des rôles secondaires, de subalternes s’ils ne sont pas carrément de simples figurants. John Masters n’a bien sûr rien inventé. Il est « victime », comme beaucoup d’autres, de l’attraction des transmissions horizontales et verticales. Et Rudyard Kipling est à nouveau le père de tous les mots.
301Kim est le prototype du personnage caméléon dont les caractéristiques sont reprises à chaque nouveau roman mettant en scène un personnage hybride. Martin Green, dans Dreams of Adventure – Deeds of Empire, résume à travers Kim, la fonction de ce personnage :
The activity for which Kim is being trained is surveying, which brings together the activities of climbing, observing, native disguise, etc., under the aegis of imperialism. (p. 270)
302De nombreux articles, essais et ouvrages entiers ont été consacrés à Kim, beaucoup de suggestions, y compris dans la présente étude, ont été faites et il serait vain et sans grand intérêt de les compiler en les rappelant ici. En résumé, presque tous les critiques ont souligné l’attitude amphibologique de Kipling concernant l’empire. À cet effet, Edward Said est sans doute celui dont l’analyse de la relation entre fiction et pouvoir, à travers sa lecture de Kim, est la plus pertinente. Tout en reconnaissant la qualité littéraire du roman de Kipling (« a work of great aesthetic merit », Culture and Imperialism, p. 150), Said souligne l’omniprésence de l’empire sans que le roman devienne pour autant un pamphlet politique de façon explicite. C’est sans doute justement grâce à cette qualité littéraire que Kipling parvient à distiller ses idées sur la puissance impériale. Selon Edward Said, pour être en mesure de discuter sur Kim, il faut savoir reconnaître les deux grands axes d’articulation du roman, seuls capables de fournir des éléments nécessaires à la compréhension.
The first is the device of political surveillance and control ; the second […] is the wish-fantasy of someone who would like to think that everything is possible, that one can go anywhere and be anything. […] I call it a fantasy because, as both Kipling and Lawrence endlessly remind us, no one – least of all actual whites and non-whites in the colonies – ever forget that « going native » or playing the Great Game are facts built on rock-like foundations, those of European power. (Kim, p. 44)
303Le sens du pouvoir est inné chez Kim. Ce pouvoir peut être considéré comme l’une de ses composantes biologiques d’Anglais en Inde. Ainsi, lorsque le lama est reçu par le conservateur du musée de Lahore, un Anglais à la barbe blanche dont la fonction est limpide, « to gather knowledge » (p. 55), Kim attend à l’extérieur, conditionné par sa biologie d’Anglais disposé à tout entendre, tout voir, tout savoir :
Kim laid himself down, his ear against a crack in the heat-split cedar door, and, following his instinct, stretched out to listen and watch. (p. 55)
304Deux des cinq sens du système récepteur de l’organisme humain, l’ouïe et la vue sont activés pour ne rien perdre de l’entretient. Nous ne sommes qu’à la septième page du roman, et pourtant déjà, le narrateur interpelle le lecteur en lui signalant « l’instinct » de son protagoniste, la mise en éveil immédiate de ses sens, et le prépare ainsi à la conduite future de son protagoniste. Ce détail montre la capacité de Kim à réagir à chaque instant, à se tenir prêt selon la devise des scouts : « Be prepared ».
305De façon tout à fait ironique, c’est aussi par une vigilance de chaque instant de la part du lecteur, par l’examen du moindre détail que ce dernier va voir se dessiner progressivement les contours, de façon de plus en plus évidente, de l’idéologie impériale. Kim, le héros anglo-indien, introduit le lama dans le monde de la connaissance. Ce sont les détails, à première vue « inoffensifs », qui permettent au lecteur de se rendre compte de la mise en forme et de la mise en place de cette idéologie. C’est aussi à travers eux que la conviction du narrateur, à savoir la puissance de l’empire britannique en Inde, se fait jour. L’épisode de l’échange des lunettes entre le conservateur du musée et le lama en est un exemple.
The curator looked through them. They were heavily scratched, but the power was almost exactly that of his own pair, which he slid into the lama’s hand, saying :
« Try these. »
« A feather ! A very feather upon the face ! » […] « How clearly I see ! »
« They be bilaur – crystal – and will never scratch. May they help thee to thy River, for they are thine. » (p. 59-60)
306Le savoir et le pouvoir sont les deux grandes notions que l’on peut extraire de cette citation. Dans un premier temps, le fait que le conservateur du musée ne porte pas de nom, qu’il soit uniquement désigné par sa fonction, « the Curator », n’est pas un hasard. En tant que conservateur de musée, il est le gardien de son contenu c’est-à-dire du savoir, et il en détient le monopole. Seule compte sa fonction, seul compte son rôle dans la construction du roman. La révélation de son identité est donc superflue. Par ailleurs, le narrateur prend la peine de signaler qu’il est de nationalité anglaise ; l’absence d’identification laisse par conséquent entendre qu’il représente l’ensemble du peuple britannique. Qu’il se nomme Monsieur X ou Monsieur Y ne change rien au fait qu’il soit d’abord anglais. Le lama n’a pas non plus de nom, ce qui laisse supposer qu’il est un Indien parmi d’autres, donc le représentant d’un peuple. Mais d’un autre côté, il n’est pas un Indien ordinaire. Il est ce personnage sacré, modèle de sagesse. Tout se passe comme s’il avait été élu, par la narration, justement pour toutes les qualités qui font de lui un lama. Dans un deuxième temps, la transmission du pouvoir, évoquée de façon métaphorique avec l’échange des lunettes, est l’autre motif dominant de ce passage. Le conservateur donne ses lunettes au lama pour lui permettre de voir le monde à travers son propre regard, c’est-à-dire le regard d’un Occidental. Tout comme le conservateur du musée n’est pas un Anglais ordinaire dans la mesure où il est le protecteur du savoir, le lama est choisi pour son éventuelle capacité à diffuser ce savoir. Il encourage le lama à porter ses lunettes, faites de cristal, symbole de pureté et de dureté. Le monde, vu à travers ce minéral, c’est-à-dire par le regard occidental, si l’on s’en tient à la thèse que les lunettes furent données à cet effet, est un monde dont le modèle est à suivre. Les lunettes du lama sont fêlées, nous dit le récit, donc fragiles comparées à celles du conservateur. Ainsi, la limpidité des lunettes en cristal du conservateur contraste avec la vision brouillée du savoir que le lama obtient en lisant à travers ses verres fêlés. Mais le cristal a d’autres qualités comme le montrent les lignes suivantes, extraites du Dictionnaire des symboles :
Sa transparence est un des plus beaux exemples d’union des contraires : le cristal, bien qu’il soit matériel, permet de voir à travers lui, comme s’il n’était pas matériel. Il représente le plan intermédiaire entre le visible et l’invisible. (p. 314)
307Cette information du Dictionnaire des symboles rajoute du sens à la citation de Kim. Elle est un argument supplémentaire à la thèse d’une tactique narrative consistant à se servir de la fiction pour faire passer l’idée que l’Occident domine l’Inde, et qu’il ne peut en être autrement. Les lunettes seraient ce détail visible de la narration derrière laquelle se cache leur fonction et la motivation du conservateur. Mais si l’échange des lunettes est perçu de la façon que nous venons de le dire, si elles sont vectrices du savoir et du pouvoir, elles trahissent la technique narrative.
308Le lama semble satisfait des lunettes neuves, mais quitte le musée avec d’autres instruments de pouvoir :
« I will take them and the pencils and the white note-book », said the lama […]. (p. 60)
309Le lecteur a l’habitude de rencontrer des personnages britanniques « armés » de crayons et de carnet de notes (dont on notera que celui qui est donné au lama est blanc) pour les comptes-rendus de leurs observations et la transmission de ces derniers aux autorités compétentes, dont les administrateurs. Ces articles de papeterie sont les symboles de la surveillance à laquelle sont soumis les Indiens. On les retrouve dans ce même roman de Kipling mais aussi dans ceux de John Masters. Mais on ne voit jamais l’inverse. Une certaine confusion règne alors lorsque le lama s’empare avec joie de ces instruments occidentaux. En effet, l’image que l’on se fait d’un lama, être spirituel par excellence, ne coïncide en rien avec ces détails matérialistes. Tout se passe comme si le lama avait été conquis par le conservateur, qu’il sortait du musée convaincu du savoir et du pouvoir de l’Occident. Parallèlement, on reconnaît aussi le verbe « to cure » dans le mot « curator », impliquant qu’il repartirait du musée converti.
310Ce savoir, dont une partie est constituée d’une recherche faite par des étrangers à l’Inde, « the labours of European scholars » (p. 56), est nous l’avons vu sous la protection du conservateur anglais, lequel semble vouloir faire comprendre au lama que son rôle est de le transmettre. Mais il me semble qu’il s’agit moins du contenu du savoir lui-même que de l’existence de ce savoir. Autrement dit, le conservateur est chargé de la protection du savoir oriental dans le musée de Lahore, et il est chargé, dans le même temps, de transmettre l’idée que l’Occident, à travers lui, est le maître de ce savoir, que l’Occident a main mise sur le savoir oriental. Les recherches accumulées au fil des siècles par les orientalistes, et jalousement conservées dans le musée, sont ces instruments de pouvoir dont se servent les acteurs du projet colonial.
311Dans cette optique, Kim est perçu comme le messager, le « go-between » grâce à qui la rencontre entre le conservateur et le lama peut avoir lieu. La rencontre sert de prémisses aux aventures de ce personnage hybride, aux confins des mondes oriental et occidental. Il me semble que la visite au musée n’a pas pour autre but que de consolider l’autorité européenne dont Kim est le porte-parole permanent. La série d’aventures du jeune garçon ne fait que confirmer ce fait, et les aventures sont finalement assez secondaires au vu de l’épisode du musée. Que Kim passe d’un monde à l’autre sans aucune difficulté, qu’il prenne une identité puis une autre, qu’il pense en anglais, parle en hindi et inversement, qu’il adapte son habit, ou ses gestes de la vie quotidienne selon les circonstances, qu’il soit ce personnage caméléon si bien évoqué par Edward Said dans Culture and Imperialism, tout cela ne change rien au fait qu’il est d’abord un messager des valeurs occidentales. Il semble aussi que les interrogations régulières sur son identité, « Who is Kim-Kim -Kim ? » (p. 233) et « I am Kim. I am Kim. And what is Kim ? » (p. 331) ne soient, au fond, que pures questions rhétoriques. Des questions futiles au regard du dénouement du « Great Game » qui confirme l’autorité dont il est le représentant, et son identité de sahib.
312Comme nous avons pu le voir, le chapitre d’introduction à Kim révèle l’importance de l’autorité britannique en Inde, en particulier son pouvoir culturel dont la métaphore est l’accumulation des connaissances à l’intérieur du musée. Le narrateur de Kim y réaffirme la puissance et la capacité de l’Occident à contrôler l’Orient. Si l’on persiste dans l’idée que le lama et le conservateur du musée sont des « échantillons » des peuples indiens et britanniques, il est évident que les Indiens, représentés par le lama, sont en position d’infériorité parce qu’ils ne maîtrisent pas le savoir.
He had heard of the travels of the Chinese pilgrims, Fu-Hiouen and Hwen-Tsiang, and was anxious to know if there was any translation of their record. He drew in his breath as he turned helplessly over the pages of Beal and Stanislas Julien. « tis all here. A treasure locked ». Then he composed himself reverently to listen to fragments hastily rendered into Urdu. For the first time he heard of the labours of European scholars, who by the help of these and a hundred other documents have identified the holy Places of Buddhism. (p. 56)
313La visite se poursuit ainsi dans tout le musée, « the Wonder House », et plus le lama fait de découvertes, plus il s’extasie, plus son ignorance est démasquée. Les références aux traducteurs européens de cette citation sont une façon de placer le lama en position d’apprenti. Il est celui qui a tout à apprendre des maîtres. Sans jamais aborder la question de la différence des races, sans faire preuve d’un racisme criant envers l’Inde et les Indiens, la visite au musée reste un moyen d’introduire une hiérarchie, qui certes se situe ici au niveau du savoir, mais qui est dans le continuum d’une théorie raciale de longue date. Comme le dit Michel Foucault, « tout ceci va être une manière de fragmenter ce champ du biologique que le pouvoir a pris en charge » (« Il faut défendre la société », p. 227). Il semble, qu’au bout du compte, les déguisements successifs de Kim ne soient qu’une façon de travestir sa profonde appartenance au monde du savoir. Le passage d’une biologie à une autre ramène toujours le lecteur à la scène initiale de la visite du musée qui, encore une fois, pose comme principe de base que le savoir et donc le pouvoir sont les prérogatives des Occidentaux. C’est ce principe de base qui permet à Kim de garder le contrôle de chaque situation et d’en ressortir vainqueur.
314Après ces lectures d’œuvres où le protagoniste britannique acquiert plus de pouvoir à chaque épisode, le plus surprenant reste que, malgré les preuves criantes de cette volonté d’exalter la supériorité occidentale sur le monde oriental, malgré le succès fictionnel de chaque opération menée par un personnage anglais, et après avoir relégué à un rang inférieur le personnage indien, le discours des narrateurs anglais ne se contente pas de cette réussite si l’épreuve subie par le protagoniste, c’est-à-dire le passage d’une biologie à l’autre, n’est pas justement (ré)compensée.
Toute peine mérite salaire : compensations
315Ce que l’on pourrait appeler un échange biologique est un fait paradoxal dans un contexte où tout est calculé pour que l’Occidental soit reconnu comme tel, c’est-à-dire comme un être supérieur. Supérieur parce que blanc. Or, dans les exemples précédemment évoqués, cet homme supérieur « s’abaisse » en devenant l’Autre, l’être qu’il considère comme son inférieur. Obliger un personnage anglais à se faire passer pour un Indien, parce que les circonstances l’exigent, même momentanément, car ce jeu ne peut durer plus que nécessaire, revient à l’assujettir. En « devenant » indien, il passe de la position de dominant à celle de dominé, même s’il contrôle la situation. Il passe dans ce qu’il appelle le groupe de la race inférieure. Le passage d’un état à l’autre ne doit pas durer plus que de raison, comme le déclare la femme de Robin Savage dans The Lotus and the Wind :
[…] she saw that the skin of his torso was stained brown. His body was paler than his face. He saw the direction of her glances and said, « That won’t come off for months unless I have the special lotion brewed up. »
« You must do that to-morrow, Robin. I’d rather have a white husband. » (p. 201)
316À l’évidence, le déguisement naturel (teint buriné par le soleil) ou artificiel (« dust », « dirt », dans Coromandel ! et The Deceivers, « walnut juice » dans The Far Pavilions) doit correspondre au temps nécessaire pour gérer et régler une crise, pas plus. Cela semble être une première condition. Par ailleurs, le changement d’identité ne doit pas se faire à n’importe quel prix ; il doit être couronné de succès et doit survaloriser l’homme et ses exploits. La « dégradation » doit être compensée d’une manière ou d’une autre. Nous l’avons déjà vu dans la citation de Coromandel ! où Jason Savage a beau être nu, couvert de poussière, de cendre et complètement échevelé, il n’en est pas moins pris pour un saint homme. La foule s’écarte pour le laisser passer parce qu’on le prend pour un être vénérable. Dans le même ordre d’idées, Robin Savage, dans The Lotus and the Wind, devient un héros et est décoré en grande pompe pour ses exploits, c’est-à-dire pour avoir flouer des Indiens :
Robin stood there […] the red and blue ribbon and the white enamel cross brilliant across the dark green of tunic […] The band played, the drums thudded, and the fifes wailed […]. (p. 262-263)
317Quant à William Savage, chargé de mettre un terme aux actions sanguinaires des thugs en intégrant l’une de leurs bandes et en se faisant passer pour l’un d’eux, sans que jamais aucun d’eux ne s’en aperçoivent, il dépasse de loin les exploits de tous les Savage qui ont traversé la fiction de Masters sur la période britannique. La mystification est une telle réussite qu’il n’est plus un thug parmi d’autres mais véritablement le meilleur de tous.
Oh, Jemadar-sahib-bahadur, now we know why our leader who is dead said you might be the greatest that the Deceivers have ever known. (p. 221, The Deceivers)
He was the leader. There was no dispute among his men or within himself. […] He was the leader. He had to be. (ibid., p. 223)
[…] he was the great Jemadar, the planner. (ibid., p. 226)
318Ces romans, comme tant d’autres, compensent le sacrifice physique et moral de la « déchéance » raciale et récompensent la mystification par la gloire et l’honneur. Notons que la reconnaissance des exploits de ces personnages anglo-indiens et de la légitimité de leurs agissements, est gratifiée autant par les personnages anglais que par les personnages indiens, comme si la mégalomanie occidentale devait retrouver un certain équilibre à travers des témoignages indiens. Car, il s’agit bien, dans les trois citations ci-dessus, de mégalomanie. On ne peut s’empêcher de penser au personnage réel, historique, William Henry Sleeman (1788-1856), militaire et administrateur britannique, qui mit fin aux activités des thugs, et dont Masters, dans sa postface à The Deceivers, affirme qu’il ne ressemble en rien à son personnage de fiction. Que les deux hommes partagent le même prénom est peut-être une coïncidence mais lorsque Masters affirme aussi que les paroles de son héros concernant les thugs sont vraies, que ces derniers furent les orchestrateurs d’un immense complot « the greatest conspiracy of history » (p. 284), on a du mal à imaginer que son héros William ne soit pas un fidèle portrait de Sleeman. Le superlatif « greatest » fait écho, comme pour souligner l’adéquation entre fiction et réalité. De plus, le héros de ces romans, en particulier celui de Masters, n’est pas un protagoniste isolé, détaché de tout lien historique. Il est le fils d’un personnage précédent, donc il est inscrit dans une généalogie. Comme nous l’avons vu, il appartient déjà à une lignée d’autres héros. L’héroïsme est inscrit dans les gènes de la famille Savage, et chaque roman est l’occasion de rappeler les exploits du ou des ancêtres. Un fils, dans ce genre de reconstruction familiale, ne peut et ne doit pas décevoir, mais doit au contraire faire aussi bien sinon mieux que son/ses prédécesseur. Cette mise en scène est supposée convaincre, une fois de plus, des bienfaits et de la nécessité de la civilisation occidentale en Inde. Elle affirme par ailleurs qu’il est indispensable de prendre les choses en main, de faire régner l’ordre et la paix, bref de sauver les Indiens d’eux-mêmes puisqu’ils semblent incapables, selon le discours de ces romans, d’agir pour leur propre bien. L’Occident est le sauveur de l’humanité dont les prétentions se reflètent dans les objectifs des héros britanniques fictifs :
[…] what with murdering, oppressing and making war on each other, strangling harmless travellers in honour of some heathen goddess, burning widows alive, and generally obstructing trade and progress. Such horrors could not be allowed to continue unchecked, and it was both the duty and responsibility of Britain, as a Christian nation, to put a stop to these barbarities and bring peace and tranquillity to the suffering millions of India. […] And trade is not only vital to us, but to the prosperity of the entire world. […] it was necessary to preserve order, and that we have done. We have, under God’s providence, been able to bring peace and prosperity to that unhappy country, and bestow the blessing of progress on a people who have for centuries suffered atrocious persecution and oppression at the hands of greedy priests and quarrelling overlords. […] This is the nineteenth century, and the world is becoming too small to permit large portions of it to remain in a state of medieval depravity and barbarism. (The Far Pavilions, p. 115)
319Toute la pensée occidentale s’interrogeant sur les raisons de son intervention dans les structures profondes de la société indienne se trouve condensée dans la déclaration de cet administrateur britannique. Tous les poncifs sont là. Le lecteur a l’impression que tout y passe, que toutes les tares de la société indienne sont mises à nu dans le seul but de rendre compte de l’extrême bonté occidentale, motivée par la pure charité chrétienne. Or, le lecteur a aussi l’impression que cette générosité d’inspiration divine comporte des zones d’ombre. La longue liste des justifications (amputée dans cet extrait), enrobée dans un style hyperbolique, ne parvient guère à déguiser les intentions réelles de la démarche de ces bienfaiteurs de l’humanité. Car, l’altruisme n’est qu’apparent, et la motivation réelle est à chercher dans l’intérêt économique que procurent l’ordre et la paix en Inde. L’activité économique ne doit souffrir aucun incident de parcours, et sans un contrôle global et permanent de la société indienne, comme le montre la citation ci-dessus, l’administration impériale ne peut prospérer. Deux versions de l’Histoire s’affrontent ainsi à travers le déguisement du personnage anglais : l’une est officielle et criée à voix haute, l’autre est susurrée. La compensation est par conséquent aussi double : l’une est la déclaration d’avoir fait ce qui est juste pour le peuple indien (version officielle de l’Histoire), l’autre est d’être parvenu à contrôler la situation et à faciliter les activités commerciales (version susurrée de l’Histoire). La peine endurée se trouve récompensée par le salaire de la gloire. L’esprit de sacrifice est inscrit dans le déguisement et dans le changement temporaire de statut, pour crier au monde « la difficulté et la souffrance d’être conquérant » selon une formule de Marc Ferro dans L’Histoire sous surveillance (p. 66).
320L’échec ou l’abandon des valeurs occidentales après un passage de l’autre côté du miroir n’est jamais un scénario envisagé. La conviction du succès fait partie du principe de base. Comme le déclare Edward Said au sujet de Kim,
Like those of other heroes of imperial fiction, his actions results in victories not defeats. (Culture and Imperialism, p. 157)
321Cette constatation est peut-être encore plus vraie concernant les romans postcoloniaux comme ceux de M. M. Kaye ou de John Masters, des auteurs qui écrivent à une période où l’empire est à jamais perdu. Narrer des histoires où le protagoniste anglais triomphe envers et contre tous est une façon de faire revivre la « belle époque » et en même temps une façon de manifester son refus à accepter la défaite. L’écriture devient alors le seul recourt à une glorification de la présence anglaise.
Et en 1988…
322Les pages à venir sont consacrées à un cas de figure assez rare. J’ai dit plus haut que seuls les Anglais se déguisaient en Indiens et que l’inverse ne se produisait pas. Ce n’est pas tout a fait juste. Une de mes récentes lectures a révélé qu’il y a au moins eu une tentative de déguisement d’une Indienne en Anglaise. C’est un cas intéressant car il s’agit d’un roman relativement récent (1988), The India Fan, un de plus sur les clichés liés à L’Inde, à la population et à sa civilisation, un de plus sur la révolte des cipayes, un de plus sur le déguisement des Anglais en Indiens pour échapper à « l’ennemi ». Mais dans la multitude d’aventures et la nasse des clichés, un épisode se détache des autres par l’originalité de la mise en scène. Du moins c’est ce que le lecteur croit dans un premier temps. C’est en fait un épisode en trompe-l’œil.
323Dans cet épisode, une Indienne se déguise en Anglaise ou plutôt une Indienne est déguisée en Anglaise par d’autres Anglaises. L’idée est de sauver la jeune Roshanara du bûcher funéraire dans lequel son très redoutable beau-père veut la précipiter après la mort de son fils. C’est par respect pour la tradition de la sati (autre thème de prédilection de la fiction anglo-indienne) qu’il exige le sacrifice de la jeune fille mais c’est aussi par défi à l’autorité britannique qui a rendu cette pratique illégale en 1829. En déguisant Roshanara en anglaise, il ne s’agit pas tant de la sauver d’une souffrance atroce et d’une injustice mais de la kidnapper pour punir son beau-père de l’irrespect qu’il manifeste à l’égard des règles érigées par le gouvernement britannique. La « mission humanitaire » se transforme en croisade contre l’Indien désobéissant.
[…] although I was sure there must be many of the servants who would be sad to see Roshanara burned to death, they would never know where the wrath of the Khansamah would end and some might feel a patriotic desire to drive the British out of India and defy their laws. (The India Fan, Victoria Holt, p. 365)
324Il s’agit bien ici de donner une leçon à un Indien, et cet acte sert aussi d’avertissement à quiconque aurait des velléités révolutionnaires. Qui plus est, déguiser une Indienne en Anglaise n’est pas une tâche aisée. Je passe sur les détails des moyens et les ustensiles utilisés pour la transformation du personnage (« wig », « pots », « bottles » etc., p. 363) pour seulement évaluer le résultat.
I told Ayah what we planned. […] It was pathetic to see the hope in her eyes. She believed Roshanara’s chances of survival had come through my goddess-like power. […] She did not look in the least her old self. (p. 365-366)
325Il est clair que le déguisement, dans cet épisode, est comme dans les autres cas étudiés précédemment, couronné de succès. La protagoniste britannique a accompli sa mission. Puis il faut noter l’autosatisfaction de la narratrice qui, en comparant ses dons à ceux d’une déesse, s’accorde des pouvoirs quasi-surnaturels. Le déguisement de l’Indienne sert par conséquent la cause occidentale. Il sert à démontrer l’ingéniosité du personnage anglais, et sa capacité à agir promptement et avec efficacité. Mais le lecteur ne peut pas non plus laisser passer le début de la citation, « I told Ayah », une formulation identitaire assez inattendue puisque le mot « ayah » signifie « servante ». Il s’agit donc d’un nom commun. Or ici, ce mot est utilisé comme un nom propre. A l’instar du lama et du conservateur du musée de Lahore dans Kim, l’Indienne n’a ni nom ni prénom. Privée de son identité, elle devient la représentante de sa classe, celle des dominés. C’est ainsi qu’elle est nommée et reconnaissable dans tout le roman : « said Ayah » (p. 357), « Ayah hurried » (p. 379), « Ayah had been wise » (p. 383) etc. Elle est niée en tant que personne ou si l’on veut, elle n’est reconnue qu’à travers sa fonction. Parfois, il est vrai, elle est dénommée « the ayah », mais lorsque c’est le cas, la majuscule disparaît. Nous sommes alors en droit de nous demander lequel des deux statuts suivants est le plus enviable : posséder un nom commun en guise de prénom mais avec une majuscule ou ne posséder ni nom ni prénom mais être désigné selon sa fonction, et perdre la majuscule dans la foulée. Jean-Yves Tadié, dans un essai consacré au roman, analyse ces personnages sans nom :
Il est aspiré par le vide de l’absence nominale. […] L’absence du nom de famille s’accorde avec l’expérience du vide, […] un personnage sans nom s’accorde à une faute inconnue, à une culpabilité dont le lecteur ignorera toujours la nature. (Le Roman au xxe siècle, p. 63-64)
326Transposées au domaine colonial, cette citation est révélatrice du statut accordé au sujet indien, c’est-à-dire un statut de non-existence. Ce système d’interpellation du personnage indien n’est pas une singularité de The India Fan. C’est même une constante du roman anglo-indien. Pensons à cet égard à Staying On de Paul Scott, un roman dans lequel le personnage principal féminin, une Anglaise, interpelle à plusieurs reprises l’un de ses serviteurs par sa fonction de jardinier, avant de se raviser.
Tell me, mali, you speak English ? […] And what do you read, mali ? […] Mali was such a strong manly looking boy. […] « Well, now mali. No, I must call you Joseph. » (p. 148-149)
327Mali et Ayah ne sont perçus qu’à travers leur fonction respective et ne sont reconnus qu’à travers cette fonction. Leur présence n’a ainsi de valeur que dans une perspective utilitariste.
328La faute, dont parle Tadié, serait ici une faute construite de toutes pièces par le personnage occidental, à savoir le statut même, imposé par la relation des personnages anglais par rapport aux personnages indiens, et au-delà, imposé par le code narratif. L’ayah et Mali ne sont coupables que de leur position d’êtres inférieurs, et que l’on maintient dans cet état sans leur laisser l’espoir d’être autre chose que des êtres inférieurs aux yeux de la communauté anglaise. Ces personnages ne sont finalement coupables que de leur biologie et de l’impossibilité des personnages anglais qui les entourent à les considérer comme leur égal. Le subalterne n’a pas le droit de prétendre à l’identité personnelle. Le subalterne est un personnage « mort vivant » pour reprendre une expression de Jean-Yves Tadié (ibid., p. 64).
329L’ayah, qui est la tante de Roshanara, est pourtant un personnage digne d’être reconnu. Disqualifiée en tant que personne, en tant qu’être pensant, elle l’est aussi en tant qu’actrice dans la diégèse. Son rôle, présenté comme secondaire, est pourtant nécessaire à la survie des personnages anglais. L’un d’eux déclare : « She had saved us in time. » (p. 381) Ensuite, au plus violent de la rébellion, Ayah fournit des vêtements pour déguiser les Européens y compris les enfants, dans le but de les protéger. Puis elle fournit une cache, au péril de sa propre vie. Lorsque nous arrivons au terme de ce chapitre sur la rébellion, après les adieux à l’Inde et à tous ces Indiens restés loyaux envers leur maître, quelques larmes coulent le long des joues des enfants en quittant l’ayah, mais c’est tout. Pas de remerciements de la part des adultes, pas d’honneur, pas de médaille, pas de reconnaissance, pas de gloire. L’ayah disparaît peu à peu des pages pour ne plus être visible du tout dans la troisième et dernière partie du roman intitulée « England » (p. 407). La servante ne fait même pas partie des souvenirs. Elle n’a joué qu’un rôle de servante, c’est-à-dire un personnage au service de la création littéraire anglo-indienne, renvoyé dans ses marges, disqualifié par une narration qui n’en a plus besoin. La manipulation artistique est évidente et s’inscrit dans une tradition littéraire dont les motifs et la mécanique perdurent plus de quarante ans après l’indépendance de l’Inde. Sauver la jeune femme du bûcher signifie ainsi replacer chacun des personnages dans son rôle : la jeune Indienne a besoin de l’aide européenne pour échapper à une mort certaine, sa tante est remise à sa place de servante, et les personnages britanniques récoltent tous les honneurs. The India Fan n’échappe donc pas au rapport hiérarchique habituel, même si depuis ses prédécesseurs, des récits ont témoigné de la fidélité de certains Indiens au Raj britannique.
330En effet, d’autres sources d’information sur la révolte relatent longuement l’héroïsme et l’habileté de ces serviteurs qui ont protégé et sauvé des individus ou des familles entières d’Anglais. C’est le cas, par exemple de ce récit historique non fictionnel de 1963, The Great Indian Mutiny écrit par Richard Collier :
When it came to disguise they showed rare ingenuity. One magistrate got away masquerading as his butler’s wife. The ladies of Sultanpore fled disguise as an Indian wedding party, villagers escorting them, chanting songs of nuptial bliss. A Moslem servant hid his mistress beneath a straw stack and drove the sepoys away with mock anger, claiming the ground was sacred because his wife was buried there. (p. 97)
331Le récit de ces microfictions, élaborées par les serviteurs indiens, est censé convaincre le lecteur de l’implication des serviteurs, et le renseigner sur les risques qu’ils ont pris. L’auteur de ce texte évoque ainsi, sur plusieurs pages, ces actes d’héroïsme. Il n’en reste pas moins qu’il manque à son discours la fameuse récompense dont jouissent les protagonistes anglais impliqués dans une situation similaire. La seule reconnaissance à laquelle il est fait mention mérite, pour son ridicule, d’être mentionnée :
At Benares a Sikh chieftain showed such bravery in guarding the Mint that the British subscribed £ 100 to buy him a set of fire-arms. (p. 97)
332On voit combien la reconnaissance est disproportionnée, que l’Indien, quels que soient ses mérites, est traité différemment et surtout jamais au niveau de l’Anglais. Il reste l’Autre, celui à qui on reconnaît certaines qualités, et encore, jusqu’à un certain point. La hiérarchie des races se double d’une hiérarchie des récompenses. Dans la postface de son essai, Richard Collier fait un récapitulatif des survivants de la mutinerie, puisque c’est ainsi qu’il nomme l’événement, et révèle quelques-unes des promotions auxquelles ils ont eu droit.
Young Hugh Gough was knighted and became a general. Dr Joseph Fayrer became Honorary Physician to the Prince of Wales. Robert Tytler promoted colonel […] Mount Harriet, the highest peak in that island chain, was named after his wife. […] Kavanagh […] Promoted to Civil Judge. (p. 346)
333La liste est longue, et la reproduire ici ne comporte pas grand intérêt en dehors du fait qu’elle est révélatrice du contraste et de l’inégalité de la récompense face à un même danger et pour la prise des mêmes risques.
334Les quelques productions fictionnelles dont il a été question plus haut, de Kim à The India Fan, autrement dit de 1901 à 1988, rendent compte de plus de quatre-vingt ans de relations de pouvoir et de rapports de force. Elles ont ceci en commun de créer ce que l’on pourrait appeler une guerre des races ou une « biopolitique » de l’infériorité reléguant sans relâche le subalterne vers le bas de l’échelle hiérarchique, et le maintenant, comme on maintient quelqu’un la tête sous l’eau, dans son statut de dominé. La fiction sert, ici, d’articulation ou de jointure à la question raciale, et s’inscrit dans la généalogie du racisme au même titre que n’importe quel autre document dit scientifique. On peut considérer que la littérature anglo-indienne a atteint le paroxysme de la disqualification en tuant, en quelque sorte, le personnage indien. Du mort vivant de Jean-Yves Tadié nous sommes passés au mort tout court de Michel Foucault. Voyons ce qu’il déclare dans « Il faut défendre la société »,
[…] le racisme […] assure la fonction de mort des autres, c’est le renforcement biologique de soi-même en tant que l’on est membre d’une race ou d’une population, en tant que l’on est élément dans une pluralité unitaire et vivante. (p. 230)
335Les personnages indiens pâtissent d’une « malédiction biologique » au même titre que les sang-mêlé. En fait, il semble que la plupart des personnages non conformes aux standards de l’Occidental soient frappés d’anathème. En relisant Burmese Days de George Orwell, on s’aperçoit que les deux Eurasiens, dont le rôle dans la diégèse se résume à un rôle de figurants, sont aussi privés d’identité. En effet, ils sont connus sous les noms de Mr Francis et Mr Samuel comme s’ils ne pouvaient prétendre à une autre identité que celle que leur confère leur prénom. Tout se passe comme s’ils n’avaient pas d’histoire, pas de généalogie, comme s’il n’existait pas de possibilité d’identifier leur origine. Ils évoluent dans un présent éternel, dans le temps mais hors du temps. Dans ce schéma de rapports déséquilibrés, tel que nous avons pu l’examiner à travers les quelques extraits ci-dessus, on pensait avoir atteint les limites de la mort métaphorique. Or, il reste encore un cas de figure où la fiction anglo-indienne s’approprie le personnage indien et lui réinvente une mort. Ce cas d’annihilation se produit lorsque le personnage indien met tout en œuvre pour oublier ou abolir son indianité. Dans les pages suivantes, il sera question du traitement de l’Indien occidentalisé dans le roman anglo-indien et dans les productions romanesques transcoloniales.
Les personnages indiens occidentalisés : « Je » de rôle
Par référence à Marius, Olive ou Bécassine, spectateurs et lecteurs apprécient leur bonheur d’appartenir à la culture majoritaire (entendez supérieure). S’ils n’y sont pas encore totalement intégrés, ils n’ont qu’une hâte : la rejoindre et faire oublier ce qui pourrait trahir leur origine.
Jacques Ruffié, De la biologie à la culture (tome 2, p. 258)
336Le système de représentation du protagoniste anglais dans la fiction anglo-indienne, précédemment décrit, incite les écrivains à construire une autre série de personnages, un personnage à son image, une sorte de double par lequel l’Anglais pourra, par personne interposée, admirer ses propres valeurs et vertus. Il s’agira ici d’imitation ou de ce que j’appellerai plus loin, de déguisement du personnage indien. Le personnage anglais est détenteur du savoir et du pouvoir, fait preuve de courage et de duplicité, qui d’ailleurs passe pour une qualité, dans une situation souvent extrême où, nous l’avons vu, sa vie, celle des siens ou celle de l’empire est en péril. Un Anglais se faisant passer pour un Indien, un Anglais capable de franchir les obstacles et recevant de surcroît tous les honneurs dus à son rang et surtout à sa race, a toutes les chances de s’attirer l’admiration d’un grand nombre d’individus, anglais comme indiens. Du moins, il est construit à cet effet. Dans le roman anglo-indien, les qualités attribuées à un Anglais sont telles, que l’Indien, dans ce même type de roman, cherchera à tout prix à lui ressembler. En effet, se poser en modèle, et être à son tour imité, flatte l’égo. Ainsi, l’Indien cherchant à copier le modèle est un personnage récurrent des œuvres littéraires anglaises. Mais l’imitation n’est pas le seul résultat d’une quelconque admiration pour un quelconque modèle. Elle est aussi, à mon sens, le fruit d’une contrainte tacitement imposée par l’autorité coloniale, ce que j’appellerai un chantage. Et il me semble, à la lecture des romans anglo-indiens, qu’il s’agit d’un chantage à l’indépendance, une hypothèse déjà évoquée au premier chapitre : les chances de réussite de l’indépendance, de l’autonomie, de la fierté d’appartenir à un peuple qui décide de sa propre destinée et des contours de son avenir, sont plus grandes si l’Indien copie le modèle. Relisons Thomas B. Macaulay :
It may be that the public mind of India may expand under our system till it had outgrown that system ; that by good government we may educate our subjects into a capacity for better government ; that, having become instructed in European knowledge, they may, in some future age, demand European institutions. Whether such a day will ever come I know not. But never will I attempt to avert or retard it. Whenever it comes, it will be the proudest day in English history. To have found a great people sunk in the lowest depths of slavery and superstition, to have so ruled them as to have made them desirous and capable of all the privileges of citizens, would indeed be a title to glory all our own. (The Oppressive Present, Sudhir Chandra, p. 170)
337Bien sûr, la notion de chantage n’est pas explicite, mais ce discours de Macaulay en porte les traces, car il s’agit bien de former une élite, d’« éduquer nos sujets », de façon à ce que ces derniers atteignent un certain niveau de connaissance, condition sine qua non de la liberté. Le modèle occidental est bien évidemment le seul digne d’être copié, une pensée dont l’héritage remonte à l’époque des Lumières qui fait de la rationalité le pivot de l’être humain adulte. L’Indien-enfant doit donc tout apprendre de son maître et père occidental. Copier le modèle signifie passer par l’imitation ou plus exactement par ce que Homi Bhabha nomme « mimicry » dans son célèbre article « Of mimicry and man : The ambivalence of colonial discourse » (p. 121, The Location of Culture). Le mimétisme est par conséquent encouragé (jusqu’à un certain point) par l’Occidental qui a en permanence à l’esprit cette obsession d’être une référence pour le reste de l’humanité.
The colonizer’s requires of the colonized subject that s/he adopt the outward forms and internalize the values and norms of the occupying power. In this sense, then, mimicry expresses the « epic » project of the civilizing mission to transform the colonized culture by making it copy or « repeat » the colonizer’s culture. (Postcolonial Theory : Contexts, Practices, Politics, Bart Moore-Gilbert, p. 120)
338Ainsi, dans la littérature coloniale et postcoloniale, le portrait de l’Anglais sans peur, sans reproche, et sans scrupule, serait incomplet sans cet autre personnage marchant dans son ombre : l’Indien anglicisé, « the black Englishman » pour reprendre le titre d’un roman récent de Caroline Slaughter, ailleurs nommé « the black sahib » ou encore « the babu ». L’Indien occidentalisé est une figure ancienne de la littérature. Nous avons déjà évoqué l’influence de Kipling sur les générations d’écrivains relatant l’époque coloniale, et c’est encore vers lui que nous nous tournons pour ce thème précis de l’Indien occidentalisé et la quasi nécessité qu’il a de s’adapter ou de se métamorphoser au point d’en perdre son identité. Souvenons-nous, à cet effet, de l’un des personnages du Livre de la jungle :
[…] as Purun Dass grew up he felt that the old order of things was changing, and that if any one wished to get into the world he must stand well with the English, and imitate all that the English believed to be good. (p. 21)
339L’imitation, dans la pensée de ce personnage, est donc une question de survie. Il est clairement indiqué que la place d’un individu dans le monde, rien de moins, dépend de son degré d’adaptation au mode occidental. Ici, le personnage indien, Purun Dass, s’impose lui-même la contrainte « he felt, he must ». C’est bien à ce niveau, dans cet exemple précis, semble t-il, que s’exerce la pression occidentale, dans la force de persuasion, sans mot dire. Faire en sorte que l’individu se rende compte, par lui-même, de son « intérêt » à copier le modèle.
340Mais là où un Indien met tout en œuvre pour ressembler à un Anglais, soit pour acquérir les manières et le raffinement de la pensée dudit gentleman avec la conviction d’être à son tour sur la voie que tracent les contours de l’idéologie occidentale ; soit pour des raisons stratégiques : utiliser ce savoir et le retourner contre son maître ; soit par capitulation lorsque, par exemple, un Maharaja se voit retirer tout pouvoir sauf s’il se plie aux exigences impériales comme c’est le cas au début de Raj, un roman de Gita Mehta ; soit par admiration du système de pensée occidental, comme Nirad Chaudhuri avouant ouvertement sa fascination pour le monde occidental dans The Autobiography of an Unknown Indian puis dans Thy Hand, Great Anarch, quel que soit le motif donc, on appelle cela du mimétisme. Quel que soit le cas de figure, ce que la gloire est au personnage anglais, la honte est au personnage indien. Avec le portrait de l’Indien occidentalisé, nous avons quitté le domaine du savoir, du courage, de l’héroïsme pour entrer dans le domaine du mimétisme, de la traîtrise et de la lâcheté, qui ne souffre ni gratitude ni reconnaissance. Ainsi, de nombreux romans anglo-indiens ont à leur portée tout un éventail de prétextes pour s’emparer de ces personnages, que je nomme aussi hybrides, empressés pour de multiples raisons à copier l’Anglais.
341L’appropriation culturelle du maître et la volonté de lui ressembler en tous points sont des phénomènes récurrents de la fiction sur l’Inde britannique, et traverse les siècles de roman en roman. Mais pas seulement. À en croire certains discours de livres d’Histoire, l’Européen et non seulement le peuple britannique, suscite l’admiration générale et encourage l’imitation, comme en témoigne l’extrait suivant sur le « caractère hindou », tiré d’un livre d’Histoire publié en 1937 :
Quoique de complexion assez chétive et de caractère timide, il a conscience de la supériorité physique et morale des Européens. Aussi, les cipayes se plient-ils volontiers à la discipline et font-ils preuve de bravoure quand ils sont bien encadrés, soutenus, encouragés.
Les a-t-on conduits une fois à la victoire, ils frémissent d’impatience d’y retourner, comme le chien à la chasse, pour en goûter de nouveau la fièvre exaltante. (Dupleix et l’empire des Indes, John Charpentier, p. 38)
342En dehors du ton général de mépris pour le cipaye comparé à un animal, cet extrait est une preuve supplémentaire de la complicité des informateurs dans le croisement des savoirs et du pouvoir de la transmission telle que la relation fut pressentie plus haut dans cette étude. Le point de rencontre de la fiction et du récit historique montre combien les opinions individuelles rejoignent les convictions collectives. Les cipayes sont perçus comme des êtres malléables. Infantilisés par l’historien, ce dernier ne les dote de raison que lorsqu’ils sont prêts à imiter le modèle. Ainsi, l’Indien anglicisé fait partie de ces figures rattrapées par le mythe de l’homme blanc fictionnel ou non.
343Nous avons affaire à une imitation différente de celle de l’Anglais en Indien. Le « déguisement transculturel », pour reprendre une formule de Martin Green (Dreams of Adventure – Deeds of Empire, p. 268), consiste moins, me semble t-il, à prouver que l’on est Anglais qu’à montrer que l’on n’est pas Indien. Puis, alors que l’Anglais déguisé en Indien sait et a toujours su que l’emprunt de la biologie de l’Autre est temporaire puisque d’une part, le changement est motivé par un état d’urgence, et que d’autre part, un Anglais ne peut envisager, à de rares exceptions près, devenir Indien, l’inverse revêt un caractère plus durable, plus pernicieux, schizophrène et avilissant : le court terme pour l’un se transforme en long terme pour l’autre. Comme le souligne David Rubin,
What emerges clearly from all these tales of English metamorphosed into Indians is that the metamorphosis is both successful and superficial : the essential Englishness of these men […] is never compromised […]. There is never any question of the Englishman being somehow seduced by the charm of Indian ways and adopting them […]
On the other hand, the Indians who aspire to a British identity – indeed, long for it passionately – are always not only unsuccessful but permanently marred by the experience. (After the Raj : British Novels of India since 1947, p. 45)
344Le terme phare de la première partie de cette citation est l’adjectif « compromised », un vocable fonctionnant comme une sorte de devise voire de mot d’ordre. On remarquera que, dans son introduction au recueil de Rudyard Kipling, The Second Jungle Book, W. W Robson utilise exactement le même terme :
[…] the English born in India, who knew both worlds, and could pass from one to another, and back again, without being compromised. (p. xix)
345L’utilisation de ce mot particulier rend compte du degré d’implication du personnage britannique dans son rôle d’emprunt et de l’ampleur du sacrifice qu’il accepte de faire. Ce mot implique aussi les limites à ne pas franchir, et suppose donc une parfaite maîtrise de la situation. Lorsque l’on se tourne vers un dictionnaire tel que le Collins Cobuild, on se rend mieux compte des conséquences du choix du verbe « to compromise » par les deux auteurs précédents :
3 – If someone compromises themselves or compromises their beliefs, they do something which damages their reputation for honesty, loyalty or high moral principles.
346Ainsi, passer d’un personnage à l’autre ou plus précisément, passer d’une apparence anglaise à une apparence indienne, n’est pas un acte anodin. Il s’agit, à nouveau, pour le personnage anglais, d’un véritable acte d’héroïsme. Chez les écrivains coloniaux et postcoloniaux, ce personnage hybride subit, à bien des égards, un traitement identique à celui du personnage eurasien. De son côté, le roman transcolonial, s’empare du personnage hybride pour dénoncer les calculs des acteurs de la colonisation.
Manipulations anglo-indiennes : l’Anglais, entre admiration de lui-même et mépris de l’Autre
347Le portrait de ce personnage hybride, poussé jusqu’à la caricature, ressemble à la mise en fiction du personnage eurasien : l’écart entre l’Oriental et l’Occidental est surdimensionné. Mais la différence majeure réside dans le fait qu’il était inimaginable que les Eurasiens puissent un jour succéder au pouvoir colonial. Pas assez européen, trop indien mais pas assez indien non plus pour être manipulé, l’Eurasien est d’emblée évincé de la course au pouvoir.
348On peut se demander à quoi sert un Indien européanisé dans un univers fictionnel où tout est déjà prévu pour que la supériorité de l’Anglais soit un fait établi, et à travers lui, le présupposé de la nécessité de la colonisation. Car, étant donné la façon dont est présenté l’Indien anglicisé ou plus généralement l’Indien occidentalisé, celui que l’on considère comme l’Autre, la construction revient à une sorte de duplicata du personnage anglais. L’Indien anglicisé de la fiction anglo-indienne se comporte, agit, pense et parle comme un Anglais. Pourquoi alors faire une copie de l’original ? À quoi sert une copie si on possède déjà l’original ? Pourquoi mettre en scène un personnage qui est « almost the same, but not quite » ? (The Location of Culture, Homi K. Bhabha, p. 123). Quels sont les risques encourus et pour qui ? Telles sont les questions préliminaires.
349Il semblerait que l’Histoire donne raison à l’hypothèse émise précédemment, à savoir que la construction du personnage indien occidentalisé serait un chantage à l’indépendance. Si l’on retient cette hypothèse, on s’aperçoit que la fiction anglo-indienne en a soutenu les fondements et en a été la complice. Il s’agit ici d’explorer un autre aspect du mécanisme de la colonisation, d’un renforcement du pouvoir colonial par la création d’un personnage créé de toutes pièces par l’Occident.
350On ne sait si Thomas B. Macaulay avait envisagé l’éventualité d’un transfert de pouvoir aux Indiens. Cela est peu probable mais si c’était le cas, ce transfert ne pouvait se faire qu’à certaines conditions, c’est-à-dire par le passage obligé de l’éducation, à l’occidentale, d’un certain nombre de privilégiés. C’est ce qu’il évoque dans sa fameuse « Minute on Indian Education ».
We must at present do our best to form a class who may be interpreters between us and the millions whom we govern, a class of persons, Indian in blood and colour, but English in taste, in opinions, in morals, and in intellect. To that class we may leave it to refine the vernacular dialects of the country, to enrich those dialects with terms of science borrowed from the Western nomenclature, and to render them by degrees fit vehicles for conveying knowledge to the great mass of the population.
351Cette phrase célèbre ne cesse de susciter des commentaires virulents sur l’intention de Macaulay et de celle d’un grand nombre de ses collaborateurs. Son intention est claire. Ce qui lui importe est la propagation du savoir européen, considéré supérieur en quantité et en qualité, à tous les autres savoirs y compris ceux du sous-continent indien. Cela constitue la substance même de son discours, construit sur la répétition et sur des preuves historiques, comme le démontre la phrase suivante :
The languages of Western Europe civilized Russia. I cannot doubt that they will do for the Hindoo what they have done for the Tartar. (ibid.)
352Les moyens pour y parvenir sont clairs. En effet, tout est question de transmission pour Macaulay, et le choix du vocabulaire qu’il emploie va bien évidemment dans cette direction. « Interpreters », « vehicles », « conveying » sont des termes liés à l’obsession de transmission de leur locuteur. En énonçant ses principes sur l’idée qu’il se faisait des messagers idéals du savoir, il dessinait en même temps le portrait robot de l’Indien occidentalisé tel qu’on le reconnaît à travers la fiction anglo-indienne.
353Dans ces romans, plusieurs techniques sont mises en œuvre pour qu’un Indien corresponde au plus près à l’image du parfait Anglais. Mais qu’est-ce que le parfait Anglais ? Quels sont les ingrédients ? Il apparaît que les transformations mimétiques commencent toujours par des transformations élémentaires, par l’extérieur, ce que Macaulay nommerait sans doute « taste ». La tenue vestimentaire est un signe d’appartenance, de même que les différentes techniques de maquillage dont l’invention de « potions magiques » pour éclaircir le teint. La maîtrise de l’accent anglais et la perfection phonétique constituent aussi les signes d’une volonté de se rapprocher du modèle. Les comportements de la vie quotidienne et l’adoption d’habitudes occidentales, comme le fait de manger des denrées venues d’Angleterre et avec des couverts ou de boire de la bière et du « gin and tonic » font aussi partie de la panoplie de procédés adoptés par un Indien. Ces signes extérieurs de « bonne conduite » forment la première étape. Vient en deuxième lieu l’adoption des valeurs occidentales qui, additionnées aux premiers efforts, produisent ce que Homi Bhabha désigne comme « the authorized versions of otherness » (The location of Culture, p. 126). Cette transformation est réalisée dans le but de produire une certaine image de soi par un véritable contrôle de soi, et la première étape de ce contrôle de soi est une étape d’observation. Les rôles sont inversés : l’Indien surveille l’Anglais. Par cette surveillance à l’envers, le personnage indien cherche à atteindre une certaine image qu’il se fait de l’Anglais, et tout se passe comme s’il « travaillait » l’image que l’Anglais lui a toujours brandie à la face. L’Indien cherche à atteindre quelque chose de cette fameuse anglicité dont il est question plus haut dans la citation de David Rubin, et dont le peuple britannique est si fier. Le terme « anglicité », « Englishness » en anglais, mérite un peu d’attention.
354Dans un contexte, tel que celui de la colonisation, où les enjeux sont considérables, où les rapports entre êtres humains sont en permanence sur le devant de la scène, chaque terme utilisé revêt une importance capitale et nécessite une définition précise. La notion d’« Englishness » ou « anglitude » (Introduction aux Cultural Studies, Erik Neveu, p. 15) n’échappe pas à la règle. Cependant, avec ce mot, nous nous trouvons face à un problème de taille puisque aucun dictionnaire ne lui consacre d’entrée, comme si personne n’en connaissait la définition exacte ou ne voulait la fournir, comme si le mot n’avait aucune réalité tangible, enfin comme si ce mot échappait à tout contrôle terminologique. Tout ce que nous avons à notre disposition se résume aux impressions de différents critiques ou auteurs qui expriment, de façon personnelle, ce qu’ils entendent par « Englishness ». Ils sont nombreux à le faire, conscients de la quasi impossibilité d’apporter une version définitive à un mot qui n’a de sens que par l’expérience qu’ils en ont fait. Examinons quelques définitions. Erik Neveu y voit « un type idéal d’Anglais, un exemple moral » (ibid., p. 15). Mike Sutton, dans un article consacré au sujet, exprime le paradoxe de ce mot à la fois irréel, au sens où aucune définition écrite le confirme, et pourtant omniprésent comme identifiant culturel.
Englishness is nowhere and everywhere, constantly changing, yet essentially the same. […] Englishness is experienced, but not explained. […] Of course, all national identities are problematic. But Englishness seems to be particularly anomalous.
355De même pour Robert J. C. Young, le mot échappe à toute tentative d’enfermement.
For the past few centuries Englishness has often been constructed as a heterogeneous, conflictual composite of contrary elements, an identity which is not identical with itself. […] Englishness […] has never been successfully characterized by an essential, core identity from which the other is excluded. It has always […] been divided within itself, and it is this that has enabled it to be variously and counteractively constructed. (Colonial Desire, p. 3)
356Si ce terme possède toutes les caractéristiques de l’indéfinissable, à en croire ces deux définitions, s’il est vrai qu’il n’exclut pas l’Autre puisque, formellement, il n’inclut non plus personne en particulier, son vide de sens apparent autorise néanmoins l’inclusion et/ou l’exclusion de celui qui s’en empare. Le vide a l’allure d’un plein. Le paradoxe réside dans le fait qu’il est possible de remplir les cases vides de la définition avec ce que chacun veut bien y entendre. Au bout du compte, ce concept est très commode dans un contexte colonial. Plus le locuteur anglais veut marginaliser l’Autre, plus il veut le rendre différent, plus il veut accentuer ses défauts, plus il étoffera sa définition du terme « Englishness ».
357V. S. Naipaul, dont l’un des sujets de prédilection est le mimétisme, s’est aussi interrogé sur la signification de ce terme, sur ce qu’il appelle plus précisément « the English fantasy of Englishness ». Dans le passage ci-après, il rapporte les propos d’un Anglais sur ce sujet :
[…] the English fantasy of Englishness, « the cherished conviction », as one English official wrote in 1883, « which was shared by every Englishman in India, from the highest to the lowest, by the planter’s assistant in his lowly bungalow. to the Viceroy on his throne. that he belongs to a race whom God has destined to govern and subdue ». (An Area of Darkness, p. 210)
358Remarquons en premier lieu que c’est bien, d’abord, en termes de supériorité raciale que s’inscrit l’idée que l’Anglais en Inde se fait du mot « Englishness ». Pour ce personnage anonyme que cite Naipaul, ce mot se passe de définition. Il est une donnée raciale, ce qui l’auto justifie. La force du signifiant et de son signifié, selon cet Anglais, repose sur la solidarité du peuple anglais. La notion de classe disparaît au nom de ce mot, comme si le peuple anglais ne faisait qu’un.
359Examinons, à présent, ce que préfigure ce terme et ce que signifie « être anglais » pour un écrivain comme Penelope Lively, auteur de nombreux romans et d’une autobiographie intitulée Oleander, Jacaranda : A Childhood Perceived. Dans ce livre, elle se remémore son enfance en Égypte dans les années dix-neuf cent trente, dix-neuf cent quarante. Née au Caire d’un père administrateur colonial anglais, elle tente, des années plus tard, de définir sa place dans un pays qui fut, à bien des égards, le sien tout en étant un autre.
We were English. I was English – that much I knew, deep in my being. It was of central importance – you were never allowed to forget that – but what it meant I could not possibly have said. […] So far as I was concerned England was a place a long way away which was nothing much to do with me, except that in some mysterious and solemn way it was, and don’t you forget it. (p. 17)
360Il semble qu’une définition, aux contours nets et précis, échappe à quiconque tente une explication, et que plus les personnes concernées essaient de le définir plus le mot échappe. Ce mot n’a tout simplement pas de définition. Penelope Lively, comme l’indique la citation, ne peut non plus apporter plus de consistance au terme. Et qu’elle ne puisse définir ce que c’est qu’être anglais que par des adjectifs comme « mysterious » et « solemn » ne fait que jeter un peu plus le trouble sur une notion déjà insaisissable ou évanescente. Ce dont elle est certaine en revanche est qu’elle fut élevée, dès sa plus tendre enfance, dans un milieu enclin à cultiver cette mystérieuse essence. Elle a grandi, semble t-il, dans un système de valeurs, tellement évident pour tout le monde que personne n’a jamais pris la peine de lui expliquer. En Egypte, elle fut élevée par Lucy, une gouvernante anglaise, et non par sa mère, elle-même anglaise, mais qui ne s’occupait de sa fille qu’une fois par semaine selon les règles éducatives en vigueur à l’époque. Lucy est un personnage déterminant de la vie de Penelope Lively, car elle fut la première à lui inculquer ces fameuses valeurs anglaises. Voici ce que l’auteur dit à son sujet :
I was conditioned partly by my parents and the society in which we lived, but most of all by Lucy. Lucy’s patriotism was absolute and implacable. There was English, and there was other. To be English was to be among the chosen and saved ; to be other was simply to be other. (p. 17)
361La dichotomie nette entre les peuples, opérée par Lucy, aux yeux de Penelope enfant, rappelle les nombreux discours de l’époque coloniale en Inde, ce « nous et les autres », une formule immuable transmise de génération en génération, et qui, on le constate, passe de continent en continent. Nous avons là une essence. Les « élus », envoyés en mission civilisatrice, par le seul pouvoir de leur « Englishness », traversent le temps et l’espace comme par magie. Lucy enseigne à Penelope Lively l’histoire de la Grande Bretagne en lui faisant lire Our Island Story, un ouvrage dont on peut considérer qu’il constitue l’un des maillons de la chaîne de transmission du savoir occidental, et qui semble être l’outil indispensable, « much approved by Lucy » (p. 18), à mettre dans les mains de tout élève à qui l’on entend prouver la supériorité britannique.
It had glossy romantic pictures of national heroes, with potted accounts of the finer moments of the nation’s rise to pink glory. Boadicea and King Arthur and Sir Walter Raleigh and Kitchener and Queen Victoria all somehow rolled into one to produce the essence of Englishness. (p. 18-19)
362Lucy et le livre d’histoire ne font qu’un, tout comme ces personnages dont se souvient Penelope Lively ne font qu’un. Les discours de ces personnages se répondent et se renforcent, de siècle en siècle. C’est à travers ce type d’exemple que l’on prend conscience de l’ampleur de la transmission et de son effet cumulatif. Les forces conjuguées des discours contribuent à former un caractère identitaire. Tout se passe comme s’il s’agissait d’un don qui, transmis, devient à la fois un idéal, un mythe et une ligne de conduite.
363Lorsque je m’interroge à mon tour sur la signification du terme « Englishness » au fur et à mesure de mes lectures, et que je tente de trouver un sens, tel que je le comprends ou le ressens, ce mot possède tous les aspects d’une entité biologique, comme si le mot lui-même était un organe, une partie de l’anatomie, celle bien entendu d’un Britannique. Il s’agit, selon moi, d’une déclaration de la supériorité congénitale de la race blanche. Nous pourrions aussi avancer l’idée que plus un individu est éloigné de sa terre natale, en l’occurrence l’Anglais en Inde, plus son sentiment d’appartenance à un pays, à une idée ou à un ensemble de caractéristiques lié à ce sentiment d’appartenance, est exacerbé. Et plus il entretient l’écart entre la population locale et lui, plus l’Anglais a ce sentiment d’être différent, dans le sens de supérieur, et plus il travaillera son « Englishness ». Les romans anglo-indiens coloniaux et postcoloniaux nous a appris a repéré ce personnage et la façon dont il perfectionne son anglicité.
364Ce mot évoque un effet souverain, et serait une formule susceptible de tout excuser, de tout autoriser. Il résonne de puissance. J’y vois aussi un état d’esprit, une ligne de conduite ou encore ce que Naipaul nomme, ailleurs dans An Area of Darkness, « the Englishness of behaviour » (p. 198), « Englishness as a desirable code of behaviour » (p. 201). C’est ce pouvoir, invisible mais bien réel, auquel j’ai fait allusion précédemment. C’est le pouvoir du mot mais surtout de ce qu’on peut y mettre.
365Le chapitre duquel est extrait la citation de Naipaul est intitulé Fantasy and ruins, et commence par la phrase suivante : « The British had possessed the country so completely. » (p. 187). Cette phrase lapidaire en dit long sur l’étendue du pouvoir exercé par l’autorité coloniale. Le choix du vocabulaire « had possessed » et « so completely », associé à la brièveté de la formulation, est une dénonciation sans appel des pouvoirs visibles et moins visibles employés pendant la période coloniale. Le mot « Englishness » est donc aussi à comprendre comme un maillon de la longue chaîne de pouvoirs pratiqués par l’empire.
366Les auteurs de l’ouvrage collectif, Writing Englishness 1900-1950 : An Introductory sourcebook on national identity, apportent une variante à ce qui été dit jusqu’ici en proposant la définition suivante :
Englishness is not simply about something called « the national character » but has to be used as a nexus of values, beliefs and attitudes which are offered as unique to England and to those who identify as, or wish to identify as, English. (p. 5)
367Les auteurs étendent la définition à tout individu, pas seulement anglais, qui adhère à ce qu’ils appellent « a nexus of values, beliefs and attitudes ». Autrement dit, n’importe qui peut tenter sa chance. L’autre hypothèse, l’hypothèse biologique, plus radicale, que je propose plus haut, n’est pas envisagée ici. Pourtant, dans le contexte colonial, il me semble qu’elle prend une place prépondérante. Le sentiment de « Englishness » n’est pas dissocié du sentiment racial, de la supériorité congénitale éprouvée par un Anglais. Encore une fois, ne peut être anglais qui veut, et surtout pas un individu esclave du système colonial.
368Pour le narrateur de The Siege of Krishnapur, la notion de « Englishness » s’apparente aussi au pouvoir, à cette façon dont les Anglais impose leur présence partout, à l’omniprésence des signes et des traces de leur présence. L’un des personnages de ce roman, le docteur McNab, donne sa propre définition du mot :
It was partly Simla that he was not used yet to : the very Englishness of it all, the men and women you saw striding about in their tweeds, the houses with their English names, Rose House, Oakdale, Meadowbank, the smell of damp grass and bracken, while you had only to glance southwards from the Simla ridge down to the yellow burning plain far below to know that India was still there waiting […] (p. 75-76)
369Il semblerait que certains endroits soient plus propices à l’étalage des signes extérieurs de « Englishness » que d’autres. Simla, le refuge contre les grandes chaleurs et la poussière des plaines, en fait partie. La reproduction d’un univers anglais à tous les niveaux de la vie quotidienne et le marquage du territoire de façon systématique et jusque dans les moindres détails, ces actes de possession en somme, rendent compte de l’intention coloniale d’envahir l’espace et les êtres qui le peuplent. Que Simla soit géographiquement situé sur les hauteurs ne fait que renforcer le sentiment de domination que le narrateur entend faire passer. L’inscription de son empreinte signifie aussi marquer la différence, une autre façon de réitérer la formule du « nous et les autres ».
370On serait tenté de rapprocher les définitions précédentes de « Englishness », ou plutôt ce qu’elles inspirent, de la définition de « gentleman » donnée précédemment dans cette étude, et en particulier à cette phrase de David Cannadine dans Class in Britain, « The only sure way of knowing you were a gentleman was to be treated as such. » (p. 92). « Considéré comme tel », là réside le secret de la reconnaissance. Il me semble que V. S. Naipaul soit l’auteur qui ait touché au plus près la définition du mot « Englishness ». C’est paradoxalement en l’associant à un autre terme, « fantasy », que « Englishness » atteint à une forme de réalité, celle de l’invention. En observant les définitions que donne le dictionnaire Collins Cobuild du mot « fantasy », on s’aperçoit que Naipaul a saisi l’essence du mot :
fantasy […] You […] refer to a story or situation that someone creates from their own imagination and that is not based on reality. […] the activity of imagining things.
371L’invention ou la création est en fin de compte le seul aspect réel de l’histoire du mot « Englishness ». On ne peut s’empêcher de penser à l’ampleur du processus fictionnel mis en œuvre à l’époque de la colonisation. Non satisfaits d’avoir imaginé une Inde en concordance avec leurs objectifs, les Anglais se sont aussi imaginés un « caractère » propre, une essence capable d’opposer leur supériorité sur l’Autre et de défendre ainsi tous leurs agissements sur le pays qu’il colonise.
372En tout état de cause, les définitions du terme « Englishness » sont mises à profit par les auteurs anglo-indiens dans la manipulation de leur Indien occidentalisé. La création du personnage mimétique est une raison supplémentaire de rendre compte de la supériorité de l’autorité occidentale. Tout est question de pouvoir. Le pouvoir de dire ce que l’on veut même à partir du vide, le pouvoir d’être pris comme modèle, le pouvoir, dans l’implication des deux mots « Englishness » et « gentleman », sans rien avoir à faire. Le mimétisme de l’Indien n’est rien d’autre que la manifestation de la réussite et du succès du pouvoir britannique sur le peuple colonisé. Ce qui signifie que plus l’Indien est occidentalisé, plus l’autorité coloniale peut s’enorgueillir du succès de sa mission civilisatrice, et plus elle s’en nourrit, et finalement plus elle est encouragée à l’exercer. L’Indien anglicisé est le résultat de la somme d’efforts et de subterfuges déployés à tous les niveaux de la mission colonisatrice. Comme le dit Leela Gandhi,
We could say that power traverses the imponderable chasm between coercion and seduction through a variety of baffling self-representations. While it may manifest itself in a show and application of force, it is equally likely to appear as the disinterested purveyor of cultural enlightenment and reform. (Postcolonial Theory : A Critical Introduction, p. 14)
373Cette citation souligne les deux pôles de l’autorité marquants de l’ère coloniale. Tout se passe alors comme si l’Anglais, en incitant l’Indien à le copier, voulait se voir en action, comme si avec le portrait de l’Indien « blanc », il sortait de lui-même, se voyait agir par les agissements de l’Autre puis contemplait le résultat. Comme s’il sortait du cadre pour admirer l’image. Cela lui permet, à partir de là, d’engager un dialogue avec lui-même à travers l’Autre, de continuer à se persuader des bienfaits de sa mission, de continuer à exercer son pouvoir. C’est un dialogue qui tourne en rond puisqu’il est centré sur lui-même, avec lui-même dans ce que j’appellerai une névrose narcissique, un thème que l’on retrouve aussi chez le philosophe Martin Heidegger cité par Leela Gandhi :
For Heidegger […] the all-knowing and self-sufficient Cartesian subject violently negates material and historical alterity/Otherness in its narcissistic desire to always see the world in its own self-image. (Postcolonial Theory, p. 39)
374L’identité indienne tend à disparaître sous le masque que lui a imposé l’identité anglaise. L’Indien est privé de son identité et de sa capacité d’action. Admiration de lui-même à travers l’Autre, et mépris de l’Autre tout à la fois, sont les deux sentiments qu’inspire l’Indien européanisé au colon britannique : admiration de ses exploits, de son caractère, de son « Englishness », et mépris justement pour son manque de « Englishness », et surtout parce que l’Indien n’est pas blanc. L’argument du biologiquement pur refait surface lorsque tel ou tel personnage anglais remet un personnage indien à sa place d’Indien. L’Indien anglicisé ne sera jamais anglais, et on le lui fera comprendre. D’où les caricatures de la fiction anglo-indienne.
375Le personnage indien occidentalisé semble plus être une créature qu’un personnage au sens où on l’entend habituellement. Il est cet être étrange, certes personnifié en Anglais mais réifié en tant qu’être humain qui n’a aucun droit à prétendre ressembler à un Anglais. Cependant, même si, comme l’affirme Homi Bhabha dans The Location of Culture, « mimicry emerges as one of the most elusive and effective strategies of colonial power and knowledge » (p. 122), la transformation physique, psychique et intellectuelle de l’Indien comporte, pour l’Anglais, des risques dont l’un des principaux est une perte de pouvoir.
376Quand « the observer becomes the observed » (ibid., p. 127), l’observateur n’a plus le monopole du pouvoir et de la connaissance. Autoriser l’Indien à imiter l’Anglais revient à admettre un partage, même partiel, de ce pouvoir et de cette connaissance. La menace d’un revirement brutal de situation est donc réelle parce que, si une passation de pouvoir définitif est envisagée dans un avenir qui reste encore à déterminer, cela ne peut se faire qu’au moment où les administrateurs britanniques l’auront décidé, et selon leurs propres termes. Il est nécessaire qu’ils gardent le pouvoir de décision. L’Inde indépendante, oui, peut-être, un jour, mais à condition qu’elle intègre les données enseignées par l’Occident, qu’elle reste redevable de l’héritage britannique, qu’elle devienne à son tour, aux yeux du monde, un modèle, façonné par l’Occident. Tout cela prend du temps, et demande de l’expérience dans l’art de la manipulation.
377Le deuxième danger réside dans la contradiction du discours colonial, plus spécifiquement dans le démantèlement, non voulu, de la logique raciale occidentale. Le point de départ et le fil rouge de cette étude sont la biologie ou plutôt la manipulation de cette dernière ou encore le détournement des savoirs scientifiques, biologiques à des fins idéologiques. Or, l’incitation à l’imitation mine l’héritage théorique d’une race blanche supérieure si soigneusement conservé au fil des siècles, par lequel l’Occident avait établi une hiérarchie entre les peuples, et décidé que tout ce qui n’était pas blanc se trouvait au bas d’une échelle de valeur inventée de toutes pièces. Selon cette logique, seul l’homme blanc a la capacité de diriger le monde, parce qu’il est blanc et que sa blancheur entraîne de facto des prédispositions intellectuelles à se conduire ainsi. Mais lorsque ce même homme blanc veut créer l’Autre à son image, il doit en accepter les conséquences. Autrement dit, après avoir créé un Autre, différent, inférieur, il faudrait à présent le créer identique. Cela suppose un sacrifice. Une certaine menace identitaire est par conséquent à redouter. Homi Bhabha formule cette idée de la façon suivante :
The menace of mimicry is its double vision which in disclosing the ambivalence of colonial discourse also disrupts its authority. (The location of Culture, p. 126)
378Bhabha souligne le risque de la perte du pouvoir. Mais pourtant le pouvoir d’observer, d’évaluer les changements et de tirer des conclusions négatives, existe toujours. Ainsi, ce qui apparaît être une contradiction pour certains critiques n’en n’est peut être pas véritablement une aux yeux des auteurs créateurs de ces Indiens occidentalisés. Puisqu’il ne s’agit que d’un mimétisme partiel qui justement parce qu’il est partiel, autorise les sarcasmes des narrateurs et des autres personnages d’un roman donné. C’est pourquoi le terme de déguisement me semble plus approprié. Le déguisement serait l’acte par lequel la fiction anglo-indienne transforme le personnage indien afin de le ridiculiser et de réduire son rôle d’actant-participant. Naipaul donne l’exemple du comportement des Bengalis vis-à-vis des administrateurs britanniques et de la réaction de ces derniers.
[…] for the Bengali, who was most susceptible to Englishness, the English in India reserved a special scorn. (An Area of darkness, p. 210)
379On voit ici combien le mépris fait partie intégrante de la manipulation. Encourager quelqu’un à imiter son propre comportement revient à maintenir une forme de pression sur lui, revient à renforcer le pouvoir que l’on a déjà sur lui parce qu’à chacun de ses efforts, on pourra lui rétorquer qu’il n’est pas à la hauteur. Revenons un instant à la citation de Jacques Ruffié, mise en exergue de cette partie sur l’Indien occidentalisé, et qui, au premier abord, ne semble pas avoir de lien immédiat avec le sujet. Ruffié nous dit que « spectateurs et lecteurs apprécient leur bonheur d’appartenir à la culture majoritaire (entendez supérieure) ». Il attire l’attention sur un fait universel à savoir que les minorités, à travers les productions romanesques ou cinématographiques, sont à la merci de l’image que la majorité se fait d’elles. Lorsqu’un personnage fait rire par son accent, sa naïveté ou sa fainéantise, donc par les stéréotypes qui lui sont associés, le public fait preuve d’un « racisme intérieur » (expression empruntée à Robert Laffont dans La Révolution régionaliste). Considérés comme régionaux ou locaux et non pas français, comme éléments d’une culture minoritaire voire d’une sous culture, ils sont mis en scène pour des raisons idéologiques évidentes d’unification : « l’amour de la patrie ou patriotisme est l’attachement à une communauté nationale » dit encore Jacques Ruffié (p. 257, ibid.). Rire de l’Autre, de celui qui est comme soi mais pas tout à fait, est un signe d’acceptation de la patrie comme élément unificateur, signe de son appartenance et de sa soumission à cette même patrie. Le portrait de l’Indien occidentalisé, sa caricature, dans les romans anglo-indiens relève, à mon avis, du même processus identitaire à l’échelle continentale et non plus locale : « spectateurs et lecteurs apprécient leur bonheur d’appartenir à la culture majoritaire (entendez supérieure) ». Ils jouissent du spectacle que présentent quiconque leur ressemblent mais qu’ils considèrent différents.
380La manipulation de l’Indien occidentalisé est opérée pour renforcer le sentiment identitaire. L’inscription en double n’est qu’apparente, car le ridicule est élaboré pour mettre en exergue les véritables et immuables qualités occidentales. Tout aussi éloquent d’un point de vue idéologique, est le fait que ce double de soi, est une autre façon d’investir l’espace romanesque, d’asseoir une fois de plus la présence britannique en Inde à travers une galerie de portraits aussi dissemblables que semblables. Parfois, la narration peut même se dispenser du ridicule, comme le montre l’extrait suivant de Staying On de Paul Scott :
There really wasn’t a single aspect of the nice civilized things in India that didn’t reflect something of British influence. Colonel Menektara had impeccable English manners, as did his wife who was in many ways as big a bitch as Mildred Layton had been, but this comforted Lucy since it indicated continuity of civilized behaviour, […]. (p. 97)
381Ici, les personnages indiens anglicisés, le colonel Menektara et son épouse, constituent un prétexte narratif pour réitérer l’une des grandes valeurs de l’Occident, à savoir la notion de civilisation. Par deux fois en effet, Lucy associe la démarche de son peuple à celle de civilisation, la justification officielle de leur présence. Mission accomplie, pourrait-on dire. À travers son point de vue, une memsahib typique d’un roman anglo-indien, on s’aperçoit aussi que l’influence britannique a quelque chose de rassurant pour ce personnage. Même l’insupportable Mrs Menektara trouve grâce à ses yeux parce que son caractère prouve à Lucy qu’elle est des leurs. Lucy éprouve, à travers ces deux personnages, la satisfaction d’avoir transmis quelque chose du caractère et de la culture britannique. Elle trouve en eux des interlocuteurs dignes de ce nom. Ils partagent les mêmes valeurs. À cet égard, il est utile de se souvenir de la phobie de Lucy de se retrouver seule en Inde et parmi les Indiens si son mari meurt avant elle. Au moins à deux reprises, elle fait part de ses craintes :
[…] were I to find myself alone here and weeping amid the alien corn. (p. 105)
– but now, until the end, I shall be alone, whatever I am doing, here as I feared, amid the alien corn, waking, sleeping, alone for ever and ever and I cannot bear it […]. (p. 255)
382Après avoir passé toute sa vie d’adulte en Inde, la scène se passe en 1972, Lucy et son mari ont connu la grande époque du Raj, Lucy après une quarantaine d’années en Inde, porte toujours en elle ce sentiment de solitude, qu’elle éprouvait déjà lorsqu’elle était memsahib, et dont l’origine est d’ordre biologique. En perdant son mari, elle perd le sens de la communauté. Elle perd ce que Mr Kasim, personnage indien d’un autre roman de Paul Scott, The Day of the Scorpion, appelle « the collective instinct of their race » (p. 54). On voit comment la présence d’un personnage indien occidentalisé sert le discours occidental, combien il est élaboré en accord avec l’idée que les Anglais se font d’eux-mêmes.
383La perte d’une certaine forme de pouvoir se produit après l’indépendance lorsque les Anglais, décidés à rester en Inde, se retrouvent en très petit comité. Dans l’une de ses phases nostalgiques, Lucy se souvient du bon vieux temps et le compare avec sa situation actuelle :
[…] Lucy remembered the old race of British Sahibs and Memsahibs […] there was this new race of sahibs and memsahibs of international status and connection who had taken the place of generals and Mrs generals, and she and Tusker had become for them almost as far down in the social scale as the Eurasians were in the days of the raj. (p. 215)
384Il est à nouveau évident, à la lecture de cette citation, que la perte de statut, ou ce qui est ressenti comme tel, est lié à la biologie. Le vocabulaire choisi est éloquent : « the old race » versus « this new race ». Le monde est bien divisé en deux pour Lucy. Puis vient l’allusion aux sang-mêlé. Ces derniers sont à nouveau stigmatisés alors même qu’ils ne sont pas l’objet de la discussion. Lucy pense en termes raciaux. Nous voyons comment des considérations sur les Indiens occidentalisés sont récupérées pour transmettre l’idée obsessionnelle de la couleur de la peau. La perte de statut est par conséquent perçue comme une régression sociale ayant son origine dans une régression raciale. Il nous faut noter de surcroît une autre façon de marquer la supériorité de l’ancienne génération vis-à-vis de la nouvelle : l’ancienne a droit aux majuscules, la nouvelle a des minuscules, signifiant ainsi l’étendue du rapport de force entre les deux peuples. Nous l’avons vu, la construction du personnage indien occidentalisé, les commentaires à son sujet, les critiques dont il est l’objet, n’a comme seule raison d’être que celle de pouvoir discourir sur le caractère anglais, la civilisation anglaise et les bienfaits de sa mission. En dehors de la volonté de véhiculer les soi-disant bienfaits de la civilisation occidentale, les Britanniques cherchent aussi des alliés, particulièrement en période de crise. Le personnage indien occidentalisé se trouve dès lors en porte-à-faux.
385Le caractère colonial anglais apparaît en pleine lumière à travers son égoïsme et sa façon éhontée de demander, voire d’exiger, qu’un Indien trahisse son pays et ses convictions politiques pour, disons le, sauver l’Angleterre. Le premier chapitre de The Day of the Scorpion de Paul Scott est un exemple éloquent de cet aspect peu flatteur de la relation coloniale, de cette manipulation opérée par l’autorité britannique, prête à tout pour sauver son honneur, sa réputation, ses intérêts, en somme, pour rentabiliser les efforts qu’elle a déployés depuis le début de l’ère coloniale pour se construire une image. Ainsi va le début du roman de Scott. Nous sommes en 1942 et l’Inde est en pleine effervescence. 1942 marque durablement l’histoire des relations anglo-indiennes pour deux raisons. Ce fut d’abord l’année du mouvement « Quit India » lancé par le Congrès, message clair et sans appel au gouvernement britannique, mouvement qualifié de « nonsense » par le gouverneur Sir George Malcolm, un personnage du roman de Paul Scott (p. 27) La deuxième raison vient de la demande, du gouvernement britannique de Londres, d’un effort de participation des Indiens à la deuxième guerre mondiale « with the promise of some kind of independence at some future date » selon les mots de l’historien Trevor Royle dans son essai The Last Days of the Raj (p. 111). C’est la Mission Cripps, du nom de l’envoyé spécial commis pour défendre la position britannique, Sir Stafford Cripps, leader travailliste de la Chambre des Communes. Le plan de la mission était de fournir à l’Inde le statut de dominion dès la fin de la guerre puis lui permettre d’acquérir plus tard l’indépendance totale. Si certains membres du Congrès acceptaient les termes de ce plan, la majorité, en revanche, réclamait l’indépendance totale et immédiate. La Mission Cripps fut un échec et un revers supplémentaire pour l’autorité britannique. Le destin de l’Inde se trouva dans une impasse politique telle que des troubles éclatèrent paralysant le pays au moyen de manifestations et de grèves. C’est à partir de ce moment-là que commencèrent les arrestations en masse des membres du Congrès, dont Gandhi. Quoi qu’il en soit, The Day of the Scorpion a pour point de départ ce contexte de tensions. La façon dont les événements sont récupérés et la manipulation du personnage indien européanisé sont les deux aspects qui nous intéressent ici.
386Le roman débute par l’arrestation d’un membre du parti du Congrès, un musulman, Mr Kasim ancien ministre ayant servi la couronne. S’ensuit une discussion animée, avant l’incarcération, entre Mr Kasim et le gouverneur Sir George Malcolm qui le prie de « réfléchir » à la situation. Le chantage caractérise l’entretien, bien que les deux protagonistes aient leur propre définition du mot « chantage ». En effet, pour éviter l’emprisonnement à Mr Kasim, un citoyen modèle malgré son adhésion au Congrès, le gouverneur lui demande de signer sa démission du parti. En d’autres termes, pour qu’il montre l’exemple, pour éviter des troubles supplémentaires, c’est-à-dire une rupture de l’ordre social, politique et économique que l’autorité britannique avait instaurée dans le chaos indien, le gouverneur demande à Mr Kasim de renoncer à ses convictions politiques, autrement dit à sa lutte pour la liberté de son pays. Mais le chantage n’est pas compris de la même manière pour le gouverneur qui justifie les arrestations en masse :
What did your people expect us to do ? Sit back and let you bring the country to a standstill ? Did anyone in his right mind really expect us to be blackmailed into granting independence just like that in the middle of a world war […]. (p. 22)
387Cette citation nous montre comment le chantage a changé de côté. La demande d’une indépendance totale, « not something you can divide into phases. It exists or does not exist » (p. 29), de la part du peuple indien, se transforme en chantage dans la bouche du gouverneur britannique qui lui-même en use pour faire régner la paix. Nous voyons que les arguments du gouverneur tendent à protéger les intérêts britanniques : l’économie d’une part et la nécessité des Indiens de se ranger aux côtés de la Grande Bretagne pour l’effort de guerre d’autre part. Mr Kasim est donc manipulé. On lui fait croire que la paix est entre ses mains, comme si l’avenir de l’Inde, comprenons celui de l’Angleterre, ne dépendait que de lui. Nous voyons aussi combien les termes fixant la relation Inde-Angleterre sont inefficaces puisqu’ils ne renvoient à aucune définition commune. Le dialogue aboutit à une impasse. La langue anglaise, seul élément commun aux deux personnages, est l’instrument du bras de fer et la source du conflit mais l’égalité, instaurée par cette langue, est déséquilibrée par la définition que chacun donne aux mots. Et même si Mr Kasim ne cède en rien à la requête du gouverneur, le perdant est l’Indien occidentalisé puisqu’il refuse les grands idéaux tels que l’ordre, la paix, les bribes d’indépendance qu’on lui offrent et l’honneur de se battre aux côtés des Anglais dans une guerre mondiale.
388On peut provisoirement conclure sur le traitement de certains aspects du personnage indien occidentalisé de la fiction anglo-indienne en faisant remarquer qu’après s’être mis en scène, ou plutôt en même temps qu’il se met en scène, l’Anglais met l’Indien en scène à son image. Il me revient à l’esprit un passage de Mythologies de Roland Barthes que je m’autorise à reporter ici même si le contexte de Barthes est différent de celui évoqué dans cette étude.
Le petit-bourgeois est un homme impuissant à imaginer l’Autre. Si l’autre se présente à sa vue, le petit-bourgeois s’aveugle, l’ignore et le nie, ou bien il le transforme en lui-même. (p. 238)
389Remplaçons le « petit-bourgeois » par l’administrateur anglais, et nous avons un condensé de son attitude vis-à-vis de le l’Autre. L’Anglais est ainsi doublement présent. Tout se passe comme s’il jouait tous les rôles à la fois et en même temps, dans cette volonté d’occuper l’espace et le temps. Un héros surnuméraire, déterminé à coloniser l’espace littéraire.
390La présence du personnage indien occidentalisé vient s’ajouter aux multiples techniques censées représenter la supériorité biologique des Occidentaux. Ce protagoniste s’insère dans l’ensemble du système de représentation et en est dépendant. Que se passe t-il quand les représentations transcoloniales récupèrent ces portraits ?
Du côté transcolonial : les héritiers du Raj
Chaque peuple est doué d’invention à condition de se trouver en condition d’inventer.
Jacques Ruffier, De la biologie à la culture, p. 145
391Certains auteurs transcoloniaux remettent en scène les mises en scène occidentales, en reproduisant les modes de représentation coloniaux dans une double visée. Elle est parodique d’une part, elle est politique, d’autre part, car susceptible de remettre en question l’aspect pernicieux de l’appareil colonial, qui dans sa capacité à contrôler l’esprit du colonisé et sa psychologie, a pu le manipuler au point de lui ôter son individualité et sa personnalité. Midnight’s Children de Salman Rushdie aborde cet aspect. Dans Raj de Gita Mehta, nulle parodie de l’Indien occidentalisé mais nous y trouvons une description minutieuse du processus de colonisation de l’esprit des individus. Khushwant Singh, pour sa part, fait une critique acerbe des effets secondaires de la présence britannique. Le personnage occidentalisé de Train to Pakistan, Iqbal, a un rôle éminemment politique moulé aux formes occidentales. Sorte de clone du personnage anglais, il est la cible d’une narration qui démonte méthodiquement les certitudes impériales.
Midnight’s Children
392L’un des passages mémorables de Midnight’s Children est le portrait de Ahmed Sinai, père de Saleem, plus anglais qu’un Anglais, et en particulier ce passage où la famille Sinai emménage dans ce qui fut la demeure d’une lignée d’administrateurs britanniques, les Methwold. Celui de Midnight’s Children est le dernier de cette lignée, le dernier sahib sur le point de vendre son patrimoine avant de quitter définitivement l’Inde. Souvenons-nous de lui, l’homme aux cheveux gominés, à la raie au milieu parfaite, symbole de la Partition de l’Inde, nous l’avons dit, mais aussi indice de sa double personnalité : manipulateur des Indiens d’un côté, porte-parole convaincu du projet généreux de la présence anglaise en Inde, la mission civilisatrice, la bonté d’âme, d’un autre côté. Le patrimoine dont il est question, consiste, en réalité, en un véritable domaine, composé de plusieurs maisons dont on appréciera, à l’occasion, les noms dont elles ont été dotées puisqu’ils correspondent aux différents pays venus exploiter les richesses l’Inde : « Versailles Villa, Buckingham Villa, Escorial Villa and Sans Souci. » (p. 95). La vente doit se faire sous certaines conditions, bien évidemment imposées par le dernier Anglais bien décidé à avoir le mot de la fin. Les termes de la vente sont accompagnés d’un discours visant à culpabiliser les Indiens pour leur manque de reconnaissance envers un peuple qui s’est tant dévoué pour eux.
Bad business, Mr Sinai […] Hundreds of years of decent government, then suddenly, up and off. You’ll admit we weren’t all bad : built your roads. Schools, railway trains, parliamentary system, all worthwhile things. […] And now, suddenly, independence. Seventy days to get out. (p. 96)
393Le récapitulatif de la colonisation, effectué par Methwold, comporte une liste où seuls sont retenus les « aspects positifs de la colonisation », selon l’expression consacrée ces derniers temps, du moins en France, et omet, comme par amnésie, les aspects les moins glorieux. Ce bilan est construit de façon à rendre l’interlocuteur indien coupable de son départ qu’il considère comme précipité et injustifié. Methwold se pose en victime. Viennent s’ajouter les conditions par lesquelles les nouveaux occupants doivent garder intact tout ce que contient la maison, puis les rites à observer à la mémoire de l’empire britannique tels que : « Six o’clock every evening. Cocktail hour » (p. 95). Puis viennent les raisons de ces conditions :
Those are my terms. A whim, Mr Sinai. you’ll permit a departing colonial his little game ? We don’t have much left to do, we British, except to play our games. (p. 95)
394Methwold met en scène son propre transfert de pouvoir dans le dernier acte du spectacle de l’empire. Non seulement il considère que l’affaire est classée, « We don’t have much left to do » mais aussi, dans un dernier geste de mépris, Methwold s’amuse. Tout se passe comme s’il voulait jouer un rôle jusqu’au dernier souffle de l’empire, comme s’il tentait de retenir, envers et contre tous, un peu de ce pouvoir sur le point de lui échapper. Ainsi, le transfert de pouvoir, à l’échelle de Methwold, doit s’opérer selon un cérémonial dicté, une fois de plus, par une autorité britannique.
… Oh you know : after a fashion, I’m transferring power, too. Got a sort of itch to do it at the same time the Raj does. As I said : a game. Humour me, won’t you Sinai ? […]. (p. 96)
395La scène du micro transfert de pouvoir a quelque chose d’assez surréaliste. Le narrateur donne l’impression au lecteur que ce dernier est entré dans un autre monde, un monde qui ressemble à celui de la fiction dans la fiction, à savoir celle de Methwold, celle de son délire de puissance et d’immortalité. Son petit jeu s’inscrit dans le grand jeu colonial, celui que nous avons nommé, plus haut, « the Great Game », celui qu’un auteur aussi clairvoyant que V. S. Naipaul avait depuis longtemps démasqué :
The responsibilities are real ; but the total effect is that of a people at play. They are all actors ; they know what is expected of them ; no one will give the game away. (p. 191, An Area of Darkness)
396On croirait un portrait de William Methwold avant l’heure. Son acharnement à jouer le jeu, son jeu, jusqu’aux dernières limites, à inventer d’autres jeux, « play within play » (ibid., p. 191), pour préserver l’illusion, donne raison à Naipaul.
397La mise en abîme du fait colonial permet à Methwold d’encourager l’Indien, déjà occidentalisé, à imiter plus avant son mode de vie qui constitue une étape de la métamorphose générale de l’individu. Voyons ce que déclare Jonathan White à ce sujet :
Methwold’s wish to have his smaller transfer of power reflect in detail that of the nation’s as a whole is symbolic of the grander British design of leaving on this postindependence society the indelible imprint of colonial habits and attitudes. […] On Rushdie’s part the episode allegorizes also the postcolonial dilemma, of having Indians themselves in the mimic roles. (« Politics and the Individual in the Modernist Historical Novel : Gordimer and Rushdie », in Recasting the World, p. 232)
398Plus encore, ce qu’entreprend Methwold est une incitation à copier, sur le long terme, le modèle britannique, à suivre l’exemple, à dupliquer, jusqu’aux moindres détails de la vie quotidienne, les manières et les manies occidentales. Et c’est véritablement que qui s’est produit selon James Cameron, auteur d’un essai dont le sous-titre est « a personal experience of India », donc un récit non fictionnel. Il explique que, tel Methwold, certains Indiens, éduqués à l’anglaise, jouent un jeu, font de leur vie un spectacle mais dans un but différent de celui d’un Methwold :
[…] the Army officers who are Sandhurst caricatures down to the last detail of mannerism and moustache, the last phrase of hearty jargon – only after a long time does it dawn upon one that the whole scene is a chimera. This is mimicry of a high order, but it is not of England, or even of the English ; it is an impersonation of fantasy. The curious rites being acted out are based not on a Raj that ever existed, but a Raj that was called into being in the imaginations of both sides, the fictional dreamland of an « Anglo-India » with its Sahibs and its Mems and its Gunga Dins and Mrs Hauksbees : a parody of parody. (An Indian Summer, p. 53)
399Kipling, comme instigateur de la formation d’une Inde spectacle dans ses nouvelles sur l’Anglo-Inde, est ici dans la ligne de mire de Cameron qui nous montre que le rôle joué jadis par les acteurs de la colonisation est repris par les spectateurs jouant le rôle des acteurs.
400En ce qui concerne Midnight’s Children, le gros plan sur le personnage de Methwold est une façon de dénoncer la force de persuasion exercée sur les Indiens anglicisés, c’est-à-dire ces Indiens à même de répéter la situation coloniale, une situation stable, propre et nette, après le départ des Anglais. Ainsi, le colon veut faire croire au père de Saleem qu’il appartient à la sphère limitée des élus, du groupe de ces êtres supérieurs que les administrateurs ont formés et moulés à leur idéologie, et finalement désignés pour prendre le relais. Ecoutons à nouveau Methwold.
My notion […] is to stage my own transfer of assets. Leave behind everything you see ? Select suitable persons – such as yourself, Mr Sinai ! – hand everything over absolutely intact : in tiptop working order. Look around you : everything’s in fine fettle, don’t you agree ? Tickety-boo, we used to say. Or, as you say in Hindustani : Sabkuch ticktock hai. Everything’s just fine. (p. 97)
401L’intérêt de cet échange réside dans le fait qu’il n’y a justement pas d’échange. Methwold fait les demandes et les réponses sans laisser à Ahmed ni le temps ni la possibilité de proférer une parole. Lors des rares occasions où Ahmed tente d’intervenir, ses phrases sont tronquées, le raisonnement avorte. À nouveau, la voix du subalterne est bâillonnée. Le « dialogue » est, par conséquent, auto référent, et interdit tout espoir de liberté d’expression et de création d’un nouveau monde. Celui que propose (qu’impose) Methwold est un monde dont l’avenir est compromis par une structure que l’état colonial s’est évertué à mettre en place pendant des années. Ahmed Sinai est pris au piège du jeu de l’Anglais, et se met aussi à jouer. Mais il n’est pas la seule victime du système. Methwold a vendu son domaine, c’est-à-dire les quatre maisons dont certaines sont transformées en appartements, et dont il a choisi les occupants avec soin. Il est intéressant de porter le regard sur les activités des voisins de la famille Sinai. Ahmed commence la description :
Nice people are buying the houses, […] Mr Homi Catrack in Versailles Villa, Parsee chap, but a racehorse-owner. Produces films and all. And the Ibrahims in Sans Souci […] with so-big sisal farms in Africa. Good family. (p. 97)
402Saleem poursuit :
Escorial Villa was divided into flats. On the ground floor lived the Dubashes, he a physicist who would become a leading light at the Trombay nuclear research base […] Above them was my father’s friend Dr Narlikar […] And, finally, on the top floor, were Commander Sabarmati and Lila-Sabarmati who was one of the highest flyers in the Navy […]. (p. 97-98)
403« Nice people » dirait Ahmed Sinai, « good family », « [slipping] effortlessly into their imitation Oxford drawl » (p. 99), un tableau, en tout cas, susceptible de combler les vœux de Thomas B. Macaulay : « a class of persons, Indian in blood and colour, but English in taste, in opinions, in morals, and in intellect » etc. Methwold n’a pas sélectionné n’importe qui. Ces personnes appartiennent toutes au monde situé au sommet de l’échelle sociale, et (mis à part le médecin par la force des choses) n’ont aucun contact avec l’Inde du quotidien et des petites gens. Leurs préoccupations sont ailleurs, dans la sphère de la gloire et de la finance. Ils appliquent à la lettre les consignes de l’Anglais qui, pendant ce temps-là, de son regard impérial, observe, « supervising their transformation » (p. 99) : « Sabkuch ticktock hai » (p. 99).
404On peut saluer ici l’art de Salman Rushdie, sa capacité à allier le comique au tragique, sa manière de prendre le recul nécessaire de façon à confondre les responsables, à éviter le parti pris et enfin sa façon de dénoncer la part de responsabilité de chacun ; la manipulation éhontée des uns, la soumission aveugle des autres, dont Saleem est le triste témoin :
But now there are twenty days to go, things are settling down, the sharp edges of things are getting blurred, so they have all failed to notice what is happening : the Estate, Methwold’s Estate, is changing them. (p. 99)
405Le portrait de Methwold est la somme de tous les portraits d’Anglo-indiens accumulés de la fiction et des discours historiques réels, la caricature finale et absolue de l’Anglais en Inde, décidé à marquer l’Histoire de son empreinte. Le portrait de Ahmed Sinai, quant à lui, est celui d’un nombre considérable d’autres personnages fictionnels indiens, rattrapés par le mythe de l’homme blanc, et victimes, souvent aveugles, de l’idéologie coloniale.
406La plupart de ces personnages ont atteint l’âge de raison dans les narrations anglo-indiennes, et sont donc d’autant plus ridicules qu’ils sont adultes. Ils représentent toutes les classes sociales et sont présentés comme des êtres immatures, des enfants. C’est le cas du docteur Veraswami dans Burmese Days, le roman parodique de George Orwell. Totalement occidentalisé, le médecin n’hésite pas adopter le discours occidental, et par conséquent à dénigrer son peuple :
Dr Veraswami had a passionate admiration for the British, which a thousand snubs from Englishmen had not shaken. He would maintain with positive eagerness that he, as an Indian, belonged to an inferior and degenerate race. (p. 40)
407Dans un passage de The House of Blue Mangoes, le roman de David Davidar, l’un des personnages indiens, rappelle comment un administrateur anglais s’y était pris pour l’initier à la culture britannique :
[…] he remembered how, at Cook’s urging, he had bought himself a handsome set of the collected works of England’s greatest writers. (p. 266)
408Dans ce même ouvrage, nous l’avons vu au chapitre précédent, le livre de référence sur la chasse au tigre est celui de Jim Corbett, un Anglais. La place du texte anglais, écrit, joue le rôle d’une autorité complémentaire à la présence des administrateurs. Au contraire des personnes physiques, vouées à disparaître de la surface de la terre à un moment ou un autre, le livre ou plus généralement le texte demeure, traverse les âges et se transmet intact. Voyons un autre exemple de transmission.
Raj
409Raj, le roman de Gita Mehta, est un exemple intéressant de la façon dont les valeurs occidentales sont transmises aux Indiens, et cela dès le plus jeune âge. L’histoire se passe quelques années avant l’Indépendance, dans un État princier, c’est-à-dire sur un territoire que l’influence britannique, du moins l’influence culturelle, a moins de chance d’atteindre. La définition qu’en donnent les auteurs de l’ouvrage Histoire de l’Inde moderne : 1480-1950 dans un chapitre intitulé « L’Inde des princes » est la suivante :
Il s’agissait donc d’un territoire aux frontières définies, situé à l’intérieur de l’empire des Indes et soumis à l’autorité d’un chef politique auquel la puissance coloniale suzeraine reconnaissait des privilèges plus ou moins étendus de souveraineté interne. (p. 463)
410Certes, l’autorité princière conserve une certaine marge de liberté. Mais une certaine marge seulement. Les auteurs du même ouvrage soulignent, par ailleurs, les effets secondaires de cette semi-liberté.
Traités, engagements et concessions garantissaient généralement aux Etats intégrité territoriale, protection et (dans une mesure variable) souveraineté interne, en échange d’une promesse d’amitié et d’alliance avec la Grande Bretagne. (p. 466)
411Cet extrait indique le chantage à peine déguisé de la part de la Grande Bretagne. D’où la multiplication des manifestations d’allégeance à l’empire, de collaboration avec l’ennemi. C’est ce que démontre Raj : la pression exercée sur les princes, souvent de manière indirecte, est telle qu’elle aboutit à des situations absurdes pour gagner l’estime des Anglais.
She stood at the balcony […] thinking of the Indians rulers she had met in Europe – their unhurried elegance in the casinos, their indifference to the wars shaking Europe as they sat in their spas sipping their whiskies, the rhythm of their conversations like the monotonous clicking of lizards basking in the sun. (p. 410)
412Ce que semble suggérer ce passage est la façon dont les princes indiens ont perdu toute dignité. Ne sachant plus qui ils sont vraiment, ni de quel côté ils doivent se ranger, ils perdent le sens des responsabilités. Le sens de l’Histoire les dépasse et finalement ils perdent tout contact avec la réalité. Ils errent dans un univers parallèle, comme drogués et donc incapables de réagir pour leur survie, l’avenir de leur nation et celui de leur peuple. Ils ne sont plus que des marionnettes, des créatures façonnées par le pouvoir impérial qui les manipule à sa guise et ne manque jamais une occasion de se moquer du résultat qu’ils ont eux-mêmes provoqué. L’Indien est en représentation et fait parti du spectacle de l’empire, une notion déjà évoquée dans un autre chapitre de cette étude, et qui semble revenir à intervalles réguliers tant il est difficile de dissocier la présence britannique en Inde d’une mise en scène à grande échelle. Salman Rushdie l’a explicitement démontré à travers la création de son personnage William Methwold dans Midnight’s Children, mais aussi des historiens tel Philip Mason dans son introduction à The Men who Ruled India. Cet ouvrage, comme l’indique son titre, a pour sujet les artisans de l’empire de la Compagnie orientale des Indes à l’Indépendance du commencement. Voici ce que note Philip Mason : « it is a play in five acts » (p. xii). Naipaul, à son tour, confirme cette conviction :
[…] the British gave the impression of a people at play, a people playing at being English, playing at being English of a certain class. The reality conceals the play ; the play conceals the reality. (p. 199)
413Puis en comparant la présence anglaise à Trinidad, Naipaul constate le fait suivant :
There people of many races accepted English rule, English institutions and the English language without questioning ; yet England and Englishness, as displayed in India, were absent. And to me this remained the peculiar quality of the Raj : this affectation of being very English, this sense of a nation at play, acting out a fantasy. (p. 199)
414Il n’est pas alors exagéré de penser que les efforts employés pour convertir l’Indien en « bon Anglais » font partie de cette distribution des rôles telle qu’on peut la trouver dans l’univers du théâtre. Dans la fiction anglo-indienne, les auteurs ont abusé de ce thème en accentuant le caractère grotesque du mimétisme qui, en soit, est toujours exagéré. Tout se passe comme si l’Indien occidentalisé était un personnage de plus, introduit sur la scène impériale, le fou du roi, censé faire rire les spectateurs. Mais au-delà de l’effet comique recherché, il faut comprendre que l’Indien occidentalisé est avant tout un personnage dont la présence et les agissements servent de faire-valoir à la présence et aux agissements des Britanniques.
415L’un des aspects les plus intéressants du roman de Gita Mehta, Raj, est la remise en scène de la mise en scène littéraire anglo-indienne, et la dénonciation de l’influence européenne, de son ampleur en particulier sur les enfants et les adolescents. En effet, un père indien doit souvent « choisir » une éducation à l’occidentale pour ses enfants, il serait plus juste de dire pour son ou ses fils, pour des raisons stratégiques. Il doit alors faire appel aux services de tuteurs britanniques.
The British do not like rulers with independent minds. We are dangerous. They prefer us to be drunk in our zenanas, too busy to care how the British encroaches our rights. […] it might convince the British that I am training my son to be loyal to the ideals of the Empire. (p. 55)
416Ainsi l’éducation du jeune fils de Jaya, l’héroïne du roman, suscite la désapprobation du guru indien qui souligne l’aspect illogique d’une telle formation : « for the third successive reign, the Kamini Temple had been deprived of its traditional role in educating a Sirpur Maharajah » (p. 390). L’éducation à l’anglaise est donc une tradition ancienne, inscrite dans les mœurs de cet état princier. À nouveau, nous avons ici affaire à un phénomène de transmission verticale par laquelle est diffusé le savoir occidental. La transmission, par la répétition d’une génération à l’autre, consolide l’apport d’un savoir étranger de façon exclusive, c’est-à-dire au détriment d’un savoir local et plus largement national. La formation de l’esprit du jeune indien le prive, dès son plus jeune âge, des bases de sa propre culture.
417Les arguments en la défaveur d’un tel enseignement, pour le petit maharajah de dix ans, révèlent la crainte d’une perte d’identité comme l’indique un personnage indien dans l’extrait suivant :
[…] the Angrez is making the Maharajah into a foreigner. He will become confused, the way your brother was confused by the Angrez’father. […] Jaya flushed, remembering her own contempt at the desperate efforts of the Sirpur brothers to gain the approval of the Empire. (p. 392)
418Ce type d’éducation contient l’enseignement de la langue, de l’histoire et de la littérature (« Kipling, Burke, Baden-Powell, Macaulay », p. 58) mais aussi tout un cérémonial lié au comportement, à la manière de vivre du pays qu’il faut apprendre par cœur et dans ses moindres détails.
Now his children were known by English names and ate with knives and forks and called their parents Mummy and Daddy. (p. 54)
419La perte progressive des habitudes innées entraîne une adoption complète des manières occidentales.
420Non seulement, Arjun sera éduqué à l’occidentale sur place, mais il sera de surcroît envoyé en Angleterre pour compléter et parfaire son anglicité, et se montrera particulièrement enthousiaste par tout ce qui lui a été inculqué : « Cricket, aeroplanes, Englishmen. » (p. 398)
421Ces exemples montrent l’ampleur de l’endoctrinement à travers une panoplie d’activités allant de l’initiation aux matières intellectuelles à la pratique de sports en passant par l’adoption des gestes quotidiens. C’est dans cet univers occidentalisé que Tikka, le frère de Jaya, a appris qu’il appartenait à un peuple inférieur parce que « barbare » (p. 59), parce que sa mère se complait dans la superstition (p. 58), parce que les plus grands sportifs se trouvent en Europe (p. 58), parce que le discours britannique met tout en œuvre afin qu’il reconnaisse que son pays et lui ne sont pas à la hauteur.
Tikka did not know how it happened, but the Captain’s presence diminished Balmer. With a deepening sense of disloyalty, he regarded his father as a ruler blind to the advances of the real world outside the orders of his kingdom. (p. 58)
422Ce passage est une indication de la manière insidieuse dont l’enseignement est inculqué aux jeunes enfants. La première partie de l’extrait, « Tikka did not know how it happened », est révélatrice à ce sujet. Les récits du capitaine Osborne, pourtant le personnage le moins méprisant envers les Indiens, touchent Tikka au plus profond de sa personnalité, au point de lui faire mépriser sa patrie et sa famille. Les auteurs de l’ouvrage collectif, The Post-colonial Studies Reader, rappellent l’expression de Gramsci « a domination by consent » (p. 425) pour comprendre ce phénomène consistant à s’approprier et à adopter les principes d’une éducation étrangère. La soumission par le plein gré, procure en effet, un contexte idéal à une autorité, quelle qu’elle soit, pour distiller les contenus qu’elle désire faire adopter. Et plus l’auditoire est jeune, plus la tâche est facile, plus ce genre de discours a des chances d’être efficace. Ce micro pouvoir, dénoncé par la narration est, bien sûr, à incorporer dans la nasse d’autres discours du macro pouvoir. Ce sont aussi ces petites touches successives, diffusées au fil des générations, comme le démontre le roman de Gita Mehta, ces enseignements qui n’ont l’air de rien, mais sont répétitifs, « les masques de la conquête », selon le titre d’un célèbre ouvrage de la critique Gauri Viswanathan, qui entretiennent l’idée de différence et renforcent l’écart entre les détenteurs du savoir et les ignorants. La soumission, par le consentement, se traduit dans Raj par la capitulation des princes au fil des années et par la complicité involontaire des enfants, inconscients de la portée des manipulations des adultes britanniques. Cet endoctrinement a au moins deux conséquences : ou bien il va au-delà des espérances de l’autorité impériale et constitue une grande satisfaction pour le sujet indien ou bien, les efforts accomplis n’obtiennent pour récompense que le mépris.
Tikka did not want to imitate the Angrez ; he wanted to be better than them and force their admiration. (p. 59)
Arjun had not come back from England humiliated, like Tikka. He had come back with an Englishman’s certainty […] (p. 431)
423Le frère de Tikka a dépassé le stade de l’imitation pure et simple dans le souci d’une plus grande reconnaissance. Mais on le sait, les administrateurs britanniques refusent aussi de reconnaître ces hommes de paille, ces « mimic men » pour plagier V. S. Naipaul. Il y a une limite à ne pas franchir, une limite qui ne peut être franchie de toute façon, puisqu’il s’agit de la limite biologique. L’Indien, tout aussi anglicisé qu’il soit, malgré ses efforts, sera toujours dans l’ombre du Britannique, il ne sera qu’une pâle copie de l’Occidental blanc en avance sur tous les savoirs. Le monde occidental est un monde inaccessible car déclaré comme tel par les Occidentaux. L’humiliation subie par Tikka en Angleterre, et à laquelle le narrateur fait allusion, se situe exactement sur cette frontière à ne pas franchir. Tikka est élu le meilleur joueur de cricket de son équipe mais n’a pas, pour autant, ni le droit ni l’honneur d’être sélectionné dans l’équipe de son école. Voici l’échange entre le père de Tikka et un administrateur britannique, cherchant en vain une réponse.
« You told my son cricket illustrated the British ideal of fair play, captain-sahib. Why is my son not in the school team when he is better cricketer than his fellow students ? »
« If only we could rid the world of the cruelty of children, Your highness. »
« Unfortunately, my son’s exclusion was not brought about by the cruelty of children but by school rules which prohibit a native from equal participation in school activities. Rules that are similar to the practices of the Empire itself, wouldn’t you say ? » (p. 87)
424Par cet épisode, le maharajah est pris au piège de son propre stratagème. S’étant tourné vers le tsar de Russie dans le but d’obtenir de l’argent pour son Etat, il avait, en quelque sorte, trahi la confiance du Raj. D’où le chantage exercé par l’empire britannique, à savoir que si le maharajah n’envoyait pas Tikka poursuivre ses études en Angleterre, l’empire avait le pouvoir d’empêcher son fils d’accéder au trône à la mort de son père, et donc d’intégrer l’État de Balmer à l’Inde britannique. Ainsi, à force de vouloir « faire trop anglais », le jeune garçon est mis hors jeu, au sens strict, car il devient « dangereux » pour l’image que l’autorité coloniale veut imposer, c’est-à-dire une supériorité de fait dans tous les domaines. L’expérience négative de Tikka sert de prétexte, à ce roman transcolonial, pour réexaminer la relation de l’empire à ses sujets, et montre la différence de traitement des êtres humains selon leur biologie. Avant de mourir au front, lors de la participation de l’Inde à l’effort de guerre pendant la première guerre mondiale, Tikka, malgré les humiliations endurées, avait déclaré qu’afin de préserver leur honneur et leur fierté, les Indiens devaient se plier au principe suivant :
[…] the only way to make them respect us is to impress them by their own standards. (p. 114)
425Raj soumet ainsi, au jugement du lecteur, deux cas de figure d’endoctrinement, et considère deux résultats issus du mimétisme. Nous devons examiner un troisième cas, celui du personnage focal, Jaya qui encore jeune princesse, est à son tour inféodée à l’enseignement de la langue anglaise, tout comme son frère, mais dans des conditions différentes. En effet, Jaya reçoit l’enseignement d’une certaine Mrs Roy, Indienne et farouchement opposée à l’empire.
Mrs Roy’s lessons were much more interesting than Tikka’s books, full of bloodcurdling accounts of the injustices of the Empire. […] There was no similarity between the Captain’s account of British India and Mrs Roy’s version. (p. 64-65)
426Jaya passe de l’autre côté du miroir grâce aux leçons de Mrs Roy, ce qui permet au récit d’effectuer un rééquilibre dans une histoire qui, jusqu’ici, semblait laisser sous-entendre que l’État de Balmer était complice de l’autorité britannique depuis des générations.
427Le rééquilibrage est également opéré par la présence, quoique éphémère, de personnages réels, qui, aux côtés des personnages fantoches créés et ridiculisés par l’autorité coloniale, esquissent la possibilité d’une résistance mais sans pour autant en préciser les contours. Par exemple, Jaya rencontre des nationalistes dont Sarojini Naidu, Annie Besant et le poète Rabindranath Tagore. Ainsi, la première et seule intervention de Tagore laisse le lecteur sur sa faim.
That is Motilal Nehru. He used to be very European until Gandhi inspired him to become an Indian. Then he threw his decanters, his Savile Row suits and his French shirts into a huge bonfire. I do not believe in bonfires. Today we throw silk shirts into the flames ; tomorrow we will burn books, perhaps even human beings. Destruction, like imitation, stems from fear, and a colonized people must lose their fear. […] (p. 240-241)
428Tagore semble condamner un certain comportement de Nehru, et s’oppose à des méthodes radicales mais ne propose pas de solution de remplacement. Et puis la conversation tourne court lorsque Mrs Naidu déclare :
[…] it’s too beautiful an evening to discuss politics. (p. 241)
429La diversion de Mrs Naidu incite le lecteur à penser que la narration ne laisse pas les personnages aller jusqu’au bout de leur pensée, comme si elle se retenait, pour une raison ignorée du lecteur, de prendre parti. Pour éviter les sujets qui fâchent, on parle du temps. L’avis de ces trois personnages, figures d’une certaine époque, et qui plus est ont un regard différent de celui de l’héroïne sur la relation anglo-indienne puisqu’ils n’appartiennent pas à l’Inde princière, aurait pu être développé plus amplement et donné lieu à un débat plus approfondi. Ce que le lecteur retient, en tout état de cause, est l’éclatement des opinions, donc le manque d’unité au sein des leaders indiens.
430Dans Raj, comme dans la plupart des romans transcoloniaux traitant de ce sujet, le recours au mimétisme a une valeur stratégique. Incités par l’autorité coloniale à admettre la supériorité de son administration, en réalité sa supériorité tout court, les princes répondent, souvent de manière outrancière, dans le but de préserver leur droit, de sauver leur trône de la mainmise britannique totale, mais perdent, dans le même temps, toute identité et toute dignité. Dans An Era of Darkness, un essai dans lequel il n’épargne rien ni personne, dans un langage sans ambages, V. S. Naipaul montre à quoi mène le mimétisme :
To look at themselves, to measure themselves against the new, positive standards of the conqueror, Indians had to step out of themselves. It was an immense self-violation ; […] (p. 211)
431Je voudrais achever cette étude du personnage indien occidentalisé par Train to Pakistan de Khushwant Singh, un roman de la transition historique. Selon les termes définitionnels de la théorie transcoloniale proposée au premier chapitre, Train to Pakistan renvoie à l’un de ses points fondamentaux, à savoir la notion de charnière ou d’articulation. Ce roman constitue peut-être l’exemple le plus probant de ma démonstration en ce sens où le narrateur nous convie à réfléchir sur ce que signifie l’indépendance d’un pays colonisé, sa toute relative liberté, sur la pertinence du préfixe « post- » de l’adjectif postcolonial. Enfin, Train to Pakistan est l’aboutissement de cette réflexion sur la relative valeur du savoir.
Train to Pakistan
Yes, Mr Prime Minister, you made your tryst. So did others.
Khushwant Singh, Train to Pakistan, p. 176.
432L’œuvre de Khushwant Singh, relatif aux événements de la Partition de l’Inde, fait partie de ces romans transcoloniaux sur l’histoire du pays, qui ont oblitéré toute présence « physique » du personnage anglais. Le narrateur présente un pays « débarrassé » de la domination étrangère. Les Britanniques ne sont plus que des ombres buvant un dernier verre dans quelque salon de Delhi. Aucune voix narrative britannique responsable, à quelque degré que ce soit, n’intervient dans les événements de la période décrite. Le lecteur s’attendrait, au contraire, à entendre le point de vue d’un ou de plusieurs acteurs, du côté des perdants, de la situation en 1947. L’Anglais est par conséquent disqualifié, réduit au silence. Non seulement il n’a plus le premier rôle, comme c’est le cas dans la littérature anglo-indienne, mais il n’a plus de rôle du tout. La lecture de Train to Pakistan que je propose comporte plusieurs hypothèses pour expliquer cette absence du personnage anglais de la diégèse.
433L’une des raisons est à chercher dans la volonté du narrateur de Train to Pakistan de rompre avec l’ancienne tradition, de créer un nouveau contexte fictionnel où l’Anglais n’a plus sa place. Une deuxième raison réside dans le fait que le sort de l’Inde est à présent entre les mains du peuple indien, qu’ils sont seuls maîtres du « jeu », qu’ils sont libérés du joug colonial. Une troisième raison, liée à la précédente, et la plus évidente à mon sens, consisterait à montrer que, justement, l’Inde est seule, c’est-à-dire, livrée à elle-même, qu’elle a été brutalement abandonnée par les Britanniques qui n’ont pas su ou pas voulu anticiper les rivalités communales et les carnages consécutifs au partage du pays. Les Anglais n’ont cure de la suite des événements. L’absence de rôle romanesque serait alors le reflet de l’absence historique sur le terrain à l’époque des événements. Cela dit, l’absence du personnage anglais est compensée par l’omniprésence de ses actes et agissements, entendons de ses erreurs.
434La présence britannique est palpable à chaque chapitre comme si l’absence (de portraits, de dialogues, de résumés historiques impliquant des représentants de l’empire britannique) était remplacée par une présence implicite au seul niveau du discours. Le fait colonial et ses conséquences sont partout dans une technique d’écriture typiquement transcoloniale. Train to Pakistan, écrit par un Indien, en langue anglaise, entend rendre compte de la portée de la colonisation et de ses effets pervers immédiats : exils, bains de sang, pillages, haine sans visage et sans objet, et où la biologie n’a plus aucun sens. La présence britannique n’a pas disparu en 1947 et la liberté n’a pas commencé en 1947 non plus. Mis en perspective d’une théorie transcoloniale, l’incipit indique que la toute jeune Inde n’a rien gagné de sa liberté, que la situation aurait même empiré. Le mot « indépendance » a perdu tout sens dans ce contexte. L’incipit est particulièrement intéressant en tant que révélateur d’une certaine technique et thématique narrative occidentale, retravaillée par le narrateur, dans le but de lancer les débats sur les termes de l’Indépendance, et encore une fois sur les effets pervers du système colonial. L’incipit prélude à un roman de dénonciation. Quelques phrases suffisent à introduire le lecteur dans un univers familier. Et pourtant.
The summer of 1947 was not like other Indian summers. Even the weather had a different feel in India that year. It was hotter than usual, and drier and dustier. And the summer was longer. No one could remember when the monsoon had been so late. (p. 1)
435Le lecteur est plongé in medias res dans la Partition grâce à une description du temps météorologique, corrélat objectif de la violence de l’événement historique, chronique d’une catastrophe annoncée. Ce procédé est typiquement occidental ; l’expression « objective correlative » est d’ailleurs communément attribuée à T. S. Eliot. Par ailleurs, les détails fournis par la narration sur les circonstances météorologiques ne sont pas sans rappeler l’obsession des Britanniques concernant le climat indien. On se souvient des incontournables de la littérature anglo-indienne : poussière, chaleur, sécheresse, mousson etc. Dans le passage cité ci-dessus, le narrateur se réapproprie le vocabulaire anglo-indien, et plus particulièrement les adjectifs qualificatifs, en les reformant au superlatif, de façon à les mettre en relief, de façon à ce qu’ils n’échappent pas au lecteur. Ce procédé d’agrandissement, comme si le narrateur observait la situation à la loupe, indique d’une part que si les Anglais ont quitté physiquement l’Inde, leur legs est exorbitant. D’autre part, il indique que la situation laissée derrière eux est pire qu’avant 1947. Le narrateur nous montre que ce que les écrivains anglo-indiens ont écrit jusque-là, sur les conditions de vie difficiles du colon anglais, n’a pas beaucoup de poids dans la balance, comparé à ce qu’ils laissent dans leur sillage. Lorsqu’un écrivain transcolonial prend le relais descriptif, la réalité prend une tout autre tournure : l’indépendance est un cadeau empoisonné. Le procédé mimétique de l’incipit, alliant la réappropriation lexicale à la technique du corrélatif objectif mais aussi l’effet cumulatif produit par la répétition de la conjonction « and », fonctionne comme une surproduction de sens, à l’image de la surproduction des fractures liées à la Partition. Ce procédé est par conséquent une mise en accusation de la politique britannique : la situation s’est aggravée immédiatement après le départ des représentants de l’autorité impériale, incapables de gérer l’état de crise dans lequel se trouvait l’Inde. Leurs actes irresponsables sont directement mis en cause. L’utilisation de la langue anglaise et la transmission horizontale des techniques littéraires ont ainsi pour effet de faire passer un message de révolte concernant l’ensemble de la politique coloniale mais sont, dans le même temps, un moyen subtil d’organiser une forme de résistance à une domination culturelle. En gommant l’Anglais de la diégèse mais en lui empruntant ses techniques d’écriture, la voix narrative affirme la distance prise avec le soi-disant canon littéraire occidental. L’hyperbolisation du trait littéraire anglo-indien, de ses clichés, revient à le caricaturer. Ainsi, nous avons, avec Train to Pakistan, l’une des applications de la théorie transcoloniale dans ce qu’elle recèle de fondamental, à savoir les notions de passage par le colonial, passage dans le vif du colonial, et en même temps celle de frontière, dans le sens de dépassement du colonial, de l’au-delà. Et il est évident que ce roman est un roman de toutes les ruptures. La Partition de l’Inde est le thème idéal pour évoquer les dislocations dues au système colonial, au sens propre et au sens métaphorique. Train to Pakistan s’inscrit dans ce double objectif de fracturer le colonial en intégrant les fractures dont il est coupable.
436C’est dans ce contexte historique et narratif qu’apparaît le personnage indien occidentalisé, urbanisé, Iqbal, « the England-returned » (p. 166), envoyé dans les campagnes indiennes par le Parti du Peuple, en tant que travailleur social afin de soulever les masses, « with his anglicized way of looking at things » (p. 41). Iqbal Singh est l’« incarnation » de l’irresponsabilité de l’attitude britannique : beaucoup de discours et pas d’action. Preuve en est, la fin du roman alors que des milliers de musulmans sont sur le point d’être massacrés sous son nez, il noie son incapacité à agir dans plusieurs verres de whisky et s’écroule sur son lit, ivre mort. Entre les deux, il avait eu le temps de faire un beau monologue avec lui-même.
437Création de l’empire britannique, ce personnage européanisé est recréé par un narrateur soucieux de nous montrer que les Britanniques avaient des raisons particulières de s’en servir. L’irresponsabilité de l’empire dans les événements de la Partition est immense, car la formation d’une élite, à son image, est une façon pour les acteurs de la colonisation, de se décharger des responsabilités le moment venu. Iqbal, comme d’autres, est ce personnage relais indispensable pour rejeter la faute, lorsqu’il y a échec ou simple disfonctionnement, sur le peuple indien.
438Si Iqbal est ridiculisé, par cette narration, il faut comprendre que derrière ce portrait se cache celui des administrateurs anglais. L’individu Iqbal sert par conséquent de prétexte à dénoncer la politique britannique. C’est de cette façon indirecte que le narrateur se sert de la situation postcoloniale pour miner l’édifice colonial et son héritage. Contrairement au contexte narratif anglo-indien traditionnel, la présence du personnage occidentalisé n’a pas pour but ici de mettre en valeur l’Occident et ses principes. Sa création esthétique détruit le héros anglais. Ridicule donc, Iqbal l’est, à tous les points de vue. De sa tenue vestimentaire à la panoplie complète du parfait Anglais en Inde, Iqbal est équipé pour affronter la « dure » réalité de l’Inde : flasque de whisky, matelas gonflable, couverts en métal, verre en plastique, pastilles pour purifier l’eau ; la liste est interminable (au moins dix pages, éparpillées dans le roman, font allusion au nécessaire du personnage) mais Iqbal est paré contre les « inconvénients » de la vie indienne. Les détails sur ce qui ressemble à un kit de survie, ces signes extérieurs d’anglicité, prêtent à sourire mais ils font partie d’un ensemble de considérations sur l’influence occidentale du personnage. Le narrateur commence par les petites choses puis, au fur et à mesure de la lecture, le portrait s’épaissit. L’accumulation minutieuse des détails concernant ces objets usuels aboutit à un raisonnement significatif. Autrement dit, la possession de ces objets usuels est finalement plus importante que les objets eux-mêmes. Examinons la première réaction d’Iqbal lorsqu’il est arrêté, à tord, par la police :
[…] would you mind looking after my things while I’m away ? (p. 53)
439Iqbal a non seulement hérité des habitudes anglaises quotidiennes, il a aussi intégré l’instinct de propriété, une notion propre et fondamentale au libéralisme, et partie intégrante de l’idéologie du Raj, selon Thomas R. Metcalf dans son ouvrage Ideologies of the Raj :
[…] the British had put together a fundamental set of governing principles. For the most part these were drawn from their own society, and included the security of private property, the rule of law, and the « idea » of improvement. (p. 17)
440Et
Once secured in their property, the Indians could find in their own « industry » the means for their « elevation ». (p. 31)
441Iqbal, avec ses petites affaires, est l’héritier de cette idéologie. Et il est d’ailleurs pris au mot ; sa requête est satisfaite au-delà de toute espérance. Meet Singh, le gardien du temple sikh, lui rend son paquetage dont il avait pris un soin particulier (« locked in the room », p. 167) à sa sortie de prison, comme s’il s’agissait de biens précieux. Mais plus encore, Iqbal, membre et porte-parole d’un parti, People’s Party of India, dont la motivation première est de défendre les intérêts du peuple, prononce des discours en totale contradiction avec les convictions qu’il est censé défendre :
Our first problem is to get the people more food, clothing, comfort. That can only be done by stopping exploitation by the rich, and abolishing landlords. And that can be only done by changing government. (p. 36)
442Il reproduit, concernant cet exemple précis de la propriété privée, l’idéologie européenne, elle-même relayée par le nouveau gouvernement, celui du parti du Congrès, celui de l’Inde soi-disant indépendante. Mais au fil des pages, le lecteur s’aperçoit que l’ensemble de ses discours est contaminé par un discours étranger. Sa pensée ne lui appartient plus, et la narration dénonce un lavage de cerveau. Ces effets personnels ne sont que le point de départ d’un discours sur la façon dont les « mimic men » sont manipulés puis endoctrinés. On leur fait jouer un rôle. L’écriture transcoloniale de Train to Pakistan exploite le thème de l’indépendance pour souligner la dépendance de certains Indiens aux valeurs occidentales. La dépendance est créée par le discours des Britanniques. Les idéaux du Parti du Peuple, dont Iqbal pense être le messager, sont inexistants. Son mode de réflexion est basé sur une division binaire du monde, et n’a aucune chance d’atteindre l’Indien des campagnes. Le fond et la forme de ses discours sont de facture occidentale, et pour être compris, il ne peut que s’adresser à une élite, à ceux qui partagent ses valeurs occidentales, à ceux qui en ont fait une ligne de conduite, un art de vivre. Pour la population rurale, il n’est qu’un « urban babu » (p. 119) dont l’accent est un « urban accent » (p. 33) et qui utilise un ouvre-boîte pour ouvrir ses boîtes de sardines et de beurre australien (p. 35). Les dés sont par conséquent pipés. La ville est son point de référence, le lieu où se trouvent les autres « babus ». Il est évident que la narration entend nous faire comprendre comment son mode de vie, la langue anglaise, ses objets quotidiens, entraîne de facto son mode de pensée. Frantz Fanon avait raison. Mais cette attitude finit par se retourner contre lui, car si, à l’occasion, il suscite l’admiration des petites gens, c’est parce que, en ces temps de crise extrême, on s’attend à ce qu’il apporte des solutions.
443À force de clamer que la société, et au-delà, la civilisation indienne, est arriérée (p. 36, 44, 171-172), qu’il existe un mode de gouvernance plus juste, on s’attend à ce que, au minimum, il agisse efficacement concernant les problèmes immédiats et urgents : carnages, pillages, mises à mort. Cela fait aussi partie de sa mission.
There is much to be done in our villages. Now with this partition there is so much bloodshed going on someone must do something to stop it. My party has sent me here, since this place is a vital point for refugee movements. (p. 35)
444Ces deux phrases constituent ses entrées en matière, ses premières tentatives de discours pour justifier son passage au village de Mano Majra et convaincre les habitants de s’organiser pour vaincre la barbarie. Mais ses paroles restent paroles, il ne fait rien. Il fait partie des donneurs de discours, non des acteurs. Il appartient à une autre classe d’individus, ceux qu’un personnage indien du roman nomme, « the armchair variety » (p. 175). En réalité, il ressemble de plus en plus au portrait de l’Anglais que le narrateur entend transmettre. Comme je l’ai dit plus haut, le narrateur dénonce la passivité des Anglais, qui abandonnent les Indiens et l’Inde à leur sort. Iqbal, le personnage hybride, en est la copie. Son inertie, au moment où il faut agir dans l’urgence, en l’occurrence au moment où il faut éviter l’attaque d’un train de musulmans, est comparable à celle des Anglais au moment de leur départ. Comme je l’ai fait remarquer aussi, Iqbal s’endort ivre mort. C’est sa seule et unique réponse au massacre imminent. L’oubli par l’alcool et le sommeil. Le retrait psychologique du réel dans deux mondes parallèles. La politique de l’autruche, le laisser-faire, dans ce cas précis, le laisser-mourir. C’est le retrait symbolique des Britanniques. Ainsi, Train to Pakistan dénonce la lâcheté à travers l’inertie, un monde où la violence des événements n’a d’égal que la passivité de l’autorité impériale. Nous voyons, à nouveau, comment le narrateur se sert du personnage occidentalisé afin de condamner la politique britannique. Ce roman explore les failles du système colonial, mine ses certitudes, dénonce ses limites, comme le montre cette phrase assassine de Meet Singh lorsque, à la fin du roman, tout espoir de sauver les passagers du train se sont évanouis :
I thought you with your European ideas had some other remedy. (p. 169)
445Cette phrase ébranle le modèle intellectuel occidental et le champ de son savoir. Malgré sa supériorité, l’Occident n’a pas réponse à tout. Train to Pakistan est le roman de la déchéance impériale. Non seulement les Anglais ont physiquement disparu de la scène mais leurs valeurs, leurs certitudes, leur supériorité ont cessé d’être avec eux. Au-delà, la faiblesse de leur Savoir est étalée au grand jour, mise à nue par un personnage désabusé mais dont le jugement est assertorique. Alors, comme chaque histoire a une morale, en l’absence d’une autorité compétente, l’Inde doit se prendre en main et puiser dans ses propres ressources. C’est pourquoi, les passagers du train seront finalement sauvés du massacre par Jugga, un jeune sikh du village, illettré, qui ne fait pas et ne sait pas faire de discours, un personnage sans foi ni loi, voleur de profession, amoureux d’une musulmane, mais prêt à sacrifier sa vie pour sauver celle des autres, un personnage qui a pourtant l’étoffe d’un héros. Cette fin inattendue de Train to Pakistan est un coup supplémentaire porté aux beaux parleurs, pétris d’idées mais incapables d’agir.
446Pour finir sur cette courte évocation du personnage occidentalisé dans Train to Pakistan, il me faut revenir un instant sur la notion de rôle, joué par Iqbal et que j’ai brièvement mentionnée un peu plus haut. Je disais, à cet égard, qu’on lui avait appris un rôle, mais c’est un rôle qu’il entretient, un rôle semblable à celui que jouaient les Britanniques en Inde. Iqbal se met en scène à travers la notion de sacrifice. Comme les Anglais, il se sent investi d’une mission, et cette mission a pour but de le rendre célèbre, sinon elle n’a aucune raison d’être. Il veut s’élever au statut de héros, comme les Anglais, il veut une audience, à nouveau comme les Anglais. Il se voit à la une des journaux. Il fait des rêves de grandeur et de célébrité. On ne peut s’empêcher de repenser à tous ces critiques qui ont vu, dans la présence anglaise en Inde, une vaste mise en scène dont il a été question dans un autre chapitre. Iqbal est tellement imprégné des valeurs occidentales qu’elles font partie de son schéma intellectuel sans qu’il s’en rende compte. Il est littéralement dans un moule. L’un de ses rêves est de se retrouver en prison comme les grands leaders politiques. Il se voit en victime, en martyr, en héros maltraité par les autorités :
He would report on his arrest ; the party paper would frontpage the news with his photograph : ANGLO-AMERICAN CAPITALIST CONSPIRACY TO CREATE CHAOS (lovely alliteration). COMRADE IQBAL IMPRISONED ON BORDER. It would all go to make him a hero. (p. 164)
447Encore une fois, il pense en termes de discours, plus exactement en termes de mots. Il s’en gargarise tout en oubliant le pourquoi de son arrestation. Seul compte le pouvoir que confèrent les mots. Le fait est qu’il est arrêté, mais par erreur, pour une cause moins noble, non pas parce qu’il est un futur Gandhi. Il insiste pour qu’on lui passe les menottes, pour prouver à la face du monde, en l’occurrence du village, qu’il est une victime du système. Il est à l’affût de la moindre réaction des policiers pour parler encore :
Iqbal waited for the policemen to say something so that he could go on with his tirade against law and order. (p. 52)
448Il est aussi rattrapé par sa propre ironie narrative :
I am ready, » he announced, dramatically holding out his hands. « Put on the handcuffs. » (p. 54)
449Ces fameuses menottes qu’il portait déjà sans en être conscient, avant son arrestation, sont celles qui le tenaient prisonnier du discours occidental. Celles aussi qui le rattachent à l’Histoire, à ses inévitables conséquences, aux menottes de Salem Sinai dans Midnight’s Children.
450Le narrateur de Train to Pakistan critique l’influence néfaste de l’Occident. Il en fissure les certitudes nichées au cœur du langage. Pour plagier une phrase célèbre, nous pourrions dire que le narrateur considère que les discours sont l’opium du peuple.
451Il demeure une zone d’ombre à ce roman parfaitement construit, à la charnière du documentaire et de la fiction. On peut se demander, en effet, pourquoi le narrateur fait le procès des Britanniques, des hommes et de leurs convictions, à travers le seul personnage hybride. Dans cette configuration narrative, l’Indien est à nouveau la cible de critiques, tout comme il l’a été tant de fois dans le roman anglo-indien. Absents à leur procès, les vrais coupables sont finalement dispensés de se justifier. Seule reste une des nombreuses victimes du système colonial. Le point de vue du narrateur est peut-être différent. Sans doute veut-il signifier la complexité historique du processus d’indépendance, et que certains Indiens sont autant coupables que l’autorité coloniale. En tout cas, Iqbal est au service de la création littéraire. Il fait partie de la longue liste de ces personnages hybrides, manipulés.
452L’accent sur ces « black Englishmen » et leurs agissements est une autre façon, pour les romans transcoloniaux, de dénoncer l’attitude britannique, principalement une attitude de mépris, vis-à-vis de l’élite indienne. Les romans dont il a été question mais bien d’autres encore dont The Impressionist de Hari Kunzru, Heat and Dust de Ruth Prawer Jhabvala, The God of Small Things de Arundhati Roy, et plus récemment The Inheritance of Loss de Kiran Desai montrent combien l’impact de l’Occident sur les rangs supérieurs de la société ou sur des citoyens plus ordinaires, mais qui à force d’efforts estiment qu’ils appartiennent à l’élite, fut néfaste autant sur le plan individuel que sur le plan relationnel, car finalement ces victimes du système colonial deviennent à leur tour des rouages de l’exploitation, ne serait-ce que par l’incompréhension, voire le mépris qu’elles affichent à l’égard de leurs concitoyens. L’adoption de nouveaux codes, d’une nouvelle façon de penser, d’une autre mythologie ne peut qu’aboutir à une personnalité éclatée incapable de prendre des positions fermes et déterminantes pour l’avenir de la nation indienne.
453Les Britanniques qui avaient déjà fait de l’Indien l’Autre, font, à présent de lui un autre Autre : l’Indien fut à un moment donné Autre parce qu’il était indien ; il est à présent doublement Autre puisqu’il n’est plus indien mais occidentalisé, c’est-à-dire un être hybride dont la place n’est nulle part. Le rejet est par conséquent multiplié par deux. Le mimétisme a eu également pour effet de brouiller les repères, de faire régner la confusion, de diviser la population indienne, d’exacerber les haines, et pour finir, fut en partie à l’origine du manque d’unité et des massacres consécutifs à la Partition. Après avoir perdu son identité et sa dignité, comme nous l’avons vu ci-dessus, le personnage occidentalisé a aussi perdu sa crédibilité, et se trouve finalement plus étranger chez lui, en Inde, que le Britannique.
454On s’étonnera de la mauvaise foi de certains responsables britanniques concernant la fiabilité des Indiens dans les périodes de crise pour l’empire. Un exemple, tiré d’un fait historique, et maintes fois récupéré par la fiction, montre comment certains Britanniques s’arrogent le droit de mépriser le résultat dont ils sont pourtant les auteurs. Ainsi, dans son récit documentaire sur la révolte des cipayes, The Great Indian Mutiny, Richard Collier rapporte les propos d’un officier anglais, Sir Henry Lawrence, concernant un maharajah, au début du soulèvement des soldats indiens. Il s’agit du maharajah de Bithur, autrement nommé Nana Sahib, l’un des personnages clés de la révolte, décrit par les Anglais comme « one of us » (p. 112), « more British than the British, a man you could trust with your life » (p. 112) et finalement « a gentleman » (p. 113). Le maharajah prête main forte aux Anglais en fournissant des armes et des hommes pour les aider à affronter « l’ennemi ». Malgré cela, le jugement de Sir Henry Lawrence est sans appel : « The Nana […] is a Mahratta and an adept at deceit. » (p. 113). L’Indien, transformé en parfait gentleman par les bons soins des Anglais eux-mêmes, devient un être méprisable aux yeux de Lawrence. Le maharajah, « plus anglais que les Anglais » est soudain pris en exemple pour illustrer le caractère marathe, et devient plus marathe que les Marathes. Il est la partie pour le tout, prisonnier des stéréotypes liés à sa caste. Mais le mot « deceit » est d’autant plus surprenant qu’il est prononcé par un Britannique, initiateur au même titre que bon nombre de ses compatriotes, de cette capacité à tromper par le biais du mimétisme. La mauvaise foi est donc flagrante, mais, semble t-il, elle est passée inaperçue à l’époque.
455L’un des aspects les plus inacceptables de cette transformation de l’Indien en un individu occidentalisé, en dehors de la perte d’identité qui s’ensuit et de la confusion que cela entraîne, est l’illusion qu’une telle transformation puisse être la clé du minimum qu’un Indien attende de l’autorité coloniale, à savoir la reconnaissance.
456Souvenons-nous d’une scène mémorable de Burmese Days de George Orwell dans laquelle Ellis, directeur d’une firme et l’un des personnages les plus racistes de la communauté anglaise locale, s’en prend au majordome du club « a dark, stout Dravidian » (p. 21) La scène se passe au club. Ellis s’enquiert de la quantité de glace en réserve en ces temps de chaleur extrême, comme il se doit :
« How much ice have we got left ? »
«’Bout twenty pounds, master. Will only last to-day, I think. I find it very difficult to keep ice cool now. »
« Don’t talk like that, damn you – “I find it very difficult !” Have you swallowed a dictionary ? “Please, master, can’t keeping ice cool” – that’s how you ought to talk. We shall have to sack this fellow if he gets to talk English too well. I can’t stick servants who talk English. D’you hear, butler ? » (p. 26)
457Le soin avec lequel le majordome s’applique à parler une langue grammaticalement correcte est désapprouvé et anéanti par Ellis, pétri d’arrogance raciale et sociale. L’accès à une sorte de perfection linguistique, à force de mimétisme, est interdit à ce locuteur parce qu’Ellis rejette violemment l’égalité linguistique et par conséquent rejette l’idée d’égalité tout court. La communication est impossible car non voulue. Le fait que le majordome, qu’Ellis interpelle d’ailleurs par sa fonction, « butler », réduise par le seul fait de langue, la frontière qui le sépare de l’Anglais, est perçu comme une atteinte impardonnable. Le majordome a dépassé deux limites : celle de sa biologie, le fait de vouloir ressembler à un Anglais, de s’approprier les caractéristiques de l’Anglais, et celle de sa condition de serviteur. L’exercice de réprimande est d’autant plus facile pour Ellis, qu’il est sur « son » territoire, c’est-à-dire le club, cette enclave anglo-indienne, « the real seat of the British power » (p. 17). Bien sûr, le serviteur n’est pas un Indien totalement occidentalisé et ne peut prétendre faire partie un jour de l’élite, mais il a été « entraîné » si j’ose le mot sur cette voie pour des raisons pratiques. Lui enseigner la langue anglaise constitue une forme d’occidentalisation du personnage. Ce passage prouve à nouveau que le pouvoir passe par le discours qui lui-même passe par la langue. Ellis est là pour nous rappeler qu’il est le seul garant du pouvoir.
458Quel que soit l’angle sous lequel un chercheur entend étudier la question coloniale, il est évident qu’il ne peut échapper aux deux notions fondamentales de la relation anglo-indienne, celles du savoir et du pouvoir. Il ressort, à l’examen de ces portraits, que l’Indien, en pensant détenir le savoir va acquérir le pouvoir, que l’un entraîne forcément l’autre. Or, il n’en est rien. L’équation, en ce qui concerne ces personnages hybrides, est tout simplement fausse. L’Histoire en est la preuve et la fiction, récupérant l’Histoire ne montre pas autre chose. L’Indien est toujours perdant. Les auteurs de Histoire de l’Inde moderne rappellent le désintérêt de la Grande Bretagne à l’égard de ces Indiens qu’elle a manipulés, « abandonnant progressivement les princes à leur destin alors que l’échéance de l’émancipation de l’Inde se rapprochait » (p. 462). La reconnaissance attendue, après des efforts consacrés à l’imitation du « modèle », et dont l’espoir était celui d’une égalité biologique, est un échec que la littérature anglo-indienne a reconduit de roman en roman. Même si, sur le long terme, la politique coloniale a échoué, que les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances puisque tous les Indiens ne sont pas occidentalisés, loin s’en faut, l’Anglais n’est pas totalement perdant non plus puisque l’expérience, celle qui a consisté à se faire imiter, a permis de fournir une preuve supplémentaire de sa supériorité, enviable mais jamais imitable. Mais, vue sous un autre angle, et pour certains critiques, cette tentative expose la fragilité du système colonial, dans la mesure où la certitude des déclarations de ses acteurs ne peut souffrir aucune faille. Or, pour Ania Loomba dans Colonialism/Postcolonialism, la faille est bien réelle :
One of the most striking contradictions about colonialism is that it both needs to « civilise » its « others », and to fix them into perpetual « otherness ». (p. 173)
459La contradiction n’est pas si profonde si on l’inscrit dans une perspective biologique. Il me semble que la conscience de la supériorité raciale était telle que les participants à la colonisation n’ont jamais vraiment cru à une transformation totale des peuples soumis à leur autorité. Se poser comme modèle tout en sachant que l’Autre ne parviendra jamais à la perfection, parce qu’il n’a pas la bonne biologie, était, en soi, une satisfaction. C’est une histoire sans fin, si l’on veut, car ce positionnement idéologique permettait de maintenir le peuple colonisé dans sa condition d’être inférieur : quoi que ce dernier fit, n’était jamais assez. Lorsqu’il parvenait à s’élever à la condition qu’on exigeait de lui, un autre prétexte était trouvé pour le disqualifier. Me revient à la mémoire une phrase du roman de Khushwant Singh, Train to Pakistan, par laquelle un administrateur britannique dispose d’un personnage indien occidentalisé, comme on disposerait d’un serviteur, au moment de la déclaration d’indépendance, dans le salon d’un hôtel, autour d’un verre offert par Prem Singh, l’Indien.
The Englishmen drank a lot of beer and whisky and said Prem Singh was a grand chap. But it was late for dinner so they said « Good night Mr. Did not catch your name. Yes, of course, Mr Singh. Thank you very much, Mr Singh. See you again. ». « Nice old Wog. Can hold his drink too, » they said in the dining-room. (p. 176)
460On le voit ici, Prem Singh, comme n’importe quel autre Indien, n’a pas la moindre chance d’obtenir un minimum de considération. Tout occidentalisé qu’il est, la distance raciale est maintenue jusqu’à la fin. Bien après la fin.
461Dans un article du journal indien Tehelka de juin 2007, l’écrivain Hari Kunzru, né en 1969, d’un père indien et d’une mère anglaise, fait part de son expérience en tant qu’individu de sang mêlé :
Essex has a particular reputation in Britain. […] everyone believes Eng-er-land is the greatest place on earth. In the 1980’s the stereotype had some substance. There weren’t many Asian kids at my school, and in the hostile racial climate of the time, we were often reminded that our dark skin made us less good, less valuable, less desirable than our white classmates. No matter where our parents had come from, all of us, the Bengali Muslim boy, the two Sikh brothers, the Tamil, the Gujarati girl and even half-white me, were pakis. Think about that for a moment. Spit it out, like it’s the worst insult you can think of. Greasy paki. Smelly paki.
462Quarante ans après l’indépendance, le discours reste intact. Certes les signifiants ont changé, « paki » a parfois remplacé « wog », mais les deux mots appartiennent au même registre, et la focalisation sur la biologie constitue l’ossature des discours racistes. Dans son roman Afternoon Raag, Amit Chaudhuri évoque le même phénomène, le même discours, mais au sein d’une classe sociale différente de celle que décrit Hari Kunzru désignée dans la citation ci-dessus. Kunzru analyse la classe aisée de Grande Bretagne, du comté de l’Essex en particulier, « the county of flash and trash and too much cash » dit-il ailleurs dans son article. Amit Chaudhuri parle de la classe des quartiers populaires d’Oxford dans les années dix-neuf cent quatre vingt dix, dont les membres ne sont pas en reste en ce qui concernent les insultes racistes :
They are the ones who lived in a world of horrible and immediate prejudices, coined the terms « Paki » and « wogs » […] (p. 94)
463Le chemin parcouru par le discours occidental, depuis l’époque coloniale, est jonché des mêmes repères, comme l’indiquent les citations ci-dessus. Le vocabulaire raciste résiste au temps, à l’espace, aux classes sociales, réactivant ainsi le mythe de l’éternel retour. La pensée occidentale est figée dans ses propres mots. Après ce bref bilan sur le personnage indien occidentalisé, je m’aperçois qu’il est difficile de savoir si le mythe de la fiction rattrape celui de la réalité ou si c’est l’inverse. Il est probablement plus juste de dire que les deux modes de discours se répondent ou s’appellent, et finalement se nourrissent l’un l’autre.
Notes de bas de page
1 La définition de « gentleman » est intéressante à explorer, et fait l’objet d’un commentaire plus détaillé dans le chapitre consacré à The Impressionist de Hari Kunzru.
2 « the light will not fail » p. 177 ; « the circle for any reason », p. 226 ; « The feet on the floor will ground us » p. 227 ; « The twain are united » p228 ; « Fresh from the tropics » p. 333. Enfin, l’un des responsables anglais en Afrique se nomme Short, traduction allemande de Kurtz, personnage de Heart of Darkness.
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