Chapitre 4. Roman transcolonial : symbioses et conséquences
p. 165-274
Texte intégral
1Ce quatrième chapitre est consacré à l’application concrète de la notion de transcolonialité. Nous pourrons apprécier la portée du préfixe « trans- », dont j’ai évoqué les grandes lignes dans le premier chapitre, à travers l’examen de quelques œuvres marquantes de ces dernières décennies. Nous y verrons les tendances, examinerons les points communs des œuvres transcoloniales, leur unité dans la différence, les contradictions auxquelles elles ont à faire face, les critiques de la part de certains commentateurs puis les explications que fournit la biologie à un système parfaitement logique.
2Dans un premier temps, il semble évident que les écrivains transcoloniaux ont, entre autres points communs, celui d’interroger, chacun à sa façon, les choix esthétiques et les constructions des discours occidentaux évoqués aux deux chapitres précédents, même lorsque l’histoire qu’ils racontent n’a pas pour cible immédiate l’ère coloniale ou sa production littéraire. La priorité des auteurs transcoloniaux semble consister à réhabiliter ce qui fut déprécié et dénié pendant des siècles de domination. L’Inde et les Indiens existent, leur place dans le monde doit être reconnue, et nous verrons que l’ancien système, opposant le centre à la périphérie, n’a aucun sens. Les écrivains transcoloniaux ne sont plus les « commensaux non invités ». Ils s’invitent. Leur réponse pourra dès lors être comprise comme une réaction à la fabrication, par d’autres, de leur environnement culturel, passé et présent. Elle vise, en tout premier lieu, la base de l’édifice colonial à savoir, le discours en langue anglaise. Discours qu’il faut prendre dans le sens que lui donne Michel Foucault :
Le « discours », c’est tout autre chose que le bavardage, mais au contraire la programmation, l’organisation comme systèmes de prescriptions et d’actions ou, mieux, l’ensemble constitué par des énoncés et des pratiques qui leur commandent. (Dominique Colas, Races et racismes de Platon à Derrida, p. 670)
3Les réponses prennent des formes infinies dont le point commun est, en premier lieu, la langue anglaise, le cœur de la question transcoloniale. Salman Rushdie a résumé la situation dans une phrase désormais célèbre : « the empire writes back to the imperial centre ». L’ex-pays colonisé répond, et il répond en anglais. Le seul fait de s’exprimer en langue anglaise, comme le fait Rushdie dans cette phrase, pour ceux d’entre elles et ceux d’entre eux bien entendu qui ont le choix entre plusieurs langues d’écriture, est, me semble t-il, la première façon d’agir sur les représentations coloniales et de leur rétorquer. Répondre dans une langue commune à l’empire et à ses victimes.
4Dans un deuxième temps, ce chapitre a pour objet l’aspect inévitable du contact entre la littérature issue de la colonisation, la littérature anglo-indienne, et celle produite par l’ex-colonisé, la mise en perspective de ce contact, puis son rôle et sa place dans la marche du temps et en particulier dans la mécanique de la mondialisation. Ce contact a été traduit, par nombre de critiques par le vocable « métissage(s) ». C’est aussi le terme qui avait été choisi, en première instance, pour le titre de ce quatrième chapitre. Mais dans la mesure où la finalité de cette étude prétendait à l’innovation, il m’est rapidement apparu que le terme « métissage(s) » n’avait justement rien d’innovant, qu’il était, au contraire, répétitif puisque c’est l’un des termes les plus débattus par les critiques indiens et occidentaux, et depuis longtemps. Cela dit, dès lors que j’ai conçu la littérature comme un système vivant, un retour sur le concept de métissage, spécificité biologique revendiquée de la littérature indo-anglaise, et qui plus est, manifestation du vivant, est toujours d’actualité, mais il était nécessaire de le renommer. C’est le mot « symbiose », dont le choix est justifié ci-après, que j’ai retenu.
5L’étude du roman transcolonial par la symbiose, appliquée à l’esthétique littéraire, devrait éviter de tomber dans le piège d’une division manichéenne susceptible de reproduire les constructions statiques des œuvres anglo-indiennes dénoncées dans les chapitres précédents : d’un côté le colon, le centre, le canon, La Culture, les représentations immuables, figées et prévisibles, de l’autre le subalterne, la marge, la sous culture, le folklore. Elle devrait permettre, de surcroît, d’éviter l’approche tout aussi manichéenne d’une certaine critique. Au contraire, la symbiose permet d’articuler la réflexion sur la notion inventée à cet effet et présentée au premier chapitre, à savoir le concept de transcolonialité.
6Les deux types d’unités ou de facteurs communs, axés sur la langue anglaise et la symbiose, seront suivis d’une réflexion sur les conséquences, parfois inattendues, d’un procédé qui vise l’ouverture sur une vision neuve du monde, et non un retour ou un rattachement aux conceptions occidentales. En effet, il est reproché à certains auteurs indiens de copier le modèle romanesque européen, d’en adopter la langue et la structure, de s’en approprier les thèmes, et donc d’adopter le système de pensée occidental. On leur reproche d’être des « mimic men » pour reprendre une expression de V. S. Naipaul, et sur laquelle nous reviendrons. Plus largement, il leur est reproché d’être à nouveau l’esclave de l’empire britannique et de lui « répondre » de manière servile en continuant à se plier à ses conventions. Et il est vrai que certains textes peuvent prêter à confusion. Nous verrons combien et comment la symbiose littéraire peut, dans certains cas, être vecteur de contradictions, qu’elle peut reproduire les anciens schémas et de ce fait réhabiliter les inégalités. Mais, dans un troisième temps, nous verrons aussi que ces contradictions sont inévitables, voire nécessaires. De nombreux critiques, dont Elleke Boehmer, s’accordent sur ce dernier point :
To disavow dominant colonial myths and languages, the colonized had in the first place to inhabit them. European conceptual traditions in history, philosophy, literature, and so on, which downgraded that which was non-European, had first to be displaced by an act of repetition, even « slavish » copying. Success lay in the camouflage and subterfuge. (Colonial and Postcolonial Literature, p. 171)
7Ce quatrième chapitre, « Symbioses et conséquences », va tenter d’informer le lecteur sur les caractéristiques, le fonctionnement et les conclusions que nous inspirent les techniques narratives issues du contact avec une langue, la langue anglaise, qui s’est imposée au fil des siècles. Réaction, négociation, au travers, au-delà et avec le colonial sont les termes d’une nouvelle discussion pour une forme nouvelle littéraire. Partons des faits.
Constatations et évidences
The word sahitya [literature] comes from sahit [together].
Rabindranath Tagore, Selected Writings on Literature and Language, p. 179.
8Le roman indo-anglais est le fruit d’une union : c’est l’évidence même. Il est né (tout comme le roman anglo-indien) de la rencontre de deux civilisations dans des conditions particulières. Il est le fruit de deux parents que tout oppose, l’Inde et la Grande Bretagne, l’Orient et l’Occident. Rencontre forcée ou mariage arrangé certes, mais la spécificité de la littérature indo-anglaise provient de cette combinaison historique. La littérature transcoloniale est unique parce qu’elle est chevillée à un moment historique particulier, elle est l’avatar de l’histoire coloniale, et nous verrons que c’est de cette combinaison qu’elle tire sa vitalité et sa stratégie d’écriture. Salman Rushdie est peut-être l’écrivain le plus conscient de ce lien avec l’Histoire. Il n’a de cesse de le répéter, en particulier dans son roman Midnight’s Children dont le narrateur métis n’est autre qu’un porte-parole de l’Histoire. Il en est le héraut et revendique ce rôle avec véhémence. Nous verrons plus en détails les caractéristiques de ce narrateur métis au cinquième chapitre.
9L’union, donc, est le facteur incontournable d’une littérature née de cette rencontre, et tous les spécialistes, qu’ils soient indiens ou occidentaux, s’interrogent sur le mécanisme de cette rencontre. Les vocables utilisés pour rendre compte de ce constat sont multiples et variés. D’aucuns évoquent la fusion, d’autres préfèrent les termes de métissage, de syncrétisme, de mixité ou d’hybridité. Et chacun a raison. Jusqu’à un certain point. Malgré l’extrême richesse de ces lexies, malgré les résultats probants auxquels sont parvenus les chercheurs, il manque un élément qui, me semble t-il, modifie plus avant notre regard sur l’évolution des langues comme instruments du langage, lui-même instrument de notre saisie du monde. La notion d’hybridité est intéressante pour le propos de cette étude et celle de symbiose lui fait concurrence, comme nous allons le voir.
10Mais avant d’en arriver là, notons que l’écriture indo-anglaise est dite écriture du métissage parce qu’elle opère à tous les niveaux de la structure narrative : linguistique, stylistique, thématique et au-delà, au niveau du genre. Elle emprunte aux deux mondes oriental et occidental dans une mécanique du croisement, du chevauchement, de la superposition et du dépassement. C’est à ce point de rencontre que se trouve la plupart des enjeux des théories dites postcoloniales. Mais c’est surtout là que les expressions « études transcoloniales », « écriture transcoloniale » prennent tout leur sens : au-delà du colonial mais aussi avec le colonial dans une dialectique de rejet et d’acceptation, dans ce passage obligé mais sans cesse remis en question.
11Il n’est pas dans l’intention de cet ouvrage de récapituler les écrits sur les avantages et les inconvénients de chacun des termes associés au concept de mélange. Cela a déjà été fait et de nombreux critiques continuent à écrire des ouvrages entiers sur la question. Serge Gruzinski, par exemple, dans un essai intitulé La Pensée métisse, détaille les termes d’hybridité et de métissage et en fait une critique particulièrement instructive. Je ne suis pas certaine qu’il existe un concept idéal, et en proposant un nouveau terme, je ne prétends pas avoir trouvé le concept idéal. J’essaie seulement d’approcher au plus près ce que mes lectures ont suscitées de réflexion. Par conséquent, étant donné la masse d’ouvrages sur la question, je me contenterai, ici, de défendre la notion de symbiose, rarement utilisée en rapport avec la littérature indo-anglaise. Seule exception à cette règle auto-adoptée est une définition du mot métissage dont le sens et la formulation correspondent à ce que j’entends démontrer, mais si la définition correspond, le terme est, selon moi, à changer.
[…] le métissage suppose la coexistence d’éléments hétérogènes qui sont en perpétuelle tension… loin du sentiment de plénitude et d’une identité stable. La pensée métisse est une pensée du paradoxe. Elle met en question dans cet espace qui est une troisième voie entre l’homogène et l’hétérogène, la fusion et la fragmentation, la totalisation et la différentiation. […] Le métissage comme hétéropraxie, comme travail de l’altérité […]. C’est un tissage dont la trame intègre ce qui semble lui être contraire. Pas une logique de rejet et d’exclusion, mais une logique d’ouverture qui incorpore ce qui le nie. (Métissages littéraires, p. 9)
12Alain Montandon, l’auteur de la préface de l’ouvrage collectif, dont cette citation est extraite, se base sur les théories de François Laplantine et Alexis Nouss qui ont consacré un ouvrage sur leur conception du métissage littéraire. L’idée-force réside dans la contradiction, l’intégration de cette dernière et son acceptation dans l’élaboration de nouvelles formes. Mais est-ce bien de métissage dont il s’agit ?
13Dans l’une de ses admirables analyses littéraires, dont un extrait est mis en exergue de ce chapitre, l’écrivain Rabindranath Tagore présuppose que l’un des ingrédients principaux de la littérature est le contact. Il invite par conséquent à réfléchir sur l’union. « Together » est la clé de voûte de cette citation, et de l’argumentation qui va suivre puisqu’elle ouvre un éventail de propositions susceptibles d’étoffer les débats relatifs à la théorie transcoloniale. Si l’on considère qu’un texte est un système vivant parce qu’il est écrit dans une langue qui est un code vivant, notre postulat depuis le début de cette étude, il en découle que toute union ou tout contact implique une création, donc une régénération au sens de réactivation, effectuée non seulement au niveau d’une langue mais de l’ensemble de ce qui constitue une œuvre de fiction.
14Si nous nous tournons à présent vers les thèses émises par les biologistes, et interrogeons leur point de vue, nous comprenons que le contact est le principe même de la vie, la loi du genre humain. Du contact découlent le mélange, la mixité ou encore « l’hybridation, la symbiose » qui sont la « dynamique de l’évolution » d’après Henri Laborit dans L’Esprit du grenier (p. 229) Dans son ouvrage De la biologie à la culture, le biologiste Jacques Ruffié affirme « qu’il se situe au niveau biologique ou culturel, le monomorphisme porte en lui les mêmes périls » (p. 83) puisque « le métissage fait partie des comportements fondamentaux du vivant » (tome 1, p. 108) et « Le maintien du polymorphisme génétique apparaît […] comme un impératif biologique. » (p. 107). L’interfécondité est la loi du système vivant. D’autres définitions apparaîtront au fil de cette étude et des thèmes abordés, mais il est d’ores et déjà possible d’affirmer que le métissage est une nécessité. La problématique du vivant se situe à ce niveau où toutes les combinaisons sont à la fois possibles, nécessaires et souhaitables.
15La tradition occidentale, surtout depuis le xixe siècle, a procédé à une dichotomie, contraire à cette loi du vivant, en divisant le monde en deux : nous et les Autres. L’union et le métissage, qu’ils soient biologiques ou culturels, étaient signes de dégénérescence. Or, en s’imposant sur le territoire indien pendant quatre siècles, les Britanniques ont eux-mêmes, sans en prendre véritablement conscience, généré le métissage. C’est l’une des ironies de « l’activité » coloniale. C’est aussi l’une des conséquences à laquelle ils doivent faire face à présent. En mélangeant les genres, les langues, en brassant les idées et même lorsqu’elle a recours à l’imitation et à l’appropriation, la politique littéraire indo-anglaise, prend le contre-pied de l’empire dans une logique purement humaine.
16Observons à présent quelques-uns des outils mis à notre disposition pour rendre compte du phénomène de mélange tel que je l’entends, pour atteindre le cœur de la transcolonialité. La mise au regard l’une de l’autre de définitions d’un vocabulaire assimilé au mélange, et prises dans des dictionnaires généraux ou spécialisés, anglais, américain et français, apporte un éclairage supplémentaire. Hybridation et symbiose se font ici concurrence.
Outils
Hybridation : « Croisement naturel ou artificiel entre deux variétés, deux races d’une même espèce ou entre deux espèces. » (Robert)
« Croisement entre deux variétés, deux races d’une même espèce ou entre deux espèces différentes. » (Larousse)
Hybrid : « Something heterogeneous in origin or composition. » (Webster)
« […] anything that is a mixture of other things, especially two other things » (Collins Cobuild)
« In its widest sense, describes progeny resulting from a cross between two genetically non-identical individuals. » (The Penguin Dictionary of Biology)
Symbiose : « Association durable et réciproquement profitable entre deux organismes vivants. » (Robert)
« Association de deux ou plusieurs organismes différents, mutuellement bénéfique, voire indispensable à leur survie. » (Larousse)
« […] association durable entre deux organismes d’espèces différentes […] qui en tirent chacun des avantages » (Dico de Bio, Romaric Foret).
« Association biologique nécessaire et bénéfique pour les deux espèces […] » (Dictionnaire de biologie, Denis Buican)
Symbiosis : « The living together in more or less intimate association or close union of two dissimilar organisms. […] the intimate living together of two dissimilar organisms in a mutually beneficial relationship. » (Merriam Webster)
« A close relationship between two organisms of different kinds which benefits both organisms. […] any relationship between different things, people, or groups that benefits all the things or people concerned. » (Collins Cobuild)
« The living together in permanent or prolonged close association of members of usually two different species, with beneficial or deleterious consequences for at least one of the parties. » (The Penguin Dictionary of Biology)
« A relationship of mutual benefit between members of different species is called mutualism or symbiosis. Members of different species often have much to offer each other because they can bring different ‘skills’ to the partnership. This kind of fundamental asymmetry can lead to evolutionarily stable strategies of mutual cooperation. » (Dawkins and the Selfish Gene in Big Science, p. 161-162)
17Notons cette définition du mot hybridation extraite du Dictionnaire Plus : de l’idée aux mots, « Viol, outrage aux lois de la nature, accouplement contre nature, tels devaient être les sentiments ressentis par les premiers savants qui se livrèrent à l’hybridation (du grec hubris, outrage, sévices, violence). » Cette définition nous fait mieux comprendre la réticence, voire la répugnance suscitée par le contact, dans la société britannique victorienne : le concept et son résultat sont de bout en bout dépréciatifs.
18Ainsi, j’ai élu, pour mes démonstrations à venir, le concept de symbiose parce qu’il touche au plus près le propos de cette étude. Appliqué à l’écriture de la littérature transcoloniale, le mot symbiose puise au plus profond de la mécanique textuelle. Rappelons que ce mot vient du grec sumbiôsis signifiant « vivre ensemble ». Par conséquent, il entre en résonance avec la conception de la littérature à laquelle souscrit Tagore, et se fait l’écho de tant d’autres citations importées de la biologie. Les définitions de l’hybridité soulignent le croisement tandis que celle de la symbiose évoquent l’association, un terme semble-t-il plus approprié à la présente démonstration. La littérature transcoloniale, en effet, associe deux univers dont les plus évidents sont les univers linguistiques mais il y en a d’autres. Ce que le mot symbiose met en avant est la cohabitation de ces deux univers, pas seulement le croisement. Il semblerait que le mot symbiose suggère plus que le simple mélange sous-entendu dans la notion d’hybridité. En effet, la partie des définitions soulignant l’aspect positif (« réciproquement profitable », « mutuellement bénéfique », « mutually beneficial », etc.) est de la plus haute importance, même si la définition du dictionnaire de biologie des éditions Penguin, est moins catégorique et atténue les effets bénéfiques mis en avant par les autres dictionnaires. Ainsi la partie de la phrase, « deleterious or beneficial for at least one of the parties », envisage une double conséquence laissant place au doute, absent des autres références. Cela dit, cette double conséquence nous sera utile, car exportée dans le domaine culturel, elle est au cœur des débats déjà houleux sur la notion et la définition de pureté, en particulier dans son approche linguistique. Mais pour l’instant, gardons à l’esprit les résultats positifs du phénomène de symbiose, qui devraient parvenir à changer notre façon d’appréhender la littérature transcoloniale. Ces résultats sont la conséquence logique du système du vivant, et vont nous permettre une remise en cause de la notion de modèle, en redéfinissant les contours du modèle esthétique. Mais plus encore.
19En dehors de la dimension qualitative accordée au mot symbiose dans les définitions précédentes, il nous faut aussi noter l’accent sur la dimension temporelle de ses effets. Nous avons vu précédemment que Henri Laborit considérait la symbiose comme la « dynamique de l’évolution ». Par ailleurs, trois des sources citées ci-dessus inscrivent le phénomène de symbiose dans la durée et plus précisément dans le long terme. Durée et évolution dans le temps interrogent aussi la valeur du modèle. L’idée d’un modèle unique, à un moment donné, n’a plus de sens puisque l’évolution est, par définition, un phénomène naturel permanent. Nous allons pouvoir mesurer l’ampleur de la symbiose et de ses incidences sur le plan de la construction et de la communication esthétique en nous interrogeant d’abord sur les motifs qui incitent les écrivains indiens de langue anglaise à faire de la symbiose un impératif artistique. Ce qui, au départ, relevait de la pure logique – l’arrivée d’un corps étranger (les Britanniques et leur politique coloniale) en Inde, dont l’installation dans l’espace et dans le temps a inévitablement laissé des traces – est devenu une ligne de conduite chez les écrivains transcoloniaux. Le métissage subi, c’est-à-dire provoqué par la présence britannique, s’est transformé en symbiose plus ou moins consciente.
20Plusieurs aspects seront abordés dans cette étude de mises en relation avec les deux parties du monde, l’Orient et l’Occident que ce dernier a longtemps figées. Nous verrons que rien ne va de soi, rien n’est évident dans ce système complexe que constitue la rencontre de deux univers soi-disant opposés, et que la littérature indo-anglaise met en valeur. La symbiose apporte un nombre considérable de réponses mais soulève, dans le même temps, un nombre égal voire supérieur d’interrogations. La symbiose est toujours, en même temps, ouverture et impasse, modernité et tradition, résistance et soumission. Mais c’est grâce à ces phénomènes apparemment contradictoires que la littérature transcoloniale est un espace d’énonciation et de communication large et ouvert. C’est un espace mouvant. La symbiose, par la transcolonialité, implique des réseaux d’exploration quasi infinis où chaque romancier révèle sa propre expérience de lecture et d’écriture, explore l’infini et les limites. Voyons à présent les raisons d’être de cette symbiose. En quoi peut-elle éclairer le chemin parcouru et tracer des perspectives nouvelles d’écriture du monde.
La symbiose : stratégie d’écriture
[…] les Européens croient à la civilisation, tandis que nous, nous croyons aux civilisations, au pluriel, et aux cultures.
Aimé Césaire, Le Nouvel Observateur n° 2141 du 17 au 23 novembre 2005.
21Si l’art a pour but de remettre en cause une certaine réalité alors la littérature transcoloniale est née dans ce but. L’union forcée, le contact subi et non voulu de l’Inde et de la Grande Bretagne, a engendré une littérature protéiforme, puissante dont la revendication est celle d’une identité propre par le biais, entre autres, d’une réévaluation du modèle occidental et de ses codes. La symbiose culturelle est l’un des messages que les écrivains transcoloniaux envoient à l’empire, une réponse à l’esprit occidental qui avait pris l’habitude de voir le monde à travers le prisme de son propre modèle.
22Le roman indo-anglais a pour vocation de prendre place sur la scène culturelle du monde. Des histoires doivent être racontées, celles d’hier et celles d’aujourd’hui, selon des règles nécessitant une logique différente de celles que l’Occident a imposées pendant des siècles de domination culturelle et intellectuelle, et qui ne peuvent plus fonctionner comme elles l’ont fait dans le passé. Ces histoires sont celles de points de vue multiples, de « polysensorialité et de multifocalisation », comme le précise Alain Montandon dans sa préface à Métissages littéraires (p. 10). Elles révèlent, expliquent au lecteur, et le fait réfléchir sur les enjeux de la colonisation et ses conséquences sur le monde d’aujourd’hui. L’immense production littéraire transcoloniale de ces vingt dernières années est le symptôme de cette volonté de parler, de dire, de se faire entendre et de débattre. La pensée de Hanif Kureishi dans My Ear at His Heart tend vers la même conclusion :
Racism, colonialism, immigration, assimilation, exile, identity : as long as the reviled, the excluded and marginalised didn’t stop talking, they could find a place and an audience. (p. 196)
23Le roman indien de langue anglaise, par une théorie transcoloniale, déstabilise une dichotomie que la littérature anglo-indienne a maintenue pendant des générations d’écriture sur l’Inde, en remettant en cause la mythologie impériale, notamment en forçant le contact. Nous l’avons vu dans les chapitres précédents, le xixe siècle, en particulier, a achevé de scinder le monde en deux. D’un côté, le monde occidental s’arrogeant le monopole de la Culture, de la Civilisation, du Savoir. De l’autre côté, il y a justement l’Autre, le monde oriental qui a tout à apprendre du premier. « Race » et culture, culture et « race » sont interchangeables. À chaque « race », son degré de civilisation, son niveau de culture. Les lumières de l’Occident s’opposent ainsi aux ténèbres de l’Orient. La pureté du sang est inventée pour créer d’autres puretés : pureté morale, pureté du jugement esthétique, pureté des opinions, pureté linguistique. Les contradictions de ce système en noir et blanc et figé foisonnent, mais le monde occidental a maintenu sa domination malgré tout, contre tous, comme le démontre Sophie Bessis.
Le paradoxe de l’Occident réside dans sa faculté à produire des universaux, à les ériger au rang d’absolus, à violer avec un fascinant esprit de système les principes qu’il en tire, et à ressentir la nécessité d’élaborer les justifications théoriques de ces violations. Le caractère planétaire de son hégémonie, la construction constante et obstinée de sa justification, érigée au fil des siècles en un appareillage culturel sophistiqué où l’universel est sans cesse convoqué : voilà, on en conviendra, une double singularité […]. (L’Occident et les autres, p. 10)
24L’univers fictionnel indo-anglais s’empare de cet état de fait et ébranle la bipartition destructrice en même temps qu’il s’insurge contre le corpus d’informations fausses ou déformées si communes dans la littérature européenne. Chaque roman est autant de lignes de fractures, et il semble que cette déstabilisation commence par un processus de désacralisation de la notion même de pureté. La symbiose affirme la théorie contraire du non pur. Le mélange, la mixité, ou encore « l’hybridation, la symbiose, dynamique de l’évolution » sont ici le principe de base.
25La littérature transcoloniale en anglais corrige l’idée d’un parangon unique et universel, applicable à n’importe quelle civilisation et à n’importe quelle époque. À l’inverse, elle préconise la polyculture, le mouvement, l’échange, l’évolution et affiche son dynamisme dans des œuvres littéraires qui ne font que croître. Les écrivains, engagés dans ce processus de réhabilitation de leur culture, apportent la preuve qu’il n’y a pas une norme unique et indéfectible mais des formes infinies de productions à travers une synergie constructive d’influences où chaque écrivain dégage un procédé linguistique et stylistique singulier. L’immobilisme n’existe pas. L’essence non plus. Constellés de références idiosyncrasiques, les récits nous exhortent à côtoyer une autre dimension de l’écriture ; l’écriture de l’imprévisible à l’opposé de l’écriture prévisible de l’univers poétique anglo-indien. De cette façon, l’Histoire et les histoires ne finissent jamais de s’écrire comme une langue ne finit jamais de se faire dans une logique d’ordre biologique.
26Dans le même esprit, ces romanciers entendent réfuter certains discours faux ou fantaisistes, et tiennent à corriger les stéréotypes et les préjugés, toujours d’actualité sur l’Inde et le peuple indien dans un certain type de discours, et invitent le lecteur à réviser les visions humiliantes, entre autres par le caractère répétitif qu’elles revêtent, parfois en récupérant ces mêmes stéréotypes et en les retournant contre leurs auteurs. Ils estiment leur tour venu de distribuer un savoir, de le partager et d’exiger le droit à la parole, à travers une écriture métissée revendiquant le mélange d’influences, et se faisant, prouvent leur énergie. Le monde n’est pas la propriété d’un petit nombre. À cet égard, le roman indo-anglais poursuit une trajectoire contraire à celle de l’Occident en proposant une culture de la polyphonie, des accords croisés n’hésitant pas à brasser les genres, les styles et les langues dans le souci de sans cesse renouveler, de communiquer, de dialoguer, de « tenir une conversation avec le monde » selon Salman Rushdie (Indian Writing, p. xv). Le projet indo-anglais est donc celui d’une remise en question générale du discours canonique, une façon de « ré-Orienter le discours » pour reprendre une expression de Bart Moore-Gilbert. Cette écriture ne demande enfin qu’à maîtriser sa propre grammaire culturelle.
27Il semblerait qu’en privilégiant le polymorphisme au monomorphisme, en retournant à l’Occident son argument du biologiquement pur par celui de la symbiose, les auteurs transcoloniaux, qu’ils demeurent en Inde ou qu’ils appartiennent à la diaspora, offrent une première réponse à ces questions. Ils assurent à leur production littéraire une qualité d’écriture en perpétuel renouvellement à l’image finalement de l’évolution biologique humaine. Le choix de la symbiose comme moyen d’expression est une démarche profondément humaine et logique.
28Les auteurs transcoloniaux d’aujourd’hui font éclater les frontières, fissurent les catégories et les carcans imposés et supposés immuables de l’Occident, en une alchimie visant à détruire, combiner, réutiliser ou assimiler pour finalement recréer. Le monde n’est pas resserré sur eux, et ils le prouvent par un positionnement créatif fondamental, situé dans l’acceptation du mélange des valeurs, des codes de perception et d’interprétation. Ils multiplient les possibilités d’énonciation et des regards. Souvenons-nous des paroles de ce personnage féminin que F. Scott Fitzgerald ne nomme pas dans The Crack-Up :
The world only exists in your eyes – your conception of it. You can make it as big or as small as you want to. (p. 44)
29Le monde, par conséquent, est ce que l’on en fait. Le roman anglo-indien le rétrécit, le roman transcolonial l’agrandit.
30Plusieurs techniques sont à l’œuvre dans l’écriture transcoloniale, mais la méthode commune des écrivains transcoloniaux consiste à faire coexister des influences, en juxtaposant des univers qui ne sont pas censés aller ensemble, du moins dans la logique anglo-indienne. Ainsi, ils produisent une synthèse de l’ancien et du nouveau, de l’inconnu et du familier, de l’Orient et de l’Occident où chacun fait son propre mélange. Au-delà de la symbiose idiosyncrasique de chaque auteur, transparaît une unité d’ordre biologique. Dans une certaine mesure, chaque texte porte l’empreinte génétique, plus ou moins évidente et revendiquée d’un ou d’autres textes, indiens ou/et anglais, et c’est donc en termes de filiation ou d’affiliation qu’il faut chercher le lien unificateur de ce type de littérature. D’une certaine manière, les récits se reproduisent. Les écrivains transcoloniaux pensent le monde à travers le prisme d’un double héritage. Certains textes s’articulent sur un fond indien, la raison étant de transmettre une tradition ancestrale pour constituer une réelle généalogie, une force identitaire, la revendication d’un d’héritage commun (pensons, entre autres, aux multiples versions du Mahabharata) aussi bien qu’ils s’inscrivent dans un schéma typiquement occidental qui, selon certains critiques prend la forme d’un mimétisme, conscient ou inconscient, comme nous le verrons plus loin. Mais dans tous les cas, tout se passe comme si, à des degrés divers, chaque récit était contaminé par un autre, comme si chaque texte était la réincarnation ou l’avatar d’un autre texte voire, dans certains cas, d’une tout autre forme artistique. Réapparaissent alors ici les notions de transmission verticale et horizontale dues à la symbiose qui, en termes littéraires, réhabilite le passé, incorpore le présent et par-là même assure une continuité en même temps que l’écriture se réinvente. Nous sommes au cœur de la pensée de Julia Kristeva, […] tout texte est absorption et transformation d’un autre texte (Sèméiôtikè. Recherches pour une sémanalyse, p. 146).
31La spécificité de l’écriture indo-anglaise est par conséquent à chercher dans le mélange et les processus, et non dans une soi-disant « essence » indienne. Tout est imbriqué ou organiquement lié, dans le mouvement. Le lecteur évolue dans un monde à la fois familier et étranger, proche et lointain. Il doit accepter cette écriture complexe pour une lecture complexe du monde. Le positionnement transcolonial ne peut jamais reproduire le même discours puisque la symbiose privilégie tel ou tel aspect du double héritage. Une constatation s’impose ici. On s’aperçoit, à ce stade, que ces manipulations esthétiques, opérées par les écrivains transcoloniaux, s’inscrivent dans une tradition intrinsèquement indienne. Tout se passe comme s’il y avait une réactivation des valeurs indiennes, plus particulièrement hindoues, dans la technique même du roman, dans la façon dont il est son propre mode d’emploi. Voyons comment cela fonctionne.
32L’hindouisme perçoit le monde comme évolutif, immanent et en constante transformation. L’univers est en état permanent de création, pris dans un cycle infini de naissances et de renaissances, appelé le cycle des réincarnations : Samsâra. Le Mahabharata et le Ramayana, les deux grandes épopées indiennes, par exemple, sont réappropriées à chaque génération, sont sans cesse transmises et renouvelées même si les Indiens en connaissent par cœur tous les épisodes. Ces deux épopées, à l’origine écrites en sanskrit et en vers, sont des sources d’inspiration impérissables, et représentent bien plus que des histoires que l’on se raconte au coin du feu. Elles sont le cordon ombilical qui relie le peuple à la nation. C’est un lien biologique. Chacun porte en soi sa propre vision ou sa propre version des récits enchâssés dans les épopées et chacun les transmet selon sa propre interprétation à la génération suivante parce que chacun a une vision spécifique du monde qui lui est donnée à voir. De nombreux auteurs se sont inspirés des épopées parce que la richesse du Ramayana et du Mahabharata autorise cette liberté unique : « ways of seeing » pour reprendre une expression du narrateur de The House of Blue Mangoes de David Davidar (p. 470). C’est aussi une expression du narrateur de The God of Small Things d’Arundhati Roy pour qui d’autres formes d’art traditionnel ont une fonction identique. Les danses Kathakali du sud de l’Inde en sont un exemple :
To the Kathakali Man these stories are his children and his childhood. He has grown within them […] They are his windows and his ways of seeing. (p. 229-230)
33La transmission verticale est assurée, ici par la danse, par un principe relatif à la vie et au mouvement.
34L’écrivain R. K. Narayan est allé plus loin dans la transmission en proposant sa propre version, en prose, de l’épopée, sous les traits d’un roman intitulé The Mahabharata dans l’introduction duquel il rappelle la naissance et le développement du poème.
And Sauti’s narrative acquired further quantity and quality at this stage.
At other unspecified times, additions were made by each narrator. (p. ix)
35Lien biologique donc, répétition, transmission, et surtout le sens que chacun y trouve, fonctionnent comme autant de mots d’ordre associés au mode d’emploi des deux épopées. Les histoires doivent être racontées à l’infini pour qu’elles renaissent à chaque fois sous une autre forme. Chaque conteur a sa façon propre de les approprier, de les réinventer, et par conséquent d’entretenir la mémoire collective. Les sujets abordés sont innombrables puisqu’ils ont trait à la vie, aux rapports entre les êtres et aux rapports entre les êtres et l’univers qui les entoure, comme si les deux épopées étaient les miroirs du monde. D’où leur caractère encyclopédique, d’où la nécessité de s’y référer, de les répéter, de les transmettre afin de ne pas couper le cordon ombilical et d’assurer la continuité et la fécondité des récits. La répétition idiosyncrasique et la transmission sont leur raison d’être. Chaque procédé itératif est une façon de réactiver la mémoire, et correspond à un acte de transmission plus prégnant que le contenu des histoires qui, par principe, est amené à évoluer dans la chaîne des locuteurs. À chaque narrateur donc, une nouvelle histoire, de nouveaux personnages, une présentation différente, une autre façon d’appréhender la réalité, et au bout du compte une réincarnation du mythe. Certes, certains y voient le mythe de l’éternel retour, semblable dans sa forme, à celui de l’Occident. Mais la finalité est très différente. Alors que la répétition des discours britanniques sur l’Inde était stérile, puisqu’il s’agissait de répéter les mêmes « réalités », à travers un répertoire restreint, auteur après auteur, pour justifier la colonisation, la répétition dans la production littéraire transcoloniale est, au contraire, productive. Les supports que constituent le Mahabharata et le Ramayana transforment la répétition dont l’aboutissement est l’ouverture et non la fermeture. Elle prend et rejette en même temps. Elle discourt sur son propre phénomène d’évolution et elle discourt sur l’Histoire et les histoires.
36Par exemple, parce qu’il est question de territoire, de pouvoir, de la langue du pouvoir et de la volonté de dominer un territoire, le Mahabharata est aussi utilisé comme allégorie au rapport de force entre Indiens et Britanniques à l’époque coloniale. « The Mahabharata is about power and politics, about national disintegration and schisms », souligne J. G. Singh dans son essai Colonial Narratives/Cultural Dialogues : « Discoveries » of India in the Language of Colonialism (p. 175). L’épopée a, par conséquent, cette autre fonction de constituer une source d’inspiration idéale. Shashi Tharoor se sert de ces deux fonctions dans son roman The Great Indian Novel. Le narrateur du roman a pris place dans la chaîne des conteurs, confirme le lien biologique entre la tradition et son peuple et réinvente un contexte au Mahabharata : « […] stories never end, they just continue somewhere else » (p. 418). Midnight’s Children de Salman Rushdie utilise le même procédé. Saleem Sinai est le conteur-écrivain accompagné de Padma, témoin de la mise en écriture de son passé, de ses efforts de mémoire. Il indique clairement sa position de conteur parmi d’autres en se comparant à l’écrivain de l’une des deux grandes épopées indiennes. Lorsque Padma le quitte momentanément, le sens de son écriture semble lui échapper, comme s’il voulait signifier qu’un conteur ou qu’un narrateur sans un destinataire pour écouter et réagir, comme l’a fait Padma jusque-là, n’avait plus de raison d’être.
A balance has been upset ; I feel cracks widening down the length of my body ; because suddenly I am alone, without my necessary ear, […]. When Valmiki, the author of the Ramayana, dictated his masterpiece to elephant-headed Ganesh, did the god walk out on him halfway ? He certainly did not. (p. 149)
37C’est bien de l’aspect fondamental de la transmission dont il s’agit ici, de la nécessité de donner un sens à une narration, symbole de la généalogie d’une culture et de son évolution. La mémoire constitue l’enjeu de l’écriture. Elle est l’alliance dans l’imaginaire, le secret du partage. D’autres écrivains se servent aussi du Mahabharata comme affirmation de leur ancrage culturel. C’est le cas, par exemple de David Davidar, dans The House of Blue Mangoes, un roman publié en 2002, qui met en scène les péripéties d’une saga familiale sur trois générations, de 1899 à 1947. Ce roman perpétue la tradition du cycle de créations puisque l’histoire racontée est un nouveau prolongement du Mahabharata réadapté, réactualisé à l’histoire coloniale de l’Inde.
38Version réduite et en prose de la fameuse épopée qui compte quelques 200 000 vers, The House of Blue Mangoes expose la réalité coloniale à la croisée du xixe et du xxe siècle, période cruciale dans les rapports indo-britanniques. Les deux épopées, si tant est que l’on puisse qualifier la période coloniale d’épopée, sont par conséquent étroitement imbriquées. Et finalement quel autre cadre structural serait plus pertinent que celui du Mahabharata ou l’histoire de ces deux clans déchirés par des conflits d’intérêts (il s’agit pour les uns de s’approprier un territoire, pour les autres bien évidemment de le défendre) où les haines, les jalousies, les vengeances, les intrigues, les tromperies mais aussi les doutes, les contradictions, les réconciliations et les histoires d’amour ne sont pas sans rappeler les relations indo-britanniques. Le thème nodal de ce roman est la tension entre deux clans dans un village fictif du sud de l’Inde. La famille Dorai est engagée dans sa propre guerre des castes dont l’enjeu est la prise d’un territoire, à une époque où l’Inde lutte pour son indépendance du joug britannique. Le narrateur, dont le statut est celui de chroniqueur et d’historien, imite le jeu narratif du conteur du Mahabharata. Il ouvre des parenthèses, soit pour faire un exposé didactique, soit pour donner son avis. À cet égard, le lecteur est initié aux particularités de l’Inde du sud, dont la faune, la flore, la géologie, la cuisine, la médecine ou les traditions. Des résumés historiques parcourent également le récit et confèrent au roman la dimension encyclopédique caractéristique du Mahabharata. Mais l’inspiration n’est pas purement indienne, car la forme tient aussi à une influence étrangère, en l’occurrence celle des grands romans réalistes tels que nous les connaissons en Europe, et dont le sujet est aussi l’évolution d’une famille sur plusieurs générations. Pensons à cet égard à La Comédie humaine de Balzac. The House of Blue Mangoes devient, pour ainsi dire, un avatar, c’est-à-dire une réincarnation du Mahabharata et du roman réaliste européen. À la tradition indienne vient s’articuler la tradition européenne dans le but de former une symbiose culturelle dans une langue anglaise pigmentée d’un idiome indien.
39Le va-et-vient entre l’histoire de la famille indienne et celle des Anglais en Inde, entre la micro histoire et la macro histoire, va permettre à la narration de croiser les opinions et d’apporter une vision hybride, à la fois orientale et occidentale, sur la question centrale du rapport Orient/Occident. Par personnages interposés, le narrateur dévoile sa technique d’écriture et exprime sa vision métissée du monde. Ainsi ce vieux médecin indien, le docteur Pillai, exerce son métier dans la plus pure tradition indienne mais passe une partie de son temps à chercher ailleurs d’autres moyens de guérisons, donc à croiser les apports scientifiques pour améliorer les résultats : « […] he borrowed whatever he needed from other medical disciplines » (p. 131). Et lorsqu’il initie son disciple à la médecine, le docteur Pillai l’encourage à nouveau à approfondir ses connaissances : « It’s important to be able to contrast it with other systems. » (p. 134). Dans le même ordre d’idées, l’architecte, un Anglais spécialiste de l’hybridation architecturale, et en charge de la construction de la maison de l’un des protagonistes du roman, préconise le mélange des styles : « to fuse » (p. 235), « to produce a wondrous new hybrid » (p. 235), « […] to incorporate elements of the surrounding environment » (p. 235). L’architecte, semble t-il, était allé à bonne école :
[He was] a third-generation disciple of Mad Mant, the eccentric inventor in the mid-nineteenth century of the Indo-Saracenic style that fused Indian baroque with English common sense to produce a wondrous hybrid. (p. 235)
40Et lorsque la construction de la maison est terminée, le narrateur déclare : « The house was a curious hybrid, but it worked. » (p. 244). Réussite totale donc selon ce narrateur déterminé à faire fonctionner la symbiose. Architecture et littérature se rejoignent ici sur le plan de la création. L’anecdote de la construction de la maison de Daniel Dorai devient la pièce maîtresse du narrateur pour élaborer sa théorie littéraire. Les convictions esthétiques du narrateur sont une invite à partager sa défense du métissage. Le discours sur la médecine et l’architecture recoupe les discours que défendent d’autres auteurs comme Salman Rushdie qui n’a de cesse de préconiser ce qu’il appelle une « conversation avec le monde » (Indian Writing, p. xv) ou Edward Said évoquant le « dialogue entre civilisations » (Out of Place, p. xiv).
41Les récits sur l’Inde britannique ou le Raj, tels que celui de David Davidar, ont une fonction similaire à ces récits anciens narrés par des générations de conteurs indiens. Chaque auteur apporte un regard neuf, propose la possibilité d’une nouvelle combinaison de façon à réaffirmer les fondements des traditions indiennes desquelles se dégage le processus de naissances et de renaissances, de création permanente. Ce qui signifie que chaque nouvelle histoire, chaque recréation, est autant de points de vue nécessaires, non seulement à la survie du récit en question mais à celle des traditions indiennes. Et, en même temps, chaque récit est un rappel de la présence britannique en Inde, dont l’utilisation de la langue anglaise comme moyen d’expression, est l’un des premiers témoins. C’est alors que la littérature indo-anglaise, encore une fois éminemment chargée d’Histoire, devient une responsabilité collective. La symbiose tient lieu de mémoire, celle d’avant, de pendant et celle d’après le fait colonial. La tradition indienne n’est jamais laissée pour compte dans la création esthétique d’un roman transcolonial. Si la réincarnation en est l’un des ressorts, pensons aussi au rôle joué par les trois divinités principales du panthéon hindou, et voyons comment il sert le mode d’écriture transcolonial.
42Brahma, Vishnu et Shiva, respectivement dieux de la Création, de la Préservation et de la Destruction sont les garants de l’évolution du monde, et se complètent. On peut considérer que le roman transcolonial indo-anglais trouve, en partie, ses origines dans la trinité, et par conséquent participe de cette évolution : chaque œuvre alimente le cycle littéraire en détruisant, préservant et en créant en même temps qu’elle réactive les principes de la mythologie indienne mais aussi ceux de la littérature britannique. Le texte indien de langue anglaise assume simultanément le rôle des trois divinités en préservant une certaine identité indienne, en détruisant le schéma occidental traditionnel, et finalement en créant à partir d’un héritage indien et britannique. C’est sur l’interdépendance des influences, qu’elles que soient leur origine, et à travers une méthode propre à la dynamique de l’hindouisme que repose la compétence créatrice des écrivains. De ce point de vue, l’écriture indo-anglaise est inscrite dans une logique indienne, dans un schéma culturel défini. C’est l’application de la transmission verticale par laquelle l’écrivain emprunte à son héritage personnel et national pour pénétrer dans le corpus occidental. Le roman anglo-indien se trouve ainsi manipulé et réorganisé par la mythologie indienne. The Impressionist de Hari Kunzru est l’exemple type du roman dont les fonctions des trois divinités ont servi de modèle au narrateur. C’est une écriture de réaction aux discours, fictionnels ou non, de l’Occident. The Impressionist utilise les éléments culturels indiens en même temps qu’il puise dans la tradition littéraire britannique afin de la plier à son discours de dénonciation. Il s’agit, dans ce cas particulier, de la re-construction de constructions préexistantes par une théâtralisation des clichés. Cette technique sert de terreau à une écriture soucieuse de se démarquer de la prétendue exemplarité occidentale. En se servant d’elle. Nous avons affaire, dans ce roman, à une re-mise en scène de l’histoire de l’Inde et de la littérature anglo-indienne, dans une sorte de croisade littéraire anti-colonialiste, comme si Hari Kunzru se servait, pour ainsi dire, de l’ADN de ces récits qui ont mis en scène l’Inde et les Indiens. Ecrire sur l’écriture : passer au travers du colonial, par un processus de transmission horizontal, pour atteindre un au-delà, la parodie du roman anglo-indien. Le narrateur agit sur le colonial, plus exactement sur le roman colonial, en en repoussant les limites jusqu’à l’absurde, et atteint ainsi le point de rupture. Le positionnement transcolonial du narrateur a pour point de départ la biologie, comme nous le verrons au chapitre consacré à The Impressionist dans la dernière partie. Examinons à présent une autre raison d’être de la symbiose.
43La technique de la symbiose, parce qu’elle gomme les frontières, permet de régler des comptes avec les discours occidentaux, cela va de soi, mais aussi avec certaines règles rigides de la vie indienne. L’union des opposés ou des contraires est présentée comme possible et nécessaire. Les romanciers parviennent à transgresser les interdits par le biais de cette technique narrative, en créant un autre univers où tout est permis. La symbiose autorise les transgressions car est elle-même transgression, symbole d’effacement des limites. Elle appartient au domaine du « tout est possible ». La symbiose est transgression à elle seule. Elle autorise une liberté d’expression unique puisqu’elle est la manifestation d’influences transculturelles, et une fois encore la caractéristique commune à la fiction transcoloniale.
44L’œuvre d’Arundhati Roy est sans aucun doute la plus argumentative à cet égard. The God of Small Things place la biologie et la symbiose au premier plan. En effet, l’histoire d’amour entre Ammu et Velutha est la mise en fiction ou la traduction de la symbiose culturelle du roman. Leur histoire est le prétexte, pour le narrateur, d’une glorification du mélange, de la symbiose biologique et par-delà de la symbiose culturelle. L’histoire des deux personnages est le site énonciatif d’un impératif de coexistence, du caractère incontournable et même inévitable de la pulsion du mélange. Dans ce roman en anglais, une langue dont on se souviendra qu’elle n’est pas la langue maternelle de l’auteur, le sens propre du mot biologie rattrape son sens figuré pour se fondre en un seul afin de démontrer la spontanéité du contact qu’aucune loi orale ou écrite, tacite ou manifeste ne devrait sanctionner. C’est par l’imbrication du sens propre et du sens métaphorique que The God of Small Things prend toute sa signification. Le roman traite, entre autres aspects, d’un sujet indien (le sort des intouchables) dans une langue anglaise retravaillée et manipulée pour aboutir à une définition idiosyncrasique de la vision du monde du narrateur. Le roman est véritablement un acte d’écriture transcolonial. Rappelons les différentes significations du préfixe « trans » telles que nous les avons évoquées au premier chapitre : « au-delà de ; à travers ; qui marque le passage ou le changement ». Le roman s’articule autour de ces quatre pôles du préfixe. Ammu et Velutha enfreignent les lois de la société indienne, en particulier la loi biologique c’est-à-dire, dans le contexte indien, la loi du biologiquement pur qui dicte l’impossibilité du mélange du sang pur au sang impur, l’union de la touchable et de l’intouchable, le contact social du supérieur à l’inférieur, la loi qui impose de « ne pas autoriser ses pensées à toucher les pensées des intouchables » selon les mots de Saleem Sinai dans Midnight’s Children de Salman Rushdie. (p. 254) Tout comme les conventions coloniales ont, à une certaine époque, désapprouvé les relations entre un Anglais et une Indienne et inversement. Et pourtant, la loi biologique est, dans ce roman, la seule loi qui ait un sens : « Biology designed the dance. » (p. 335) Le contact par le toucher, par l’union, s’impose et donne une existence à l’un et à l’autre à travers une vision de la vie qui est au-dessus des lois : «… fear was derailed and biology took over » (p. 336). L’apport des influences occidentales, dans un contexte culturel typiquement indien, explore le réseau complexe des tensions et des contradictions du système colonial et du système des castes. La biologie est donc le prétexte à un roman à la fois anti-colonialiste et anti-traditionaliste. Pendant que Ammu et Velutha enfreignent les lois de la pureté biologique, le narrateur enfreint la loi de la pureté linguistique. Non seulement le texte anglais est « pollué » par l’insertion de mots autres, tirés du vocabulaire vernaculaire, mais toutes les règles d’une langue anglaise standard, correcte, autorisée, sont subverties dans un acte de rébellion contre la domination anglaise mais aussi contre toute domination quelle que soit la forme qu’elle prenne, dans une volonté de se faire entendre, d’obliger le lecteur, en particulier le lecteur anglophone à écouter ce qu’un membre d’un pays, jadis soumis, a à lui dire. Le narrateur propose sa version de la vie par une volonté de s’opposer à toutes formes de rigidité injustifiée. Des barbarismes, du verlan, des comparaisons bizarres, des jeux de mots, des anagrammes, des palindromes, des phrases non finies, des mots isolés ou des guirlandes de mots, sans compter les ruptures syntaxiques et grammaticales parmi tant d’autres idiosyncrasies de langage, dans un style taillé au scalpel, sont autant de procédés empruntés à deux univers culturels différents dans le souci continuel de les faire coexister, de forcer le dialogue entre eux et entre leurs locuteurs. Tout se passe comme si la rigidité des codes sociaux devait être dénoncée et punie par l’anarchie des codes linguistiques. Cet amalgame linguistique, à l’échelle de tout un roman, signifie aussi l’impossibilité d’échapper au contact, a fortiori au contact imposé par la colonisation. La tension de The God of Small Things se situe par conséquent entre ce désir d’être entendu, l’inévitable mélange des influences (littérature et langue anglaises, cinéma hollywoodien, danse indienne…) et la volonté de conférer à l’univers linguistique occidental un air d’étrangeté. Par ce procédé, cet univers devient, à son tour, l’Autre, l’exotique et le bizarre, il devient objet de curiosité et de critiques. The God of Small Things est un roman transcolonial dans le plus pur des sens. Roman de la transgression dont l’écriture traverse ou transperce le colonial et le dépasse, The God of Small Things, se sert de l’héritage colonial pour l’infléchir, le soumettre à ses propres lois et en même temps pour le dépasser, s’en servir de tremplin pour le greffer à un sujet typiquement indien. Le passé colonial et ses conséquences sont mêlés à un présent indien par un effet de symbiose. Cela sous-tend le mélange de multiples ingrédients et un long processus de préparation, de manipulation et de maturation : « chutnification » pour reprendre une expression de Saleem Sinai dans Midnight’s Children (p. 459). Tout un art nous dit ce même narrateur, « to give it shape and form – that is to say, meaning » (p. 461). À travers ce procédé biologique, combinant le sens propre et le sens figuré, le narrateur de The God of Small Things, entend situer le roman à la fois dans la perspective d’une remise en question des pratiques sociales de l’Inde et dans celle d’une écriture métissée loin des représentations stéréotypées de la traditionnelle littérature anglo-indienne. La raison d’être de la symbiose, dans ce cas précis, est de se poser au-dessus des lois.
45The Alchemy of Desire de Tarun J. Tejpal a une ambition similaire à celle The God of Small Things, et en est un écho, dans la mesure où ce roman se pose en défenseur de la symbiose à travers une structure conciliant les supposés contraires, et par conséquent implique la transgression des interdits. Comme dans The God of Small Things, le narrateur expose l’opposition farouche de la société indienne traditionnelle aux unions intolérables à ses yeux. Le système des castes est la cible du narrateur de The God of Small Things, ici, les mariages entre différentes obédiences religieuses, en l’occurrence, l’union entre une musulmane (Fiza) et un hindou (narrateur du roman) provoquent l’indignation et l’incompréhension de l’un des membres de la famille du jeune hindou :
Don’t you know anything, you deranged fool ?
Are all Hindu girls in the world dead !
It’s true. She had always said to her sons and to us that we could do what we wished with our lives, except marry a Musalman. Even south Indians were fine, other castes were fine ; if it got that grim perhaps Christians too. Everything in life and work was fine, but not that. Never a Musalman. (p. 215)
46Puis le narrateur inscrit la position de sa grand-mère dans un système de valeur plus large dont la nation entière est le garant. La doxa donne raison à la vieille dame :
[…] in Indian lore of every language unacceptable liaisons are supposed to end up in murder or suicide. (p. 228)
47Le phénomène de rejet de l’Autre s’inscrit dans une problématique qui dépasse les frontières. Ici, elles sont linguistiques. Les « liaisons inacceptables » sont stigmatisées dans toutes les langues indiennes. Selon cette citation, aucun système linguistique indien n’a la possibilité de formuler l’inacceptable ou l’irréalisable. Tout se passe comme si une langue donnée ne pouvait admettre les écarts par rapport aux codes culturels qu’elle régit. Une parfaite adéquation est nécessaire entre le code culturel et le comportement. Si l’adéquation n’existe pas, il n’y a pas de formulation possible. L’infraction à la loi ne se dit pas ou « On ne discute pas avec des hors-la-loi », nous dit Roland Barthes dans Mythologies (p. 138). L’impossible formulation se traduit par le silence, lui-même se traduit par des actes : le meurtre pour le gardien du code, le suicide pour sa victime. Il y a rupture du dialogue parce qu’il y a incompatibilité entre signifiant et signifié. Écoutons François Jacob :
[…] une fois établi un système de relations, celle-ci ne peuvent se modifier sous peine de faire perdre toute signification à ce qui en possédait déjà, de brouiller ce qui avait déjà valeur de message. Il en est du code génétique comme d’une langue : même si elles sont dues au hasard, dès lors qu’elles sont instaurées, les relations entre « signifiant » et « signifié » ne peuvent changer. (La Logique du vivant, p. 326)
48Les contraintes, imposées par le code culturel, lui-même imposé par le langage et par la langue, n’aboutissent qu’à la fermeture. D’où les deux seules issues envisagées, situées en dehors de la sphère du langage, extrêmes et définitives. L’intervention d’une langue autre, la langue anglaise, ouvre le débat, et dans ce sens désobéit au système du silence et des actes. La symbiose, opérée par la narration, aboutit à un nouveau langage, préfigurant la troisième solution, celle du dialogue. Elle contredit le silence. Elle condamne les actes.
49Bien que la diégèse ait pour cadre temporel une période très récente, 1982-2000, le roman montre la continuation des anciennes querelles communales. Le clivage religieux est réel et omniprésent comme le prouve la répétition narrative du même phénomène de rejet de l’Autre lorsqu’à la fin du roman, le narrateur dévoile l’histoire mouvementée du mariage des parents de sa femme Fiza.
Her mother was Sikh and her father a Muslim. Falling in love and marrying in the years after the carnage of Partition, they ran into a wall of ostracism from both their families. […] they went as far as they could […]. (p. 488)
50L’intolérance religieuse et l’imposition de frontières au sein de la société indienne contrastent avec une écriture qui n’a de cesse de glorifier le contact et la symbiose. Tout se passe comme si chaque personnage créé était l’occasion ou le prétexte, pour le narrateur, de présenter d’autres positions, parce que le monde est multiple. Les exemples sont trop nombreux pour être tous explorés dans le détail, mais la répétition de ce schéma d’idées sur l’importance des influences et surtout l’importance de leur mélange ressemble à une leçon que le lecteur doit apprendre et retenir. Deux personnages féminins, dans les extraits ci-dessous, sont semble t-il les porte-parole du narrateur.
[…] the missionary school and the endless films she saw – Hindi in her father’s hall and English every weekend at the sleepy Gymkhana Club – had shaped her sensibility. (p. 489)
She began to see the world in a new way. As a vast dynamic enterprise constantly in flux, ever being moulded and remoulded, shaped by men and their ideas and efforts ; not as she had subconsciously assumed all these years, as a stable entity you could partake of as and when you wish. (p. 345)
51Comme l’annonce la première partie du titre du roman, l’alchimie est le fil rouge de l’histoire. Ce mot sous-tend la fusion, et tout l’art du roman consiste à acheminer cette fusion de façon à ce que chacun en reconnaisse la portée esthétique et idéologique. Tout est utilisable, tout fait un tout, tous les détails sont signifiants pour atteindre une connaissance du monde. Tout est instrument de connaissance d’un monde autre : de « the old Philips cassette » (p. 59) à « Catch 22 » (p. 27) en passant par « the Upanishads » (p. 97) et « Cassius Clay » (p. 121), bref tout ce que le narrateur de Midnight’s Children, Saleem Sinai, nomme « all kinds of everywhichthing » (p. 236). L’hétérogénéité comme contre-pouvoir, la symbiose des influences contre l’homogénéité et la monoculture, l’impureté contre la pureté, le dialogue contre le silence. C’est pourquoi le narrateur puise à la fois dans la littérature et plus généralement dans la culture indienne et occidentale dont, « the entire English literary canon » (p. 491), dans le but de déstabiliser ce dernier, de prouver qu’il n’y a pas et ne peut y avoir de modèle de pensée unique, que c’est grâce à lui, peut-être, mais aussi grâce à des apports provenant d’un ailleurs que l’on peut envisager le dialogue. The Alchemy of Desire propose un espace narratif où règne l’égalité des chances d’existence et de survie d’une culture donnée, par la tolérance des points de vue et des choix individuels. Lu de cette manière, le roman fait vaciller les pouvoirs, celui du texte colonial et celui de la rigidité de la société indienne dans sa mythologie du concevable et de l’inconcevable. Il s’agit, dans ces deux derniers romans, d’une dénonciation à travers la transgression des frontières.
52La symbiose culturelle a réussi une unité que l’empire britannique n’est jamais parvenu à achever par son refus du contact ou de l’union. Lorsque l’empire a marginalisé l’Autre, qu’il a organisé sa relégation, il a banni de son vocabulaire le mot « contact ». Le pouvoir colonial britannique a voulu imposer une langue unique (dans un pays qui compte dix-huit langues constitutionnelles dans un ensemble de plus de mille, dialectes compris) dans le but de diffuser une idéologie unique c’est-à-dire européenne : il ne s’agissait pas tant de diviser pour régner que d’uniformiser pour asseoir l’hégémonie occidentale. Les écrivains transcoloniaux prouvent qu’il ne peut y avoir d’unité au sens ou l’empire l’entendait, que cette unité est à chercher ailleurs que dans la transmission d’une langue pure (l’anglais d’Angleterre et non pas un succédané), d’un raisonnement unilatéral au service d’une pensée unique. L’unité est à chercher dans la conjonction des différences, dans le secret d’une synthèse subtile pour une réponse élaborée à l’Occident, dans l’hétérogène, dans le chaos et le « muddle » ou encore dans l’agencement des alliances, dans des combinaisons uniques, dans le fait que cette unité échappe à l’essence. Ainsi forte de sa symbiose, l’écriture transcoloniale indo-anglaise se transforme par conséquent, en une écriture de la désobéissance. L’objectif stratégique étant l’insoumission achevée par le biais de la transgression. Dans son opposition au roman anglo-indien, nous avons affaire à une littérature du défi dont les voix multiples mais unies aboutissent à une décolonisation culturelle. À cet égard, elle a adopté un système d’autodéfense, et devient alors aussi une littérature de la révolte et de la résistance. La fonction de la symbiose revient à souder une production littéraire dont le but ultime est de former un corpus de résistance indispensable à la réhabilitation d’une culture. Les textes qui constituent cette littérature sont par conséquent mus par une puissante idéologie dont la langue anglaise joue un rôle primordial.
« Birianis of dissension, nargisi koftas of discord, curries of disquiet » (Midnight’s Children, p. 330, 331)
53Ces expressions, empruntées à Salman Rushdie, résument, me semble t-il, l’humeur du moment et sont en parfaite adéquation avec le contexte linguistique tel qu’il apparaît encore de nos jours, à savoir une cacophonie générale concernant la légitimité de l’utilisation de la langue anglaise comme moyen d’expression littéraire. Il faudrait consacrer un ouvrage entier à la question tant le sujet préoccupe les nations, un jour soumises à la colonisation.
54Le parti pris, dans les pages qui suivent, est en faveur de la langue anglaise comme moyen d’expression esthétique, et par conséquent défend les écrivains ayant fait ce choix. Il y a à cela deux raisons tout à fait personnelles. La première est que cet essai n’aurait jamais vu le jour si les romans avaient été écrits dans l’une des milliers de langues que compte l’Inde, et qu’elle peut être fière de recenser, sans un passage obligé par la traduction, donc par le biais d’une réécriture. La deuxième est que je n’ai pas le choix. En effet, en défendant une théorie que j’ai appelée transcoloniale, je ne peux faire autrement que de défendre une langue qui est l’une des conditions d’existence, sinon la principale, de ce nouveau terme. Le transcolonial, étudié ici dans son versant linguistique, envisage l’héritage colonial sous un autre angle, non pas dans une perspective d’opposition nette, mais dans celle d’une intégration, avec et par. Ces pages renforcent par conséquent la légitimité de la langue anglaise. Le transcolonial doit être perçu comme un mouvement en progrès, jamais fini. Dit autrement, le transcolonial, c’est la symbiose en mouvement. Il est soumis à la loi de l’évolution. Il est soumis à sa biologie spécifique régie par la symbiose. Une fois encore, un texte littéraire est un système vivant, et chaque lecture est une réponse vivante puisque le lecteur entre en dialogue avec lui. Voyons les opinions de quelques auteurs confrontés au choix de la langue d’écriture, puis examinons les raisons d’une défense de la langue anglaise dans la littérature transcoloniale.
55Que les motifs soient d’ordre culturel ou politique, mais il est parfois difficile de dissocier les deux, la littérature indo-anglaise s’inscrit dans un courant de littérature engagée. Chaque création, nous l’avons dit, se fait l’écho d’une révolte, et chaque révolte se manifeste par une revendication à la parole d’une part, et par la volonté d’être entendu d’autre part. Les écrivains sélectionnés pour cet ouvrage, nous l’avons vu, sont tous de langue anglaise même si cette dernière n’est pas leur langue maternelle. Si l’utilisation de cette langue, comme moyen d’expression, est encore très controversée de nos jours (considérée comme le fardeau du colonisé pour certains auteurs et critiques), elle semble au contraire pour d’autres le lieu privilégié de la rencontre ou du face à face avec l’Occident en général et la Grande Bretagne en particulier. La question de la langue est toujours débattue, pour des raisons évidentes, par l’ensemble des écrivains indiens qu’ils appartiennent à la diaspora ou qu’ils résident en territoire indien.
56Dans Midnight’s Children, le narrateur, Saleem Sinai, fait le point sur la réorganisation des Etats de l’union indienne en 1956, selon des critères linguistiques, et déclare ceci : « Language divided us. » (p. 189). On pourrait appliquer cette déclaration aux auteurs d’aujourd’hui. Les quelques citations suivantes, empruntées à des auteurs de nationalités différentes, se font l’écho des sentiments mitigés, miroirs de la tension inhérente au sujet.
57V. S. Naipaul a une vision pessimiste de l’usage de l’anglais dans le sous-continent indien.
Language is part of the confusion. Every other conqueror bequeathed a language to India. English remains a foreign language. It is the greatest incongruity of British rule. Language is like a sense ; and the psychological damage caused by the continued official use of English, which can never be more than a second language, is immense. […] it separates the administrator from the villager ; it is a barrier to self-knowledge. The clerk using English in a government office is immediately stultified. For him the language is made up of certain imperfectly understood incantations, which limit his responses and make him inflexible. So he passes his working life in a sub-world of dim perception ; yet in his own language he might be quick and inventive. (An Area of Darkness, p. 214)
58Cet extrait s’inscrit dans l’humeur de son essai consacré à l’Inde, et est écrit en anglais comme toutes ses œuvres, romans ou essais. Le passage de V. S. Naipaul en Inde est en effet présenté comme une expérience désastreuse. En prenant dans cette citation, l’exemple d’un simple employé, Naipaul fait un réquisitoire contre l’usage de l’anglais lorsque celui-ci est imposé pour des raisons stratégiques éloignées des préoccupations d’un citoyen ordinaire. Il est clair que pour Naipaul, un tel contexte ne peut avoir comme conséquence que la schizophrénie et la déshumanisation. Comparée à un sentiment, une langue d’emprunt est une langue aliénante non seulement pour le locuteur qui l’utilise au quotidien mais aussi pour l’allocutaire. La ligne de fracture est représentée par une isotopie entièrement négative, destinée à démontrer l’inefficacité d’une telle obligation.
59À l’opposé, dans la célèbre préface de son roman Kanthapura, Raja Rao, considère l’anglais comme une langue vernaculaire indienne :
One has to convey in a language that is not one’s own the spirit that is one’s own. One has to convey the various shades and omissions of a certain thought-movement that looks maltreated in an alien language. I use the word « alien », yet English is not really an alien language to us. It is the language of our intellectual make-up […] but not of our emotional make-up. We are all instinctively bilingual, many of us writing in our own language and in English. We cannot write like the English. We should not. We cannot write only as Indians. We have grown to look at the large world as part of us.
60Les propos plus tempérés de Raja Rao indiquent, malgré tout, une autre fracture, située cette fois au sein du cercle littéraire. Alors que V. S. Naipaul étend sa définition au social et au politique, Raja Rao semble s’adresser aux seuls écrivains. La difficulté de transcrire des sentiments dans une langue autre, telle qu’elle est exprimée par Raja Rao dans les deux premières phrases de cette citation, est celle que nombre d’auteurs considèrent comme la plus importante. La tension, telle que l’on peut la comprendre, se situe aussi au niveau de la loyauté vis-à-vis de sa propre nation et de son propre peuple. La deuxième des deux phrases, « We cannot write like the English. We should not » est l’expression d’un sentiment de trahison et du malaise de certains auteurs qui, lorsqu’ils ont le choix, écrivent en anglais. Dans son roman métafictionnel, The Alchemy of Desire, Tarun J. Tejpal met en scène un narrateur écrivain dont l’un des principaux soucis d’écriture rejoint celui de Raja Rao concernant l’adaptation de la langue anglaise à un contexte local.
I also had to struggle to find a cadence in English that could echo that of the rural and the Punjabi. I used the two bumbling sardars who had brought us into Delhi as keys. (p. 174)
61Dans cet extrait, le narrateur évoque la double difficulté de transcrire à la fois le monde rural et l’esprit d’une autre langue, deux univers qui lui sont étrangers puisqu’il n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Il fait le choix de l’anglais comme véhicule esthétique par un geste non naturel. Cette position suppose à la fois une soumission à la langue anglaise et l’acceptation d’une perte poétique. Ce type de déchirement n’est pas restreint au seul monde indo-anglais. Pour les écrivains africains, la question du choix se pose dans les mêmes termes.
62L’écrivain nationaliste kenyan Ngugi wa Thiong’o, par exemple, a catégoriquement fait part de son opposition à l’utilisation de la langue anglaise en littérature en cessant d’écrire en anglais pour privilégier la langue kikuyu. La langue anglaise est, pour Ngugi wa Thiong’o, la langue du colonisateur, la langue de son pouvoir, la langue qu’il utilise pour humilier l’Autre. Voici ce qu’il déclare dans un article intitulé « The Language of African Literature », extrait de l’ouvrage Decolonising the Mind : The Politics of Language in African Literature :
In my view language was the most important vehicle through which that power fascinated and held the soul prisoner. The bullet was the means of the physical subjugation. Language was the means of the spiritual subjugation. (The Post-Colonial Studies Reader, p. 287)
63Dans sa préface au roman très controversé de Ngugi wa Thiong’o, Petals of Blood, qui valut à son auteur un passage en prison, l’écrivain Moses Isegawa rappelle la position de l’auteur sur le colonialisme :
[…] colonialism was rape, a criminal act, […] it dispossessed, dislocated, and destroyed people’s idea of themselves by trampling on their culture and trying to replace it with the colonizer’s culture. […] Africa was gaining independence and for Ngugi it meant ridding itself of its colonial ballast. (p. xii)
64Sa définition du colonialisme est claire, son jugement sans appel et sa position ne souffre aucun compromis. La langue anglaise est perçue comme le fardeau de l’Africain. Ngugi wa Thiong’o décide d’abandonner l’anglais par solidarité avec celles et ceux qui se sont battus pour l’indépendance. Son geste est donc à la fois un geste de résistance et de défi à l’Occident et un geste d’identification à sa patrie. Un peu plus loin dans la préface, Moses Isegawa souligne que la lutte de Ngugi wa Thiong’o se situe à un niveau international, et que son combat pour la reconnaissance est aussi celui d’autres pays colonisés.
Closer to home it meant that African, Asian and South American literature had to come to the forefront, to be integrated into world literature. (p. xii)
65On voit combien ici l’auteur entend déplacer le centre vers d’autres centres, et que la décision de préserver l’une des langues nationales doit être prise sur tous les continents. La question que l’on se pose à ce niveau est de savoir si ce mouvement de contestation ou acte de rébellion par le rejet de l’anglais peut avoir un impact significatif sur une prise de conscience globale du fait colonial. La traduction existe, bien sûr, pour prendre le relais mais de nombreux auteurs restent encore aujourd’hui non traduits. C’est peut-être la raison pour laquelle l’auteur nigérian Chinua Achebe, revendique l’usage de l’anglais :
Is it right that a man should abandon his mother tongue for someone else’s ? It looks like a dreadful betrayal and produces a guilty feeling. But for me there is no other choice. I have been given the language and I intend to use it. (Morning Yet on Creation Day, p. 62)
66Cette citation n’est pas sans rappeler la réplique de Caliban à Prospero indigné par l’ingratitude et l’insolence de son esclave à qui il a tout appris.
You taught me language : and my profit on’t
Is, I know how to curse. The red plague rid you
For learning me your language !
(The Tempest, William Shakespeare, Act I, Scene II)
67Caliban, l’esclave de Prospero, le sauvage, le cannibale (Caliban, l’anagramme partielle de cannibale ?) se rebelle en s’appropriant l’arme de l’oppresseur.
68La citation d’Achebe soulève un problème déjà envisagé par Raja Rao, à savoir un problème de conscience. La loyauté et la culpabilité s’affrontent dans le choix de la langue d’écriture, et les conséquences sont infinies et quasi insolubles. En écoutant Frantz Fanon, on s’aperçoit que le choix n’est jamais un acte anodin.
69Peau noire, masques blancs, soulève le problème de l’aliénation culturelle dans une dialectique d’acceptation et de rejet comme l’indique cette déclaration dont se servent de nombreux écrivains et critiques :
Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture. L’Antillais qui veut être blanc le sera d’autant plus qu’il aura fait sien l’instrument culturel qu’est le langage. (p. 30)
70Plus près de nous, mais dans le même esprit, d’autres chercheurs adhèrent à cette vision. Parmi eux, l’ethnologue Jean-Pierre Warnier propose la formule suivante :
Sans pour autant se confondre, culture et langue entretiennent d’étroits rapports. Assimiler une culture, c’est d’abord assimiler sa langue. (La Mondialisation de la culture, p. 8)
71Même si la proposition est inversée, dans la phrase de Warnier, il n’en reste pas moins que les deux auteurs reconnaissent l’influence de la langue sur la culture et vice-versa.
72Gandhi était un virulent défenseur des langues vernaculaires et un farouche détracteur du tout anglais en Inde. Il notifie son désaccord et ses craintes à plusieurs reprises, par écrit, dans des articles de son hebdomadaire Young India, publiés entre les années 1919 et 1922. Voici quelques extraits de la version française, la Jeune Inde. Le 21 avril 1920, il écrivait :
Que des millions d’hommes apprennent une langue étrangère pour la commodité de quelques centaines de fonctionnaires, c’est le comble de l’absurdité. […] Personne ne nie la nécessité d’une langue commune, mais ce ne peut être l’anglais. Il faut que les fonctionnaires reconnaissent les langues indigènes. […] L’emploi des langues indigènes est nécessairement indispensable, à tous les degrés d’une éducation universitaire. […] Il est certain que, pour beaucoup de gens, seul l’emploi de la langue maternelle peut stimuler l’originalité de la pensée. (p. 47, 51, 52)
73Tout juste un an après cette déclaration ferme mais dont le ton est encore assez neutre, Gandhi exprime, le 27 avril 1921, un avis beaucoup plus déterminé et corrosif que le précédent, comme s’il lançait un avertissement. Dans ce sens, il rejoint à la fois l’opinion de Frantz Fanon et de V. S. Naipaul.
[…] l’éducation anglaise, par la méthode employée, a émasculé les Indiens qui l’ont reçue. Elle a causé à l’étudiant une tension nerveuse excessive et a fait de nous des imitateurs. La façon dont notre propre langue maternelle a été privée de la place qui lui appartient forme l’un des plus pénibles chapitres de l’histoire de nos rapports avec l’Angleterre. […] Sans doute tous deux ont bénéficié de leur connaissance des riches trésors de la littérature anglaise, mais ceux-ci auraient dû leur être accessibles dans leur propre langue. Aucun pays ne peut devenir une nation s’il ne produit que des traducteurs. […] De toutes les superstitions dont souffre l’Inde, la plus grande est de croire que la connaissance de la langue anglaise est indispensable pour s’imprégner d’idées de liberté et pour développer la précision de la pensée. […] On devrait se souvenir que le pays depuis cinquante ans n’a eu à choisir qu’un seul système d’éducation, qu’un seul moyen d’expression lui a été imposé. […] les dirigeants anglais étaient sincèrement persuadés que le système indigène était plus qu’inutile. (p. 209, 210, 212)
74Le ton est acerbe et sans ménagement pour les autorités britanniques. Le premier verbe de cette citation, « émasculer » fait partie d’un ensemble isotopique cher à l’auteur, comme en témoignent des termes puisés dans d’autres articles : « dévirilisés », « impuissants » (p. 233) La métaphore de la mutilation sexuelle, choisie par Gandhi, est révélatrice de sa colère mais aussi de la volonté du gouvernement colonial d’assujettir le pays. L’Inde serait en quelque sorte amputée de ses organes vitaux que sont les langues vernaculaires ou « indigènes » pour reprendre Gandhi. On pourrait extraire des exemples similaires aux précédents. Gandhi, en effet, faisait de l’éducation, entre autres, son cheval de bataille et s’inquiétait de la place prépondérante que prenait la langue anglaise dans les affaires indiennes (l’éducation, les tribunaux ou l’administration). Deux autres de ses articles sont d’ailleurs intitulés, « La hantise des écoles et des collèges universitaires » (p. 132) et « La hantise des tribunaux » (p. 134). Il est vrai que Gandhi avait matière à s’inquiéter en particulier depuis la publication du rapport de Thomas B. Macaulay, « Minute on Indian Education » en 1835 qui depuis plus de cent cinquante ans ne cesse de faire couler de l’encre, et dans lequel il préconisait une Inde anglicisée, comme nous l’avons déjà vu.
We must at present do our best to form a class who may be interpreters between us and the millions whom we govern ; a class of persons, Indian in blood and colour, but English in taste, in opinions, in morals, and in intellect.
75Gandhi constate que les efforts de Macaulay ont été récompensés lorsqu’il déclare dans Young India que :
[…] les écoles du gouvernement […] ont réussi à faire de nous ce qu’elles voulaient : une nation d’employés et d’interprètes. (p. 233)
76La raison pour laquelle je m’attarde quelque peu sur Gandhi vient de la constatation que son attitude à l’égard des Anglais et de la langue anglaise est pour le moins ambivalente. Il est étrange, en effet, que Young India, comme son titre l’indique, soit publié par Gandhi lui-même en langue anglaise, ce qui a pour effet non seulement de confirmer l’opinion d’un Macaulay mais aussi de renforcer la suprématie de l’anglais comme langue officielle. Dans un autre article, toujours puisé dans Young India, il affirme qu’une « Inde prostrée aux pieds de l’Europe ne saurait donner aucune espérance à l’humanité » (p. 235). Or, il apparaît que la seule publication de l’hebdomadaire, en anglais, soit une forme de prostration. De la même manière, dans un article daté du 14 juillet 1920 et intitulé « Programme de non-coopération : comment agir et quand. Détails sur la première phase », sept points principaux sont évoqués, parmi lesquels le quatrième préconise : « Boycottage des Écoles du Gouvernement par les parents. » (p. 87) Plus loin, en parlant de certains de ses compatriotes, il déclare encore : « Ils ne se rendent pas compte que tout citoyen soutient silencieusement, mais non moins sûrement, le gouvernement du jour. » (p. 96). Cette phrase laisse le lecteur perplexe puisqu’on ne sait si Gandhi s’inclut ou non dans « tout citoyen ». Ce qui rend ses déclarations ambiguës provient du fait qu’il ne se justifie à aucun moment sur cette question. S’il ne manque jamais une occasion de manifester sa colère et son désaccord concernant les actions politiques britanniques, donc qu’il est tout le contraire d’un citoyen silencieux, il les soutient « sûrement » en les proférant en anglais.
77En tout état de cause, l’utilisation de l’anglais comme véhicule esthétique de la pensée transcoloniale pose des questions d’ordre idéologique. Bien d’autres auteurs, pour ou contre l’usage de l’anglais pourraient être cités, mais la question semble insoluble.
78Une question se pose tout de même à ce sujet. Comment justifier l’utilisation de l’anglais lorsque l’on est déterminé, sinon à éradiquer du moins à limiter le fardeau de l’héritage colonial ? Plusieurs réponses peuvent être proposées.
79Il est évident d’abord que la langue anglaise n’a pas disparu du territoire indien du jour au lendemain. Indépendance ne signifie ni rupture totale ni liberté absolue. Souvenons-nous de Upamanyu Chatterjee lorsqu’il rappelle que la langue anglaise est « an unavoidable leftover » (Colonial & Postcolonial Literature, p. 209). Il semble que l’utilisation de la langue anglaise, comme « instrument culturel », comme arme d’attaque et de défense, semble se justifier pour plusieurs raisons.
80La première de ces raisons se situe dans une perspective biologique : « […] une langue vivante peut être comparée à un organisme. Tant que celui-ci est vivant, il assimile » affirme Henri Laborit dans Biologie et structure (p. 145). Puisque notre propos, tend à faire accepter le lien entre biologie, littérature coloniale et littérature transcoloniale, la définition de Laborit éclaire de façon significative le caractère inévitable du processus. C’est la loi de la vie. L’assimilation est le propre du domaine du vivant qu’on le veuille ou non.
81La deuxième raison est qu’en s’appropriant la langue du pouvoir impérial, l’ex-colonisé inverse la situation coloniale : l’Anglais devient à son tour l’Autre, l’allocutaire de l’Indien puisque c’est dans sa propre langue qu’il s’adresse à lui, dans un type de relation Prospero/Caliban. L’Anglais ne peut plus ne pas entendre. L’Anglais est assujetti au discours du romancier indien. Il s’agit d’engager la discussion, de forcer le dialogue avec un peuple ou avec ses écrits, de déplacer le centre afin de rompre les discours unilatéraux et hégémoniques. C’est par conséquent un choix stratégique. « […] le pouvoir réel qu’exige le dominé, c’est […] celui de participer à la décision » écrit encore Henri Laborit dans L’Esprit du grenier (p. 156) C’est bien ce dont il s’agit : participer à la décision d’écrire sa propre histoire, de présenter son point de vue, de rendre compte de l’Inde actuelle, de sa place dans le monde, mais aussi de la colonisation et de ses conséquences, de la façon dont on la perçoit ou de « faire partie d’un monde qui n’aurait pas été pensé ailleurs » (L’Occident et les autres, Sophie Bessis, p. 334).
82La troisième raison peut être perçue comme la volonté d’envahir le territoire linguistique pour affirmer une présence, assurer un droit à l’existence. Les auteurs indo-anglais colonisent la langue anglaise grâce à toute une panoplie de procédés stylistiques et linguistiques qui donnent lieu à des constructions sophistiquées où l’ironie ou la parodie trouvent souvent leur place. C’est encore ici un choix stratégique : la symbiose est voulue et revendiquée pour contrer la théorie de la monoculture, et parce qu’elle fait partie de ce processus de désobéissance et de résistance qui en fait sa singularité. La quatrième raison, envisagée à ce jour, prend en compte le reste du monde. La question coloniale ne se limite pas à la relation anglo-indienne. D’autres pays ont le droit et même le devoir de connaître le ou les messages que les romanciers indiens entendent diffuser. La mondialisation a au moins cet aspect positif de connecter le monde et de rendre compte de ce qui s’y passe. La diffusion, en anglais, est le meilleur moyen de nos jours d’y parvenir tant que l’usage de la langue est redéfini. Il s’agit encore ici de la nécessité et de l’aspect inévitable de la transmission. La langue anglaise règne donc en maître pour l’instant, il est vrai, mais sous certaines conditions, à savoir sa soumission à la créativité de chaque auteur qui l’utilise.
83Tout comme la notion de pureté biologique chez un individu n’existe pas, « Nous sommes tous les métis de quelqu’un. » (De la biologie à la culture, Jacques Ruffié, p. 138), la notion de pureté linguistique n’existe pas non plus. C’est une des leçons supplémentaires enseignées par les écrivains indiens. La langue anglaise est soumise aux lois de la vie. N’en déplaise aux défenseurs d’une langue pure, d’un anglais standard censé représenter la « réalité » britannique et non une autre ou celle d’un Autre.
84Souvenons-nous de la remarque de Hilda, la sœur de Lady Chatterley, à Mellors, le garde forestier, lorsqu’elle évoque son anglais du Derbyshire : « It would be more natural if you spoke to us in normal English, not in vernacular. » (p. 254). Comme nous pouvons le constater à travers cette citation, les querelles linguistiques ne sont pas réservées au seul contexte colonial. Le lien, entre naturel et normal, établit par Hilda dans Lady Chatterley’s Lover publié en 1928, est l’indice d’une exigence linguistique pure, d’une langue non contaminée, ici, par la position sociale d’un autre personnage.
85Bien sûr, on pourra arguer que les auteurs anglo-indiens se sont montrés favorables au métissage linguistique. Mais dans une certaine mesure, à petite dose et sans bousculer pour autant l’ordre syntaxique ou grammatical de la langue de Shakespeare, sans trop s’écarter de la norme, sans mettre en danger les fondements d’une langue pourtant déjà largement métissée lorsque l’on prend la peine d’étudier son histoire et son évolution. Preuve en est l’insertion de mots vernaculaires dans la narration. Des mots appartenant généralement au vocabulaire concret et courant de la vie indienne : nourriture, zoologie, botanique, moyens de transport etc., et que l’auteur a pris soin de classer en fin de roman, par ordre alphabétique, dans un glossaire censé éclairer le lecteur sur la civilisation qu’il décrit. Comme si ces listes suffisaient à elles seules à justifier une connaissance approfondie des signifiants et des signifiés ou une implication sincère et désintéressée dans la connaissance de l’Autre et de son environnement culturel. Comme si encore, la vie indienne, la civilisation se résumait à quelques mots réunis dans des listes, soigneusement rangées par ordre alphabétique, en fin de volume. Mais, il apparaît que cette fonction métalinguistique n’ait guère d’autre but que celui de planter le décor, de parsemer le texte de touches de couleurs afin de « faire plus exotique », plus « couleur locale », d’apporter une caution de connaissance intime par un effet de réel. Ce procédé d’insertion superficielle de mots étrangers doit rester limité ; la langue de l’Autre ne doit pas contaminer l’anglais dit standard et intouchable. Le vocabulaire vernaculaire est relégué en fin de volume pour signifier qu’il fait partie d’un monde à part, celui de l’Autre, incompréhensible pour un Occidental. Altérité, ici, s’apparente à altération. Se pose alors la question du destinataire.
86Qui est le lecteur d’un roman anglo-indien ? La réponse semble aller de soi : les auteurs s’adressent avant tout à des lecteurs anglophones, non indiens dans la mesure où un Indien n’a pas besoin qu’on lui explicite les détails de son propre vocabulaire usuel. L’implication est dès lors évidente : l’Indien est repoussé vers ses marges, celles créées pour lui, par d’autres. Il est absent du dialogue, écarté de la discussion. On parle de lui sans que sa présence ait une quelconque importance, derrière son dos. La fonction du glossaire en fin de volume est une mise à distance supplémentaire du monde indien réduit à une liste. La civilisation indienne, ou ce que l’on veut bien nous en montrer, est rangée par ordre alphabétique dans cette obsession permanente de l’ordre, caractéristique du pouvoir colonial. Le « muddle » est dompté, le chaos est soigneusement discipliné. Le métissage anglo-indien demeure, en dernière analyse, un métissage timide, superficiel loin de celui des auteurs indiens contemporains. La symbiose n’opère pas. Et il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps pour s’apercevoir que la tradition perdure. Ainsi, Mark Tully, dans son recueil de nouvelles The Heart of India, publié en 1995, insère en fin d’ouvrage, un glossaire de sept pages censé expliquer les mots indiens. Mais le fait étrange est que ces mots sont déjà, pour la plupart, expliqués dans le corps du texte. Prenons un exemple. Dans la nouvelle intitulée « Village Strike », le narrateur nous dit ceci :
Brajbhushan’s father had been the sarpanch, or head of the council, of Latari village for many years. (p. 162)
87Le sens de « sarpanch » est clairement donné dans cette phrase. Mais si le lecteur se tourne vers le glossaire, il découvre que le mot apparaît à nouveau avec exactement la même définition, sans le moindre commentaire supplémentaire ou développement qui pourrait justifier le double emploi : « sarpanch : head of the village council » (p. 240). Même chose à la page suivante :
The nau, or barber, employed a cut-throat razor which was not always as sharp as it should be […]. (p. 163)
88Le même mot apparaît dans le glossaire avec la même définition : « nau : a member of the barber caste » (p. 239). On peut se demander à quoi sert le double emploi puisque la première explication est suffisamment limpide pour que le lecteur comprenne de quoi il s’agit. La conjonction « or », utilisée dans les exemples cités ci-dessus, est la preuve que le narrateur est tel un professeur, soucieux de sa méthode pédagogique. Il est clair que le recueil de nouvelles, écrit par un Anglais, s’adresse à nouveau aux Anglais, et à la mode anglo-indienne avec un glossaire obligatoire. Il s’agirait plus, dans ce cas, d’une tradition. Mark Tully n’a pourtant rien d’un auteur colonial ou postcolonial, au premier abord. Après avoir été correspondant pour la BBC à New Delhi pendant plus d’un quart de siècle, il précise, dans l’introduction à The Heart of India, qu’il a décidé de passer sa retraite en Inde, « staying on », pour reprendre le titre d’un roman de Paul Scott. Par ailleurs, Mark Tully est loué pour son travail en tant que journaliste et écrivain. Voici ce que révèle la page de présentation de la vie de l’auteur :
In 1992 Mark Tully was awarded the Padma Shri by the government of India, a rare honour for a foreigner. This puts him in the unusual position of being decorated by the Queen of Britain and the President of India.
89La Padma Shri est une décoration attribuée aux civils pour des travaux exceptionnels dans différents domaines culturels, scientifiques ou administratifs. Malgré cela, l’auteur semble avoir opéré une sélection de ses lecteurs en s’adressant à un lectorat essentiellement britannique ou du moins anglophone, géographiquement éloigné de l’Inde, sinon pourquoi expliquer à un Indien son propre vocabulaire du quotidien ? On voit, à travers cet exemple, combien les méthodes ont peu évolué depuis l’ère coloniale, que l’Occidental, tout disposé à présenter une autre « réalité », continue à s’adresser aux siens d’abord, qu’il a tendance à oublier qu’il a des lecteurs indiens aussi.
90Du côté du roman transcolonial, même si de nombreux romanciers ont eu aussi recours au glossaire, cette tendance a quasiment disparu aujourd’hui. Des auteurs comme Arundhati Roy, Salman Rushdie, Hari Kunzru, Kiran Desai, Tarun J. Tejpal et tant d’autres ont totalement abandonné ce procédé pour élaborer un autre type de symbiose beaucoup plus sophistiqué et dont on peut dire qu’il est politiquement engagé.
91Le romancier indo-anglais s’adresse à un plus large public, et parvient à se faire comprendre, et dans le même temps à intéresser, à informer son lectorat, même lorsque ce dernier n’est pas indien, sans se sentir obliger d’ajouter un glossaire. Un seul exemple suffit à nous éclairer.
Chandigarh was then a great city for walking, with wide roads and lovely trees lining them, arjun, amaltas, gulmohar, neem, semul. (p. 497)
92Dans cet extrait du roman de Tarun J. Tejpal, The Alchemy of Desire, il n’est pas nécessaire de répertorier les cinq mots de la fin de la citation dans un glossaire. Le contexte et la syntaxe de la phrase sont suffisamment clairs pour qu’un lecteur anglophone ou angliciste comprenne qu’il s’agit d’arbres et non pas d’avions à réaction ! À ce même lecteur, ensuite, s’il veut perfectionner ses connaissances en botanique, d’ouvrir l’encyclopédie adéquate. Cette réflexion sur le glossaire, qui peut sembler anodine à première vue, s’avère ainsi lourde de conséquences sur le projet d’écriture, en particulier celui concernant l’inclusion ou l’exclusion des lecteurs. À la différence des auteurs de fiction anglo-indienne, les auteurs indo-anglais donnent l’impression d’inclure ou du moins de ne pas écarter le lectorat qui ne s’identifie pas à la sphère indienne. Il s’agit d’un partage et non d’une mise à distance. Cependant, l’absence de glossaire ne suffit pas à elle seule à inclure un lectorat anglophone ou angliciste. Les auteurs indiens jouent avec l’anglais, langue d’importation, pour la remanier à leur guise en mélangeant et en réunissant les apports culturels, dont ceux qui ont trait à la linguistique, de deux mondes prétendument inconciliables.
93Salman Rushdie multiplie les occasions de réunir ces deux mondes, en inventant ses propres règles de jeux littéraires et linguistiques, en imaginant une alchimie des opposés qui finalement se rencontrent. Il démontre que la cohabitation linguistique, au moins, est réalisable, que le dialogue peut s’établir, à condition de le vouloir. Saleem Sinai, le narrateur de Midnight’s Children, fait de cette cohabitation la règle narrative de son récit, le fil rouge de sa pensée. Puisqu’il est anglo-indien (de père anglais et de mère indienne), qu’il est né le 15 août 1947, il est le bébé de l’histoire de l’Orient et de l’Occident : « handcuffed to history » (p. 9). L’incipit, composante primordiale de tout roman, annonce ainsi d’emblée l’inévitabilité du mélange, du métissage que l’histoire lui a imposée.
94L’incipit fonctionne dès lors comme une sorte d’avertissement au lecteur, et pourrait signifier que les querelles linguistiques, voire la mise en débat de l’usage de l’anglais n’ont pas lieu d’être lorsque l’on est « enchaîné à l’histoire » ou « enfanté par l’histoire » (p. 118) comme le prétend le narrateur du roman. Ces querelles sont hors propos à moins d’éradiquer toute trace historique, acte bien évidemment infaisable, en ce qui concerne l’expérience personnelle de Saleem Sinai. Il relate son expérience transcoloniale. À plusieurs reprises, le narrateur de Midnight’s Children insiste, comme s’il cherchait à tout prix à nous en convaincre, sur la transmission qui fait de nous ce que nous sommes, et les marques laissées par cette dernière. Il nous parle de cette leçon fondamentale qu’il a apprise, formulée en une phrase très courte : « the lesson of No Escape » (p. 383). « No Escape » c’est-à-dire l’impossibilité de gommer les traces laissées par la rencontre est-ouest. Que nous le voulions ou pas, l’hétérogénéité est la règle. L’écriture de la biographie du narrateur en est l’une des conséquences, mais au lieu de séparer, cette écriture soude. Né dans une période de déchirures de l’histoire indienne et d’écartèlement du continent, Saleem Sinai semble vouloir, par une écriture du contact, « recoller les morceaux », rassembler le puzzle. Mais au-delà de la volonté de rassembler les pièces du puzzle, se trouve la volonté de modifier le point de vue du lecteur.
95La première phrase du roman nous oblige à lire le monde autrement : « I was born in the city of Bombay… once upon a time. » Cette formulation, inversée par rapport à l’incipit d’un conte traditionnel, est l’annonce d’un nouveau mode d’énonciation comme si le narrateur voulait fissurer les mythes et les croyances si bien ancrés de deux mondes opposés sans possibilité d’union et de communication. En même temps, cette inversion annonce son mode d’écriture, une écriture dont il a changé les règles. Saleem Sinai veut proposer un monde à l’envers en modifiant les données, en proposant un mythe différent de celui que la littérature anglo-indienne a propagé. De ce mythe se dégage une forme de co-existence par le dialogue entre deux langues. C’est à travers la langue, à nouveau, que le narrateur révèle sa propre biologie, celle de la symbiose qui conduit au multilinguisme et à la croyance dans la coexistence des cultures. Souvenons-nous de la pensée de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs :
Un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage. (p. 14)
96Et
Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture. (p. 30)
97Le monde de Rushdie et sa culture sont ceux de la symbiose, de l’identité plurielle. Le monde indien et le monde anglais ne font qu’un.
98L’un des personnages de Midnight’s Children rebaptisant sa jeune épouse, dans l’idée de lui faire oublier une période douloureuse de son passé, suscite le commentaire suivant du narrateur : « […] this man […] had re-named and so re-invented her, […] » (p. 66). Ce personnage a réinventé sa femme en changeant son nom tout comme le narrateur a réinventé la relation est-ouest en renommant la langue. Ce « renommer réinventer » est la pratique qu’il adopte dans l’écriture de sa narration. La langue d’écriture est nouvelle parce qu’il a changé les règles du jeu qu’il soumet aux lecteurs du monde. Les frontières éclatent, se suppriment puis se chevauchent : l’Orient et l’Occident se rejoignent grâce à la réinvention du mode de communication. Dans un article inspiré par une réflexion sur la relation entre les sciences de la vie et les sciences humaines, Helga Nowotny démontre, par sa définition de l’artiste, que ce dernier a pour mission d’entrer en contact avec le monde.
Les artistes ne cherchent pas à donner des réponses définitives à des questions posées par leur imagination. Ils préfèrent jouer sur l’ambiguïté, l’ironie ou sur toute une foule d’autres réactions et émotions qu’ils tentent de susciter chez ceux qui regardent leurs œuvres. Ils essaient de nouer un dialogue avec le public par des moyens imprévus et imprévisibles. (Biologie moderne et visions de l’humanité, p. 179)
99Dans le contexte de la colonisation, un contexte de dominants et de dominés, où chacun doit savoir où se trouve sa place et surtout doit savoir y rester, nous pourrions ajouter à la suite « des moyens imprévus et imprévisibles », des moyens impensables ou inimaginables. Saleem Sinai « noue le dialogue » avec son public, en particulier le public occidental, qui a longtemps refusé d’écouter l’Autre et de le reconnaître. Faire en sorte que la hiérarchie s’estompe, que se dessine un trait d’union, réel ou métaphorique, que l’égalité prenne le pas sur la discrimination, est semble t-il le projet d’écriture du narrateur de Midnight’s Children. Les quelques extraits ci-dessous réunissent sur le même plan des éléments linguistiques appartenant à deux mondes différents. Au moment de la publication du roman, la rupture physique entre l’Inde et la Grande Bretagne est consommée, l’Inde est libre, mais la langue anglaise, tel un cordon ombilical, réunit à nouveau les deux pays.
[…] she fed us the birianis of dissenssion and the nargisi koftas of discord ; […] (p. 330)
This inner discord was undoubtedly worsened by the curries of disquiet which we were obliged to eat. (p. 331)
« motherji » (p.55), « cousinji » (p.69), « sisterji » (p. 77)
« duppata-less misses » (p. 61), « fishwala » (p. 172)
« cocktail hour, time for the djinns » (p. 133), « djinns-and-tonics » (p. 201), « one jinn-soaked evening » (p. 205)
100Les deux premières phrases, déjà citées en exergue de ce chapitre, témoignent de la façon dont le narrateur est habité par deux cultures transmises par ses parents et son environnement extra familial. Rappelons aussi que Saleem Sinai est anglo-indien, dans le sens de sang mêlé ; le style métaphorique qu’il adopte est, par conséquent, une façon de rappeler au lecteur sa double origine, et une façon de revendiquer son double héritage. Mais c’est une façon aussi de démontrer qu’il est futile de se battre contre ce double héritage. Il existe : « No Escape. »
101Avec ou sans trait d’union visible, la symbiose de deux langues, de deux mondes, illustre la vision idiosyncrasique du narrateur. Son univers est celui d’un cocktail, pour reprendre l’une de ses expressions, où ont lieu tous les mélanges que lui ont fournies son histoire et l’Histoire. L’hétérogénéité des ingrédients phonétiques, grammaticaux ou lexicaux opère une syntaxe à l’image des expériences qui l’ont modelé. Deux langues sont juxtaposées pour revendiquer la liberté d’expression par laquelle il est possible de proposer une nouvelle vision du monde et inviter le lecteur à réfléchir sur cette nouvelle proposition. La citation de ces extraits a un autre but que celui d’analyser le processus de symbiose du roman.
102Le narrateur, tout en déclarant, son double héritage, se fait le messager d’une autre cause. Les greffes linguistiques qu’il opère ont une fonction éminemment idéologique. Elles déstabilisent la dictature de l’anglais standard, et sont un geste de résistance, un défi à une autorité linguistique pétrie de la certitude que la langue anglaise doit rester « pure ». Plutôt que d’insérer, ici et là, comme nous l’avons vu plus haut, quelques mots du vocabulaire d’une langue vernaculaire quelconque, il lie ou enchaîne les deux langues l’une à l’autre comme si elles ne formaient qu’une, comme si, pour reprendre l’une de ses expressions, ces deux langues étaient « handcuffed ». Tout se passe comme si les acteurs de la colonisation et les auteurs qui ont perpétué leurs discours devaient payer le prix de leurs actes. La « pollution » de la langue anglaise est le symbole d’une révolte. Ainsi, en enchaînant les deux langues l’une à l’autre, comme je le disais plus haut, Saleem Sinai s’émancipe de l’autorité coloniale. La méthode consiste alors à prendre la langue anglaise à la lettre, pour ainsi dire, puis de la plier aux exigences linguistiques du narrateur. La langue anglaise n’est plus la même après autant de manipulations, et dans cette optique transcoloniale, elle évolue. Le roman de Rushdie met tout en œuvre pour démontrer que la langue est un système vivant, sujet aux variations idiosyncrasiques de chaque auteur. Autant l’écrivain transcolonial ne peut se dispenser de la langue anglaise, autant la langue anglaise ne peut se dispenser de l’héritage qu’elle a elle-même transmis. En passant les menottes à la structure linguistique de l’anglais, Saleem Sinai informe le lecteur sur l’inévitable transformation de toute langue. Et plus encore, la « déformation » de l’anglais renvoie au discours colonial l’image de sa propre déformation de la réalité indienne.
103Par un autre geste de résistance, il s’insurge contre l’accusation, venue de l’Occident, que l’Inde et les Indiens sont figés dans le temps, qu’ils sont incapables d’évoluer. Rushdie, par ses manipulations linguistiques, montre qu’il n’en est rien. Le bouleversement linguistique a alors des répercussions infinies, car le fait de « déséquilibrer » la langue anglaise déséquilibre non seulement son hégémonie mais aussi l’identité qui s’y attache. L’anglais n’est plus la propriété privée des Anglais. Dans le cas de Midnight’s Children ou de celui de The God of Small Things d’Arundhati Roy, il ne s’agit donc pas d’un jeu anodin, d’un jeu de mots sur les mots et avec les mots mais d’une véritable transformation de la vision du monde. Dans son essai, De la littérature, Umberto Eco évoque l’idée de travail sur la langue :
Travailler expérimentalement sur la langue, et sur la culture qu’elle véhicule, veut donc dire travailler sur deux fronts : sur le front du signifiant, en jouant sur les mots (à travers la destruction et la réorganisation des mots, on réorganise les idées) ; sur le front du signifié, en jouant sur les idées, et en amenant donc le mot à effleurer des horizons nouveaux et inattendus. (p. 148)
104Les manipulations linguistiques sont clairement la naissance de nouvelles prises de position et par conséquent la naissance d’un nouveau monde. Paradoxalement, on peut reprendre la phrase de Frantz Fanon à cette fin : « Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture. » (Peau noire, masques blancs, p. 30). Ailleurs, dans ce même essai, Fanon cite Damourette et Pichon, « Tout idiome est une façon de penser. » (p. 19) La langue bigarrée de Saleem Sinai, issue de la symbiose de deux autres langues, signifie par conséquent l’hybridation de la pensée de son auteur. Il assume un monde, une culture, celui et celle qu’il a créés. À travers le prisme de cette nouvelle langue, le monde est perçu selon des règles qui lui sont propres. Dans ce sens, son acte de création est un coup porté à la pensée unique. Nous sommes bel et bien sur un nouveau continent, sur une nouvelle aire de pensée. Il semblerait que la condition de l’écrivain de la diaspora passe par cette nouvelle grammaire, une grammaire du clair-obscur dont les nuances se déplacent au gré de chaque auteur.
105Cette symbiose singulière fait également de l’espace littéraire un lieu de création où l’exigence d’égalité linguistique devient un impératif. Chaque langue a sa place aux côtés des autres langues sans distinction hiérarchique. Plus généralement, Saleem Sinai interroge le rôle de la langue comme élément primordial de toute décision, de toute construction et de toute action humaine, comme il le montre ailleurs, dans Midnight’s Children, lorsque la question linguistique en Inde, a resurgi quelques années après l’indépendance. L’adoption d’une langue au détriment d’une autre se situe au-delà du conflit déclenché par la présence coloniale. Il rappelle qu’en 1956, presque dix ans après l’indépendance, le territoire indien, après avoir été géographiquement divisé, subissait un autre découpage.
India had been divided anew, into fourteen states and six-centrally-administered « territories ». But the boundaries of these states were not formed by rivers, or mountains, or any natural features of the terrain ; they were, instead, walls of words. Language divided us : Kerala was for speakers of Malayalam, the only palindromically-named tongue on earth ; in Karnataka you were supposed to speak Kanarese ; and the amputated state of Madras […] enclosed the aficionados of Tamil. […] and in the city of Mumbadevi, the language marches grew longer and nosier and finally metamorphosed into political parties, the Samyukta Maharashtra Samiti (« United Maharashtra Party ») which stood for the Marathi language and demanded the creation of the Deccan state of Maharashtra, and the Maha Gujarat Parishad (« Great Gujarat Party ») which marched beneath the banner of the Gujarati language and dreamed of a state to the north of Bombay City, […]. (p. 189)
106La langue ou plutôt les langues, dans cet extrait, sont source de conflits supplémentaires. L’opposition entre « natural features » et « walls of words » indique l’artificialité et l’aspect arbitraire du découpage linguistique, tout comme fut artificiel et arbitraire le découpage géographique entre l’Inde et le Pakistan en 1947. Saleem Sinai implique que les différentes langues du sous-continent furent transformées en armes politiques dont le résultat aboutit à plus de querelles et plus de divisions entre les Indiens. La différence linguistique de chacun, dont on peut supposer qu’elle est une richesse, devient une différence qui au contraire appauvrit les relations entre individus en les privant de l’avantage du partage culturel. La réflexion métalinguistique du narrateur de Midnight’s Children, par la symbiose des langues et le jeu métaphorique que cette symbiose implique, est une façon de faire prendre conscience au lecteur que la création littéraire a, entre autre but, de dénoncer les querelles linguistiques et de les dépasser.
107Certains romans posent un réel problème de positionnement du narrateur. Ainsi The White Tiger de Aravind Adiga, lauréat du prestigieux Booker Prize en 2008. Nous avons ici un cas de figure de l’usage de la langue anglaise inédit, une situation narrative paradoxale dans laquelle le narrateur autodiégétique annonce, dès l’incipit, sa méconnaissance de l’anglais. Cette prémisse est répétée ailleurs dans le roman. The White Tiger est un roman épistolaire où le héros indien, Balram, s’adresse au Premier ministre chinois, Wen Jiabao : « Neither you nor I speak English, but there are some things that can be said only in English. » (p. 3). Voilà donc le principe de base du roman. Malgré cela, Balram écrit en anglais, pense en anglais (les phrases sont alors en italiques) mais d’un autre côté, il comprend à peine la langue :
Mr Ashok spoke in English – and I guessed what he said […]. (p. 189)
And his brother replied in English, and again I guessed, rather than understood, his meaning […] (p. 190)
I caught the words « replacement », « driver », and « local » in English. (p. 268)
108Balram est le chauffeur d’un individu riche et corrompu de la haute société de Delhi, s’exprimant indifféremment dans les deux langues anglaise et hindie. Balram est à son service et se trouve par conséquent dans la position du subalterne. Il est peu éduqué, vient de la campagne (The Darkness) et dans ce schéma narratif, n’est donc pas censé parler la langue de l’élite. Nous avons ici une relation de maître/esclave par laquelle aucune égalité n’est envisageable, y compris l’égalité linguistique : le maître doit pouvoir parler devant son serviteur sans que ce dernier soit supposé comprendre.
109Par ailleurs, The White Tiger ne semble pas entrer dans la catégorie du genre appelé « réalisme magique » dont font partie des écrivains aussi différents que Milan Kundera, Gabriel Garcia Marquez, Graham Swift ou Salman Rushdie. The White Tiger est plutôt un roman réaliste où sont mis en scène des personnages rarement dépeints dans la fiction transcoloniale, à savoir les serviteurs de la population aisée des grandes villes, en l’occurrence Delhi. C’est la raison pour laquelle le lecteur peine à s’y retrouver. Par quel artifice le narrateur parvient-il à s’exprimer dans une langue qu’il ne parle pas ? Comment encore peut-il comprendre les subtilités de cette même langue au point d’être à même de faire des jeux de mots ? Voyons ce passage :
True, eventually Mr Ashok and I had a disagreement or two about an English term – income tax – and things began to sour between us, but that messy stuff comes later in the story. Right now we’re still on the best of terms. (p. 47)
110L’utilisation d’expressions familières ainsi que le passage d’un sens à l’autre d’un mot comme « term » ne semblent pas lui poser de problèmes particuliers. Tout se passe comme si Balram en savait plus qu’il ne voulait bien l’avouer :
[…] in the English alphabet. A is next to B, which everyone knows, even people like me who don’t know English. (p. 119)
[…] by eavesdropping on them, I learned a lot about life, India and America – and a bit of English too. (Perhaps a bit more than I’ve let on so far – !) (p. 47)
111Le narrateur est-il, par conséquent, un imposteur ? En tout état de cause, tout se passe comme s’il se dédoublait, comme s’il était à la fois narrateur extradiégétique et narrateur intradiégétique. Le narrateur-personnage ne parle pas l’anglais, le narrateur-écrivain le parle. Le narrateur-écrivain possède un pouvoir que le narrateur-personnage ne possède pas. Cela peut signifier plusieurs choses. Soit le narrateur dédoublé s’octroie deux rôles, celui de maître et celui de subalterne pour explorer la situation sous ces deux facettes. Soit il feint dans le but de manipuler son patron, soit et c’est l’explication la plus vraissemblable, Balram est le Caliban des temps modernes, fils d’une sorcière et d’un esprit malin, doué de pouvoirs magiques. Et en effet, il est ce personnage à la limite de deux mondes, désireux de s’émanciper de sa condition de subalterne, comme s’il voulait passer du côté des maîtres, ce qu’il parvient à faire dans la dernière partie du roman. Il devient patron d’une entreprise de taxis dont il fait la publicité sur un site internet, « In English » (p. 301). Si Balram n’a qu’une emprise parcellaire sur la langue anglaise, c’est parce qu’il n’a qu’une vision partielle de la situation : il ignore la teneur de l’activité professionnelle de son patron et il ignore les desseims le concernant. Dans tous les cas de figures, l’anglais joue un rôle déterminant dans le roman. Le dernier vœu de Balram est d’ouvrir une école, pour les enfants bengalis, dont l’enseignement se ferait en langue anglaise :
A school where you won’t be allowed to corrupt anyone’s head with prayers and stories about God or Gandhi – nothing but the facts of life for these kids. (p. 319)
112L’anglais est, dans ce roman, le symbole de l’ascension de l’échelle sociale, et l’ambition du narrateur de la gravir se manifesterait ainsi par une capacité surhumaine à dépasser ses limites linguistiques. C’est comme si l’avenir de l’Inde passait par l’adoption de la langue anglaise. L’émancipation de l’esclave passe aussi par l’adoption de la langue du maître. L’apprentissage de la langue anglaise, dans les écoles, est nécessaire pour la liberté des peuples opprimés. Tout comme Caliban, les enfants vont apprendre l’anglais et s’en servir pour se retourner contre l’oppresseur.
113Contrairement à Prospero, Mr Ashok n’a pas, à proprement parler, enseigné la langue à Balram, en dehors de quelques mots que lui et sa femme lui ont fait répéter jusqu’à ce qu’il atteigne la perfection linguistique :
« It’s not maal, it’s a mall », he said. « Say it again. » (p. 147)
« It’s not piJJA. It’s piZZA. Say it properly. » (p. 154)
114En dehors de ces exemples précis, Balram est autodidacte, il a appris seul, à force d’écouter. Enseignant involontaire, Mr Ashok est victime de son serviteur qui l’élimine pour prendre sa place, ailleurs. C’est parce que Mr Ashok parlait anglais, avec l’idée intentionnée de ne pas se faire comprendre de Balram, qu’il a été assassiné. Les mots de la citation de la page 268 (« replacement », « driver », « local ») ont déclenché la colère et la rébellion de l’esclave. Si Mr Ashok s’était contenté de parler en hindi, la langue du peuple ordinaire, il n’aurait jamais prononcé les mots fatals. Ashok a fourni à Balram les bases, certes incomplètes mais suffisantes, de l’anglais ; il lui a fourni les mots qui le conduiront à son propre assassinat. Il a ainsi orchestré sa propre mort par le langage.
115Si nous avons affaire à un remake de La Tempête à travers la relation Ashok-Balram, et à un type de transmission involontaire qui procure au roman sa dimension ironique, le lecteur, d’abord égaré, peut élucider l’énigme Balram s’il a gardé en mémoire les deux personnages principaux de The Tempest de Shakespeare. Descendant ou avatar littéraire de Caliban, Balram refait le chemin parcouru par son aïeul. Il y a de fortes présomptions pour que The White Tiger attise un peu plus les querelles linguistiques. En effet, certains critiques ne manqueront pas de faire remarquer que, malgré la différence de contexte, malgré l’actualité du sujet et l’originalité du parti pris et du point de vue, malgré aussi la réactualisation parfois décapante de la langue anglaise, le canon littéraire britannique demeure une référence. L’ossature du roman de Aravind Adiga est aussi celle de la pièce de Shakespeare, la grande figure incontournable qui traverse le temps et l’espace. Nous sommes en 2008, et trois cent quatre-vingt dix-sept années se sont passées depuis la publication de The Tempest. Voyons une autre explication à ce phénomène pérenne.
116Si l’intégration d’une langue étrangère dans un contexte indien est une caractéristique que revendique une théorie transcoloniale, l’intégration ou l’assimilation serait aussi une caractéristique indienne. Dans le sillage du narrateur de Salman Rushdie, Shashi Tharoor déclare que l’Inde a toujours été un réceptacle d’influences, et c’est ce qui en fait sa singularité. Son essai, L’Inde – d’un millénaire à l’autre, publié en 1997, est une louange à cet aspect spécifique.
[…] la force de l’indianité a toujours résidé dans sa capacité à absorber les influences étrangères et à les transformer, par une alchimie typiquement indienne, en un élément différent qui trouve naturellement sa place sur le sol indien. Le fait que ce livre ait d’abord été publié en anglais en Inde – la langue des derniers colonisateurs de ce pays – en est un exemple indéniable. (p. 435)
117Pourtant, ce type de déclaration ne convainc pas tout le monde, et est loin d’apaiser les querelles linguistiques entre les auteurs transcoloniaux. Le nombre de publications en anglais ne cesse d’augmenter mais beaucoup d’autres écrivains résistent. Pour ces derniers, l’écriture en anglais est un acte de haute trahison, difficile à admettre. Cependant, à en croire Shashi Tharoor puis le Premier ministre indien, Manmohan Singh, dans son discours du 15 août 2007, à l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Inde, la caractéristique du pays est bien la symbiose, dans ce qu’elle a de positif et de durable, comme le spécifie sa définition. Voici ce que déclare le Premier ministre :
This great idea of India as a symbol of unity in diversity is increasingly viewed with respect and regard. Our tolerance, our capacity to assimilate and our ability to reconcile the irreconcilable are objects of wonder. (The Hindu, 15 août 2007)
118Ce discours politique admet la compatibilité des contraires comme donnée indienne. Cela signifie que le principe de symbiose se situe au-delà des cercles littéraires ; elle constitue un art de vie : « No Escape. » Il est certainement des domaines plus sensibles que d’autres. La langue comme marque d’identité forte en fait partie parce que l’anglais est associé à l’oppression, à la mainmise d’une partie du monde sur une autre. L’écrivain Vijay Nair résume la situation de la façon suivante :
The British had done it again. They had managed to divide us without seemingly being a part of the mess that followed after they left. And helped us identify the minefields that lie in the territory we would like to claim as our own. (The Hindu, 13 mai 2007)
119La question de la fracture linguistique, dont parle Vijay Nair, et déjà soulevée par Salman Rushdie, est le thème nodal de In Custody, un roman d’Anita Desai. Ce roman nous permet de faire la transition avec les deux dernières sous-parties de ce quatrième chapitre : « Coûts de reconstruction » et « Héritage et construction » dans lesquels se trouve le cœur de la définition du concept de transcolonialité, c’est-à-dire le rapport à l’héritage colonial, fait de rupture autant que de continuité, cet espace constitué d’emprunts et d’associations.
In Custody : les raisins de la discorde
La lutte de l’homme contre le pouvoir
est la lutte de la mémoire contre l’oubli.
Milan Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli, p. 14.
120Il est généralement admis que la disparition d’une langue, même si cette dernière est quantitativement minoritaire, est une catastrophe culturelle et humanitaire. La perte de ce patrimoine entraîne non seulement un appauvrissement de la diversité culturelle d’un pays mais aussi la perte inévitable de l’identité des locuteurs, de leur héritage puis de leur rôle de passeurs et de médiateurs. L’extinction d’une langue est aussi une porte ouverte à l’unicité, au monomorphisme culturel, à la mainmise d’une autorité opposée au métissage, garant d’une nation en mouvement.
121Le roman d’Anita Desai, In Custody, incite à la prise de conscience de cette question dans l’Inde indépendante des années 1970, mais dont le thème est toujours d’actualité, comme nous l’avons vu à la fin du chapitre précédent. Le récit de Desai, écrit en langue anglaise, pose un regard sur la disparition progressive mais réelle de la langue ourdoue (langue officielle du Pakistan), faute de locuteurs, au profit du hindi (langue officielle de l’Inde). En fait, nous verrons que trois langues s’affrontent dans ce roman, et la tension linguistique, thème fondamental des romans transcoloniaux et au cœur des débats critiques, semble ici atteindre son comble. L’aspect le plus intéressant de ce roman, à mes yeux, est la contradiction fondamentale du propos du narrateur. Pourquoi construire un discours sur la mort à petit feu de la langue ourdoue, la toute puissance du hindi (par le nombre de locuteurs) dans une langue, l’anglais, symbole du pouvoir colonial et symbole de pouvoir tout court, car réservée à une élite ? Comment aussi sauver ou ressusciter l’ourdou en exposant d’emblée le problème en anglais ? La contradiction est évidente, et l’une des questions à poser ici est celle de la nécessité de dénoncer une certaine dictature linguistique par une autre.
122In Custody pose le problème de l’extinction de l’ourdou en montrant que ses locuteurs sont de plus en plus rares. De fait, la langue ourdoue, victime de l’Histoire ou plutôt de ceux qui la font, en l’occurrence des acteurs de la Partition, a perdu un nombre considérable de locuteurs, comme le soutient le narrateur :
[…] a language that had become doomed the day the Muslims departed across the newly-drawn border to the new country of Pakistan. (p. 101)
123Cette phrase, prélevée à peu près à la moitié du roman, tombe comme une sentence, et souligne le caractère inéluctable de la situation. Le mot-clé de cette citation est « doomed » c’est-à-dire « certain to fail or be destroyed » selon la définition du dictionnaire Collins-Cobuild. In Custody est la constatation d’un échec, la chronique d’une mort annoncée, et transmet une vision très pessimiste de l’avenir de l’ourdou, une langue qui connut pourtant son heure de gloire. Louis Frédéric la décrit en ces termes :
Alors que le langage officiel des cours musulmanes du Nord de l’Inde était le persan, l’urdû fut déclaré langue officielle par les cours du Bihâr, des provinces centrales et du nord-ouest, dès 1837. (Dictionnaire de la civilisation indienne)
124Ainsi, l’ourdou fut non seulement une langue parlée par un grand nombre de locuteurs mais aussi une langue de pouvoir. Mais les choses ont changé. Cent dix ans plus tard, la Partition de l’Inde et du Pakistan portait un coup dur à cette langue commune à tous les musulmans. In Custody fait un bilan de l’état de la langue une trentaine d’années après l’Indépendance et porte un regard pessimiste sur son avenir. En effet, tout le roman, depuis les premières pages, prépare le lecteur à l’échec, à travers une esthétique d’écriture globalement négative.
125In Custody prend la forme d’une oraison funèbre par le biais d’un réseau lexical symbolique lié à la dégradation, la décadence, la décrépitude, l’aridité, mais aussi l’oubli puis finalement la mort. Le lecteur est d’emblée saisi par la description du paysage, la sécheresse de la ville de Mirpore, ville imaginaire non loin de Delhi, et de ses alentours. C’est une ville recouverte d’une poussière omniprésente, la fameuse poussière, « dust », caractéristique du roman anglo-indien, à nouveau à l’honneur dans ce roman transcolonial. Symbole de mort, elle vient s’ajouter à d’autres symboles invalidant les reliquats de la langue ourdoue. C’est une ville qu’aucune rivière ne traverse, privée de point d’eau donc de vie, stérile. Mirpore est une terre hostile sur laquelle rien ne peut prospérer. Elle est de surcroît une ville dont l’Histoire, si modeste soit elle, n’intéresse aucun de ses habitants qui n’en sont que des témoins passifs. Or, l’Histoire c’est la mémoire, c’est savoir conserver l’identité d’une nation, c’est lutter contre l’oubli. Mais Mirpore et sa mémoire sont presque littéralement enterrés sous cette perpétuelle couche de poussière dans l’indifférence générale.
History had scattered a few marks and imprints here and there but no one in Mirpore thought much of them and certainly gave them no honour in the form of special signs, space or protection. (p. 12-13)
126Ce contexte d’infertilité associé à un désintéressement à l’égard du patrimoine culturel, mis en place dès les premières pages du roman, est la charpente sur laquelle ce dernier se construit, et prépare le lecteur à l’avortement du projet de sauvegarde de la langue ourdoue de Deven, le personnage focal. Pourtant, tout comme la ville et les preuves de son passé existent, la langue existe ; les formes et les bases sont réelles, qui ne demandent qu’à être entretenues pour échapper à l’oubli. Mais tout comme les habitants de Mirpore ont perdu le sens de l’Histoire, aucun des personnages ne soutient activement et sincèrement le projet, car les raisons pour ne pas le faire prédominent toujours. La mort, déclinée sous toutes les formes lexicales et grammaticales négatives imaginables, prises au hasard de la narration, « corpse », « dust », « decay », « worms », « rotten », « shabby », « gravestone », « debris », sans compter les innombrables constructions négatives composées de « no », « not », « nor. neither », « none », la multitude des suffixes « -less », des préfixes « un-. » et « in-. », à travers les comparaisons et les descriptions des personnages, de la géographie ou de l’habitat, est un rappel constant du statut et de la place de la langue ourdoue dans la société indienne. La négation envahit le discours narratif presque jusqu’à saturation. À partir de là, le lecteur assiste, sans grande surprise, aux déboires du personnage focal pour sauvegarder le patrimoine linguistique et lui redonner un souffle de vie, car prisonnier de ce réseau de signes négatifs, il a peu de chances de mener son projet à bien, comme si la narration s’évertuait à saper toute bonne volonté, comme si elle voulait signifier que les efforts de Deven comme n’importe quel autre effort étaient vains. Tout se passe comme si tout était joué d’avance, comme si l’ourdou était d’emblée voué à la disparition. C’était écrit en quelque sorte.
127Deven est professeur de hindi, non titulaire, précise la narration. Il enseigne cette langue pour des raisons économiques ou financières, le nombre d’étudiants en ourdou étant trop faible pour permettre à l’établissement de payer un deuxième professeur, spécialiste de cette langue : le département de ourdou ne comprend qu’un seul professeur et une poignée d’étudiants. Son intérêt pour la langue ourdoue, en particulier la poésie, est par conséquent une passion qu’il tient de son père : il écrit des poèmes et contribue de temps à autre, sous forme d’articles, à une revue littéraire. L’un de ses anciens camarades de classe, un certain Murad, lui demande de collaborer à un numéro spécial de la revue, Awaaz, consacré à la poésie ourdoue. La tâche de Deven consiste à interviewer l’un des rares poètes encore vivant, Nur Shahjehanabadi, jadis la référence de la poésie ourdoue et à présent sur le déclin. C’est bien évidemment un immense honneur pour Deven, professeur de hindi malgré lui. Son travail consiste, par conséquent, à faire reconnaître ou connaître la richesse de la poésie à travers les commentaires de l’un de ses plus illustres représentants. Un acte de publication est un acte de préservation et de diffusion, et donc une façon de reconnaître l’existence d’un sujet donné ou de lui redonner vie, mais aussi de faire connaître l’auteur d’un article afin de susciter des réactions et de créer un réseau d’échanges. La publication est un maillon de la chaîne de transmission. On pourrait dire que Deven, dans ce cas particulier, a une responsabilité collective, car sa publication a pour but de réactiver une partie du patrimoine culturel de l’Inde. Il en est le gardien.
128Dans le langage courant, le mot custody, signifie « garde », « être le gardien de ». C’est exactement la fonction du personnage focal du roman résolu à tout mettre en œuvre pour remplir au mieux son rôle de gardien. Il veut que Nur lui parle de son art, de quelle que manière que ce soit, qu’il récite ses poèmes ou seulement quelques vers, il veut enregistrer sa voix, retranscrire ses paroles à l’écrit, il a aussi pour projet, en plus de l’article qui lui est demandé, une biographie du vieux poète. Parler, réciter, enregistrer, écrire, préserver sont des verbes qui agissent sur la mémoire et contre l’oubli. Ne pas rompre la chaîne, entretenir la langue à travers la poésie, est la mission que se donne Deven parce qu’une langue ne vit que si l’on s’en sert. Et donc tous les moyens sont bons pour y parvenir : « Nothing should be lost » (p. 177) déclare t-il. Mais aussi noble que soit l’intention, le projet est un échec. Les obstacles sont tels que la langue ourdoue perd sa raison d’être. Nous avons fait allusion, plus haut, à la mise en place d’un dispositif descriptif constitué d’un réseau lexical et grammatical négatif signe de mauvais présages. En effet, l’ensemble du récit tend vers l’irrésolution de la question ourdoue à travers l’improductivité de cette langue et le désintérêt des locuteurs. Même le principal intéressé, Nur, n’a plus la force ou la volonté de transmettre.
129Naguère grand écrivain, il est entouré, dans sa vieillesse, d’une cour étrange composée de quelques « admirateurs », des personnages grotesques et oisifs, dont la seule motivation à rechercher la compagnie de Nur, semblent être la nourriture et les boissons que ce dernier fournit. En dehors de ces personnages, Nur vit replié sur lui-même, tel un intouchable, au fond d’une impasse dans le bazar de Delhi, symbole supplémentaire de l’échec de Deven et de la situation dans laquelle se trouve la langue. Il trouve tous les prétextes pour interrompre ses entrevues avec Deven. Ainsi, le lecteur n’obtient que des fragments de sa poésie, des bribes littéralement arrachées au poète. Nur ne transmet rien à personne, et ne cherche pas à diffuser son savoir : la langue est condamnée à stagner dans les bas-fonds de Delhi. Par conséquent, In Custody constate la rupture du cycle de vie d’une langue et par extension la disparition de l’art qui s’y rattache. Le choix du prénom du poète, Nur, n’est peut-être pas le fait du hasard, et pourrait être intégré à l’isotopie de la décadence et de la mort si l’on en fait une anagramme. Nur, qui signifie la lumière en ourdou, devient « urn » c’est-à-dire d’une part l’objet du souvenir, et d’autre part le vase cinéraire renfermant les cendres d’un être cher. Le contenant d’un côté, le contenu de l’autre. Cet objet est donc à la fois l’objet de la préservation, correspondant aux efforts du personnage focal, et l’objet, symbole de mort, correspondant aux résidus de la langue, à savoir une matière inconsistante qui n’est plus que cendre ou poussière. Mais le poète n’est pas le seul responsable de l’échec du projet.
130Les obstacles sont nombreux. Deven ne cesse d’évoquer le manque de temps pour mener à bien sa mission alors que la sauvegarde de la langue ne peut plus attendre. Puis il met en avant le manque de moyens financiers. S’ensuit une série de fiascos. Deven ne sait pas faire fonctionner le lecteur de cassettes destiné à enregistrer les paroles mémorables du poète. L’appareil a été acheté d’occasion et s’avère de très mauvaise qualité rendant les cassettes, elles-mêmes de qualité médiocres, inaudibles. Ce qui signifie qu’il ne peut pas compter sur la technique, sur les objets censés être les gardiens de la mémoire et de la transmission. Mais cet échec technologique n’est que le reflet de la cacophonie générale du récit, des malentendus, des fourberies des uns, de l’escroquerie des autres et de l’absence de communication. Les trois quarts des questions posées dans le roman restent sans réponse, et la communication entre les personnages est inexistante ou parasitée. Le blocage se situe à tous les niveaux et la langue ourdoue ne trouve pas d’interlocuteurs. Mais ce n’est pas tout.
131L’ourdou est en péril dans In Custody, la narration s’évertue à nous le dire par tous les moyens mis à sa disposition. Mais elle est aussi condamnée par ses prétendus défenseurs, dont Deven. Les rares locuteurs, en particulier le personnage focal, sont prisonniers d’un schéma élitiste et imposent dès lors des lois discriminatoires, que ce soit sur le plan linguistique, social ou du genre. Autrement dit, n’est pas autorisé à utiliser la langue ourdoue qui veut et dans n’importe quelle circonstance. Cet aspect, inhérent aux forces contradictoires du roman, est l’un des pivots de la crise linguistique sous-jacente. Deven poursuit un projet esthétique qui ne peut que le mener à sa perte et à celle de la cause défendue. Parce qu’il sélectionne les locuteurs, il sert une cause perdue d’avance. Supposé gardien de la langue ourdoue à travers la poésie et la transmission de cette dernière dans une revue spécialisée, il refuse l’idée même d’une autre source d’information et de diffusion. Cet entêtement le pousse à faire la différence entre une langue noble et une langue vulgaire, entre un poète et une poétesse ou encore entre un professeur et une vieille femme abandonnée et réduite à un rôle de subalterne. Tous ces personnages pourtant parlent l’ourdou et tous, chacun à sa manière, pourrait apporter sa contribution à la sauvegarde de la langue si tant est qu’on lui en laisse l’occasion. Ainsi, Deven juge la valeur de la langue selon un système d’opposition binaire distinguant d’un côté « an elaborate Urdu » (p. 75), « an exquisitely ornate use » (p. 108), « a flowery Urdu » (p. 135), « a chaste Urdu » (p. 148), de l’autre « a crude speech » (p. 135), « the yokel dialect », (p. 148), « a prose of the commonest variety » (p. 168). Son obsession d’une langue pure et distinguée est telle, qu’il en oublie l’objet de son projet, et condamne ce dernier dans l’œuf. Esclave de son fantasme d’une langue parfaite, il ne peut concevoir une langue ourdoue autre que celle qu’il s’est donnée comme objet d’étude. Il se dévoile lors d’une discussion avec la première femme de Nur, Safiya, reléguée dans une arrière-cour et à un rôle de servante.
It struck Deven as incongruous that he, a college lecturer, should be discussing the quality of Nur’s poetry with this old woman cooking in the courtyard, watched by two goats and a child with a squint. He shifted on his feet, wishing to leave the scene as an unworthy one. […] He looked about for somewhere to sit – he was not going to squat on his heels like her. The child saw and ran and brought a low wooden stool. He lowered himself on to that, unwillingly and awkwardly. (p. 132)
132La focalisation interne révèle la conception élitiste du personnage focal : sa répugnance à écouter une langue qu’il considère vulgaire, parlée par une personne qu’il considère de rang inférieur, dans une posture qu’il considère disconvenant à son propre rang. Il refuse de se rabaisser (au sens figuré comme au sens propre) au niveau de cette femme. Ces deux personnages n’ont pas le même statut, ne sont pas du même monde, et dans ce contexte indien, ne sont pas de la même caste. Les deux univers sont nettement contrastés par l’existence de deux niveaux de langue. Certes les relations personnelles de Deven avec les femmes sont conflictuelles mais il semble que les conflits s’aggravent lorsque les femmes se mêlent de ce qui ne les regarde pas, en l’occurrence la langue ourdoue et la poésie. Ainsi, lorsque la deuxième épouse de Nur, Imtiaz, elle-même écrivain, récite ses propres poèmes en public, Deven est scandalisé par ce qu’il considère être un affront aux belles-lettres :
Oh, it was all very beautiful, very feeling, very clever. Oh, she had learnt her tricks very well, the monkey. Did she not have the best teacher in the world to put these images, this language into her head ? It was clear that she had learnt everything from him, from Nur, and it was disgraceful how she was imitating his verses, parodying his skills, flaunting before his face what she had stolen from him, so slyly, so cunningly. (p. 84-85)
133Imtiaz est accusée de plagiat, sans plus de procès, par le spécialiste de la poésie ourdoue, le gardien de Nur mais de Nur seulement. Alors qu’il admet le raffinement des vers récités, comme le montre la première partie de la citation, il trahit en même temps son manque d’ouverture et d’imagination en ne pouvant concevoir que ce qu’il entend est le travail personnel et original de la femme assise en face de lui. Seul Nur, selon lui, est capable de produire des vers de cette qualité. Parce qu’elle est une femme et ancienne danseuse, Deven refuse de reconnaître ses qualités. Tous les termes – substantifs, adjectifs, verbes, adverbes – employés par Deven sont révélateurs du mépris qu’il éprouve à l’égard de la poétesse, qui n’est pas plus écrivain que femme, à ses yeux, mais un animal dont la seule ressource et le seul véritable talent est de copier le modèle.
134Au dernier chapitre du roman, dans un courrier écrit en ourdou et adressé à Deven, Imtiaz lui demande de réfléchir à une question relative au talent.
Kindly remember that unlike Nur Sahib and unlike your respected self, I am a woman and have had no education but what I have found and seized for myself. Unlike poets and scholars who have won distinctions, I have had no patron apart from my honoured husband, no encouragement and no sympathy. Yet there must have been some natural gift if Nur Sahib himself was impressed by my early verse. […] It is for this reason that I am enclosing my latest poems for you to read and study and judge if they do not have some merit of their own. Let me see if you are strong enough to face them and admit to their merit. (p. 216)
135La suite de la citation est une série de questions, directement adressés à Deven, sur la place de la femme dans le domaine de l’art, des questions dont on peut dire qu’elles dérangent, car elles obligent ou devraient obliger le personnage focal à corriger ses préjugés. Imtiaz termine sa lettre en lui demandant de réfléchir à l’injustice qu’il manifeste vis-à-vis des femmes et de leur contribution à la culture du pays :
Ask yourself that when you peruse my verses, if you have the courage. (p. 217)
But Deven did not have the courage. […] Sarla, coming in with her duster, looked at him tearing up a bundle of blue sheets of paper into strips, and cried, « You’re dropping rubbish all over the floor I have just swept ! » (p. 217)
136Les deux femmes de Nur sont victimes de la vision machiste du personnage principal en particulier, et de la sous-représentation des femmes dans le paysage culturel indien des années mille neuf cent soixante-dix en général. La narration dénonce ici, ce que d’autres critiques, comme Gayatri Chakravorty Spivak dans son célèbre article « Can the Subaltern Speak ? », dénoncent concernant la façon dont les femmes sont réduites au silence. Quelles que soient leurs compétences, leur avis est rarement sollicité. Deven est le parfait symbole, comme nous venons de le voir, du pouvoir de la voix masculine et de sa détermination à bâillonner les voix féminines.
137Ainsi, seul Nur trouve grâce à ses yeux. Et encore, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point. Nur, « that superior being » (p. 34), « a hero », (p. 34), « his god » (p. 35), « the deity » (p. 35), « the muse of Urdu » (p. 39), « the true poet, the great poet » (p. 83) selon les termes laudatifs de Deven, est considéré comme une référence rare en matière de poésie ourdoue. Pourtant, il déçoit. Défenseur d’une langue noble, pure, Deven est par ailleurs obstiné par l’idée que l’artiste doit mener une vie à la hauteur de son œuvre, une vie d’intellectuel au-dessus des contingences matérielles et des nourritures bassement terrestres. Or, Nur est d’abord un être humain avec les obsessions, les défauts, les manies et les faiblesses caractéristiques de tout être humain. Les prétentions du personnage focal sont par conséquent mises à mal à plusieurs occasions dans le roman, en particulier par l’amère ironie à laquelle s’adonne le narrateur. Au moment tant attendu où Deven parvient à obtenir un rendez-vous pour enregistrer les paroles de « son dieu », ce dernier a d’autres préoccupations.
To begin with, Nur had spoken only of drink and food. […] he had chosen this as a topic of primary interest to the dismay of Deven who had just signalled to Chotu to set the machine going and begin with the recording of Nur’s imperishable words. (p. 164)
138Le narrateur retranscrit les paroles « impérissables » de Nur sur deux pages, durant lesquelles le poète prépare le menu de son déjeuner et se délecte par avance. Ainsi, il s’étend sur sa recette préférée, le riz spécial servi avec cette recette, la boisson adéquate pour l’accompagner, l’endroit spécifique où il faut se le procurer et où cuisine la personne la plus qualifiée pour ce type de plat. En somme, Nur sacrifie l’éternel au périssable, la cause de la poésie ourdoue à son estomac. Toutes les séances d’enregistrement tournent au fiasco : trop de gens entourent le poète, trop de distractions l’empêchent de se concentrer, trop d’alcool et de nourriture circulent, trop de sujets non poétiques captent l’attention de Nur. Car, Deven est à la recherche d’une adéquation parfaite entre l’art et le mode de vie de l’artiste, une symbiose de la poésie et de l’écrivain. Mais Nur est trop matérialiste. Il l’avait imaginé dans un cadre autre, « either surrounded by elderly, sage and dignified litterateurs or else entirely alone, in divine isolation » (p. 48). Le choc est terrible pour Deven, et il ne peut réconcilier les deux facettes, à ses yeux contradictoires, du poète. Le quotidien de Nur est trop quotidien :
Nur eating was not at all a dignified or impressive sight : he plunged his hands into the food, lowered his face into it, lifted handfuls to his mouth from where it dropped or leaked on to his lap. (p. 48)
139Deven n’a plus dès lors qu’une idée en tête concernant Nur : « to protect him from such vulgarity » (p. 172). Sa position rigide sur l’art alimente d’autant plus l’ironie du narrateur. Les deux aides techniques auxquels Deven a recours, Chotu puis Chiku passent leur temps, sous les ordres de Deven, à démarrer l’enregistrement puis à le stopper, selon ce que Nur consent à révéler et selon ce que Deven considère digne d’intérêt. Ainsi, les différentes séquences, dédiées aux tentatives d’enregistrement, sont cadencées par les deux verbes « switch on », « switch off » et produisent un effet comique, une complicité partagée par le narrateur et son lecteur. La fréquence de ces verbes et leur alternance correspond au statut de la langue, à la quasi impossible connexion de la langue ourdoue au monde indien. La cécité de Deven concernant l’urgence à sauvegarder la langue et la poésie, lorsqu’il considère d’une part que les femmes n’ont pas leur place dans le monde artistique et en faisant une sélection drastique des commentaires de Nur d’autre part, contribue, malgré lui, à réduire en conséquence le nombre de locuteurs. En voulant, coûte que coûte, séparer la biographie de l’art, Deven courre le risque ne plus avoir d’interlocuteur du tout. Il avait déjà reproché à Nur, comme nous l’avons vu ci-dessus, de ne plus parler en vers « speaking in prose of the commonest variety » (p. 168), à présent il lui reproche de mener une vie des plus banales qui, selon ses termes « could not be of interest to academic circles » (p. 169).
140La cause de Deven est donc perdue d’avance par les contraintes qu’il s’impose et qu’il impose au poète. Nur est trop vivant, trop humain donc trop imparfait pour le dessein qu’il entend concevoir.
Deven felt it all beyond his grasp, his control. In taking Nur’s art into his hands, did he have to gather up the stained, soiled, discoloured and odorous rags of his life as well ? He knew he could not. (p. 173)
141Le problème soulevé par Deven, dépasse la seule question de la langue ourdoue et de la poésie. En effet, dissocier la biographie d’un artiste de son art est un motif de discorde parmi les critiques de tout temps. La réponse de Nur, quelques pages plus loin, est catégorique et vient à l’encontre de la conception théorique de Deven sur la production littéraire et l’activité critique qui l’accompagne.
Has this dilemma come to you too then ? This sifting and selecting from the debris of our lives ? It can’t be done, my friend, it can’t be done, I learnt that long ago […]. (p. 183)
142Deven est pris à son propre piège d’élitisme. Sa conception est constamment remise en question soit par les interventions ironiques du narrateur, soit par le poète lui-même comme nous venons de le constater. In Custody ouvre un débat sur la place d’une langue dans la culture d’un pays, sur ses chances de survie lorsqu’elle est en concurrence avec d’autres langues (comme ici le ourdou en Inde), sur l’usage, public ou privé, que ses locuteurs en font et sur la domination d’une langue donnée. Ce sujet de discussion s’inscrit dans la problématique de ce chapitre, c’est-à-dire le conflit entre les partisans de la langue anglaise et les défenseurs d’une écriture en langue vernaculaire. Au-delà du strict contexte du statut du ourdou par rapport à celui du hindi, se profile celui de l’anglais, langue d’écriture du roman.
143En Inde, la langue anglaise est symbole de pouvoir. Elle n’est utilisée que par une minorité, mais elle s’impose dans de nombreux domaines, en particulier les domaines politique, artistique et économique : l’ascension professionnelle et sociale passe par la maîtrise de l’anglais. Par conséquent, l’anglais est la langue d’une élite. Nous y revoilà…
144Que l’ourdou ne soit plus parlé que par une minorité en Inde, et que l’anglais, à l’opposé, soit parlé par une minorité est une évidence, et pourtant les deux langues ne jouissent pas de la même autorité. Il y a donc minorité et minorité : une forte et une faible. Et si la question du statut de la langue anglaise est passée sous silence dans le roman, il n’en reste pas moins que In Custody est le point de rencontre de ces deux minorités, l’une étant associée au pouvoir et au prestige, l’autre au non-pouvoir et à l’inutilité. L’anglais est de surcroît le lien entre l’ourdou et le hindi. Si l’anglais est réservé à une élite en Inde, l’ourdou est en parallèle réservé à une élite dans le roman. Ainsi, nous pouvons considérer que deux minorités, formant deux élites, dominent chacune son propre terrain linguistique : celui de l’Inde réelle et celui de l’Inde fictionnelle. Force est de constater que le déséquilibre de pouvoir est flagrant, et que l’anglais jouit d’un privilège particulier en régnant en maître dans le roman. L’anglais a fini par s’infiltrer aussi dans l’univers fictionnel que le discours avait pourtant réservé à la défense de la langue ourdoue par l’intermédiaire de Deven, le personnage focal. La thèse de In Custody semble être la défense de la langue minoritaire ourdoue contre le hindi, ennemi public numéro un, contre l’écrasante majorité des locuteurs hindis, « that vegetarian monster » (p. 8). Mais en fin de compte, tout se passe comme si la narration s’était trompée de cause, comme si tout en défendant le ourdou, elle défendait en fait, d’abord, l’anglais, comme si l’anglais réglait le problème à lui seul. Si le hindi supplante l’ourdou, l’anglais, tout minoritaire qu’il soit dans la réalité, supplante les deux langues dans cette œuvre de fiction.
145Le choix de la langue anglaise comme langue d’écriture de In Custody a un effet pervers sur l’ensemble du projet esthétique. Que le texte soit parsemé de mots empruntés à la langue ourdoue ne change en rien la situation. Au contraire, ces insertions creusent d’autant plus l’écart entre les deux langues. Loin de mettre en valeur l’ourdou, les italiques pourraient être une façon de le faire, ce procédé s’inscrit parfaitement dans le projet du récit qui est celui de présenter l’ourdou comme langue dominée, assujettie à une autre (même si cette autre langue est déclarée être le hindi), et par conséquent en voie de disparition. L’ourdou, disséminé dans le récit anglais, apparaît de façon fragmentée, presque en pointillés, en suspens, comme si ce xénisme n’était là que pour faire couleur locale. Les mots étrangers à l’anglais, dans ce texte, sont comme des éclats d’une langue qui se fissure, se désagrège et qui scintille à peine dans la masse homogène d’une autre langue qui, à l’inverse, paraît soudée et consolidée. L’ourdou n’est plus qu’un balbutiement, comme un murmure à l’oreille d’un lecteur assourdi par la prose anglaise. Par ailleurs, les poèmes de Nur ne sont jamais restitués intégralement : le lecteur ne capte que des bribes tout comme il ne capte que des bribes de la langue ourdoue. Une langue est une entité vivante qui, comme tout organisme vivant, doit se reproduire pour survivre. Or, dans ce roman, la reproduction est interrompue : « How can there be Urdu poetry when there is no Urdu language left ? It is dead, finished. » (p. 38). Cette déclaration de Nur est une constatation de la rupture de la chaîne linguistique, et cette discontinuité est physiquement représentée dans le texte. Les locuteurs sont rares, d’après le narrateur, une rareté à l’image de la rareté de la langue ourdoue dans le récit anglais.
146Le statut de l’anglais dans In Custody n’entre pas dans les querelles linguistiques de la diégèse ; seul le conflit hindi-ourdou est pris en considération. Eludée du discours, la question de la survie de la langue anglaise ne se pose pas. Elle est là de fait. Elle s’impose sans qu’il y ait raison ou besoin, semble t-il, de justifier ou de s’interroger sur sa pertinence, elle s’auto suffit. Alors que la langue ourdoue périclite, la langue anglaise prospère. Même Nur se laisse aller à écrire au moins une lettre en anglais à Deven alors que ces deux personnages peuvent très bien communiquer en ourdou. Mais au-delà de cet épisode particulier, la narration n’est pas toujours très explicite sur la langue en usage parmi les différents personnages. En quelle langue se parlent-ils ? Certes, nous l’avons vu, on nous dit que tel personnage s’exprime dans une langue ourdoue raffinée, et tel autre dans une langue plutôt vulgaire. Mais ces précisions sont rares. Qu’en est-il lorsque nous quittons le cercle restreint de Nur, de ses admirateurs, le monde de l’édition et celui de l’université, et que nous participons à des scènes de la vie quotidienne, plus ordinaires, telle, par exemple, une conversation entre deux étrangers dans le bus qui mène à Delhi ? Certes, le lecteur peut procéder par déduction. On peut supposer, en effet, que les personnages se parlent en hindi puisque c’est la langue majoritaire. D’un autre côté, le cadre diégétique est Delhi et ses alentours ; nous sommes donc proches de la capitale, un endroit où les locuteurs anglais sont plus nombreux qu’ailleurs. La difficulté à connaître la langue « naturelle » de chacun des personnages n’est pas propre à In Custody, car de nombreux romans transcoloniaux brouillent les repères en donnant l’impression d’un récit monolingue. Ce phénomène accentue l’étrangeté du texte puisqu’en décrivant une « réalité » indienne, le lecteur s’attend à ce que les personnages communiquent dans une langue qui est la leur, celle de tous les jours. En tout état de cause, la langue anglaise est la langue du roman, celle qui éclipse les deux autres.
147Au contraire de nombreux romans transcoloniaux, In Custody, comme la plupart des œuvres d’Anita Desai et à l’instar de ceux de R. K. Narayan, ne met en scène aucun personnage anglais ou britannique. Ces deux écrivains ont presque systématiquement disqualifié le héros anglais pour ne garder que le seul héritage linguistique de l’ancien colon, le son de sa voix et ses intonations. L’anglais est ici privé ou détaché de ses locuteurs habituels. Pourtant, dans le même temps, la langue anglaise est sur-représentée. Cela pourrait amener certains critiques à s’interroger sur la raison d’être d’une langue dont les locuteurs sont absents de la narration et sur la raison d’être d’un roman dont le sujet est la mort lente mais certaine d’une autre langue. Comment, en effet, réconcilier deux démarches apparemment contradictoires ? Pourquoi aussi évoquer une langue en voie d’extinction dans une autre langue qui finalement étouffe le propos. La forme du récit est dominée par la langue anglaise, le fond par la question du statut de l’ourdou à travers sa poésie. Mais, le lecteur est ébloui par la langue anglaise, son omniprésence, certes, mais aussi sa qualité. Vient se superposer à ce déséquilibre, celui de la prose par rapport à la poésie.
148In Custody est écrit dans une langue littéraire très soignée, une langue poétique dominée par une foison d’éléments comparatifs. Cette technique, propre à la poésie, sature le texte au point de n’être presque plus qu’un exercice de style. La poésie ourdoue est par conséquent évoquée dans une prose poétique anglaise qui envahit le discours. Le recours quasi systématique à ces éléments de comparaisons, « like » et « as », rappelle les grands poètes anglais romantiques comme Shelley, Keats, Byron, cités ou récités par Nur, mais aussi Wordsworth, cité en épigraphe du roman. Cela nous amène à constater que la langue de ce roman est un rappel constant de l’élégance poétique anglaise, par les références culturelles et par la forme. Il y a peut-être là une faille du projet esthétique de In Custody, car il ressort de cette écriture raffinée une mise en valeur de la langue anglaise. La poésie anglaise est préservée, réactivée, transmise ou diffusée à nouveau, contrairement à ce qui se passe pour la poésie et la langue ourdoues qui, à chaque tentative du personnage focal, s’enfoncent un peu plus dans l’anonymat. La langue et la poésie ourdoues sont perdantes, car l’exubérance de l’anglais étouffe ce qui en reste. D’une certaine manière, la perversité du débat n’est jamais aussi évidente que dans cette tension, ce rapport de force quasi physique entre l’anglais et l’ourdou. Le discours de In Custody semble dénoncer l’élitisme de Deven tout en s’adressant, pourtant aussi, à une élite angliciste ou anglophone au fait des références occidentales. D’une certaine manière aussi, on peut considérer que l’absence de glossaire en fin de roman peut faire partie d’une démarche élitiste. Le lecteur idéal serait alors, ici, un lecteur bilingue ou le lecteur initié aux jeux linguistiques de la littérature transcoloniale indo-anglaise. La présence de l’anglais, en qualité et en qualité, confère à cette langue une souveraineté évidente, et tout se passe comme si nous assistions à une reprise du pouvoir colonial, comme si la présence et l’autorité britannique physique sur le territoire indien avaient été remplacées par la présence et l’autorité linguistique dans l’espace textuel. La langue ourdoue, dans ce contexte, ne serait plus qu’un prétexte ou un sujet comme un autre, une question accessoire, presque annexe dont l’existence ne serait justifiée que parce qu’elle permet à un écrivain d’attirer l’attention sur ses propres qualités stylistiques. À nouveau, la langue soi-disant défendue est perdante.
149En effet, la langue ourdoue semble uniquement jouir d’un rôle de représentation. Elle est littéralement mise en scène à la fois par la prose anglaise et par les différents personnages censés la défendre. Chaque rencontre entre Nur et Deven (supposée être un entretien littéraire) se transforme, à travers le regard de Deven, en micro scène tragi-comique. Le lecteur est plongé dans un univers futile où les illusions sont entretenues et alimentées par un jeu de métaphores et de comparaisons. Chaque jour, Nur est entouré de spectateurs, comparés à des « puppets » (p. 86), et à toutes sortes d’animaux parmi lesquels Nur et sa famille offrent un spectacle affligeant dans une ambiance de « dramas and performances » (p. 93). Tout semble faux, parodié et trompeur. La question ourdoue est finalement absorbée par un contexte construit pour la nier. Au lieu d’être mise en valeur, elle est mise en scène de façon négative lors de situations ridicules voire burlesques, comme si sa seule existence était remise en question. Plus haut, nous avions remarquer que, dès les premières pages, la narration met en place un environnement défavorable à la survie de la langue ourdoue, que cette dernière tentait de prospérer sur un terrain infertile, une terre aride, dans un lieu où les habitants n’avaient cure de l’Histoire, comme si finalement l’Histoire et la géographie étaient liguées contre elle. À ce mauvais point de départ, il nous faut ajouter la part de responsabilité des personnages, l’inefficacité et l’élitisme des uns, l’indifférence et l’avidité des autres. Il existe une troisième raison au déclin de la langue, d’ordre économique cette fois. La marche de la mondialisation a commencé, la société de consommation fait son entrée, et les Indiens commencent à rêver d’autres rêves. Dans In Custody, les femmes semblent être les premières victimes de ce nouveau phénomène. Sarla, la femme de Deven, est particulièrement réceptive aux appels de la modernité.
[…] there flowered such promises of Eden as could be held out by advertisements, cinemas shows and the gossip of girl friends. So she had dared to aspire towards a telephone, a refrigerator, even a car. Did not the smiling lady on the signboard lean seductively upon a crowded refrigerator, promising « Yours, in easy instalments » ? And the saucy girl in the magazine step into a car as though there were no such things in her life as bills, instalments or debts ? Her girl friends had a joke about it – « Fan, ’phone, frigidaire ! » […] she dreamt the magazine dream of marriage : herself, stepping out of a car with a plastic shopping bag full of groceries and filling them into the gleaming refrigerator, then rushing to the telephone placed on a lace doily upon a three-legged table […]. (p. 67)
150On imagine les panneaux publicitaires géants et colorés tranchant sur une terre désolée, peu propice au rêve. Les promesses évoquées dans cet extrait sont celles de prospérité et d’abondance. La modernité est synonyme de bonheur, obtenu par l’accumulation de biens matériels : la doctrine des trois « f » phonétiques. L’Inde entre dans une nouvelle ère dont le messager est la publicité. L’information et la transmission des bienfaits du nouveau monde sont à mettre en parallèle avec les efforts d’information et de transmission déployés par certains personnages pour réactiver la langue ourdoue à travers la poésie. Or ce qui fonctionne dans un cas ne fonctionne pas dans l’autre. Cet extrait nous renseigne, par conséquent, sur le pouvoir des médias. L’Inde, comme d’autres pays, a atteint ce stade où ce qui a pour vocation d’être vendu doit passer par l’information de masse, lisible, et doit forcer son chemin pour être entendu. Si la langue ourdoue doit survivre, cela se fera grâce à des publications en masse dans cette langue. Or, elle est manifestement dépassée, car la langue anglaise fait partie du convoi de marchandises importées en Inde. Déjà présente sur le territoire, il ne lui en fallait pas plus pour faire de nouveaux adeptes.
151La question de l’utilité de la langue ourdoue se pose donc aussi en termes économiques, à l’heure où l’Inde entre dans l’ère de la consommation de masse, à l’heure où tous les domaines de la vie quotidienne sont touchés : des piles de saris importés du Japon apparaissent sur les étales du bazar de Delhi, l’électronique « made in Japan » envahit le marché, et les nouvelles professions, liées aux récentes exigences commerciales et aux nouvelles technologies, nécessitent des connaissances en anglais de plus en plus solides et de plus en plus pressantes. Les références à l’« invasion japonaise », en particulier, sont trop nombreuses pour passer inaperçu. Les quelques exemples qui suivent sont le reflet de la mutation de la société indienne.
[…] they walked on down the sari lane where lurid Japanese nylon saris covered with gold and silver embroidery flashed from doorways like gaudy but shimmering prostitutes propositioning the passers-by, while the rich soft traditional silks were folded and staked in sober, matronly bales at the back. (p. 31)
152Ici, à travers l’exemple des saris, deux époques sont contrastées dans une construction binaire opposant d’un côté la manufacture traditionnelle, de l’autre la production textile de masse. La fibre naturelle, la soie, est remplacée par la fibre synthétique, nylon. Les changements d’orientation des marchés sont, entre autres, exprimés par la place qu’occupent les saris sur les étales des commerçants. Les nouveaux produits sont exposés en devanture tandis que les vêtements traditionnels sont relégués dans l’arrière-boutique. Alors que les premiers exhibent des couleurs et des motifs tapageurs, les seconds sont soigneusement et modestement pliés, comme si la narration voulait signifier que les premiers étaient les symboles inévitables de l’avenir et que les seconds appartenaient à un passé dépassé qu’il valait mieux oublier. Remiser les anciens saris revient à marquer la rupture entre deux conceptions du monde. Puis deux autres allusions aux saris montrent que l’évolution du marché ne concerne qu’une partie de la population.
The Principal’s wife, in a new sari of Japanese nylon printed all over with sprigs of brown and violet flowers, came forward […]. (p. 98)
[…] the Principal’s wife stood smiling, one arm outflung from under the brown and purple Japanese nylon folds […]. (p. 100)
153Ces deux citations sont une indication de l’émergence d’une classe moyenne concomitante de la nouvelle orientation économique du pays, et de l’écart que cela suppose avec le reste de la population. Écart culturel dans la mesure où certaines personnes sont au fait des nouveautés et de la mode, donc décalage entre la ville et la campagne, et écart financier dans la mesure où il faut avoir les moyens de payer les saris en polyamide alors que les saris traditionnels sont fabriqués au sein de la famille. En guise d’exemple, l’épouse de Deven, par contraste, porte une tout autre tenue, « limp, worn clothes » (p. 213).
154À l’instar de l’industrie textile, la technologie japonaise envahit les rues de Delhi. Ainsi, lorsque Murad, l’éditeur de la revue Awaaz, et Deven partent à la recherche d’un magnétophone pour enregistrer les paroles et la voix de Nur, la narration invite le lecteur à reconnaître les signes de changement dans le comportement des personnages.
Chiku lifted out the machine proudly, the others looked at it quite rapturously, exclaiming when they had verified that it was indeed just what Mr Jain had promised, a Japanese model. Japanese : what could be finer ?
« Japanese goods mean cheap goods – phut – they break in your hands », Deven said gloomily. (p. 114)
155Même une petite boutique, comme celle de Mr Jain, vend du matériel audiovisuel d’importation, et la scène, entre les deux personnages, fait écho au paragraphe descriptif des saris en soulignant la production de masse, synonyme de prix bas et de qualité inférieure.
[…] Murad […] shouted, « Very good, very good. As good as new, Jain Sahib, and Japanese also. » (p. 115)
156Tout se passe comme si l’acquisition d’un appareil japonais était primordiale pour la tâche que s’est donnée Deven, comme si seul un appareil provenant du Japon garantissait la réussite technique, même si le magnétophone est d’occasion, comme c’est le cas ici. La narration met ainsi en place un réseau de correspondances dans le but de révéler les mutations économiques de la société indienne, et aussi la croyance et la confiance de la plupart des personnages en ce nouveau monde, qu’ils soient les vendeurs de saris ou Murad ou Mr Jain. Cela signifie que, dans ce contexte, la langue ourdoue a peu de chance de trouver des défenseurs. Parce qu’elle est synonyme du passé et parce qu’elle est, de plus, rattachée à la poésie, elle est considérée comme obsolète et n’a plus sa place dans la marche du monde. La plupart des personnages de In Custody déplorent cet état de fait en même temps qu’ils accusent la suprématie de la langue hindi. Mais les mutations économiques frappent aussi le hindi. L’absence d’avenir pour l’une ou l’autre langue, dans l’Inde de la deuxième moitié du xxe siècle, mais aussi l’absence d’avenir tout court pour un Indien en Inde, est le sujet de discussion engagé par l’un des collègues de Deven. Tout commence par une carte postale…
The card bore a coloured picture of a Mickey Mouse figure selling popcorn in a candy-striped booth, pin-cheeked children in lettered T-shirts stood around him, eating popcorn out of mammoth bags ; a ferris wheel loomed above them in an amusement park at the back. (p. 203)
157Jayadev est fier de montrer une carte postale reçue de l’un de ses anciens amis de Mirpore, Vijay Sud, immigré aux États-Unis. Si le narrateur s’attarde sur la description de cette carte, sans grand intérêt, c’est parce qu’il faut y voir un message supplémentaire de l’avancée de la société de consommation. La face illustrée d’une carte postale est en général révélatrice d’un choix délibéré de l’expéditeur. Ici, le choix de Vijay Sud, un parc d’attractions, correspond exactement au message qu’il veut transmettre, à savoir un aperçu du Nouveau Monde où la vie est joyeuse, colorée et où règne l’abondance. La présence d’enfants est signe de jeunesse, d’énergie et d’avenir. Ainsi, après le Japon, nous sommes passés aux États-Unis, et tout porte à croire que l’Inde n’a atteint le niveau de ni l’un ni l’autre malgré les premiers signes de changement, que le pays serait même pris dans un étau, au milieu de deux superpuissances prospères. Jayadev explique à Deven que Vijay Sud enseigne la biochimie. Sur sa carte postale, Vijay Sud rend compte de sa réussite matérielle en énumérant les biens qu’il possède. Jayadev est ébloui par le résultat, fait le lien entre sa profession et son niveau de vie et envie son ami. La réussite de ce dernier donne lieu à une prise de conscience et à un bilan pessimiste sur l’enseignement des langues et la littérature en Inde. Voici la conclusion de Jayadev :
We took up the wrong subject. We should have taken physics, chemistry, microbiology, computer technology – something scientific, something American. Then we would have had a future. (p. 204)
158Jayadev, par ces paroles, construit son rêve américain, un rêve de bien-être matériel dans lequel l’enseignement de la langue ourdoue et celui du hindi n’ont pas leur place. Ces enseignements ne sont pas rentables en termes économiques. Le fait que la narration précise que Vijay Sud travaille dans l’État de l’Indiana n’échappe pas au lecteur, car si l’on tient compte de la similitude du nom de l’État avec le nom Inde, le rapprochement ne fait que renforcer le décalage et les disparités des deux endroits exprimés par les propos de Jayadev. L’Indiana est le rêve américain de l’Inde. De plus, puisque les États-Unis sont un pays où la langue anglaise est majoritaire, le lien entre réussite financière et l’anglais ne fait aucun doute. Finalement, les matières énumérées par Jayadev, sont des disciplines universelles, sans frontières, sous-entendu, rentables et utiles pour l’humanité.
159L’immigration vers un pays anglophone est, par conséquent, la seule solution pour accéder à un niveau de vie supérieur. Si le point de départ du roman concerne la disparition progressive de la langue ourdoue, au fil des pages, le lecteur s’aperçoit que ce sujet est le prétexte d’une remise en cause générale du statut des langues, et il semblerait que la plupart des personnages soient convaincus de l’économie particulière à laquelle sont soumises les langues, c’est-à-dire leur utilité. Même les étudiants, qui sèchent les cours de hindi pour travailler et gagner un peu d’argent, entrent dans le débat et formulent une définition de l’utile.
« Sir, please, sir », they shouted, « why should we waste our time learning Hindi when we can pick up some useful skills that will help us find employment ? » They seemed to be mimicking some illiterate advertisement in the newspapers […] one of them added rudely, « Hindi does not help get you employment. » (p. 200)
160Nous voyons, à travers cet extrait, comment se construit une sorte de conjuration contre les langues indiennes : certains professeurs de hindi, les étudiants, et à présent les médias, à travers la publicité relayée par les journaux. C’est ainsi que progressivement et paradoxalement, de moyen de communication en moyen de communication, la langue disparaît du curriculum. Nous assistons aussi, à travers cette citation, à l’éternel débat de la notion philosophique de l’utilité. À cet égard, le discours narratif est ambigu, et le lecteur s’interroge une fois encore sur la langue utilisée par les personnages. En quelle langue les étudiants s’adressent-ils à leur professeur ? La question se pose aussi pour les journaux et la publicité. On peut imaginer qu’il s’agit probablement de journaux de langue anglaise, car on voit mal pourquoi un journal hindi s’acharnerait sur la langue de sa propre écriture. Quoi qu’il en soit, il semblerait que pour que la langue ourdoue survive, il faut qu’elle ait une valeur marchande. Elle doit se vendre. Dans la citation suivante, elle est comparée à une denrée alimentaire de luxe.
« Like the cashew nuts ? » Siddiqui gave a painful smile. « Yes, Urdu is becoming a rarity – it is only grown for export. To Pakistan, or to the Gulf. Have you heard, Faiz has gone to Beirut, to edit an Urdu magazine there ? » (p. 102)
161Le narrateur soumet un nouveau paradoxe. Pour mériter d’être sauvé, l’ourdou a besoin d’un nombre de locuteurs suffisant, susceptible de le transmettre, à l’oral ou à l’écrit. D’où l’exportation vers le Pakistan et les pays du Golfe. En Inde, les locuteurs ne sont pas assez nombreux, mais d’un autre côté, les bonnes volontés sont quasiment réduites au silence. Tout se passe comme si la langue ourdoue était un simple produit dont le cycle de vie touche à sa fin et dont la rentabilité n’est plus suffisante pour justifier son existence. L’aspect économique, lié à la langue ourdoue, parcourt le roman où chaque personnage semble pris dans un piège financier, voulu ou pas, mais qui paralyse les rapports entre les personnages et par conséquent est un obstacle à la transmission de la langue. Le personnage focal, Deven, enseigne le hindi par nécessité économique parce que le nombre d’étudiants en ourdou est insuffisant ; Murad, l’éditeur de la revue Awaaz, ne voit que le profit qu’il tirerait d’un numéro spécial sur celui qui fut jadis célèbre, et fait montre d’une avarice extrême lorsqu’il s’agit de débourser des sommes pour mener à bien son projet ; les « techniciens », chargés de faire fonctionner le lecteur de cassettes, ne veulent rien faire sans une contrepartie financière, le département de ourdou, composé d’un seul professeur, n’entend pas dépenser plus qu’il ne faut pour une cause considérée comme perdue d’avance. Quant à Nur, il a aussi compris la valeur marchande de la langue : une rareté doit se payer au prix fort. La langue ourdoue, ou plutôt sa transmission, est transformée en opération mercantile. Pour Nur, elle devient un enjeu économique allant jusqu’au chantage : un entretien contre une opération des yeux, quelques vers de sa poésie contre l’éducation de son jeune fils, quelques souvenirs de jeunesse contre un voyage à la Mecque, sans compter la nourriture, la boisson et les « incidentals » (p. 166) dont la liste ne finit jamais. Presque tous les personnages du roman cèdent d’une manière ou d’une autre à l’appat de gain. Même Deven, mais dans une moindre mesure, pense aussi à l’argent. Le savoir est une denrée comme une autre qui se paie. Toutes les étapes menant au grand poète sont parsemées d’obstacles financiers. Ce procédé narratif autorise Nur à divulguer son savoir de façon parcimonieuse, au compte-goutte. Le moment où il va enfin donner matière à un article complet pour la revue est sans cesse repoussé, et la publication de la revue elle-même est remise à plus tard. Tout demeure en suspens puisque la transmission du savoir est sans cesse négociée et renégociée. Sont responsables les exigences des différents personnages et celles de la diégèse qui bloquent la situation. Le moment de révélation, tant attendu, n’arrive jamais. Le lecteur reste sur sa faim. Souvent comparé à un traversin (sans doute à cause de la lourdeur de son apparence physique et de sa position presque toujours horizontale), Nur est réifié par la narration, et devient le symbole de l’inertie de la langue ourdoue dans un monde en mutation.
162Dans In Custody, l’ourdou est victime d’un nombre considérable d’obstacles à son expansion. Il n’est ni la langue des affaires ni celle du pouvoir. Paradoxalement, cette langue est presque un sujet tabou dans ce roman dont elle est pourtant le sujet de discussion nodal. La communication entre les personnages tourne systématiquement au fiasco, le personnage focal maintient une ligne de conduite élitiste, et à l’occasion caresse un rêve de célébrité donc de succès commercial, les femmes sont mises à l’écart, le contexte économique de l’époque n’a cure d’une langue inutile aux lois du marché, et comme si cela ne suffisait pas, la langue d’écriture du roman est celle de l’héritage colonial. L’ourdou reste en marge, à la périphérie des intérêts des personnages et à la périphérie de la langue d’écriture. Elle est réduite au silence, à un rôle de subalterne, soumises à des enjeux de pouvoirs puissants, et sans doute condamnée à mourir dans les bas-fonds de Delhi. Le subalterne n’a pas droit à la parole. La narration manque de réponses concernant cette question de la subalternité, comme la position de la femme indienne, soumise à l’autorité masculine et dont la voix est éteinte. L’absence de solution laisse un goût amer, car ce récit illustre le silence par le silence, le vide par le vide, la non-existence par la non-existence. Par ailleurs, le centre et la marge sont à nouveau d’actualité, comme à l’époque coloniale.
163Cette histoire, vue de l’intérieur et dont le message est centré sur lui-même, semble dénoncer les pouvoirs (économique, linguistique, masculin, culturel en opposant les Belles Lettres au parler populaire, puis celui de la ville sur la campagne) en limitant le droit à la parole aux personnages qui ne jouissent pas de ce pouvoir, mais en même temps, la narration affirme son élitisme (en soi une autre manifestation de pouvoir) à travers une langue et une structure dont les références et le mode d’emploi sont occidentals. Ainsi, l’anglais s’impose avec force et vient coloniser un terrain linguistique tout en prétendant le sauver. La technique mise en œuvre en fin de compte est digne de la mission civilisatrice que s’étaient donnés les colons deux siècles plus tôt : sauver les Indiens d’eux-mêmes. Ce n’est pas ce qu’un lecteur attend d’un écrivain transcolonial, mais force est de constater que la contradiction est flagrante. Mais la contradiction se situe aussi à un autre niveau. La division linguistique, et celles qu’elle entraîne dans son sillage, et dont il est question au début de ce paragraphe, est la conséquence directe de la Partition. La langue ourdoue est certes victime d’un manque criant de locuteurs mais elle surtout victime de la colonisation. Nur rappelle brièvement les faits :
The defeat of the Moghuls by the British threw a noose over its head, and the defeat of the British by the Hindi-wallahs tightened it. (p. 38)
164La question linguistique prend, on le voit, une tournure politique. La Partition, générée par la présence anglaise, a vidé l’Inde de la plupart de ses locuteurs ourdous dans l’obligation de quitter le pays pour le Pakistan. Les Britanniques, et la langue laissée en héritage à la classe dirigeante et à une certaine élite, sont donc directement responsables de la disparition de la langue ourdoue et des divisions entre les Indiens. La Partition est sans fin, et touche tous les niveaux de la société indienne. Le choix de la langue anglaise, comme langue d’écriture de ce roman, peut paraître par conséquent inopportun pour les défenseurs des langues vernaculaires.
165En prenant du recul par rapport au texte d’Anita Desai, la situation se présente de la façon suivante : la narration se base sur un fait réel, à savoir la disparition progressive de la langue ourdoue. Elle part d’une constatation. C’est un fait indiscutable de la réalité indienne, un fait de société et un fait culturel. Transposée dans la fiction, cette disparition est en partie expliquée par l’envahissante présence linguistique hindoue. Or, la disparition est exposée et narrée en anglais, langue dominante du texte, même si la question du rôle de la langue anglaise n’est jamais évoquée dans la diégèse. La présence de l’anglais s’impose sans qu’il soit nécessaire d’en parler. Il semblerait que l’explication de la mort lente de l’ourdou doive passer par un bilan écrit dans une langue qui lui est étrangère. Si l’intention de départ est de défendre cette langue ou du moins de susciter une prise de conscience chez les lecteurs, nous nous trouvons dans une situation étrange. Tout se passe alors comme si la narration s’était trompée de cause. Nous aboutissons au résultat suivant : le hindi supplante l’ourdou dans la réalité et l’anglais supplante les deux langues dans la fiction. Tout se passe encore comme si le projet diégétique du narrateur était dépassé par son propre objet d’étude. Au final, la fiction dépasse la réalité.
166On comprend mieux, à travers l’exemple de In Custody, combien la question linguistique peut préoccuper certains auteurs. Publier en anglais ou dans une langue vernaculaire, a fortiori lorsque la thématique de l’œuvre de fiction est d’ordre linguistique, est un choix difficile et implique des prises de positions qui ne vont pas de soi. Ce roman fait pénétrer le lecteur au cœur des querelles linguistiques dont il a été question plus haut dans ce chapitre, et nous ne pouvons que constater que la situation linguistique des pays victimes de la colonisation est dans une impasse, comme le montre In Custody concernant l’ourdou. L’impasse, matérialisée par la topographie de la résidence du poète Nur, est autant le fait des individus que de la collectivité. Ainsi, lorsque Murad s’emporte contre la suprématie du hindi, Deven prend conscience de son rôle dans la sauvegarde de l’ourdou.
« […] Someone has to keep alive the glorious tradition of Urdu literature. If we do not do it, at whatever cost, how will it survive in this era of – that vegetarian monster, Hindi ? » He pronounced the last word with such disgust that it made Deven shrivel in his chair, for Hindi was what he taught at the college and for which he was therefore responsible to some degree. (p. 8)
167La part de responsabilité de chacun, mise en évidence dans cette citation, ne peut qu’obliger le lecteur à s’interroger sur la part de responsabilité de l’écrivain, car la conclusion incontestable de la lecture est que l’anglais est aussi sûrement légitimé que l’ourdou est exclu. Si Deven culpabilise en pensant qu’il consolide la transmission du hindi par l’enseignement, ce qui a pour effet une diminution du nombre de locuteurs ourdous, on peut imaginer que l’auteur du roman s’est posé la question de sa propre responsabilité en écrivant en anglais. In Custody est donc aussi une réflexion consciente et mesurée de cette prise de position.
168Essayons, le temps de quelques lignes, de nous mettre à la place des défenseurs d’une langue vernaculaire. Imaginons pour cela le cas de figure suivant : la situation diégétique est transposée à la réalité. Il nous faut alors imaginer le narrateur de In Custody écrire en ourdou afin d’être en adéquation ou cohérent avec la cause qu’il défend. À partir de là, la question est de savoir si la situation de la langue défendue en serait changée. Le narrateur aurait certes bonne conscience, mais l’impact serait-il le même ? Cette question, sans réponse définitive, ne peut ni calmer les conflits ni régler les dissensions, et aurait même de grandes chances de provoquer l’effet inverse, mais elle mérite d’être posée. Le lecteur se demande aussi à ce propos en quelle langue Murad a l’intention de publier les articles de ses contributeurs, et à quel lectorat il pense s’adresser.
169Dans tous les cas, il est évident que la publication, en anglais, d’un roman sur une langue en péril, est pour Anita Desai, une façon d’attirer l’attention d’un large public sur cette langue particulière, et nous incite à réagir sur le sort de toutes les langues dont les chances de survie dépendent du nombre de locuteurs et de leur volonté de transmettre leur savoir. À moins qu’il s’agisse d’une opération purement commerciale…
170Cherchons ailleurs…
171La symbiose a un effet pervers dans ce roman car, le croisement d’un fond typiquement indien et d’une forme typiquement anglo-saxonne, dont l’une des manifestations est le métissage linguistique anglo-ourdou, affaiblit la langue minoritaire, figure pourtant majoritaire de In Custody. Nous avions laissé de côté, jusqu’ici, une autre définition de l’expression « in custody » ; le moment est venu de s’y intéresser. Si l’on s’en tient à la stricte définition juridique du terme, à savoir « en détention provisoire », nous nous apercevons que non seulement elle correspond parfaitement au rôle attribué au personnage focal, Deven, vis-à-vis de la langue qu’il tente de détenir le plus longtemps possible, mais qu’elle peut aussi très bien s’appliquer au rôle que l’auteur du roman s’est donné. En effet, Anita Desai s’est proposé, le temps d’un roman, de détenir la langue ourdoue en l’emprisonnant dans le carcan de la langue anglaise. Dans les conditions décrites ci-dessus, la langue anglaise ne peut être qu’un site de confrontations. Et pourtant.
172Arme de pouvoir(s) par excellence, le langage est ce qui unit les hommes autant qu’il les oppose. Nous l’avons vu ici : deux langues vernaculaires s’affrontent, l’une d’elles est lésée par rapport à l’autre, et réclame sa légitimité. Donc, le langage oppose les hommes ou « language divided us » comme l’affirme le narrateur de Midnight’s Children (p. 189). D’un autre côté, le hindi et l’ourdou sont réunis dans leurs antagonismes par une troisième langue, la langue anglaise dont la tâche est de dénoncer les conflits, en se les appropriant. La langue anglaise se pose dès lors en arbitre. Au milieu de la mêlée linguistique, la langue anglaise entend remettre de l’ordre dans le chaos qu’elle a elle-même créé. C’est alors que ressurgit l’ancienne idée coloniale de vouloir ordonner l’Inde, comme nous l’avons vu dans les premiers chapitres de cette étude. Mais cette idée venait des acteurs de la colonisation et des écrivains en accord avec l’idéologie coloniale. Or, ce roman est écrit par une Indienne. Si Anita Desai n’a aucune intention d’adhérer à l’idéologie coloniale, il s’agit peut-être, pour cet écrivain, de se mettre à l’écart, de ne pas prendre parti. Alors que le lecteur pense, en ouvrant In Custody, que le narrateur entend défendre une langue en perte de vitesse, l’intention de ce dernier serait plutôt d’exposer des faits en s’arrangeant pour demeurer en dehors du conflit. C’est ce que la troisième langue autorise : la langue étrangère, permet à la fois le recul et le détachement. Le critique Richard Cronin fait la remarque suivante :
To write about India in any of the vernaculars, even in Hindi its national language, is inevitably to divide it. […] Writing in Gujarati, or Tamil, or Bengali confers on the writer a regional identity that unavoidably takes precedence over his identity as an Indian. (« The Indian English novel : Kim and Midnight’s Children », in Modern Fiction Studies, p. 201)
173Si, dans cet article, Cronin limite son hypothèse critique à Kipling et à Rushdie, il me semble que ses conclusions rejoignent les préoccupations d’autres écrivains, en l’occurrence Anita Desai. Ne pas diviser, vouloir produire une vision globale de l’Inde semble être la tendance narrative des auteurs transcoloniaux, observée par Richard Cronin. Se positionner soi-même, en tant qu’écrivain, au-dessus des querelles, qu’elles quelles soient, est une autre tendance. Or, nombre d’entre eux parlent de conflits et de divisions, entre les castes, les religions, entre les femmes et les hommes, les langues, entre l’Orient et l’Occident. Si la langue anglaise efface les identités singulières au profit de l’identité indienne, elle abolit les frontières, au sens propre et au sens métaphorique, et l’écrivain indo-anglais se trouve par conséquent dans ce que l’on pourrait appeler un No man’s land linguistique, au-delà ou en deçà des conflits particuliers, une attitude à la limite de la vanité. Richard Cronin souligne le résultat quelque peu absurde de la situation :
The paradox of the Indian English novel is that it is the only kind of Indian novel there is, and it is scarcely Indian at all […] Indian English novels have more in common with each other than with novels set in India written in any of India’s native languages. Salman Rushdie has more in common with Rudyard Kipling than with Premchand or Bankim Chandra Chatterjee. (ibid., p. 202)
174Il n’est pas certain que Salman Rushdie apprécie d’être comparé à Kipling plus qu’à n’importe quel autre romancier indien, mais la remarque n’est pas tout à fait fausse. Appliquée au roman d’Anita Desai, In Custody, la formulation de Cronin renvoie à une question déjà soulevée plus haut, à savoir l’étrangeté de la situation rendue par l’omniprésence de la langue anglaise. Mais il n’y a pas que cela. Si l’écrivain ne s’identifie ni comme locuteur ourdou ni comme locuteur hindi, cela peut signifier d’une part qu’il n’entend pas prendre parti pour l’une ou l’autre des deux langues, et d’autre part qu’il entend exercer un pouvoir sur l’une et l’autre des langues. Si le narrateur ne parle pas la même langue que ses personnages, sa marge de manœuvre s’en trouve accrue ; cela lui permet de se jouer d’eux par le biais de l’ironie, par exemple, comme c’est le cas dans ce roman. En portant un regard supérieur dans une langue dont on sait qu’elle n’est la langue maternelle d’aucun des personnages, le narrateur implique qu’il a une vision large de la situation, qu’il est plus avisé que quiconque pour porter un jugement. La langue étrangère permet ainsi au narrateur de dominer la situation, de transcender la question linguistique. Nous pourrions avancer l’idée que In Custody est un roman où la langue anglaise divise le territoire linguistique indien pour mieux régner, pour asseoir son autorité, pour rappeler à l’ordre l’une et l’autre des deux langues. Cette remarque semble paradoxale, mais il n’en reste pas moins que l’impression de domination linguistique s’impose de la première à la dernière page du roman. On peut aussi émettre l’hypothèse que l’influence du roman anglo-indien, en particulier l’influence des romans historiques, est à l’origine de l’ambivalence et de l’ambiguïté de l’écriture de ce roman. En tout état de cause, la distance du narrateur, manifestée par son discours narratif en anglais, est réelle. C’est une distance par rapport à l’objet d’étude et à ses implications culturelles et politiques. Un bref exemple illustre cette pensée :
[…] Neha is surprised into their Gond tongue, but returns quickly to English.
Vernaculars encourage factions, particular friendships. (p. 35)
175Il s’agit ici du commentaire d’un dialogue entre deux religieuses, extrait du roman d’Allan Sealy, The Everest Hotel. Dans ce passage, le narrateur met l’accent sur un aspect intéressant de l’usage d’une langue en faveur d’une autre. Les religieuses, seules dans cette scène, donc libres de se parler comme elles l’entendent, ont le choix entre deux langues. L’instinct les poussent à communiquer dans leur langue maternelle « their Gond tongue » puis c’est en anglais qu’elles poursuivent la discussion. Le narrateur souligne les connotations politiques, « factions », et affectives, « friendships », attachées à la langue maternelle. Tout se passe comme si chaque langue avait une fonction particulière qu’il ne fallait pas confondre avec une autre. La langue maternelle est présentée comme la langue de l’engagement politique ou affectif, comme nous venons de le voir, la langue de la complicité, tandis que la langue anglaise est présentée comme la langue de la neutralité, de la distance, du non engagement. Le choix d’une langue n’est donc pas anodin, et incite à la prudence. Cette réflexion nous ramène à In Custody, dont on peut supposer que le narrateur a pris le parti de la neutralité.
176Le gros plan sur In Custody a permis une analyse typiquement transcoloniale dans le sens où la démonstration a prouvé l’influence et le pouvoir linguistique de la langue anglaise. Nous avons pu observer que, dans certains cas, comme ici dans In Custody, la symbiose est synonyme de déséquilibres. Dans le chapitre suivant, nous allons voir que l’interaction des deux mondes oriental et occidental ne se fait pas au seul niveau linguistique. Elle pose aussi la question de la dépendance au système de représentation colonial.
Coûts de reconstruction : contradictions du discours transcolonial
As older Hindus never cease to tell you, the world is never what it seems.
Tarun J. Tejpal, The Alchemy of Desire, p. 170.
177Nous venons de voir que la question linguistique ne cesse de déchaîner les passions et de diviser les écrivains. Au niveau thématique, les querelles existent aussi et soulèvent d’autres questions. Des critiques considèrent que certains romans transcoloniaux reprennent le mode idéologique de l’empire colonial. Dans ce cas de figure, tout se passerait comme si l’emploi de la langue anglaise fonctionnait comme un aimant et attirait, plus qu’elle ne le devrait, la conception du monde qui lui est rattachée. C’est sans doute le sens de la déclaration de Franz Fanon lorsqu’il déclare que « Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture », et c’est l’aporie à laquelle doivent faire face certains auteurs, victimes de préjugés sur la forme et le fond que doivent prendre leurs œuvres sous prétexte qu’ils sont des écrivains transcoloniaux. Un exemple, parmi d’autres, en guise d’introduction au thème de ce chapitre, illustre ce type d’a priori. V. S. Naipaul sème la discorde parmi les critiques et fait encore aujourd’hui les frais d’accusations sur son jugement qualifié de raciste et/ou d’impérialiste. Il est défendu en ces termes :
Much of the criticism stems not from what Mr Naipaul writes but from expectations about what he ought to write, given that he is a brown man (of Indian descent) born into the brown and black society that is Trinidad. Alas, after a 40-year voyage as a writer, Mr Naipaul has arrived at a time when his work is too often viewed through the filter of race. (Naipaul’s Truth, Brent Staples, p. 2)
178L’origine des commentaires négatifs à l’égard de Naipaul est, on le voit ici, à nouveau liée à la biologie. La biologie, à travers la couleur de la peau est, comme je le soutiens depuis le début de cette étude, la pierre angulaire du système colonial et de ses effets secondaires. À nouveau, elle sert de prétexte à un dispositif de mise en accusation. Pour les détracteurs de Naipaul, tout se passe comme s’il était trop noir pour oser écrire ce qu’il écrit, en d’autres termes, seul un écrivain blanc peut se le permettre.
179Cette partie se propose de poser un regard sur ce type de problème, et soulève un certain nombre de questions dont voici les grandes lignes. Comment un écrivain transcolonial doit-il réagir au monde lorsqu’il a choisi la langue anglaise comme langue d’expression esthétique ? Plus largement : comment sortir indemne du carcan d’humiliations que nous avons décrit aux chapitres précédents ? Comment renoncer à l’héritage exorbitant laissé par la colonisation culturelle britannique sans tomber dans le travers inverse ? Comment s’extirper du modèle ? Et d’ailleurs, peut-on s’en dégager totalement ? Comment peut-on prétendre s’affranchir du canon tout en l’intégrant à nouveau à quel que niveau que cela se passe, linguistique ou thématique ? Les chevauchements ou les croisements sont indéniables, nous l’avons vu. S’agit-il de simples coïncidences ou s’agit-il d’un système plus complexe lié à un réseau imparable de confluences ? Ce sont des questions fondamentales que toute littérature née du contact colonial se pose, et chaque écrivain a bien sûr sa propre méthode pour y répondre.
180Dans les pages précédentes, nous avons vu que la question linguistique divise les écrivains indo-anglais et plus largement tous les écrivains transcoloniaux, chacun ayant un avis bien arrêté sur le sujet, chacun, à sa manière, ayant raison. Mais en fin de compte chacun choisit, de façon consciente, sa langue d’écriture. Au niveau thématique et au niveau du discours, les interrogations, évoquées plus haut, prennent une tournure plus compliquée dans la mesure où les romanciers ne sont pas forcément conscients de l’influence de la langue sur leur thématique, ni de toutes les interactions, ni de la présence de contradictions à l’œuvre dans leur narration. Les pages à venir traitent de ce qui pourrait ressembler à l’échec de la symbiose, caractéristique de la littérature transcoloniale, à travers quelques exemples d’œuvres récentes. Nous allons tenter d’entrevoir les raisons pour lesquelles certains critiques, à l’instar des détracteurs de V. S. Naipaul, décèlent dans certaines œuvres un retour pur et simple aux clichés et aux stéréotypes de la fiction anglo-indienne, une imitation de cette dernière, une mise en avant de la supériorité occidentale alors que le principe même de la symbiose est de donner lieu à de nouvelles structures par lesquelles la hiérarchie des cultures et des valeurs n’a plus aucune raison d’être. Entendons-nous bien : aucune œuvre transcoloniale n’est une copie conforme du modèle occidental, cela va de soi. Ce que l’on peut souligner, en revanche, est la tendance, plus ou moins appuyée, de certains romans à reproduire un mode de pensée proche du mode occidental, des œuvres dans lesquelles le lecteur repère des similitudes ou une continuité du système de représentation colonial au point que le doute s’installe sur la « patrie imaginaire », pour reprendre un titre de Salman Rushdie, de l’écrivain. Commençons par le début.
181Il n’est pas nécessaire d’aller très avant dans la lecture de certains romans pour se rendre compte du poids de la culture occidentale. En effet, un rapide coup d’œil aux épigraphes, suffit à renseigner le lecteur sur les orientations du discours de l’auteur, et surprennent par cette disposition quasi instinctive à citer un auteur occidental.
182L’adjectif « transcolonial », choisi pour une étude critique de la littérature sur l’Inde en anglais, trouve ici une nouvelle raison d’être dans le sens que donne Gérard Genette à sa notion de « transtextualité » à savoir, « Tout ce qui le [texte] met en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes. » (Palimpsestes, p. 7). Ainsi, dans le paratexte, en l’occurence les épigraphes, les écrivains mettent en relation leur propre monde fictionnel avec celui d’un autre écrivain qu’ils ont choisi comme référence. Dans les représentations de l’Inde de l’après indépendance, les écrivains instituent un dialogue avec un autre monde par lequel ils révèlent leur connaissance de références étrangères en particulier de références occidentales, ce qui est rarement le cas dans la littérature coloniale et postcoloniale dont la tendance est plutôt à l’autoréférence. La citation d’écrivains occidentaux, très souvent britanniques, est un procédé intertextuel, interculturel dans la logique de l’écriture du métissage ou de la symbiose, comme nous l’avons qualifiée, de la littérature transcoloniale. De ce point de vue là, il n’y a rien à redire. D’un autre point de vue, cependant, on peut déplorer la continuation des anciens schémas esthétiques coloniaux et postcoloniaux et un certain mimétisme de ces anciens modèles dont les épigraphes ont servi à mettre en valeur les belles-lettres occidentales. Cette tendance a plusieurs répercussions dont celle de souligner l’importance d’une culture déjà expressément sureprésentée par l’utilisation de la langue anglaise, et par conséquent de sous-entendre que les références indiennes font défaut ou qu’aucune d’entre elles ne mérite de figurer en épigraphe. On ne peut s’empêcher de repenser à Thomas B. Macaulay et à ses propos sur la valeur ou plutôt l’insignifiance, à ses yeux, de la littérature indienne. En prenant le relais des écrivains britanniques, les épigraphes des auteurs transcoloniaux contemporains semblent cautionner la culture occidentale. Quel que soit le point de vue critique que l’on adopte, on ne peut que constater l’influence de la culture européenne. Cette dernière demeure une base de réflexion, un support ou une référence pour d’autres parties du monde, et finalement c’est ce qu’elle a toujours voulu et ce en quoi elle a toujours cru. Les Lumières de l’Occident ont encore de beaux jours devant elles. En lisant un livre d’Histoire de l’Angleterre publié en 1950, une phrase en particulier, au chapitre intitulé « Climax of the Victorian Age : 18481880 », attire l’attention sur la grandeur et la croyance en l’éternité de la littérature anglaise.
As for the achievements of the spirit, in the years between Wordsworth’s death in 1850 and Carlyle’s in 1881, a great body of immortal British literature and thought was made. (A History of England : From the coming of the English to 1918, p. 897)
183S’ensuit une liste de vingt-huit noms, véritables icônes de la pensée occidentale dans tous les domaines, et dont les adjectifs « great » et « immortal » sont les caractéristiques. Ces noms sont égrenés au rythme régulier des conjonctions de coordination « and » qui donnent au lecteur l’impression que la liste ne finira jamais. Nous voyons aussi, à travers la citation de l’historien et professeur d’histoire, Keith Feiling, combien les différentes disciplines (ici littérature et histoire) se chevauchent et se croisent et finalement contribuent à la consolidation d’un corpus culturel, uni et solidaire, dans la formation de la nation. Il n’est guère étonnant, par conséquent, que l’exportation par l’empire, de ces notions et des noms qui s’y rattachent, ait laissé des traces profondes chez des générations entières d’écrivains indiens. Mais laissons, pour l’instant, cet élément paratextuel que constitue l’épigraphe, et voyons ce que le texte comporte d’influences occidentales.
The Alchemy of Desire : un doute
184La deuxième partie de The Alchemy of Desire, un roman de Tarun J. Tejpal, relate la découverte d’un journal intime, comprenant plusieurs carnets de notes, retrouvés dans les fondations d’une ancienne maison en rénovation, et écrits par une Américaine qui vécut dans cette même maison un siècle plus tôt. Dans un contexte assimilable à celui de Lady Chatterley’s Lover de D. H. Lawrence, Catherine, une Américaine mariée à Syed, un riche Indien, vit une intense relation clandestine avec Gaj Singh un autre Indien, ancien cuisinier d’une cour royale puis employé au service de Syed, enfin serviteur très personnel de Catherine.
Catherine had never been worshipped like this. […] she had known satisfaction, never such adoration. (p. 405)
She knew enough to know that if she embraced Gaj Singh openly it would destroy her privilege in the area. It would become impossible for her to command the respect of the other servants and the locals. It would destroy her myth, perhaps even open her up to unknown threats. (p. 418)
185L’appropriation d’un classique de la littérature britannique et sa transposition à l’univers indien s’articulent à la question du subalterne : sa position, sa capacité à amener à réfléchir sur le sujet socialement supérieur (dans les deux romans, il s’agit d’une femme), sur la relation maître/esclave et son silence. The God of Small Things, autre hypotexte du roman, explore aussi les amours clandestines, mais contrairement à The Alchemy of Desire et à Lady Chatterley’s Lover, l’introspection d’Ammu ne pose pas sa relation à Velutha en termes de maître/esclave, car comme nous l’avons dit, seule la biologie (l’amour et la peur) entre en ligne de compte ; les pressions, les mises en gardes et les châtiments viennent de l’extérieur. Ici, dans la deuxième citation, Catherine adopte une position égoïste de maîtresse du territoire, des êtres humains qui l’occupent et de la relation qu’elle entretient avec eux. L’intense passion de sa relation avec Gaj Singh (telle qu’elle est décrite des pages durant) prend une tournure tout à fait autre, et perd d’autant plus de sa force et de sa sincérité que seul le point de vue de Catherine est exprimé. Celui de Gaj Singh, du subalterne (concernant ce sujet précis) est éclipsé. Ses propres paroles n’ont que peu de valeur puisque ce qui nous est relaté est relayé par un autre personnage, le fils de Gaj Singh, des années plus tard, donc par un discours reporté, au style indirect. Dans un article célèbre, « Can the Subaltern speak ? », la critique Gayatri Chakravorty Spivak posait la question de l’exclusion du subalterne, de l’absence de sa voix dans les discours coloniaux et postcoloniaux. Même si Gayatri Spivak centre plus particulièrement ses recherches sur le monde rural et la place de la femme dans la société indienne, on ne peut éviter d’appliquer le titre de son article au contexte du roman de Tarun J. Tejpal, ne serait-ce de façon indirecte. Le personnage de Gaj Singh a un rôle de subalterne dans sa fonction auprès de son employeur, cela va de soi : dans toute société, un serviteur reste un serviteur. Mais il est aussi en position de subalterne dans sa relation avec Catherine. Là où on s’attendrait à un rapport d’égalité ou à un rapport de pouvoir partagé ou alterné, la relation amoureuse n’est en fait qu’une réplication d’un rapport de force similaire au rapport de force du contexte colonial. Dans la première citation, Catherine ne se considère pas moins qu’une déesse, « adorée » et « vénérée », une de plus dans le panthéon indien, dans un jugement assertorique confirmé dans la deuxième citation. Les deux citations ci-dessus sont des manifestations d’autosatisfaction du maître qui a conquis l’esclave. Toutes les descriptions, tous les commentaires le prouvent. Gaj Singh n’est ni plus ni moins qu’un animal aux yeux de Catherine. D’abord un reptile : « to surge and flare like a provoked cobra » (p. 396), « flaring like a cobra » (p. 396), « an angry cobra » (p. 397), « flaring like a cobra » (p. 401). Puis la métaphore se poursuit dans chacune des descriptions de Gaj Singh. Ses faits et gestes sont perçus à travers une isotopie animalière censée caractériser l’amant indien de l’Américaine : « He came up the back path on animal feet, […] » (p. 419), « […] if it had been raining, he shook himself like a dog » (p. 420). Tout se passe comme si la narration était happée par le schéma classique de l’hypogenre anglo-indien. On se souviendra que nombre d’auteurs anglo-indiens comparent les Indiens à des animaux, surtout après la révolte des cipayes. On se souviendra aussi de la phobie des Britanniques et des Occidentaux en général concernant les serpents, transformée en obsession narrative : chaque représentation fictionnelle anglo-indienne qui se respecte a un serpent en réserve. Même Kim, pourtant familier de l’univers indien, ne peut surmonter sa peur irrépressible du reptile. Le choix du serpent, comme métaphore du subalterne dans The Alchemy of Desire ne peut donc laisser le lecteur indifférent. Symbole de danger, le serpent est associé à l’Inde entière ; il est l’un des codes transmis de roman en roman, de l’angoisse permanente et latente, et fonctionne, dans la mécanique narrative, comme la métonymie de tous les dangers que la vie en Inde représente pour les Occidentaux. La métonymie prend ainsi une valeur hyperbolique. Le serpent, cet animal, sournois, qui se glisse n’importe où, n’importe quand, rusé, que personne n’entend arriver, qui se cache dans les endroits les plus imprévisibles et dont la couleur se confond avec celle du terrain, cet animal maudit, honni, chargé de tous les symboles négatifs, est à lui seul représentatif de l’Indien, tel qu’il est perçu dans la littérature anglo-indienne, du danger de sa présence auprès de la memsahib, du désir et des fantasmes de cette dernière, de sa révulsion et des mortifications qui s’ensuivent, à fortiori si l’un de ces Indiens devient son amant. Catherine confie sa culpabilité à son journal intime.
She wrote of not giving where it was due.
And of giving where it was not due.
She wrote of sinning against her own blood.
And of redemption and reprieve. […]
And she wrote of visiting church, something she had not done since Notre-Dame decades ago.
She wrote of going home to America one last time. (p. 427)
186Cette confession est digne de celle d’un personnage tiré du répertoire anglo-indien. On y retrouve l’obsession du péché présent à chaque ligne, sous forme d’auto flagellation et de mea-culpa. La typographie de cette portion textuelle rajoute du sens aux méditations de Catherine dans la mesure où elle fait penser à une série de formules destinées à exorciser le mal. La répétition de « She wrote » est la manifestation du repentir du personnage, l’équivalent du geste du repentir.
187On peut imaginer que la critique puisse avoir des difficultés à s’y retrouver. En effet, parallèlement au texte de D. H. Lawrence puis à ceux du roman anglo-indien en tant que genre, le lecteur reconnaît aussi la trame narrative de Heat and Dust de Ruth Prawer Jhabvala. Dans les deux romans, les narrateurs reconstituent l’histoire d’une femme à travers les lettres qu’elle a laissées. Puis et surtout les deux romans sont des romans de la transgression et de l’écart : le personnage principal entretient une relation amoureuse avec un Indien, et la narration casse, par conséquent, l’image traditionnellle de la memsahib isolée du monde indien. L’un comme l’autre, ces récits sont un hymne au mélange biologique et à l’hybridité culturelle. L’Indien est objet de désir et non plus de rejet. Pourtant, The Alchemy of Desire bascule. L’Indien est peu à peu éclipsé au profit du personnage occidental, sans cesse en position de dominante. Le roman anglo-indien reprend ses droits. Tout se passe comme si le narrateur, en voulant se réapproprier l’hypotexte anglais pour le détourner afin de dénoncer les conventions rigides du modèle occidental, était devenu lui-même l’esclave de cet hypotexte, l’esclave de son propre choix littéraire, le subalterne du canon britannique. Le discours désireux de s’affranchir du canon ne parvient pas à se débarrasser de son influence. La création, dans ce sens, n’offre rien de neuf. La proposition du critique Homi Bhabha, « the sameness-in-difference », extraite de son essai The Location of Culture (p. 78), est déséquilibrée dans ce roman qui semble peiner à utiliser le colonial, à passer au travers afin de le dépasser et ainsi proposer une nouvelle saisie du monde et de ses représentations.
The House of Blue Mangoes : l’ombre d’un doute
188The House of Blue Mangoes de David Davidar est aussi hanté par les fantômes coloniaux. En effet, de nombreux aspects du roman attestent de l’influence prégnante du roman anglo-indien et de l’idéologie que ce dernier sous-tend. Nous avons vu, dans un chapitre précédent, l’importance que le narrateur attache à la notion de symbiose. L’interaction des discours, entre personnages indiens et anglais, correspond à la nécéssité, également dans un mouvement de symbiose, de resituer les rapports de pouvoir, de hiérarchie et de responsabilité pendant la période coloniale, plus précisément de 1899 à 1947. Si le Mahabharata a fourni l’hypotexte de The House of Blue Mangoes, d’autres textes viennent s’y greffer pour former ce que Umberto Eco appelle une « encyclopédie intertextuelle » (Lector in fabula, p. 270). Le narrateur n’a pas d’autre choix que de spéculer sur l’étendue de l’encyclopédie de son lecteur s’il veut que ce dernier apprécie la portée esthétique de son discours. Il s’avère que The House of Blue Mangoes s’adresse à un public ciblé, puisque les discours occidentaux propres à la colonisation, dont ceux de la fiction anglo-indienne mais aussi ceux de la littérature indo-anglaise, se côtoient dans le but d’asseoir la spécificité biculturelle du roman et d’en préciser sa biologie.
189Des thèmes typiquement indiens, tel le poids des traditions dont les règles strictes du système des castes, le sort réservé aux intouchables ou la condition de la femme, sont mêlés aux vieux clichés de la fiction anglo-indienne, « India’s multifarious attractions, […] » (p. 85) ou les obsessions discursives, « […] the chaos and vastness of India, […] » (p. 341) et aux névroses « fear of snakes » (p. 86). L’éternel duo de la chaleur et de la poussière est également repris. Parfois, le lecteur tombe sur un condensé de clichés dans la même portion de phrase comme une sorte de modèle réduit du roman anglo-indien : « the heat, the flies, the dark ugly people, […] » (p. 81), « heat, dirt and flies » (p. 89) ou encore « The noise, the heat, these people, the deceit… » (p. 92). Tout se passe comme si les personnages anglais étaient restitués à leur environnement habituel, comme s’ils étaient re-mis en scène dans la fiction transcoloniale. Il faut bien sûr ajouter les lieux communs sur le traumatisme de la révolte des cipayes (d’ailleurs dénommée « Mutiny », p. 83) puis les propos sur le racisme, l’infériorité du peuple indien, sa soi-disant irrationalité etc.
190La reprise de ces mêmes thèmes, dans The House of Blue Mangoes, fonctionne, jusqu’à un certain point, comme la mise en examen d’une intertextualité oppressante de banalités et d’« itérabilité » pour reprendre une expression de Jacques Derrida. La stratégie d’écriture repose sur une récupération de discours. Le discours transcolonial croise celui de l’Occident, lui répond, comme s’il voulait l’annuler par le procédé de la répétition qui lui en a assuré la pérennité. La répétition quasi obsessionnelle des thèmes obsessionnels des constructions occidentales de l’Inde semble vouloir fissurer l’édifice rhétorique anglo-indien. C’est selon un procédé mimétique de la technique en usage dans le roman anglo-indien que The House of Blue Mangoes parviendrait à le dépasser et à s’en affranchir. Le pari est risqué et ne parvient pas à convaincre totalement le lecteur. Car, il manque la distance ironique nécessaire à ce genre d’entreprise. Si le narrateur effleure, de temps à autre, la caricature, la dimension comique, par ailleurs, fait défaut, et par conséquent annule un quelconque effet parodique. Le ton de ce roman est on ne peut plus sérieux. On aboutit alors à un résultat opposé à celui auquel le lecteur s’attendait. D’un mimétisme conscient, on est passé, semble t-il, à un mimétisme inconscient ou non voulu de la thématique anglo-indienne. La difficulté, éprouvée par le lecteur, à distinguer la part consciente de celle de l’inconscient, tient peut-être aux deux fonctions que se donne le narrateur. En effet, il semble que nous ayons affaire à deux instances narratives, « incarnées » par deux types de narrateurs, énonciateurs de deux discours ou à un narrateur dédoublé. Je les appelle le narrateur-conteur et le narrateur-choniqueur ou narrateur-historien. Tous deux sont anonymes, extradiégétiques.
191Nous nous trouvons, d’une part, dans un univers fictionnel où les personnages évoluent à leur guise, où le narrateur reste à l’écart, sans faire de commentaires. Il s’agit du narrateur-conteur. Puis surgit, de façon assez subite et abrupte, une deuxième voix par laquelle le narrateur-historien s’introduit dans la diégèse. Par cette métalepse, il condamne sans ambiguïté et sans concession le fait colonial et ses conséquences, l’intervention britannique en Inde et les discours qui ont fabriqué les justifications de cette intervention. Il manifeste tout à coup sa présence, jusque-là invisible, par un changement brusque de registre et de ton. Il abandonne ses personnages pour un temps, et fait part au lecteur de ses commentaires sur sa vision de l’Histoire. Non pas qu’il se nomme expressément, mais il est clair qu’il prend la place de quelqu’un d’autre, celle de l’historien spécialiste de l’époque coloniale.
Not enough has been said about the role of the memsahib in India. Dozens of books have been written about the British men who first subjugated, then ruled, and finally lost India, but accounts of the white woman have been limited to a few autobiographies and a baker’s dozen of cookery books and Raj memorabilia. This is a shame because […] these daughters of Birmingham grocers and Cheltenham school-teachers played a not inconsiderable role in the departure of the British from India.
It was all a matter of attitude. (p. 339-340)
192Avec cette diatribe, sur plus de dix pages, contre les Anglaises en Inde, on assiste à un glissement vers un autre statut. Le lecteur a l’impression d’avoir changé de monde, d’être entré dans une autre sphère de référence. L’insertion métadiégétique a valeur de commentaire, disons plus exactement de mise au point, comme s’il ressentait l’urgence incoercible de dire ou redire certaines vérités. Il donne ainsi l’impression que, pour cela, il lui a fallu changer de fonction, que le pur univers diégétique ne pouvait suffir à traduire le fond de sa pensée. Par ce procédé, le narrateur prend parti et de surcroît se pose en expert. Des expressions comme, « Not enough has been said » et « This is a shame », dénotent son intervention directe dans son propre récit, et témoignent de son érudition puisqu’il est capable d’affirmer que tout n’a pas été dit sur le sujet. Il entend ainsi combler les lacunes. Cette attaque, contre les memsahibs, devient le prétexte pour sortir de l’univers purement fictionnel, pour abandonner momentanément les personnages et la diégèse, et pour faire une sorte d’arrêt sur image sur l’ère coloniale. Il donne l’impression de s’être extrait de l’histoire pour entrer dans l’Histoire. Le lecteur, de son côté, a la sensation d’être passé de la fiction pure au fait historique, comme s’il lisait un tout autre ouvrage tant le changement de ton et de style est soudain. Le narrateur n’est plus le conteur mais le chroniqueur, et tout se passe comme s’il entendait apporter une caution plus scientifique aux accusations jusqu’ici couvertes par la fiction. Il s’est donné une mission différente. Nous avons donc deux voix qui, d’un point de vue théorique, peuvent être discutées selon la position de Mikhaïl Bakhtine sur le sujet. Dans un ouvrage sur les théories du roman, Tzvetan Todorov commente un type de discours examiné par Bakhtine :
Le discours dyphonique, ou bivocal, se caractérise par le fait qu’il n’est pas seulement représenté mais renvoie en outre simultanément à deux contextes d’énonciation : celui de l’énonciation présente et celui d’une énonciation antérieure. Ici l’auteur peut également utiliser le discours d’autrui à ses propres fins, de façon telle qu’il imprime à ce discours, qui a déjà sa propre orientation et la conserve, une nouvelle orientation sémantique. Un tel discours doit, en principe, être perçu comme étant celui d’autrui. Un seul discours possède alors deux orientations sémantiques. (Mikhaïl Bakhtine, le Principe dialogique, p. 110)
193C’est ce qui semble se passer dans The House of Blue Mangoes. Le narrateur utilise un corpus déjà existant mais dont il ne revèle pas les sources et superpose sa voix à celle d’autres auteurs de discours fictionnels ou non. En dehors des memsahibs, le narrateur-historien fait le point sur les acteurs de la colonisation, de manière globale, de façon à ce que chacun reconnaisse sa part de responsabilité.
By the time Queen Victoria, Her Most Benevolent Majesty, accepted the homage of her Indian subjects, […] the British had quite forgotten what they had originally come to the subcontinent for – i. e., plunder and the rapid generation of wealth. Now, in the grip of the imperial impulse, they believed they were ordained to rule a quarter of the world, and bring a civilizing influence to bear on the heathen. (p. 340)
194La position du narrateur-historien est à nouveau clairement exposée. La charge contre les acteurs (-trices) de la colonisation, à travers la mise en relief de l’autorité britannique par des lettres capitales au début de la première phrase puis le ton ironique de l’ensemble de l’extrait, ne semble laisser aucun doute sur le point de vue du narrateur. Rien de plus logique pour un roman transcolonial. Or, les choses ne sont pas aussi simples, ou autrement dit « the world is never what it seems. » pour reprendre le vieux sage hindou. Le narrateur problématique est le narrateur-conteur et son récit second.
195Lorsque ce dernier prend le relais, qu’il met en scène ses personnages, que leurs voix se font entendre, le lecteur entend un autre discours en contradiction avec le premier. En effet, on a l’impression que son récit dérape au point de se transformer en un discours aux résonances franchement coloniales. C’est à partir de ce moment-là, à mon sens, qu’intervient le phénomène de mimétisme inconscient. Comme si le changement de statut narratif prédisposait à la dérive, à une adhésion à d’autres valeurs, comme si le passage par la fiction pure, grâce à l’introduction de personnages, ou, comme si la création d’un monde parallèle, coupait l’élan contestataire.
196La distance entre les deux narrateurs s’accentue au fil de la lecture. Malgré les accusations non équivoques contre l’empire britannique, il apparaît que l’un des autres objectifs de The House of Blue Mangoes soit le refus d’une dichotomie nette des opinions mais plutôt la proposition d’une version mitigée de l’Histoire à travers une réflexion sur le thème de la responsabilité et celui du monopole des discours et des pouvoirs. En d’autres termes, les Anglais sont certes responsables mais les Indiens, certains plus que d’autres, ont aussi soutenu, de manière directe ou indirecte, le pouvoir colonial. Mais le récit a une autre facette en contradiction totale avec les deux objectifs cités ci-dessus. La symbiose ou l’enchevêtrement des discours fait, dans le même temps, apparaître un foyer de contradictions, d’ambiguïtés et de confusions donnant naissance à de nouvelles formations idéologiques. Les personnages indiens en particulier ne sont pas en adéquation avec la position du narrateur-historien.
197Daniel Dorai, l’un des personnages principaux du roman, est un despote dans son village, prêt à dénoncer quiconque enfreint la loi, sa loi, et à en référer au représentant de l’autorité britannique, l’un de ses compatriotes. D’un autre côté, Daniel Dorai tient à sa liberté. « I have a great desire to be free ! » (p. 246) déclare t-il solennellement devant une assemblée. La narration expose ainsi, à travers ce personnage, des actions et des sentiments contradictoires. Comment, en effet, prétendre préserver sa liberté en limitant celle des autres et en acceptant d’être prisonnier du joug colonial ?
198Le thème de la passivité, du non-engagement et celui de la complicité des Indiens, est exploité tout au long du roman. Ainsi, le village de Daniel Dorai est « protégé » des événements politiques, donc « protégé » de l’Histoire, comme si l’Histoire était un sujet tabou. La mort de son frère, l’un des personnages les plus actifs dans la lutte pour l’indépendance, est un prétexte pour Daniel Dorai pour imposer l’interdiction totale d’activités politiques sur son territoire. En réalité, il avoue ouvertement, à un Anglais, son anglophilie : « Given the choice, I’d prefer the British to stay. » (p. 265). En tout état de cause, sa position demeure aussi ambivalente que le silence des autres personnages sur la question. L’Histoire, fil rouge de The House of Blue Mangoes, est donc un sujet hors sujet dans la diégèse. Même les personnages les plus engagés et les plus dynamiques, comme ici Murthy, tiennent des propos indignes d’un choix politique déterminé.
It’s exciting to be an Indian, Kannan, now more than at any other time in the past or in the future. (p. 414)
199Cette citation laisse pensif, et le choix de l’adjectif « exciting » soulève un certain nombre de questions. Pourquoi cette période est-elle plus « exciting » qu’une autre ? Le temps présent auquel il est fait référence est 1944, soit trois ans avant l’indépendance. L’adverbe « now » ne prend toute sa signification que parce qu’il est opposé aux substantifs « past » et « future ». Pour Murthy, l’avenir signifie le départ des Anglais, et donc la liberté puisqu’il milite et lutte à cette fin. Mais à quelle période « past » et « any other time » font-ils référence ? Si le lecteur en déduit qu’il s’agit d’une époque antérieure à l’arrivée des Britanniques, est-ce à dire que la vie était moins « exciting » sans les Anglais, et qu’il en sera de même après leur départ ? En d’autres termes, faut-il l’intervention intempestive d’une puissance étrangère dans un pays, son ingérence puis sa domination pour que ce pays trouve un sens à son existence ? On peut se demander si cette phrase n’est pas une résonance du discours colonial de l’époque persuadé que l’Inde sans les Anglais courait à sa perte. Murthy, pourtant, œuvre avec conviction pour la liberté : il organise des réunions, rassemble les foules, fait tout son possible pour convaincre les plus réticents et organise des marches de protestations. Comment alors ce glissement des actes non ambigus à la parole ambivalente a-t-il pu s’effectuer, si ce n’est parce que la voix narrative hésite à trancher sur la question coloniale. Cette petite phrase de Murthy s’inscrit dans l’ambiguïté générale du roman, et montre que même les plus aptes à accélérer le cours de l’Histoire sont pris au piège d’une narration qui se cherche. Au bout du compte, les rares personnages en lutte active contre l’empire (deux sur une douzaine) n’atteignent pas le but espéré. À travers eux, est condamné l’engagement politique. Aaron, le frère de Daniel Dorai, meurt pour la patrie sans avoir vu l’Inde libérée, et les efforts de Murthy sont minés par la passivité de son entourage. Le manque de conscience politique et de conviction, en même temps que l’absence de résistance des personnages indiens, à une époque où tous les espoirs de liberté sont permis, est caractéristique du roman, comme si l’Histoire, la leur et celle des autres qui se déroule à leur porte ne les atteignait pas.
As with the other great movements of contemporary history, the prospect of a second global war left little impression on Doraipuram. (p. 280)
200Force est de constater que la plupart des personnages, même les plus engagés dans la lutte pour l’indépendance de l’Inde, ont une attitude équivoque. L’impossibilité, dans The House of Blue Mangoes, de trancher sur la question coloniale est flagrante, aucune solution n’est proposée. Au contraire, le roman créé un processus continu d’interrogations et sème le doute sur les motivations réelles des personnages. Le narrateur se veut arbitre dans cette comédie humaine, excusant les uns, condamnant les autres à tour de rôle ou fustigeant les deux peuples dans un même élan de justice.
Indian vs. Indian. We’re brilliant at it. […] In truth, we’re only happy to « adjust » when it suits us, and our behaviour generally shows that we’re unable to handle the vast diversity that invests this nation. If we’re not actively intolerant we’re inert.
[…]
When the British united India in the nineteenth century, they didn’t take away our essential Indianness […]. Instead, they exploited our fatal flaw as it made us easier to control and rule. (p. 209-210)
201Cette citation suscite plusieurs commentaires. En premier lieu, le narrateur se déclare Indien, seule occurrence du roman où il manifeste son identité. Deuxièmement, il a à nouveau changé de rôle, et se pose cette fois en juge. Mais c’est un juge assez particulier qui est à la fois jugeant et jugé. Tout se passe comme s’il avait, dans le même temps, abandonné ses personnages et rejoint ses compatriotes : il n’y a plus d’entités individuelles mais un générique « Indians ». Troisièmement, tout se passe comme si, dans ce passage de la longueur d’une page, le narrateur excusait ses personnages, ou justifiait leur manque de conscience politique et l’échec de leurs actes, par des généralités sur le « caractère » indien dont on remarquera qu’il est de bout en bout négatif comme dans les descriptions anglo-indiennes évoquées au deuxième chapitre. Tout porte à croire cependant que l’échec des personnages provient en réalité de l’échec de la structure narrative. C’est parce que la présence britannique se fait trop pesante, dans la structure même, comme nous le verrons encore un peu plus loin, que ses personnages n’ont aucune chance de se libérer, qu’ils sont prisonniers du carcan imposé par le narrateur. Les personnages évoluent dans un univers fictionnel ancien et purement anglo-indien. Les deux dernières phrases de la citation, même si elles constituent une critique du système colonial, à savoir la relation entre savoir et pouvoir, tiennent, malgré tout, lieu d’excuse au comportement britannique, et le lecteur s’attend presque à lire « Et c’est bien fait pour nous. » La famille Dorai, telle que nous l’avons comprise et décrite plus haut, fonctionne comme une métonymie de la nation indienne. D’un côté, l’intolérance envers les opposants au Raj, de l’autre, la passivité, le silence ou le laisser-faire, le compromis avec l’empire, en d’autres termes la collaboration avec ce dernier. Il est étonnant de constater, à travers ce passage précis du texte, que le narrateur, tout indien qu’il soit, ne prend pas parti, alors que d’autres discours, à travers ses personnages en particulier, prouvent le contraire.
202La difficulté de The House of Blue Mangoes repose sur le mélange des influences qui au lieu de créer une énergie créatrice positive, susceptible de proposer une nouvelle saisie de l’Histoire, produit l’effet inverse, celle d’une version éculée de l’Histoire. Les mêmes idées, parfois à travers les mêmes expressions, circulent d’un personnage à l’autre, indien ou anglais et vice-versa dans une troublante symétrie au point qu’il devient très difficile de savoir où se situe la responsabilité dans le maintien de la situation coloniale y compris le maintien de la tradition littéraire, tant l’écriture brouille les pistes. C’est parce que les personnages s’approprient le discours d’un autre ou que le narrateur échange les comportements face à tel ou tel problème que la confusion et l’ambiguïté règnent et que les contradictions émergent. Pour explorer ce phénomène, nous devons retourner dans ce que j’ai appelé plus haut l’univers fictionnel pur. Il semblerait que le narrateur-historien se soit éclipsé à son tour. Il reprend son rôle de narrateur-conteur et se protège derrière ses personnages, derrière la diégèse pour revêtir son rôle de narrateur-conteur, comme s’il était incapable d’assumer la responsabilité de son discours historique, d’où la nécessité du relais par la fiction. D’où la difficulté à répondre aux questions : qui fait quoi, qui dit quoi et qui pense quoi dans The House of Blue Mangoes ? Regardons d’un peu plus près quelques exemples.
203Prenons le cas de Mrs Stevenson, l’Anglaise type de l’Anglo-Inde type d’un roman anglo-indien type. Le narrateur commente : « she had no sense of history […] she was completely cut off from the outside world » (p. 342). C’est l’image qu’un lecteur habitué du roman anglo-indien retient en effet de la memsahib. Or, ce comportement est exactement celui d’un des personnages principaux indiens, Daniel Dorai, hostile à toute activité politique de son village alors qu’apparaissent, dans le même temps, les premiers signes de la lutte pour l’indépendance du pays. La politique, l’Histoire (synonyme de désordre dans le roman) en train de se faire, à sa porte, n’entrent pas au village de Doraipuram : « None of that nonsense here. » (p. 264) Il y a dans les deux cas, celui de l’Anglaise et celui de l’Indien, un déni de l’Inde et un réflexe d’autoprotection. Tout se passe comme si ces deux personnages se renvoyaient la réplique. De la même manière, pendant qu’une mère indienne n’envisage pas d’autre solution que la mort pour sa fille qui vient d’être violée : « After this, it would be better if she was dead. » (p. 16), un Anglais n’envisage pas d’autre solution que la mort pour résoudre les problèmes de sécheresse et de famine dans des propos similaires au personage précécent : « And death was, when you thought of it, a better alternative to the miserable lives they led. » (p. 81). Aucun autre possible n’est proposé, comme si tous les personnages du roman abdiquaient. Si le roman transcolonial a pour but de se débarrasser du lourd héritage littéraire anglo-indien, de ses clichés, pourquoi alors les personnages indiens et anglais ont-ils la même vision du monde ? Il peut certes s’agir de démontrer que certains Indiens furent complices de la situation coloniale, et en effet cette explication fonctionne pour Daniel Dorai, ce personnage sourd à toutes les questions politiques. Mais il demeure étonnant que ce type de situation se multiplie dans le roman. Il ne s’agit pas de prendre un exemple au hasard et isolé du reste de la narration mais bien de mettre en relation l’ensemble des discours qui tisse l’ensemble de cette même narration. C’est un exemple de trop pourrait-on dire. Bien sûr, on pourra arguer que la citation de la page 16 fait partie d’un dialogue, qu’il s’agit de la parole vive d’un seul personnage indien et que la citation de la page 81 est le point de vue d’un personnage anglais en particulier et non un commentaire du narrateur. Mais là encore, il semble que le narrateur-conteur se dissimule derrière sa fiction. Revenons sur l’histoire du viol. Tout commence page 5 :
The acute peripheral vision of the two girls, shared by every woman under the age of forty in the small towns and villages of the hinterland, is geared towards one thing : men. Sometimes it is exercised to give them pleasure as they flirt expertly even with eyes cast down. But more often than not it is used to spot danger. No young or even middle-aged woman is safe from the slyly outstretched male arm that seeks to brush and feel up, the crude insult, the lascivious eye, and so they learn early to take evasive action before things become unpleasant.
204La narration, à proprement parler, commence page 3 par une précision temporelle (« Spring 1899 ») puis une description géographique du village de Chevathar non loin de Coromandel, l’endroit où, dans la fiction de John Masters, célèbre auteur de romans anglo-indiens, les Anglais abordent les côtes indiennes pour la première fois. The House of Blue Mangoes est écrit selon la technique du chronotope, pour reprendre une expression de Bakhtine, c’est-à-dire la description d’un espace-temps ou encore la description d’un univers où la configuration spatiale est liée à une époque déterminée. Les habitants du village sont déterminés selon ces prérequis. Tout juste deux pages plus loin, après cette mise en place classique de l’espace et du temps, le narrateur nous plonge au cœur de la terreur par un procédé de généralisation sur le comportement des hommes, en l’occurrence des Indiens. L’Indien est perçu de façon fragmentée, et décrit selon les différentes parties de son anatomie, chacune étant associée au danger : « arm », « eye » puis la bouche de laquelle ne peut sortir que la parole de l’insulte. L’Indien, dans le sens générique de tous les Indiens, si l’on en croit cet extrait, est une menace. Cette description négative est assez surprenante dans un roman transcolonial dont le narrateur est indien et qui, par ailleurs, tente de se démarquer de la fiction anglo-indienne en proposant une vision mitigée de l’Histoire. La méfiance à l’égard de l’Indien, le danger qu’il représente pour la femme, plus précisément la phobie du viol, ressurgissent ici pour s’imbriquer dans les fantasmes dont la littérature anglo-indienne est saturée, et finalement justifie l’héritage obsessionnel occidental. En introduisant un contexte de viol, le narrateur s’inscrit lui-même dans la lignée de la pure tradition occidentale. Pour un lecteur familier des romans anglo-indiens, cet épisode fait partie du déjà-vu, de souvenirs littéraires antérieurs à la publication de The House of Blue Mangoes. En conséquence, l’épisode du viol a pour effet de réintroduire le lecteur dans un univers familier. À cela près qu’il s’agit ici d’Indiennes et non plus de la femme blanche, ce qui signifie que le narrateur récupère un thème éculé pour le resituer dans un contexte indien. Ce qui se passe, se passe entre Indiens, ce qui signifie, encore, que l’Indien mâle n’en finit jamais d’être un danger pour les femmes y compris ses congénères. En tout cas, l’extrait précité prend l’allure d’une prophétie, d’un avertissement, lequel est immédiatement suivi du viol effectif de Valli, une jeune fille sur le point de se marier, et permet ainsi de justifier la menace, comme si le narrateur voulait signifier au lecteur qu’il était prévenu. C’était écrit, pourrait-on dire : le viol, comme sujet littéraire incontournable, est annoncé par le narrateur. On a l’impression que ce dernier capitule face à la prévisibilité de l’incipit, comme si l’annonce du danger ne pouvait que conduire au danger. Par conséquent, les commentaires des personnages prennent une tournure ironique, non voulue, par la narration, et la situation devient presque comique. La suite des événements, dont on sait à l’avance de quoi ils seront faits, est énoncée par la mère de la jeune fille. Il ne se produit rien d’inattendu. La mère est elle-même happée par l’incipit : « There’s nothing to be done. What has happened has happened, no one can alter her fate. » (p. 40). Sans l’arrière-plan anglo-indien à l’esprit, ses paroles sont assez énigmatiques : impossibilité d’agir, destin, fatalité. Or, nous sommes en plein « drame » anglo-indien. Tout se passe comme si à travers l’inévitabilité du viol, était en même temps signalée l’inévitabilité du sujet lui-même. « Her fate », son destin, est à mettre en paralèle avec celui d’un personnage de la fiction anglo-indienne ou de tout autre fiction du xixe siècle, autrement dit, un sort auquel la littérature anglaise nous a accoutumé. C’était écrit donc, par d’autres, ailleurs, dans la tradition littéraire britannique. Mais la narration ne s’arrête pas là. Un phénomène identique se produit avec le suicide de Valli, conséquence directe du viol, et par lequel on reconnaît à nouveau l’influence prégnante de l’univers fictionnel anglais. Son destin est tracé d’avance. Dans ce qui ressemble à la chronique d’un suicide annoncé, les parents de la jeune fille condamnent leur fille, avant l’heure, en évoquant son geste désespéré : « After this, it would be better if she was dead, […] » (p. 16) et « We can only hope that her suffering is eased quickly. » (p. 40). Cette phrase est un écho direct à la tradition romanesque victorienne et pré victorienne. Dans un ouvrage intitulé The Popular Novel in England : 1770-1800, J. M. S. Tompkins rapporte les paroles d’un personnage de Mount Henneth, un roman de Robert Bage, dans lequel le suicide ou le confinement constituent la suite logique du viol.
In English books she finds that « women who have suffered it, must die, or be immured for ever ; ever after they are totally useless to all purposes of society ;… no author has yet been so bold as to permit a lady to live and marry, and be a woman after this stain ». (p. 154)
205Dans The House of Blue Mangoes, le suicide est incontournable, tout comme le viol, sans jamais d’ailleurs que le mot soit prononcé, ni par le narrateur ni par l’entourage de la jeune fille, ou seulement à travers « this » ou « her suffering », comme dans la grande tradition puritaine de la pudeur. The Unspeakable Limits of Rape : Colonial Violence and Counter-Insurgency, un article de Jenny Sharpe, évoque la rhétorique du viol, en particulier après la révolte des cipayes :
Upon declaring the crime « unspeakable », the reports offer a range of signification that has the same effect as the missing details. In other words, they « speak » a discourse of rape. (Colonial Discourse and Postcolonial Theory, p. 229)
206La narration de The House of Blue Mangoes rejoint ainsi les discours du xixe siècle sur cet autre point qui est l’indicible. Et pourtant tout indicible qu’il soit, le sujet est répété, traverse les siècles et les continents pour se fixer dans l’inconscient collectif.
207En tout état de cause, comme dans le cas du viol, le narrateur semble suggérer que la présence du thème du suicide est aussi évidente que le recours au suicide lui-même. Et à nouveau, aucune alternative n’est proposée. Tout comme dans la société victorienne, le suicide et le viol (ressassés à l’envi dans la littérature de l’époque) sont des sujets tabous, et la mort, quelle que soit la forme qu’elle prenne, reste un sort préférable à celui d’une vie souillée. Le narrateur semble s’être trompé d’univers, comme s’il s’était égaré dans la mer intertextuelle. En tout cas, la réitération du thème du viol et celle de la construction de l’Indien, synonyme de danger pour la femme, est réelle. Il est difficile d’échapper au constat que ce qui n’était que rumeur de la sauvagerie des Indiens, mais dont les romans se sont servis pour articuler leur position idéologique, est confirmé par ce récit transcolonial. Dès lors, The House of Blue Mangoes, prolonge et nourrit celui de l’Occident, et en le réactivant le valide plus qu’il ne le dénonce. Il est le relais des voix anglo-indiennes conjuguées. Autrement dit, l’écriture transcoloniale, ici, consolide un pouvoir déjà existant. Un autre exemple de récupération des thèmes anglo-indiens est troublant.
208L’une des obsessions des discours occidentaux, la blancheur de la peau, est récupérée dans ce roman par un cliché à l’envers. Le lecteur voudrait prendre cet épisode pour un pastiche de la fiction anglo-indienne, et il y croit un certain temps. Le cliché à l’envers est donc cet Indien dont l’intention est de paraître le plus blanc possible, peut-être plus blanc que le blanc lui-même. Ainsi, Daniel Dorai, pharmacien, met au point une « potion magique » pour éclaircir la peau des Indiens, dont l’énorme succès fait de lui un homme extrêmement riche et célèbre. Sa mère Charity, « […] a beautiful woman. Fair in a land where the paleness of a woman’s complexion outweighed every other attribute, […] » (p. 11), perpétue l’obsession en plaçant en tête de la longue liste de ses préoccupations, la peau claire, élément de toute évidence déterminant au moment où sa fille Rachel sera présentée à sa future belle-famille :
Of course, everyone wanted to be happy but the only things that really mattered were : Was she fair ? Was she too tall ? Was she of the right age ? (p. 154)
209Admettons que la blancheur soit une idée fixe, idiosyncrasique de la famille Dorai, admettons aussi qu’il s’agisse d’un phénomène plus répandu qu’on ne le pense en Inde, comme le souligne le narrateur (« in a land where paleness. »), cet exemple n’aurait plus grande valeur, mais ce qui importe, à nouveau, est la mise en réseau de ce discours avec d’autres du même type dans le même récit. Parce que la blancheur est associée à d’autres qualités, comme l’indique la réplique exaspérée d’un autre personnage, Kannan : « White, Freddie, for fair, brave, decent, courageous, heroic. » (p. 439), l’obsession des personnages indiens concernant la couleur claire de la peau cautionne le cliché que l’Européen fait circuler sur son propre compte. Ici, c’est via Harrison, un Anglais « gone native », que le cliché se propage : « And I suppose you’ll tell me that the Englishman is brave, fair, courageous, honest, white. » (p. 460). Certes cette réplique suinte l’ironie, mais l’Anglais, tout indianisé qu’il soit, n’a pas oublié les leçons de la supériorité des races leucodermes, et sait dans le même temps que ses propos font partie d’une rhétorique encore en vigueur à l’époque. Par ce relais de stéréotypes, la narration alimente les théories racistes qu’elle semble pourtant condamner par ailleurs.
210Le choix du matériau thématique, qu’il s’agisse du danger que représente l’Indien, du viol ou comme ici qu’il s’agisse de positions racistes, implique que la narration est inféodée au canon occidental. La symbiose a donc ses limites. À force de mélanger les apports culturels, les avis des uns et des autres dont on pourrait supposer qu’ils aient pour but de proposer une nouvelle vision du monde, l’activité créatrice privilégie, peut-être de façon inconsciente, le pan culturel occidental et nuit par conséquent à la construction d’une nouvelle expression esthétique. De façon assez étrange, cette forme de soumission au canon littéraire britannique prend au fil des pages la forme d’une abdication générale, un thème récurrent du roman. Nous avons déjà pris en considération l’abdication politique mais elle existe également sous d’autres formes. Les personnages sont perçus comme des caméléons mus par une seule règle, celle de l’ordre qui, étrangement, fait écho à l’obsession occidentale de l’époque. Souvenons-nous que quantité de discours, prononcés par les administrateurs britanniques, soutenait la thèse que l’Inde nécessitait la présence d’une autorité forte afin de faire régner l’ordre dans l’anarchie. L’un des auteurs de Churchill : Four Faces and the Man, Robert Rhodes James, rappelle les avertissements de Churchill à ses compatriotes dans les années dix-neuf cent trente, à une époque où l’agitation politique fait rage et que Gandhi tente de rassembler la nation derrière lui.
If, guided by counsels of madness and cowardice disguised as false benevolence, you troop home from India, you will leave behind you what John Morley called « a bloody chaos » […]. (p. 98)
211L’ordre, obsession de The House of Blue Mangoes, est synonyme d’abdication. L’ordre est le contraire de l’Histoire, le contraire de la résistance, le contraire de l’engagement, l’équivalent de l’acceptation et de la soumission. Pour que l’ordre soit maintenu, il est nécessaire de s’adapter ou selon les termes du narrateur, « to adjust ». S’adapter au prix de tous les renoncements et de toutes les humiliations. S’adapter signifie se plier. Le récit abonde de verbes exprimant la nécessité de se soumettre pour que règne l’ordre, l’harmonie, pour éviter les conflits, pour être intégré. Parmi les principaux, citons « to fit », « to adapt », « to mould », « to make adjustments ». Toutes les situations, qu’elles soient en milieu indien ou anglais, sont régies par des codes et des conventions. C’est pour cette raison, par exemple, que Kannan doit se plier, dans son propre pays, aux règles du club établies par les Britanniques ; sa femme, Helen, une métis doit se soumettre à celles des memsahibs de la plantation où son mari travaille ; la ligne de conduite à adopter lors d’un dîner chez des Anglais est la réplique de celle du club, donc fixée par des codes. Du côté indien, la situation n’est guère plus réjouissante : les intouchables sont soumis, cela va de soi, à la rigidité du système des castes ; les indiennes (« pliant creatures », p. 300), réduites au silence dans leur propre maison, sont soumises au bon vouloir de leur mari, et les belles-filles n’échappent pas non plus aux normes de leur nouveau foyer. Le conseil d’une belle-mère à sa belle-fille est éloquent :
Do not try to change things around you, that’s almost impossible, […] Change yourself as much as you can. That’s easier. And as you change, good things will follow. (p. 195)
212Tout se passe comme si le narrateur avait sciemment dressé la liste de toutes les sources de désordre pour justifier son obsession de l’ordre. La transgression dont on pense qu’elle peut, dans certains cas, déboucher sur la liberté ou dans une moindre mesure sur la libération d’un carcan, est en réalité un autre piège car elle signifie une nouvelle adaptation et l’adoption d’un nouveau système de valeurs. Lorsque Kannan transgresse les coutumes indiennes, premièrement en refusant le mariage arrangé pour lui, par sa famille, deuxièmement en épousant, par amour, une Anglo-indienne, il se retrouve dans le milieu britannique pour des raisons professionnelles, qui à son tour l’enferme dans un autre système de valeurs. Dans le même ordre d’idées, Aaron, en luttant pour l’indépendance, tombe dans les principes intransigeants des révolutionnaires et doit se plier à des règles l’obligeant à assassiner de sang froid un de ses compatriotes au nom de la liberté. Toute entorse à l’ordre établi a des conséquences négatives. À la passivité politique viennent s’ajouter les conventions sociales dans un univers saturé de contraintes. Bien sûr, tout cela n’a rien d’étonnant en soi, dans la mesure où chaque culture a son quota de conventions. Ce qui l’est plus en revanche est la récupération de ces conventions pour en faire une ligne de conduite fataliste. Ainsi, le prix à payer pour l’ordre et la paix, et peut-être le bonheur, comme semble le suggérer la fin de la citation, est la soumission totale et l’abnégation. L’unique remède envisagé, l’ordre, aux multiples pressions exercées sur l’individu, serait une façon de cautionner l’Occident, une acceptation tacite du discours idéologique colonial. En énumérant les contraintes dans les deux univers indien et anglais, le narrateur tente d’effacer les traces susceptibles de sous-entendre que son récit prend parti. Or son discours, comme n’importe quel discours, n’est pas neutre. On peut se demander si le narrateur, après tout, n’est pas lui-même soumis à toute une série d’emprises dont il n’est pas forcément conscient, mais qui sont simplement le résultat de son histoire. Tout reposerait alors sur la difficulté d’écrire sur un monde en mutation, à la charnière de deux cultures, qui ne serait pas totalement libéré des contraintes coloniales. Le seul fait que ce texte soit écrit en anglais est peut être une des raisons pour laquelle le lecteur entend régulièrement le murmure colonial. La phrase de Frantz Fanon revient avec force : « parler une langue, c’est assumer un monde, une culture ».
213Ce qui n’est d’abord que supputation de la part du lecteur devient une certitude au fil des pages : l’acceptation de la présence anglaise et de sa fonction sur le territoire indien. Un certain nombre de personnages anglais de The House of Blue Mangoes servent de médiateurs et s’évertuent à rétablir l’ordre. Ils sont perçus comme des spécialistes et sont érigés en héros. Deux d’entre eux méritent une attention particulière. Le premier, un prêtre écossais, Father Ashworth (au nom prédestiné) suscite l’admiration générale des personnages indiens :
[…] his Tamil is excellent now. He’s quite an authority on local customs and traditions. Knows more than most of us here. (p. 100)
214Cette réplique, extraite d’un dialogue entre deux Indiens, est de bout en bout positive, interlude enthousiaste, suffisamment rare dans le roman pour être souligné. Elle montre de surcroit l’étendue de la culture du prêtre, évoquée par un vocabulaire superlatif : « excellent », « authority », « more », « most ». Elle oppose, dans la même phrase, la supériorité de l’Européen et les lacunes des autochtones, comme si la culture ou la compréhension de cette dernière ainsi que sa maîtrise, était réservée à l’étranger. Mais ce n’est pas tout. Sans doute du fait de son intégration réussie, le prêtre s’est donné comme mission de raisonner deux chefs de clans incapables de résoudre leur différend autrement que par une guerre des castes, et que personne ne peut arrêter. Le prêtre n’y parvient pas non plus, et est tué de sang froid par un Indien, provoquant l’indignation générale dans le village. Ainsi, il meurt en martyr et en victime sur le champ de bataille après avoir courageusement essayé de s’interposer entre les belligérants, et surtout après avoir tenté de rétablir l’ordre. C’était grâce à une manifestation de Jésus que le prêtre justicier avait agi.
[…] he felt a great light flood him. As he watched, the rosewood Jesus clad in a loin-cloth, walked up to him and took him by the hand and led him down the slope to where farmers and thieves died in God’s name. (p. 123)
215Le prêtre est donc investi d’une mission divine. À travers l’homme blanc, le dieu des hommes blancs prend la décision de l’action et de se battre pour sauver les hommes bruns, pour les sauver d’eux-mêmes. On ne peut s’empêcher de penser à nouveau à l’article de Gayatri Chakravorty Spivak, Can the Subaltern Speak ?, qui dans un autre contexte, celui de la sati en 1829, déclare :
The abolition of this rite by the British has been generally understood as a case of « White men saving brown women from brown men. » (Colonial Discourse and PostColonial Theory, Patrick Williams and Laura Chrisman, p. 93)
216Bien sûr, le contexte est différent mais l’analogie est troublante. La participation, non sollicitée, du prêtre au combat, est une ingérence flagrante de l’homme blanc dans les affaires indiennes. Cette immixtion est présentée comme un acte de bravoure, et revient à prouver que les Indiens, dont on se souvient qu’ils connaissent à peine leur propre culture, sont aussi incapables de gérer une période de crise et de régler leurs propres problèmes.
217Le deuxième personnage, érigé en héros, a un statut particulier, puisqu’au contraire du prêtre qui agit de son propre chef, Richard Harrison est convoqué. Un nouveau problème local est à résoudre. Richard Harrison, dont il a été question plus haut, un Anglais « gone native » (p. 444) s’est coupé du monde britannique pour vivre avec une Indienne et leurs enfants en bordure de la plantation de thé, dans le quartier des coolies. Kannan, le jeune Indien, part à sa recherche et le découvre tel un Robinson sur son île, dans un état de délabrement physique avancé, et qui plus est alcoolique, comme si la proposition « gone native » impliquait de facto la déchéance, le désordre physique et la pauvreté. Jadis, il fut le meilleur chasseur de tigre de la région. C’est la raison pour laquelle Kannan fait appel à lui lorsqu’un tigre mangeur d’hommes terrorise la plantation, et tue plusieurs personnes, des Indiens. Si Harrison n’est plus qu’une épave, il n’a rien perdu de sa vitalité ni de ses capacités de chasseur, encore moins de son autorité. Tout comme le Père Ashworth, il se pose en spécialiste de la culture indienne. Son savoir sur le monde de la jungle et les animaux qui l’habitent est infini. Cela fait de lui un expert (a shikari), et c’est à ce titre qu’on lui demande de suivre les traces de l’animal et qu’il va mener Kannan (qui lui servira d’appât) jusqu’à la tanière du tigre. Harrison devient le roi de la jungle, il donne les ordres et ne supporte pas d’être contrarié. Lorsqu’il s’adresse à Kannan, il le fait sur le mode de l’impératif : « Go home, get a couple of blankets and a good torch and be back within an hour. » (p. 446) ; « Just do as I tell you. » (p. 457) ; « Now do as you are told. » (p. 458). Kannan est prié d’obéir et de se taire : « Not one bloody word out of you tonight. » (p. 447) ; « One word out of you and I take no more part […] ». (p. 447) ; « […] do not argue with me ! » (p. 451). Le subalterne n’a pas droit à la parole. Force est de constater, dans cette série de phrases, que l’Anglais reste le maître de l’action et de la conversation. Harrison continue à se comporter en Anglais, vingt ans après son « changement de statut ». Le personnage anglais domine par son savoir-faire et sa supériorité dans ce domaine particulier de la chasse au tigre. L’anglais est le maître, l’indien est le serviteur. Il est intéressant de noter que l’autre autorité capable de capturer l’animal et de mettre fin à la terreur dans la plantation est un certain Jim Corbett, personnage réel et contemporain de la diégèse. Edward James Corbett (1875-1955), plus connu sous le nom de Jim Corbett, est l’auteur, entre autres, du célèbre The Man-eaters of Kumaon, publié en 1946, best-seller international, traduit en plus de vingt langues. Il est la référence incontournable pour quiconque se passionne pour la chasse au tigre. Bien sûr Corbett est anglais. Corbett (the great Corbett, p. 419) refuse de se déplacer mais son absence physique est remplacée par son livre, un texte consacré dont on cite des passages, qui passe de main en main dans la plantation de Pulimed, comme une bible au milieu des fidèles, comme si la diffusion du savoir occidental n’avait pas de limite.
218Harrison a pris la place de Corbett, et suscite l’admiration du personnage indien : « Kannan marvelled at the old man’s markmanship. » (p. 456). Le personnage anglais est félicité pour son courage et ses compétences. Son aide est sollicitée pour venir en aide aux Indiens, comme si ces derniers ne pouvaient se passer de la présence britannique même si elle n’est plus qu’un fantôme, l’ombre d’elle-même dans l’incarnation de Harrison. Et la narration leur donne raison : Harrison repère, pourchasse et finit par tuer l’animal qui a fait six victimes. Harrison est devenu le Corbett local. The House of Blue Mangoes n’est pas le seul roman à faire honneur à Jim Corbett, montrant ainsi le caractère quasi éternel du personnage.
219The Alchemy of Desire, dont il a été question plus haut, publié trois ans après The House of Blue Mangoes, consacre également des pages entières au célèbre chasseur. La culture encyclopédique de ce dernier concernant le monde indien impressionne fortement Catherine, l’Américaine. Son courage face à l’ennemi, humain dans le passage cité ci-dessous, fait de lui un héros aux yeux de plusieurs centaines d’Indiens.
He had just come back from the First World War and was disbanding the 70th Kumaon Company he had put together. Five hundred hill-men had followed their hero with total loyalty […]. (p. 411)
220Ici encore est mise en valeur la supériorité de l’homme blanc. Seul, il prit la tête d’un régiment de cinq cent Indiens dont la conduite fut irréprochable, comme le précise la fin de la phrase (total loyalty). La précision suggère une méfiance a priori à l’égard des Indiens, comme si les choses avaient pu prendre une autre tournure. Mais Corbett a d’autres qualités qui font de lui un personnage éminent dans ce roman. Il est aussi « A natural teacher » (p. 412) et apprend à Catherine, après des années passées en Inde, tout un univers qui jusque-là lui était inconnu, celui de la faune de la jungle. C’est son métier : officier de l’armée britannique à l’époque du Raj, il est aussi naturaliste. Mais ce qui nous intéresse ici est le parallèle avec The House of Blue Mangoes, c’est-à-dire le chasseur et l’auréole dont il est paré pour ses prouesses.
He told her charming stories of ordinary hill folk and incredible stories of hunting down maneaters. The most fascinating was of the first one he had tracked […] a demon that had spread terror in the mountains, claiming more than four hundred lives. […] the village woman […] had been struck speechless for years by a narrow encounter with the monster ; when Jim killed it he took the skin to Pali, the woman’s village, and the moment she saw it her voice sprang forth from the pit of her fears […]. (p. 414)
Between 1918 and 1926, this leopard had killed one hundred and twenty-five people and kept the religious routes of the area in terror. All attempts to trap it, shoot it, poison it, had for years came to nothing – Jim himself failed on more than one occasion. But […] he finally shot it […]. (p. 414)
221Deux faits extraordinaires donc, que la narration met en valeur à travers le point de vue de Catherine. Il est difficile de ne pas voir, à travers ces deux exploits, l’admiration du personnage pour Jim Corbett. Mais plus impressionnant encore est la reconnaissance de la supériorité de l’Anglais sur les Indiens. Pour commencer, le contraste entre d’un côté « charming stories of ordinary hill folk » et de l’autre « incredible stories of hunting down maneaters », entre l’ordinaire et l’exceptionnel, entre l’atmosphère bucolique et la force virile, un contraste qui établit une opposition nette entre deux mondes, à laquelle s’ajoute un ton condescendant. L’animal est qualifié de « demon » puis de « monster ». Puis, vient une précision sur le nombre considérable de victimes. S’ensuit la description de l’ambiance terrifiante des deux épisodes. Enfin apparaît Jim Corbett, que l’on imagine tel un bestiaire dans l’arène, seul face à la bête féroce. Il est le sauveur dans les deux cas. Ce que les Indiens ne sont jamais parvenus à faire, Jim Corbett l’a fait, avec des pouvoirs quasi surnaturels puisque, grâce à lui, une villageoise retrouve la parole après des années de silence. Mais, on le sait, de toute façon, les subalternes ne parlent pas…
222L’accent est mis sur la capacité et l’ingéniosité d’un homme, un Anglais, à éradiquer le mal. Tous les efforts (trap, shoot, poison) des autres, les Indiens, sont vains et inefficaces. La charge idéologique est par conséquent explicite : la présence anglaise est synonyme d’ordre et de paix.
223Tout comme avait tenté de le faire, sans y parvenir, le Père Ashworth, le vrai Jim Corbett a remis de l’ordre dans le chaos dans The Alchemy of Desire, tout comme sa doublure, Harrison, dans The House of Blue Mangoes a aussi remis de l’ordre dans la plantation. Aux prouesses physiques des deux hommes chasseurs de tigres, il faut noter la notoriété du livre. L’intertexte sacralise, en quelque sorte, la littérature occidentale, et la confirme dans son rôle de guide, de conseillère et d’excellence. Elle s’impose, à travers The Man-eaters of Kumaon, comme un exemple à suivre.
224Nous avons pu noter un décalage entre deux récits d’un même narrateur qui se donne deux fonctions : celle d’un narrateur-conteur diégétique et celle d’un narrateur-historien ou narrateur-chroniqueur dont l’intrusion ex abrupto s’octroye le privilège du recul en proposant son point de vue sur le fait colonial : un narrateur bifrons, s’il en est, pour plagier Julien Gracq (En lisant en écrivant, p. 35). Force est de constater que les deux personnages ne vont pas ensemble. L’insertion métadiégétique, par le procédé de la métalepse, créé un curieux mélange tant les visées narratives semblent contradictoires. Autrement dit, le monde où le narrateur raconte apparaît en totale opposition avec celui qu’il raconte. Tel Janus, il regarde dans des directions opposées. Autant le narrateur-historien tient un discours critique et sans concession vis-à-vis des acteurs de la période coloniale, autant son homologue se laisse aller à un discours dont les résonnances encouragent le lecteur à penser qu’il tient le discours de ceux-là mêmes qu’il condamne. En effet, malgré des réajustements occasionnels, malgré quelques rares portraits caricaturaux, malgré aussi des tentatives de rééquilibrage des discours à travers les points de vue des uns et des autres, l’impression d’ensemble demeure que la narration peine à sortir du carcan colonial. Les interrogations que suscite ce roman laissent supposer que le récit se cherche, qu’il est sans cesse en dialogue avec lui-même et en même temps qu’il exerce sur sa propre narration une sorte d’hypercontrôle pour éviter d’être totalement happé par les discours coloniaux. Ce qui est frappant, et finalement assez paradoxal, est que la répétition des discours occidentaux ajouté au croisement des représentations de l’Autre (qu’il soit indien ou anglais) qui jalonnent The House of Blue Mangoes sont des procédés dont le but serait de permettre de mieux rendre compte de la complexité du contexte colonial, mais dont le résultat produit un tout autre effet puisqu’ils ne parviennent pas à rééquilibrer le rapport de force : l’Indien reste tributaire de l’autorité britannique, physique ou livresque. Ce qui peut passer, au premier abord, pour la dénonciation d’un discours culturel hégémonique, celui de l’Occident, se transforme en une absence de références compétentes dans l’univers indien. Même le Mahabharata, socle de la structure narrative, est perdu de vue et disparaît sous le poids des références occidentales. Malgré les efforts de la narration pour présenter la situation coloniale dans ce qu’elle affiche de plus ambivalent, la technique d’écriture du roman semble dépassée par son propre mode d’emploi, et ne peut s’extirper de l’imaginaire fantasmatique hérité de l’Occident. Le narrateur dédoublé répond mal au lecteur en attente d’une nouvelle version de l’Histoire. L’écriture désire dénoncer les discours culturel et politique comme si elle voulait leur renvoyer l’image obsessionnelle de certains de ses thèmes, mais en procédant de la sorte elle assure, en fait, une pérennité à une littérature déjà convaincue de son autorité. Enfin, le caractère palingénésique de The House of Blue Mangoes n’est pas mieux exprimé que par la fin du récit et le retour de Kannan à Doraipuram, terre de ses ancêtres, un retour au point de départ et un retour à l’ordre.
The God of Small Things : le bénéfice du doute
225Roman transcolonial par excellence, The God of Small Things stipule et revendique le mélange des influences orientales et occidentales afin de construire et présenter sa saisie du monde. Le projet diégétique du roman d’Arundhati Roy semble être la transgression, tant au niveau linguistique qu’au niveau thématique. Ainsi, le narrateur fait plier la langue anglaise en perturbant les règles d’un anglais « standard » pour faire plier les lois qui régissent l’univers qu’il décrit : le passé colonial, les quelques personnages indiens encore sous l’emprise du modèle colonial, la rigidité du système des castes indien et finalement toute forme d’autorité. Autorité masculine y compris paternelle, politique, économique, sociale, mais aussi celle des adultes sur les enfants, pour ne citer que les plus évidentes. Cette forme de désobéissance a d’ailleurs valu à l’auteur d’être poursuivie, « on the charge of corrupting public morality » (Julie Mullaney, Arundhati Roy’s The God of Small Things, p. 70). Roman de la transgression donc puisqu’il dénonce et démonte les mécanismes de tous les aspects susceptibles de brider la vie d’un individu ou d’une communauté. La symbiose est, dans ce roman, arme de transgression, et le concept par lequel s’organise la résistance face aux enjeux des pouvoirs, et face aux pressions individuelles et collectives. Le lecteur s’attend, par conséquent, à une nouvelle proposition. Il s’attend à ce que la symbiose est-ouest rééquilibre les rapports de force.
226Or, sous un certain angle, on peut considérer que cette politique de démantèlement de l’ordre établi conduit au désastre. On assiste, dans The God of Small Things, à une rupture entre la forme hybride de la langue et des thèmes, symboles d’ouverture, et la conclusion de la diégèse, qui fait vasciller les effets positifs de la symbiose. En effet, la symbiose, si magnifiquement glorifiée et si astucieusement élaborée, a des conséquences catastrophiques et définitives sur le plan thématique puisque la mort est la seule issue envisagée par ce système narratif. La transgression, par la symbiose, est lourdement sanctionnée. En dernière instance, ce roman pessimiste signifie le triomphe du système des castes de la société indienne, l’échec de la loi de la vie et par-delà, l’échec d’une réconciliation est-ouest. Le coût humain est résumé dans l’extrait suivant :
[…] fear was derailed and biology took over. The cost of living climbed to unaffordable heights ; though later, Baby Kochamma would say it was a Small Price to Pay.
Was it ?
Two lives. Two children’s childhoods.
And a history lesson for future offenders. (p. 336)
227Il est intéressant de noter que les trois personnages, frappés par la mort, sont les personnages-clés de l’intrigue : Sophie Mol, Velutha, Ammu. Ces trois protagonistes, pivots des transgressions élaborées par la narration, sont des symboles d’échec. Une question se pose alors. En quoi The God of Small Things peut-il être plus proche du roman anglo-indien que du roman indo-anglais ?
228Premièrement, le lecteur constate que l’imbrication des deux univers indien et britannique ne fonctionne pas, ce qui est un postulat du roman anglo-indien : l’histoire d’amour romantique à l’occidentale entre Ammu et Velutha n’a aucune chance face à la rigidité du système des castes de la société rurale du Kérala, et inversement le système des castes ne laisse aucune chance à la réalisation d’un amour qui n’aurait pas été arrangé. Velutha succombe après avoir été battu à mort par la police, et Ammu se laisse mourir de chagrin quelques années plus tard. Mis à l’épreuve du système occidental, le contexte indien résiste.
229Deuxièmement, Velutha reste un intouchable du début à la fin de ce roman pessimiste, comme s’il était confirmé dans son statut d’être inférieur, de hors caste. Là encore, le lecteur reconnaît la mécanique de la fiction anglo-indienne dans et par laquelle chacun doit rester à sa place. Velutha est le subalterne à qui on refuse le droit à la parole. Son avis n’est pas sollicité, et il est condamné avant d’être jugé. Le silence caractérise ce personnage. Dans The God of Small Things, aussi bien que dans The Alchemy of Desire, la question de savoir si le subalterne peut parler ne se pose pas. Il ne parle pas. C’est un prérequis. Le point de vue de Velutha, ainsi que celui de Gaj Singh, est esquivé au profit des voix de la caste supérieure dans The God of Small Things et de la voix de l’Occidentale dans The Alchemy of Desire, comme si chacun devait rester à sa place ou plutôt à une place depuis longtemps désignée par d’autres, à savoir celle qu’une longue tradition romanesque occidentale lui a assignée. En conséquence, ces deux romans, censés dénoncer des univers étouffants et sclérosés, dans le même temps qu’ils valorisent la transgression, sont pris au piège d’une narration qui les repousse aux limites de leur propre raisonnement.
230Enfin Sophie Mol, fille d’une mère anglaise et d’un père indien et donc représentante d’une union Orient-Occident déjà fragilisée puisque ses parents sont divorcés, meurt noyée prématurément, mettant ainsi un terme aux relations anglo-indiennes.
231Cela signifie que les frontières entre l’Occident et l’Orient sont infranchissables et imperméables, comme dans la fameuse déclaration de Kipling : « East is East and West is West ». Alors que l’ensemble du roman tend vers l’abolition des frontières et l’insoumission aux lois, The God of Small Things se laisse prendre au piège des clichés de la littérature anglaise. Le mode d’écriture, dont la symbiose est le véhicule, censé bouleverser l’ordre établi, semble le remettre en place.
232La théorie transcoloniale aboutit, dans ces trois exemples, à une contradiction fondamentale entre le désir de s’affranchir et ce qui semble être une subjection au modèle occidental. Les trois narrateurs semblent enchaînés, « handcuffed » comme pourrait le dire Saleem Sinai, aux obsessions occidentales. Face à ces critiques, Arundhati Roy rétorque la chose suivante :
If you write about Brahmins or kathakali dancers, you’re writing for the West. If you mention The Sound of Music, you have betrayed Indian culture. India is a country that lives in several centuries, and some of the centuries have not been at all pleased with my book. But I say replace ethnic purity and « authenticity » with honesty. (Julie Mullaney, Arundhati Roy’s The God of Small Things, p. 70)
233Il est banal de dire que le primat de toute œuvre de fiction est la création d’un monde imaginaire. Mais il est parfois nécessaire de le réaffirmer. Toute création littéraire est la création d’un possible dont la mécanique n’est pas mieux visible que dans la technique narrative articulée sur la comparaison. Tous ces « like » dont le roman est constellé est la volonté de rendre acceptable cette possibilité d’un nouveau monde. Pour cela, l’écrivain, ici, a imaginé un univers où la symbiose est la règle : le mélange contre les dictatures de la « pureté » et de l’« authenticité ». Ce principe associationniste est la manifestation d’un monde désirable, d’une nouvelle organisation de ce dernier, des rapports de l’homme avec le monde, des rapports de l’homme avec ses semblables. La multiplicité des références ainsi que leurs associations, dans « un pays qui vit dans plusieurs siècles », sont inéluctables. Que l’équilibre des forces, entre les différentes influences soit, de temps à autre rompu, l’est aussi. Si Arundhati Roy s’adresse à un public cosmopolite, disons, d’abord indien et anglais, comme son roman porte à le croire, alors il est évident que chacun peut y trouver des impertinences voire des provocations. Son univers est peut-être celui du chaos mais c’est un chaos poétique.
The Speech of Angels : sans l’ombre d’un doute
234Il est des romans transcoloniaux plus proches, dans leur choix thématiques, du roman anglo-indien que du roman indo-anglais. The Speech of Angels de Sharon Maas en fait partie. Publié en 2003, ce roman rend hommage d’entrée à l’Occident à travers les citations de trois personnalités occidentales parmi lesquels Thomas Carlyle qui ne fut pourtant pas particulièrement bienveillant, comme la plupart de ses contemporains, à l’égard des peuples éloignés de la sphère occidentale tant il était convaincu de la supériorité du sien. Edward Said dans Culture and Imperialism évoque Carlyle en ces termes :
He speaks a lingua franca for metropolitan Britain : global, comprehensive, and with so vast a social authority as to be accessible to anyone speaking to and about the nation. This lingua franca locates England at the focal point of a world also presided over by its power, illuminated by its ideas and culture, kept productive by the attitudes of its moral teachers, artists, legislators. (p. 102)
235Malgré tout, il sert de référence à Sharon Maas. Certes, il s’agit d’une citation en rapport avec la musique dont le contenu n’est ni dommageable au peuple indien ni à la réputation de Carlyle : « Music is well said to be the speech of angels. » Et certes la musique constitue le thème du roman. Malgré tout, une partie de cette citation donne son titre au roman. Malgré tout aussi, la suite du roman est un hymne à l’Occident puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’une mission civilisatrice. Autres temps, même mœurs…
236L’intrigue de The Speech of Angels est l’histoire d’un couple d’Occidentaux, une Allemande et un Américain, les Keller, résidant en Allemagne. Ils ont décidé, à la suite d’un voyage en Inde, d’adopter une petite Indienne, Jyothi, qu’ils considèrent en danger : la petite fille de cinq ans est régulièrement battue par son père sous le regard indifférent de sa mère. Puis la mère meurt dans un accident de la circulation et le père de Jyothi envisage de vendre sa fille. C’est le scénario catastrophe, tel qu’il est présenté au début du roman, avec pour toile de fond, la misère, la saleté, la chaleur et la poussière, le chaos, le bruit, la puanteur, les rues « full of germs » (p. 22) de Bombay, infestée de mendiants et où errent quelques hippies attardés. Une vision cauchemardesque de l’Inde s’offre ainsi au couple (et au lecteur) qui n’a plus qu’une idée en tête, sortir la petite Jyothi de cet environnement cruel et sans pitié avec la complicité, qui tombe à point nommé, d’un musulman, Salim, critique acerbe des coutumes hindoues.
Mens buying girls and training them, sah. Some girls training as temple goddess, big Hindu custom, very bad custom, very small girls selling to Devadasi business. I think Jyothi father talking to one man like this, sah. Now wanting three thousand rupees. (p. 75)
237De cette citation émergent les querelles communales entre hindous et musulmans, mais elles ne semblent être évoquées que dans le seul but de cautionner la démarche du couple d’Occidentaux. Le point de vue de Salim est nécessaire pour fournir des opinions émanant d’individus de culture différente, et ainsi apporter plus de poids à l’argument de l’adoption. Cette technique narrative semble être élaborée à dessein afin de justifier le discours et la décision des deux personnages occidentaux. Voyons en quels termes est envisagée la mission du couple.
[…] they wanted the child ; Jack wanted her as much as Monika. All of her crusading zeal now seemed focus on this one end : obtaining Jyothi, and possibly saving her from a fate worse than death. (p. 78)
238C’est sans ironie aucune ou intention de pastiche que le narrateur plonge le lecteur au cœur d’un drame typiquement anglo-indien et au beau milieu de l’idéologie de l’ex-empire et de la croyance de ce dernier en sa mission civilisatrice. Les deux protagonistes occidentaux viennent à la rescousse de l’enfant dans l’idée de sauver les Indiens d’eux-mêmes. Ils offrent leur protection pour leur bien. The Speech of Angels, perçu comme réplique du roman anglo-indien, s’approprie l’ancienne vision occidentale nourrie de clichés sur une Inde barbare. Rien n’a changé du côté des représentations, et paradoxalement l’un des « messages » de la narration est de montrer que l’Inde est égale à elle-même.
239Il n’y a pas de marqueurs temporels au sens strict. Par déduction, le lecteur suppose que l’histoire se déroule vers la fin des années dix-neuf cent quatre-vingt grâce à une brève allusion à l’époque hippie une dizaine d’années auparavant. Aucune autre allusion, historique, politique, économique ou culturelle ne permet de dater l’histoire avec précision. Cette absence de marque temporelle renforce l’idée d’une Inde éternelle, hors du temps, incapable d’évolution. L’observateur ne constate que la stagnation. Après moult péripéties Jyothi est adoptée et rentre en Allemagne. Puis elle devient violoniste de renommée internationale grâce à ses parents adoptifs qui ont su reconnaître et développer son talent. Qui sait ce qu’elle serait devenue si elle était restée dans les quartiers pauvres de Bombay ! Bref, elle passe sa vie à donner des concerts aux quatre coins du monde, passe d’une suite d’hôtel à l’autre grâce à l’Occident. Jyothi retourne vingt ans plus tard à Bombay, dans le bidonville où est elle est née, un retour à l’Inde éternelle :
The hovels were there ; different hovels, and different people in them, but the same cracked pavement, and the same wall, black with the same grime, just thicker. […] The smells were the same, and the sounds, it all came back as if it were yesterday. (p. 373)
240Cet extrait est tiré de l’épilogue, intitulé comme tel, et composé de vingt-huit lignes sur deux pages, ce qui est très court. L’épilogue, censé présenter les faits postérieurs à la diégèse, fonctionne ici comme un résumé et une conclusion au roman. Après presque quatre cents pages, le lecteur se retrouve au point de départ : la clausule le ramène aux bidonvilles du début que le temps n’a pas touché en vingt-cinq ans confortant une fois encore la vision coloniale et postcoloniale d’une Inde figée. Le narrateur amène le lecteur à la constatation que l’Inde est incapable de changer (ou même régresse, « just thicker »), d’où, sans doute, une écriture et un discours qui ne se renouvelle pas non plus par rapport aux anciens schémas.
241Ce roman n’a pas réinventé l’Inde comme d’autres l’ont fait. Dans The Speech of Angels, l’Occident demeure triomphant sans le moindre doute. Il prolonge la tradition anglo-indienne et en perpétue les thèmes négatifs. La symbiose ne fonctionne pas dans ce roman, ni au niveau esthétique ni au niveau thématique, et le lecteur a sans cesse à l’esprit cette impression de déjà vu. La symbiose ne fonctionne pas dans le cadre de la définition du mot « transcolonial » tel que je l’aborde, et dans laquelle je pose comme principe que le préfixe « trans- » est un indicateur d’action. L’adjectif « transcolonial » s’applique à une littérature qui agit sur le colonial et ses conséquences, en l’interrogeant. Dans The Speech of Angels, ce principe actif est, me semble t-il, absent. Absent du discours et absent de l’esthétique. Ce roman ne répond pas non plus au critère de transcendance, ni à celui de « passer par » ni à celui de « passer outre » pour proposer un univers narratif autre et une histoire neuve de l’Inde. L’une des leçons que l’on peut tirer de ce roman est qu’il ne suffit pas de plaquer la langue anglaise sur un arrière-plan indien ou vice-versa pour faire un roman transcolonial. La critique est aisée, diront certains, et il est vrai que l’impact de la culture occidentale a des répercussions si profondes que ceux qui n’en furent pas les victimes peuvent à peine imaginer. Sudhir Chandra, comme d’autres critiques, nous rappelle dans The Oppressive Present, cet héritage encombrant :
[…] how profoundly the British had succeeded in holding not only the physical territory of India but also the minds of those whom they ruled. (p. 18)
242Nous venons de voir que l’une des façons de lire une œuvre de fiction transcoloniale peut aller dans le sens des détracteurs de V. S. Naipaul. Ces quatre romans, dont on perçoit qu’ils lézardent le canon occidental mais ne parviennent pas à s’en émanciper tout à fait ou pas du tout en ce qui concerne le dernier, ne sont pas des cas uniques. Mais il existe des explications à cet état de fait. Il est possible de comprendre comment certains dérapages peuvent se produire en resituant ces romans dans l’Histoire. Nous verrons que leur écriture, tout en s’apparentant à une technique étrangère, demeure singulière. Ces œuvres ne sont pas, pour la majeure partie, ni dans leur totalité ce que certains pourraient qualifier des œuvres néocoloniales.
Héritage et construction : recours à la biologie
Le passé n’est pas supprimé. Il est seulement l’objet d’un inventaire permanent […] Les individus retiennent ce qu’ils ont décidé de conserver.
François de Singly, in Transmettre d’une génération à l’autre, p. 18.
243Tout d’abord, la littérature transcoloniale indo-anglaise, semble refuser une production culturelle inscrite dans une lutte dichotomique, comme ce fut le cas avec la littérature africaine d’une certaine époque, dénoncée par Franz Fanon. Dans un chapitre consacré à la culture nationale africaine, extrait de son ouvrage Les Damnés de la terre, Franz Fanon affirmait que les artistes des pays colonisés se trompaient d’objectif en proposant une culture profondément enracinée dans la terre colonisée et dont la négritude, par exemple, se fait le chantre.
Et il est bien vrai que les grands responsables de cette racialisation de la pensée […] sont et demeurent les Européens qui n’ont pas cessé d’opposer la culture blanche aux autres incultures. […] Aussi la réponse du colonisé sera-t-elle d’emblée continentale. En Afrique, la littérature colonisée des vingt dernières années n’est pas une littérature nationale mais une littérature nègre. Le concept de négritude par exemple était l’antithèse affective sinon logique de cette insulte que l’homme blanc faisait à l’humanité. […] À l’affirmation inconditionnelle de la culture européenne a succédé l’affirmation inconditionnelle de la culture africaine. (p. 146)
244Ce que Fanon dénonce dans cette remarque est la démarche de la loi du Talion qui renvoie à la face de l’Occident une nouvelle version racialisée de la culture. Par ailleurs, à cause de l’existence d’un concept globalisant comme celui de négritude, la littérature « continentale » ne rend compte ni des différences historiques ni du fait que la réaction face à la question coloniale d’un Noir africain ne peut être identique à celle d’un Noir américain. À ces problèmes vient s’ajouter un troisième : « la culture est de plus en plus coupée de l’actualité » (ibid., p. 150) puisque seul le passé est glorifié dans le but de prouver la richesse et l’ancienneté de la culture des « origines », de l’« essence ». D’après ce que l’on a pu observer jusqu’ici, il n’y a pas d’« indianitude » dans la littérature transcoloniale indo-anglaise. Du moins, cette dernière ne se résume pas à cela. En voici la raison.
245La symbiose culturelle, matrice de la fiction transcoloniale, est un procédé dont la visée est de faire valoir l’interpénétration des civilisations mais aussi de mettre à jour, dans une certaine mesure, leur interdépendance. À cet égard, nous pouvons considérer qu’aucun élément n’existe l’un sans l’autre, que tous les discours sont mis en relation et agissent l’un sur l’autre comme dans une structure vivante, d’où leur caractère complexe. Pour résoudre une partie des interrogations que se pose un lecteur quelque peu perturbé par ce qu’il pressent être du mimétisme ou un parti pris flagrant du canon occidental, la grille biologique fournit à nouveau un certain nombre d’éléments de réponse parce qu’elle possède cette remarquable faculté de faire apparaître les paradoxes et de les expliquer.
246Autant le mélange de deux cultures a pour but de défier les règles du monopole de l’énonciation, et de celles d’une soi-disant pureté, quelle qu’elle soit, dans un mouvement de résistance à un ancien système, autant cette symbiose, à un second niveau, peut tendre vers la production de clichés qui ont nourri ce même système, des clichés pourtant contestés. D’où l’ambiguïté qui oblige le lecteur à examiner la position de certains narrateurs : « de quel côté est-il ? », peut-on s’entendre parfois murmurer à la lecture d’une œuvre. Cette question invite à s’interroger sur l’indépendance des narrateurs, sur leur émancipation du canon occidental et sur leur engagement. Mais plutôt que de chercher des responsables, il semble plus fructueux de trouver une explication dans la nature même de la symbiose. Il ressort que les croisements et les juxtapositions sont inévitables à partir du moment où il y a union. Ce postulat s’applique a fortiori à la situation coloniale. C’est pour cette raison que la notion de transcolonialité s’est imposée avec autant de vigueur. La force combinatoire des influences verticales et horizontales ne peut qu’engendrer des textes ambigus voire contradictoires : « Comment être libre quand on sait que ce que nous possédons dans notre système nerveux, ce ne sont que nos relations intériorisées avec les autres ? » déclare Henri Laborit dans La Nouvelle grille (p. 162) Puis, l’homme « est un point unique de convergence des autres, les vivants et les morts, […] » (L’Esprit du grenier, p. 222). Henri Laborit applique ses théories biologiques au domaine de la sociologie en expliquant comment fonctionnent les hiérarchies et les rapports de dominance au sein d’un groupe et entre individus. Mais il me semble que dans le domaine de la littérature transcoloniale, ces théories ont aussi leur raison d’être. Les propos, cités ci-dessus, nous amènent à comprendre que l’être humain n’est finalement que le substrat de coexistences, la preuve vivante de l’inévitabilité du métissage auquel personne n’échappe. Tout est lié pour Henri Laborit, tout est en relation avec tout, et tout s’accumule grâce au langage qui n’a qu’une fonction, celle de transmettre : « […] notre expérience personnelle se fixe dans des mots et […] les mêmes mots serviront à fixer l’expérience d’autres hommes que tout différencie » (Biologie et structure, p. 122). Ou encore, « La nature évolue, c’est-à-dire ajoute et complexifie sans retrancher. Elle créé de nouvelles structures. » (Biologie et structure, p. 34). Les auteurs de l’ouvrage, Transmettre d’une génération à l’autre propose la théorie suivante :
[…] la transmission opère en double hélice. D’une part, elle agit de manière inter-générationnelle en favorisant une transformation de l’héritage. D’autre part, elle opère comme une répétition en privilégiant une dynamique transgénérationnelle. Ainsi, le passage entre les générations est alimenté d’objets qui, tantôt, sont admis au changement et, tantôt, sont hérités tels quels. (p. 336)
247La transcolonialité de la littérature indo-anglaise se situe dans cet espace, celui d’une dialectique associant ruptures et continuités. De nombreux auteurs indiens confirment clairement le mécanisme exposé plus haut et adhèrent à cette théorie dans leurs essais ou leurs œuvres de fiction. Dans un article intitulé « The cult of authenticity », l’écrivain indien Vikram Chandra évoque ce sujet :
The Indian novel itself is a form that grows out of interactions between Indian and Western forms of narrative. Good Indian writers have never been self-isolating, inward-looking mandarins afraid of pollutions of foreign contact.
248Midnight’s Children de Salman Rushdie peut à nouveau être cité en exemple tant son narrateur, Saleem Sinai, insiste sur ce que l’on pourrait appeler la fatalité de l’interaction :
To understand just one life, you have to swallow the world. […] all these made me, […]. (p. 109)
249« All these » dont il fournit une liste impressionnante constituée d’une multitude de facteurs déterminants pour sa vie d’adulte : des individus (indiens, français, anglais), des monuments, des objets, des journaux, des idées, des souvenirs, en somme une imbrication d’influences, un ensemble disparate de fragments peut-être insignifiants (« ceiling fans » !, p. 109) mais qui accumulés, ont petit à petit pris forme et on fait de ce personnage ce qu’il est.
Because a human being, inside himself, is anything but a whole, anything but homogeneous ; all kinds of everywhichthing are jumbled up inside him, and he is one person one minute and another the next. (p. 236-237)
250Le barbarisme « everywhichthing », associé au verbe « jumble », est la matérialisation et la preuve de l’hétérogénéité avancée par le narrateur. La forme se superpose au fond pour donner un sens à l’amalgame, à son alchimie singulière constituée d’éléments qui ne sont pas censés aller ensemble, d’où l’apparente contradiction du résultat. Dans des propos recueillis par Guy Scarpetta lors d’un entretien accordé à la revue La Règle du jeu, Salman Rushdie plaide pro domo et se fait le porte-parole de son propre narrateur, Saleem Sinai. Il se fait le chantre de la symbiose culturelle, puis invite le lecteur à prendre conscience du mode d’emploi de son écriture, quel que soit le roman considéré, comme ici, lorsqu’il défend The Satanic Verses, publié huit ans après Midnight’s Children.
Ceux qui s’opposent le plus bruyamment au roman pensent que ce mélange avec une culture différente affaiblira et ruinera inévitablement leur propre culture. Les Versets sataniques célèbrent l’hybridation, l’impureté, le mélange, la transformation issue des combinaisons nouvelles et inattendues entre les êtres humains, les cultures, les idées, les politiques, les films, les chansons. Mon roman trouve son plaisir dans la bâtardisation et les peurs de l’absolutisme de la pureté. Le mélange, le méli-mélo, un peu de ceci et un peu de cela, c’est ainsi que la nouveauté arrive dans le monde. (p. 202)
251Éloge de l’impur donc dans cette mise au point de l’auteur sur ce roman si décrié au moment de sa parution. Il s’agit aussi de faire admettre que cette technique d’écriture est, d’une certaine façon, inévitable : le mélange dont il est question est universel, il est la loi de la vie, de ses hasards et de ses combinaisons. La connotation, habituellement négative, du mot « impureté » est ici revalorisée, et sa visée littéraire fonctionne comme un message adressé à la fois à l’Occident et à l’Orient.
252V. S. Naipaul, dans The Enigma of Arrival, décrit sa biologie culturelle singulière, « my colonial – Hindu self » (p. 134). Cette position constitue le primat de son écriture d’ouvrages fictionnels ou non. Sa vérité est constituée de ce moi double, qu’il exprime dans des expressions telles que « the worlds I contained within myself » (p. 135), « the worlds and cultures that had made me » (p. 144). Dans An Area of Darkness, l’écrivain développe le même processus d’accumulation à l’échelle de l’Inde : « in India everything is inherited, nothing is abolished ; everything grows out of something else » (p. 194).
253Ces citations tendent à démontrer qu’aucun écrivain ne peut y échapper, comme une sorte de loi tacite qu’il est nécessaire de reconnaître. Lorsque certains critiques de la littérature transcoloniale parlent de trahison, que d’autres évoquent l’appropriation consciente (de la langue, des thèmes, du mode de pensée) comme moyen de résistance au pouvoir impérial, beaucoup oublient un autre versant, la part de ce que Henri Laborit appelle « l’inconscient inné » (Les Comportements, p. 4), c’est-à-dire l’influence d’une certaine forme de transmission. Dans le même esprit, Edward T. Hall évoque « l’inconscient culturel » dans Au-delà de la culture (p. 49). Souvenons-nous de Saleem Sinai lorsqu’il déclare avoir été « enfanté par l’histoire » (p. 118) ou que « l’histoire lui a passé les menottes » (p. 9). Il s’agit bien ici de reconnaître et d’admettre les influences de cette histoire (la rencontre Orient/Occident, la mère indienne et le père anglais) imposée y compris de façon innée. Et même si c’est un fait à déplorer, comme Saleem Sinai le fait remarquer par deux fois,
[…] children are the vessels into which adults pour their poison, […]. (p. 256)
[…] there is no magic on earth strong enough to wipe out the legacies of one’s parents. (p. 402)
254Même si cet état de fait est regrettable, comme semble l’indiquer le narrateur, il n’y a pas moyen d’y échapper, « No Escape ».
255Lorsque Hanif Kureishi se penche sur son travail d’écrivain, c’est justement en termes de transmissions qu’il interroge l’originalité de son œuvre. Comme Rushdie, Tharoor ou Naipaul, Kureishi est forcé d’admettre l’inévitable réseau d’influences que l’on peut considérer comme le moteur de l’activité créatrice.
Writing this book I wonder what my self consists of. I feel inhabited by others, composed of them. Writers, parents, older men, friends, girlfriends, speak inside me. If I took them away, what would be left ? I think of the essential work of imitation, differentiation and opposition, and how it never stops. Also, the puzzling thing about rebellion is that the order you wish to defy is so deep and hidden within yourself that you cannot even begin to know it. (My Ear at his Heart, p. 55)
256Par conséquent : à qui sont les histoires ? Y a-t-il une propriété privée des histoires racontées ? Une propriété du discours tenu par les uns et par les autres ? La biologie prouve que non puisque la réponse se trouve dans la grille de relations horizontales et verticales d’une part et dans le caractère intrinsèque de la symbiose d’autre part. Les auteurs indiens s’inspirent de leur propre culture, celle « des vivants et des morts » mais ils puisent aussi dans le terreau britannique et plus largement occidental, soit pour le tourner en dérision, soit par souci d’ouverture au monde en décloisonnant les frontières, soit parce qu’ils sont conditionnés par leur inconscient inné. Paradoxalement, d’aucun leur reprochera de perpétuer, à l’occasion, la tradition anglo-indienne parce que les mêmes obsessions thématiques resurgissent. Dans tous les cas, cette grille préfigure un système d’interactions infinies dont le résultat est, de toute façon, une recomposition des expériences littéraires. C’est par conséquent un système ouvert et kaléidoscopique. La combinatoire des tropismes mimétiques et des inventions pures font partie de l’évolution de l’imaginaire. « Pour imaginer, il faut avoir appris », nous dit Henri Laborit, (L’Esprit du grenier p. 39) Sans doute signifie t-il que la création n’a pour seule finalité que celle de mettre en relation pour développer de nouvelles structures qui, elles-mêmes seront assimilées, mémorisées et intégrées à une autre combinatoire dans une logique biologique : celle du maintien de la forme vivante et des changements opérés grâce à elle.
257Si cette méthode littéraire est à la fois le fruit d’influences variées et l’agent d’une remise en question de l’idéologie occidentale, elle permet par ailleurs de faire apparaître les contradictions inhérentes à l’ensemble du système colonial, aussi bien celles du peuple dominant que celles du dominé ainsi que les rapports pervers engendrés par la situation coloniale. Dans cette perspective, l’espace littéraire est le point de rencontre de ces contradictions, un lieu de confrontation où convergent tous les pôles d’oppositions. D’une certaine manière, la symbiose, dont les contours sont flous et mouvants, autorise et justifie les contradictions par sa propre nature qui est ambivalente, et par là même reflète la tension et la complexité des rapports dominant/dominé. Parce qu’il n’y a pas de limite ou de frontière, la symbiose invite le destinataire du message à débusquer les diverses influences en jeu. En même temps qu’elle est le miroir des contradictions du discours colonial, elle est la matérialisation du refus de trancher et de pratiquer la dichotomie systématique typique du mode occidental.
258La symbiose, comme carrefour des contradictions, est par conséquent une façon, pour un écrivain transcolonial, de manifester à la fois son profond désaccord avec l’empire, et aussi d’évoquer ou de suggérer, pour certains d’entre eux, une certaine fascination, parfois ouvertement avouée, pour le peuple conquérant, pour son audace, sa persévérance, son efficacité, mais aussi sa culture et sa civilisation, en somme pour une attitude qui pouvait, d’une certaine manière, susciter l’admiration autant par les moyens déployés que par les résultats obtenus. L’exemple de Jawaharlal Nehru est devenu un classique à cet égard. Fervent défenseur des libertés et de l’indépendance, Nehru, dans son autobiographie Towards Freedom : The Autobiography of Jawaharlal Nehru évoque, malgré tout, son admiration pour le peuple Britannique. Cette confusion révèle l’impact psychologique du colonialisme sur une partie du peuple indien, et la force de persuasion dont ont fait preuve certains agents du pouvoir colonial. Car, à force de se voir décrit en termes négatifs, comment ne pas être tenté de croire que les théories et les discours émanant d’« érudits », de « spécialistes », de représentants de La Civilisation, en somme de tous ceux qui ont étudié l’Inde ne sont pas fondés ? Comment ne pas douter, face à l’arsenal de clichés déployés, que nous ne sommes pas vraiment tels qu’on nous décrit ? Comment, encore, ne pas croire un Macaulay ou un Marx ? « Nous devenons ce que nous voyons de nous-mêmes dans le regard des autres », dit V. S. Naipaul dans Les Hommes de paille (p. 27) Et que dire enfin de Nirad C. Chaudhuri, l’un des rares écrivains à admettre clairement son admiration pour l’Occident tout en reconnaissant ses failles. Pour preuve immédiate, Thy Hand, Great Anarch ! ne comporte pas moins de quatre épigraphes en l’honneur de la littérature européenne ; d’abord Pope dont il tire le titre de son autobiographie, puis Pascal et La Rochefoucauld se partagent la place d’honneur. La deuxième citation tirée des Pensées de Pascal s’adresse plus particulièrement aux écrivains (« For writers ») et fonctionne aussi comme une sorte d’avertissement au lecteur :
Quand on voit le style naturel, on est tout
étonné et ravi, car on s’attendait de voir
un auteur, et on voit un homme.
259L’homme est derrière les mots, avec son expérience c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui l’ont façonnés. C’est ce qu’il explique plus longuement dans l’extrait suivant :
There was, first, my historical view of British rule in India, which I regarded as the best political regime which had ever been seen in India, in spite of its shortcomings and positive evils. Next, I had to reckon with my loyalty to English life and civilization and through that to the larger phenomenon of European culture, by both of which my own personality was formed. Last of all, there was my identification with British greatness, which was the natural result of the two previous factors. Thus, unless alienated by some special exhibition of nastiness by the British in India, I remained ambivalent between a nationalist (Indian) and an imperialistic (British) view of Indian history. (p. 27)
260Cette citation est le résumé de l’essai autobiographique de Chaudhuri. À la fois critique et laudateur de la présence britannique en Inde et des Indiens eux-mêmes (dont lui ?), l’ouvrage peut être compris comme un bilan de la symbiose indo-anglaise de l’auteur. Ce qui nous intéresse, et ce qui est remarquable (au sens neutre du terme) dans ces quelques lignes est l’honnêteté et la lucidité dont il fait preuve. L’ambivalence est déclarée, comme prémisse à l’autobiographie, comme pour signaler au lecteur qu’il est inutile de chercher un sens caché à son texte parce qu’il n’y en a tout simplement pas. Avouer sa position, au bout d’à peine 30 pages sur les 979 que compte le livre, est peut-être une façon pour l’auteur de se protéger contre d’éventuelles attaques mais surtout, il me semble, de faire prendre conscience aux lecteurs de l’impact culturel de la colonisation en Inde, de l’inévitable mélange des influences et donc des opinions. Son récit est aussi l’occasion de montrer au lecteur que l’attitude ambiguë de certains Indiens provient aussi de celle des Britanniques.
The British were not required to adopt Indian culture, and were expected only to spread their own culture. Even this inspired them with horror, and their abuse of the Bengalis and other Indians who were assimilating European culture was not only unrestrained but indecent and aggressive. (ibid., p. xxi)
261Cette citation rappelle quelques traits caractéristiques de la relation anglo-indienne : l’arrogance et le mépris de certains Britanniques, d’une part, que l’on retrouve, entre autres, chez Macaulay, la certitude, d’autre part, de la supériorité culturelle de l’Occident puis la contradiction entre la théorie et la pratique coloniale concernant la transmission de cette culture, la crainte d’une perte d’identité que cela peut engendrer, et dont il sera question au cinquième chapitre.
262Enfin, la symbiose a la vocation d’évoquer les relations individuelles réussies, entre Indiens et Britanniques, de mettre en valeur une relation autre que le rapport de force entre les deux peuples, pour distinguer l’individuel du collectif, pour éviter les amalgames et le rejet massif de tous les Britanniques.
263Certains écrivains indiens, en revanche, ne sont jamais soupçonnés de copier un soi-disant modèle. Et pourtant, leur innocence n’est qu’apparente. Voyons ce que révèle la citation suivante :
Indian writers in English have for a long time engaged – though not always selfconsciously – in the construction of a clearly defined and recognizable India. Raja Rao’s definition had a brahmanic frame ; R. K. Narayan distilled its essence through a benign small town, middle-class and upper-class in its composition ; some others constructed their India in opposition to what the West was supposed to connote. (The Perishable Empire : Essays on Indian Writing in English, p. 199)
264Ici, Meenakshi Mukherjee soulève la question de la représentation ou des représentations de l’Inde à travers la fiction transcoloniale. Il parle d’une Inde reconnaissable, donc figée dans un type de représentation. Or, même la dernière catégorie d’écrivains qu’il évoque, les auteurs censés apporter au lecteur un regard autre, est en quelque sorte coupable de mimétisme en copiant le mode anglo-indien de représentation, celui d’une Inde reconnaissable. Une Inde dont on pourrait dire qu’elle est artificielle puisque les auteurs auxquels il est fait allusion dans la citation, la prive de sa diversité. Que la représentation soit différente, ne change rien au fait que la méthode est identique.
265On le voit, la question de la symbiose est complexe. Au regard des facteurs d’influences connexes, il n’est guère étonnant qu’il se produise, au cœur du discours transcolonial, un phénomène d’imitations croisées des discours idéologiques et donc des contradictions flagrantes entre l’intention et le résultat obtenu. Si certains récits ne peuvent totalement s’affranchir des représentations occidentales de l’Inde comme s’ils étaient, malgré eux, dépendants du fonds littéraire colonial, comme par contagion ou selon une logique épidémiologique, c’est parce qu’il faut aussi tenir compte de ces contradictions qui, si l’on en croit l’écrivain nigérian Chinua Achebe, sont l’essence même de la vie. Réécoutons Saleem Sinai confirmer le caractère inévitable des contradictions dans un extrait déjà cité :
[…] all kinds of everywhichthing are jumbled inside him, and he is one person one minute and another the next. (p. 236-237)
266La symbiose, par conséquent, génère des avis contraires, provoque des réactions, elles-mêmes génératrices de débats éristiques mais nécessaires pour donner naissance à de nouveaux romans et à de nouveaux arguments.
267Pour autant, la littérature transcoloniale n’est pas, à mon sens, une littérature du mimétisme. Elle n’est pas non plus une littérature postcoloniale, qui impliquerait une littérature racialisée pour reprendre Frantz Fanon. La littérature indo-anglaise est véritablement une littérature transcoloniale, qui utilise tous les éléments à sa disposition, qu’ils proviennent du conscient ou de l’inconscient, afin de créer un univers où les anciens pôles en noir et blanc n’ont plus aucun sens dans le contexte d’une mondialisation qui se voudrait ouverte à l’échange systématique et généreux des instruments du savoir. La littérature transcoloniale transcende l’ancienne dichotomie. Ensuite tout est question de degré. L’équilibre des apports culturels, dans une œuvre de fiction, dépend du degré d’intégration de chaque auteur à l’un ou l’autre des deux mondes, de sa capacité à s’affranchir d’un carcan culturel ou au contraire de sa difficulté à s’en sortir. Citons à nouveau Naipaul :
And then I faced the simple fact that as a man who made his living by writing in English […] I had only England to go back to ; that my wish to be free of the English heaviness had failed […]. (p. 152)
268« The English heaviness » est l’expression du personnage autodiégétique de The Enigma of Arrival, en prise avec son double héritage culturel, lorsqu’il pense à l’écriture d’un livre dont l’idée générale est « freedom and loss » (p. 153). On reconnaît ici, dans ces deux expressions, la tension transcoloniale telle que je l’ai pressentie, et telle que j’ai tenté d’en définir les contours. La prise de conscience, exprimée par le narrateur de The Enigma of Arrival, et définie dans le titre même du roman, l’énigme du chemin parcouru et du résultat, la prise de conscience donc d’une certaine aliénation est peut-être la condition sine qua non d’une écriture en mouvement, sans cesse renouvelable, et libre de le faire, malgré la « lourdeur anglaise », malgré la « perte ».
269La lecture d’un récit indo-anglais permet de passer de part et d’autre du miroir, d’aborder l’histoire coloniale et la réalité indienne du xxie siècle sous un angle neuf. C’est un espace où rien n’est jamais définitif et où rien ne va de soi. Le lecteur y trouve la proposition d’une autre « vérité » à travers un discours ouvert au doute et à l’ambiguïté : « La culture fuit éminemment toute simplification » dit encore Franz Fanon dans Les Damnés de la terre (p. 155). La conjonction d’influences, manifestée par la symbiose, permet la naissance d’un autre système de valeurs, un mode d’expression qui accorde une marge de liberté de pensée en présentant une version hybride de l’Histoire et de la culture. C’est un regard croisé, détaché des servitudes idéologiques unidirectionnelles de l’Occident, puisqu’il ne s’agit plus d’imposer une vérité mais des opinions mitigées, nuancées ou/et contradictoires à l’image, somme toute, de la complexité humaine. Il faut le redire : la fiction transcoloniale propose un possible voire un désirable, quitte à bousculer les tabous, quitte à choquer.
270Enfin, lorsque la langue de l’autorité coloniale est pliée au bon vouloir de l’écrivain transcolonial, elle perd de son autorité, certes, mais elle existe toujours, du moins, elle est préservée, en partie. Elle est à la disposition des auteurs transcoloniaux, et chacun a sa façon de se l’approprier. À chaque écrivain, une nouvelle langue, et à chaque nouvelle langue, une nouvelle vision du monde, à chaque vision du monde, un possible. Pensons à Arundhati Roy et à Salman Rushdie. Ce qu’ils nous proposent, est leur façon de penser les ères coloniales et postcoloniales à travers leur exploitation singulière de la langue anglaise. Ils agissent sur la langue, sur sa substance, sa profondeur et son épaisseur. Chacun d’eux a sa façon de pétrir la langue. Lorsque Umberto Eco s’interroge sur la fonction de la métaphore, c’est en substance ce qu’il veut nous dire :
La puissance cognitive de la métaphore […] se manifeste quand la métaphore nous met sous les yeux quelque chose de nouveau, en travaillant sur une langue préexistante, ou quand elle nous invite à découvrir les règles d’une langue à venir. (De la littérature, p. 317-318)
271Cette phrase semble avoir été écrite pour la fiction transcoloniale. La métaphore est l’une des techniques narratives capable de modeler une langue de façon à envisager le monde sous un autre angle. Chez Arundhati Roy et Salman Rushdie, comme chez d’autres auteurs transcoloniaux, une nouvelle donne linguistique est proposée afin de sortir des carcans du colonial. Ailleurs, dans sa série d’essais littéraires, Umberto Eco se fait le chantre de ce que j’appelle la biologie du roman transcolonial :
[…] on pourra dire que cette œuvre est belle, […] parce que, tout en suivant des modèles et parfois des préceptes disséminés dans la mer de l’intertextualité, elle a su accueillir et faire fructifier ces héritages de manière à donner vie à quelque chose d’original. (p. 210)
272L’originalité narrative provient ainsi de la symbiose, et héritage et construction sont les deux pôles indissociables et incontournables d’une critique transcoloniale. La symbiose, pour une critique transcoloniale, a autre chose à révéler.
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