Chapitre 3. Bis repetita placent : tache d’encre
p. 99-165
Texte intégral
1Au chapitre précédent, nous avons vu combien maintes représentations occidentales de l’Inde se sont construites autour d’idées force dont la trajectoire fut celle d’une négation calculée de la différence. Colonisation oblige. La biologie a peu à peu infiltré les discours coloniaux, à partir de la fin du xviiie siècle. Ces discours sont centrés sur une Inde « attardée », ignorante du progrès, et sur les Indiens inférieurs, sauvages et donc dangereux. La biologie est, à mon sens, l’unique principe de base de ces discours. Ce qui importe, pour la démonstration de ce chapitre, est la façon dont ces discours dits scientifiques se sont développés puis propagés à d’autres discours en particulier ceux de la fiction anglo-indienne, à la portée d’un plus large public, et qui s’est emparée des schémas orientalistes et utilitaristes pour construire leurs univers parallèles. Nous verrons combien la complicité entre les narrateurs d’horizons différents est évidente dans la mise en place d’un véritable dispositif de conquête culturelle. Il me paraît nécessaire de redire, à ce stade, que la transmission des discours a autant compté, sinon plus, que le contenu des discours eux-mêmes. C’est à nouveau grâce à l’outil biologique que nous allons pouvoir évaluer leur portée ainsi que la puissance de leur diffusion et de leur transmission. Les différents modes de transmission, leur fonction et la porosité des idées seront explorés ici dans une perspective biologique.
2L’Inde « attardée », l’Inde sans Histoire, l’Inde dans l’antichambre de la civilisation fut livrée en pâture au monde entier par un nombre considérable de personnages célèbres, comme Karl Marx dont les écrits politiques, économiques et philosophiques ont été publiés et largement diffusés. Un homme de renom donc, en qui des générations d’hommes de tous continents ont cru, et ont adhéré à ses principes. De par sa notoriété, son influence et celle de tant d’autres ne pouvaient que radicaliser les opinions. Ces personnages ont façonné l’esprit de plusieurs générations y compris dans les milieux littéraires.
3Le seul exemple de Karl Marx montre que l’écrit lié au pouvoir, devient un outil de propagande lorsqu’il est transmis à grande échelle de génération en génération. La répétition des formules servant à l’édification du mythe de l’excellence occidentale a autant marqué les esprits que le contenu des représentations de l’Inde et des Indiens, victimes de la fabrication de leur propre image par d’autres. De discours en discours, de génération en génération, l’Inde et ses habitants furent remodelés, les discours scientifiques ont contaminé l’univers fictionnel qui, au gré de chaque romancier a, à son tour, accentué les traits ou transformé les faits. C’est un phénomène fréquent. Virginia Rounding, dans l’un de ses essais biographiques, rend compte des inévitables métamorphoses subies par un récit :
Any account of life is a story, affected by the interpretation, style and point of view of the teller and all previous tellers, and the accounts given […] demonstrate this fictionalising process. (Grandes Horizontales, p. 5)
4Le commentaire de Rounding a pour objet la biographie, et montre comment les faits sont réarrangés. Ce qui importe, ici, est la modification des « vérités », la façon dont elles sont réarrangées par la succession des narrateurs. Un fait prend différentes allures selon le narrateur qui se l’approprie, selon le message qu’il veut faire passer. La rhétorique coloniale est particulièrement intéressante à analyser de ce point de vue. À la diffusion, il faut donc aussi ajouter la transformation. Au fil des récits, les faits peuvent devenir de véritables fictions, un montage de données censées exprimer une vérité. Mais la première question à se poser est de savoir de quels faits il s’agit ou, si l’on peut dire, de quoi sont faits les faits. Comme nous l’avons vu au deuxième chapitre, en biologie et plus largement en médecine, certains faits furent utilisés à des fins spécifiques, à savoir, prouver l’infériorité des uns par rapport aux autres. Les résultats obtenus par la médecine sont nés de deux méthodes principales. D’une part la sélection, d’autre part la manipulation donnant lieu à un arrangement ou une organisation particulière de la réalité. Une fois les « faits » établis, ils sont répétés tel un écho, et contaminent d’autres discours y compris ceux de la fiction.
5Dans ce chapitre, il sera question de culture et de la transmission de cette dernière selon une logique analogue à celle de la logique biologique et génétique. Le rôle de la répétition et de la transmission des stéréotypes fut de consolider les théories sur la soi-disant réalité ou essence indienne mais elle a eu aussi pour effet de brouiller les repères. Comme nous l’avons signalé plus haut, la complexité incomprise de l’Inde a donné lieu à toute une gamme de dissonances et d’incohérences, un « muddle », un bazar occidental, pour reprendre une image à l’envers, provenant justement de cette incapacité à saisir l’ensemble. Or, la capacité à saisir un ensemble est nécessaire à tout dessein hégémonique si l’on veut être certain de pouvoir tout contrôler. Dans un chapitre consacré à la vérité, aux savoirs et aux pouvoirs, dans son essai L’Homme, ce roseau pensant…, le biologiste Axel Kahn affirme que :
[…] la recherche de la vérité a sans doute, dès ses origines, obéi à un double mécanisme : pulsion de connaître d’êtres prenant conscience d’un monde chaotique et effrayant dont l’inintelligibilité leur était insupportable, monde auquel il était par conséquent essentiel de conférer du sens et de la cohérence. Mais aussi pulsion de puissance, instinct de domination s’appuyant sur la présomption de connaissances. (p. 127-128)
6L’unité des discours s’est finalement révélée dans une construction négative globale et commune qui a fait de l’Inde l’inférieure de l’Europe parce qu’il était considéré qu’il lui manquait à tous les niveaux de sa structure sociale, politique, économique, technologique, scientifique ou culturelle, cet esprit rationnel nécessaire à tout développement. Reconnaissons qu’il est difficile de situer la rationalité occidentale dans cet amalgame de soi-disant vérités. Quoi qu’il en soit, une représentation de l’Orient était produite et allait façonner l’imaginaire occidental de façon durable. Autrement dit, l’Inde était représentée telle que les Européens aimaient à se l’imaginer, et continue à l’être même jusqu’à nos jours. L’une des ironies de ces représentations fut qu’en taxant la civilisation indienne d’immobilisme, par exemple, l’Occident a la pleine et entière responsabilité d’avoir fossilisé le pays dans des carcans et des schémas immuables, évidemment réducteurs et, dans la foulée, s’est fossilisé lui-même par sa façon de percevoir le monde, par sa façon de le présenter toujours de la même manière, sous la même lumière. La contradiction est manifeste, mais elle a pourtant perduré. L’immobilisme devient le propre de la création littéraire britannique.
7On peut considérer que l’Inde coloniale est une scène de théâtre pour l’Occident, le lieu où se répètent les pièces jusqu’à la perfection dans une mécanique parfaitement huilée. Selon le metteur en scène, comédien et acteur Daniel Mesguich, lors d’entretiens sur son métier, le théâtre est essentiellement un art de la répétition. Cette déclaration ne peut échapper aux théoriciens et critiques de la période coloniale dans le sens où elle relance la problématique du renouvellement ou du non renouvellement du discours impliqué dans la propagande occidentale. Il est en effet tentant de comparer l’épopée coloniale à une vaste mise en scène sur un territoire « exotique » : la scène, située loin de ce qu’on appelle le centre, prend la forme d’un lieu idéal donnant aux acteurs toute latitude. La distance géographique peut prendre une dimension symbolique, comme on peut imaginer la distance entre réalité et fiction. L’administrateur anglais, libéré des carcans de sa propre société, a entrevu et espéré en Inde un autre mode de fonctionnement, une liberté dont il avait toujours rêvé, l’occasion d’afficher son appartenance à une race supérieure, de donner un sens à son existence monotone, d’accomplir des missions, bref de jouer un rôle. Ce voyage lui a permis de s’attribuer ce rôle de héros dont la mission était des plus prestigieuses, celle de civiliser les populations « en retard » sur l’Europe. La poignée de Britanniques (comparée au nombre d’Indiens) présents sur le territoire indien a fait de cette liberté toute une histoire, une histoire des Anglais en Inde, à travers diverses formes de récits. Leurs écrits ressemblent à un montage de dialogues circulaires, de répliques stériles comme s’il était entendu qu’ils devaient tous dire la même chose pour asseoir leur supériorité. Ils ont réinventé leur existence banale en se jouant la comédie le temps d’un empire. Ils ont créé ce que Jan Morris nomme, dans The Spectacle of Empire, an « empire in the mind » (p. 70). Les Anglais se sont eux-mêmes mis en scène dans et par ces discours auto référents. Mais avant d’aller plus loin, il nous faut revenir sur les processus de communication des informations et définir certaines notions dont les plus urgentes sont celles de culture et de transmission.
Culture et transmission
Du jour, […] où l’Australanthrope ou quelqu’un de ses congénères parvint à communiquer, non plus seulement une expérience concrète et actuelle, mais le contenu d’une expérience subjective, d’une « simulation » personnelle, un nouveau règne était né : celui des idées. Une évolution nouvelle, celle de la culture, devenait possible.
Jacques Monod Le Hasard et la nécessité, p. 203
8Cette approche de la naissance de la culture dégage une somme d’informations et nous permet d’aborder le phénomène culturel dans sa dimension singulière. « Le contenu d’une expérience subjective, d’une “simulation” personnelle » est à lui seul une indication des différentes façons dont sera prise en compte la diversité culturelle puis sa transmission. La communication est, semble t-il, la clé du mot culture, sa justification et sa raison d’être. Il semble à peine exagérer d’affirmer que la culture n’existe tout simplement pas sans la possibilité de la communiquer. Ce fait paraît se confirmer par une autre découverte.
9Après consultation de nombreux dictionnaires afin d’obtenir d’autres définitions du mot culture acceptées par les autorités compétentes, il apparut que la notion de communication jouait le premier rôle. Je me suis rendue compte, de surcroît, qu’il n’était pas nécessaire d’aller chercher plus loin que dans un dictionnaire généraliste, pour établir d’emblée le lien entre biologie et culture, le but principal de cette étude. Parmi les nombreuses définitions du mot « culture », proposées par le dictionnaire Webster, par exemple, l’une d’entre elles paraît plus particulièrement appropriée et me servira de base de réflexion constante. Voici ce que le dictionnaire entend par culture :
5 a : the integrated pattern of human knowledge, belief, and behavior that depends upon man’s capacity for learning and transmitting knowledge to succeeding generations.
10Cette définition est précieuse dans la mesure où chaque mot qui la compose entre en résonance avec les sujets abordés à partir de ce troisième chapitre, et coïncide avec la démonstration que j’entends faire. La transmission, dans cette définition, a remplacé le mot communication de la définition de Jacques Monod, citée ci-dessus, et nous rapproche du milieu biologique. En effet, certains biologistes se sont penchés sur le lien entre culture et biologie, en l’occurrence sur la façon dont sont transmises les informations, et ont ouvert de nouveaux horizons en prenant le risque d’associer biologie et culture, un sujet sensible qui rapproche deux termes dont la concomitance fait a priori sourciller. Pourtant, lorsque l’on prend comme point de départ la définition du dictionnaire Webster, l’analogie avec la biologie, même si elle n’est pas clairement énoncée, est évidente et sans arrière-fond péjoratif ou humiliant pour quiconque. Cette définition n’est rien de plus qu’une constatation qui ne tient compte d’aucune culture particulière. Dans la perspective de cette définition, il ne s’agit pas en effet de chercher à évaluer la qualité d’une culture ou son rayonnement sur la scène mondiale par rapport à une autre mais de comprendre de quelle façon une culture donnée est transmise. C’est dans cet esprit que le biologiste et généticien italien Luca Cavalli-Sforza, chantre d’une recherche transdisciplinaire, s’interroge sur les mécanismes de transmission. Dans son ouvrage Évolution biologique – Évolution culturelle, il entend par culture « l’accumulation transmissible des connaissances » (p. 36), une définition similaire à celle du dictionnaire Webster. Dans un autre ouvrage, Qui sommes-nous ?, il affirme que l’héritage qui fait de nous ce que nous sommes, donc ce qui nous a été communiqué ou transmis constitue « l’essence de la culture » (p. 287). J’affirme, depuis le début de ce travail, que la biologie est un élément nécessaire à prendre en considération dans l’analyse des discours du système colonial. Mais cette affirmation est aussi valable pour d’autres discours. Ainsi, dans un contexte plus large, Luca Cavalli-Sforza détermine le lien entre biologie et culture, et la correspondance entre le maintien ou la transformation d’un héritage en proposant la formule suivante :
En biologie, le maintien se fait par la transmission du matériau héréditaire d’une génération à l’autre, tandis que le changement est dû à la mutation, dont l’avenir est déterminé par la nécessité (la sélection naturelle) et par le hasard (la dérive génétique). […] La différence majeure est qu’en biologie le matériau héréditaire, c’est le gène, autrement dit chimiquement, l’ADN ; alors que pour la culture, c’est l’ensemble de nos connaissances et de nos convictions, un matériau impalpable […]. (ibid., p. 287)
11En dehors de cette différence chimique, l’auteur estime que la transmission des données culturelles est similaire à celle des données génétiques. Il insiste, par ailleurs, comme d’autres spécialistes de la question, sur le fait que nous sommes tous le produit de notre culture donc des générations passées : « Nos connaissances et nos activités résultent des expériences de milliards d’individus qui nous ont précédés, lesquels nous ont transmis un bagage qui nous conditionne […]. » (Évolution biologique, p. 30). De son côté, le biologiste Jacques Ruffié déclare dans De la biologie à la culture (tome 1) que « […] l’homme n’innove pas ; il n’invente rien ; il reprend et exagère, souvent de façon considérable, des tendances qui existaient avant lui » (p. 235). Henri Laborit, quant à lui, comme nous l’avons déjà souligné, répète inlassablement, dans chacun de ses ouvrages, que « […] nous ne sommes que les autres, aussi bien dans le résultat de la combinatoire génétique que dans notre apprentissage de la vie. Tous les autres, les vivants et les morts » (l’Esprit du grenier, p. 78). De son côté, Oscar Wilde affirmait que « la plupart des gens sont quelqu’un d’autre » (Identité et violence, Amartya Sen, p. 15).
12L’homme n’est donc rien tout seul si l’on en croit ces trois auteurs spécialistes de la transmission et de l’évolution. L’homme n’existe simplement pas tout seul, car il n’est que le fruit de l’interaction d’une somme composite d’éléments. L’accumulation, la superposition et la transmission des connaissances font partie intégrante du processus de formation d’une culture sans lequel il ne pourrait être question d’évolution. À son tour, Henri Bergson dans L’Évolution créatrice pose la question, « Qui sommes-nous, en effet, qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance […]. » (p. 5). Il nous manquait le mot « histoire », notion capitale en biologie dont les mécanismes, selon Ernst Mayr, ont « un double aspect. Ce sont des mécanismes régis par des causes en même temps que des produits de l’évolution » (Qu’est-ce que la biologie ?, p. 131). L’histoire, l’un des instruments d’investigation incontournables en biologie, celui permettant de répondre à la question, Pourquoi ? (à côté des questions Quoi ? et Comment ?) rend compte également de l’évolution culturelle : biologie, histoire et culture se construisent mutuellement et se retrouvent par conséquent sur le même axe interprétatif de la connaissance de l’Autre. Richard Dawkins, biologiste britannique, augmente les pistes de recherche en affirmant que « La transmission culturelle est analogue à la transmission génétique dans la mesure où, bien qu’elle soit fondamentalement conservatrice, elle peut aussi donner lieu à une forme d’évolution. » (Le Gène égoïste, p. 259).
13La transmission d’une culture, d’après Luca Cavalli-Sforza, prend deux formes ou si l’on veut s’effectue selon deux modes principaux ; l’un est vertical, l’autre est horizontal. Dans plusieurs de ses ouvrages, il fait part de ses théories sur la forme et le rôle des deux types de transmissions.
Transmission verticale – transmission horizontale
[…] le modèle le plus simple de la transmission des parents aux enfants. La transmission culturelle verticale a tendance à donner des résultats très semblables, voire identiques, à ceux de la transmission génétique ; elle est donc aussi conservatrice, […] La transmission culturelle verticale s’effectue en grande partie parmi les mêmes acteurs que la transmission génétique, […] C’est pourquoi il est difficile de la distinguer de la transmission génétique, vu que toutes deux entraînent une certaine ressemblance entre les parents et les enfants ou, en général, au sein de la famille.
Luca Cavalli-Sforza,
Évolution biologique-évolution culturelle, p. 157-158.
14L’auteur élargit l’influence de la transmission verticale aux autres membres de la famille tels que les frères et les oncles. Si l’on se permet d’élargir à notre tour la définition de la transmission verticale, cette fois à l’échelle d’une nation, les conclusions obtenues sont similaires. En effet, le peuple britannique forme une famille globalement soudée dans l’entreprise coloniale ne serait ce que par la conviction majoritairement partagée de sa supériorité par rapport au reste du monde extra européen. La force conjuguée des discours sur l’excellence du modèle européen a contribué à la construction d’une identité unitaire. Les écrivains, de leur côté, forment aussi une famille comme nous le verrons plus loin. Disons brièvement pour l’instant, qu’il est fréquent d’entendre parler de paternité en matière littéraire. Rudyard Kipling, par exemple, n’est-il pas perçu comme le père du roman anglo-indien ? Nous avons tous, à différents stades de notre vie d’étudiant, d’enseignant et de chercheur, utilisé l’image de la paternité lorsque tel ou tel auteur était considéré comme pionnier dans un domaine particulier. Ce fait ne venait pas de nous. Quelqu’un, un jour, en a décidé ainsi, et les générations suivantes ont transmis l’information parfois plus par tradition que par conviction. Rudyard Kipling, par ce processus de répétition, est, nous l’avons dit, considéré comme le père fondateur de la littérature anglo-indienne, grâce en particulier à la publication de Kim en 1901. Cela signifie que Kipling a contribué à l’édification d’un certain type de romans, que d’autres auteurs après lui, se sont inspirés ou emparés de l’esprit et de la technique de Kim pour construire leur monde fictionnel, et édifier un véritable mythe de l’Anglais en Inde. Ainsi, les discours des générations de romanciers sur l’Inde britannique subséquents sont comme des miroirs placés en vis-à-vis. Ils reflètent un certain type d’écriture, dans un cadre géographique défini et parce qu’ils mettent en scène un certain type de héros. La transmission verticale d’un père littéraire à ses avatars (au sens hindou du terme) est donc évidente dans ce cas. Ce qui nous permet d’affirmer que Kipling représente bien autre chose que le simple auteur de Kim. Il est le père d’une idée, à prendre au sens que lui donne Cavalli-Sforza c’est-à-dire « l’objet autoreproducteur qui est à la base de la culture et de son évolution » (Évolution biologique, Cavalli-Sforza, p. 137). Nous reviendrons sur la définition de cet objet autoreproducteur.
15Par transmission horizontale Luca Cavalli-Sforza entend la chose suivante :
[…] la transmission simultanée où l’âge, les générations et les liens de parenté ne comptent pas. […] Sur le plan formel, le mode de diffusion ressemble beaucoup à celui du rhume ou d’une autre maladie infectieuse. […] La transmission horizontale est l’équivalent d’une épidémie de maladie contagieuse : la nouvelle se répand d’abord à une vitesse croissante, puis constante, et enfin décroissante quand l’extrémité de la zone de communication est atteinte et que la force d’expansion s’épuise. (ibid.., p. 292)
16Les auteurs de ce type de transmission, précise t-il, sont les hommes politiques, les enseignants, les mentors et autres leaders bénéficiant d’un taux d’écoute important et d’une certaine influence. Si la transmission prend tant d’importance dans l’élaboration de ce travail, c’est parce qu’il me semble qu’elle constitue à elle seule un type de pouvoir si puissant qu’il finit par échapper à ceux-là mêmes qui l’ont initié. C’est à la fois un pouvoir tentaculaire et infini parce qu’il occupe et traverse à la fois l’espace et le temps. Dans cette optique, la transmission devient l’art de la représentation du monde. Voyons à présent la définition du mot « Transmission » selon Le Dictionnaire des sciences humaines dans un article intitulé Transmission et valeurs.
La transmission organise une passation, plus ou moins volontaire, plus ou moins visible, passation d’une personne à une autre, d’un espace à un autre, d’un système social à un autre, mais aussi d’un temps à un autre. Passation de contenus : de biens symboliques comme de biens matériels, de savoir faire, de comportements mais aussi d’idées, de valeurs de convictions. Passation de contenants : de cadres d’apprentissages et de socialisation, de systèmes de relations, de structures identitaires individuelles et collectives. (p. 1192)
17Ces informations précises mettent en relief la multitude des enjeux que sous-tend le mot transmission. Transposé au domaine colonial, ce mot a eu toutes les chances de séduire le propos de la présente étude sur les relations entre le roman colonial, postcolonial et transcolonial.
18Nous avons déjà entrevu, au premier chapitre, combien l’influence de certains penseurs fut prédominante à la fois dans l’élaboration d’une Inde décalée par rapport à un Occident toujours en mouvement et en avance sur le reste du monde. Dans le domaine littéraire, nombre d’écrivains britanniques sont autant responsables des représentations figées de la culture indienne. Le croisement des deux modes de transmission, vertical et horizontal, a permis l’élaboration d’une grille d’écriture serrée, un corpus d’écrits euro centrés ou autarciques, que certains critiques ne manqueraient pas de qualifier de schizophrènes, à l’image finalement de la vie communautaire des Anglais en Inde, strictement délimitée et compartimentée ne serait-ce que du seul point de vue topographique. Georges Orwell, nous l’avons vu, décrit à quel point, dans Burmese Days, le petit monde de la communauté anglaise est replié sur lui-même. L’influence réciproque de la transmission verticale et horizontale fut un élément décisif dans la création littéraire. Comme nous avons pu le voir, les informations ont circulé dans tous les sens, d’après ce qu’on pourrait nommer un code génétique qui serait particulier à la création littéraire. Les deux modes de transmission ainsi combinés ont permis l’édification de la plupart des mythes liés à la construction de l’Inde. Nous avons affaire, dans le cadre de la littérature anglo-indienne, à une esthétique transgénérationnelle et transdisciplinaire. Les mises en forme d’une certaine Inde et les certitudes du bien fondé de la mission civilisatrice ont donné lieu à des portraits types censés représenter la réalité.
19L’analyse de la transmission pose la question de l’autonomie créatrice. Albert Jacquard, dans son ouvrage L’Héritage de la liberté : de l’animalité à l’humanitude, souligne un point important :
Deux stades doivent […] être distingués dans le processus de transmission :
– la réception de l’information,
– l’acceptation du contenu de cette information.
Dans certains cas, ces deux événements ne peuvent guère être distingués (par exemple lorsqu’il s’agit d’apprendre la langue maternelle) ; dans d’autres cas, ils correspondent à la phase d’intégration de l’individu au groupe, selon qu’il accepte ou qu’il rejette les coutumes. Celles-ci peuvent définir l’éthique de l’ensemble du groupe et les refuser revient à s’exclure, ou seulement l’étiquette d’un sous-groupe et les rejeter consiste à ne pas accepter cette catégorisation. (p. 163)
20Cela signifie que pour que le fait colonial existe et que sa mécanique fonctionne, tout doit être mis en œuvre pour faire accepter le contenu des informations. La transmission, par la répétition, est par conséquent un moyen efficace de parvenir à cette fin. Il s’agit d’une responsabilité collective. Dans le cas de la colonisation de l’Inde par les Britanniques, il a fallu la connivence de plusieurs types de discours, et un consensus national pour faire accepter l’idée même de la colonisation. S’il est indéniable qu’il est difficile d’échapper à un héritage culturel, comme le montrent plusieurs romanciers transcoloniaux dont Salman Rushdie, il n’en reste pas moins qu’il existe toujours la possibilité de dominer cet héritage en se servant de lui pour le transgresser par exemple. Georges Orwell l’a fait dans une certaine mesure ainsi que J. G. Farrell. Mais il est frappant de constater l’existence d’un corpus considérable de romans qui ont consolidé et momifié l’héritage culturel par la seule force de la transmission, devenue, au fil du temps, tradition. Car, la tradition n’est pas seulement le contenu d’une culture ; elle est aussi et peut-être surtout son propre processus, c’est-à-dire sa transmission. Il est en effet difficile d’imaginer une tradition sans transmission. Jean-Pierre Warnier dans La Mondialisation de la culture, cite une définition de Jean Pouillon concernant la relation transmission-tradition :
La tradition se définit comme « ce qui d’un passé persiste dans le présent où elle est transmise et demeure agissante et acceptée par ceux qui la reçoivent et qui, à leur tour, au fil des générations, la transmettent » (p. 6).
21Nous voyons combien cette définition nous ramène à celle du dictionnaire Webster en insistant sur l’aspect vivant du processus. Voyons comment cela a fonctionné dans la littérature anglo-indienne. Rudyard Kipling nous sert de guide.
Rudyard Kipling, père de tous les mots ou la vérité rien que la vérité
Kipling’s India was Britain’s India.
Trevor Royle, The Last Days of the Raj, p. 44
22Il est incontestable que Kim de Rudyard Kipling fut le roman déclencheur de ce que l’on appelle communément le roman anglo-indien. Avant lui, d’autres avaient tenté l’aventure, mais Kim est considéré, par ses qualités narratives évidentes, comme le premier vrai roman du genre. De nombreuses études ont été, et sont encore de nos jours, consacrées à ce seul roman tant son influence sur d’autres auteurs britanniques et indiens est palpable à tous les niveaux de la structure narrative. Je me contenterai d’examiner, dans les quelques lignes qui suivent, la mise en place d’une identité indienne à travers le regard de Kim, le personnage focal.
23Kim, bien que se situant dans un lieu géographique déterminé, l’Inde, réussit la prouesse de ne presque jamais parlé de l’Inde en tant qu’entité singulière, et cela malgré la profusion de détails. Le lecteur est à la fois subjugué et submergé mais aussi en quelque sorte berné. L’Inde et ses habitants sont en effet happés dans un système descriptif vaste et abstrait qui leur ôte leur identité propre. Bien sûr, les noms de villes, de provinces, les sites sont indéniablement indiens, les langues mentionnées ou encore les scènes de rue fonctionnent comme autant de repères précis, mais à côté de ces détails, l’abondance des généralités nous fait oublier où nous sommes. L’Inde est fondue dans l’Asie, les Indiens dans les Orientaux ou dans les Asiatiques. Des phrases, disséminées au cœur de la narration, donnent le ton de ces généralités : « Kim could lie like an Oriental » (p. 71), « All hours […] are alike to Orientals » (p. 74), « The immemorial commission of Asia » (p. 75), « Ticket-collecting is a slow business in the East » (p. 77), « The happy Asiatic disorder » (p. 112), « We can never fathom the Oriental mind » (p. 136), « The more one knows about natives the less can one say what they will or won’t do. » (p. 159) ou encore « Swiftly – as Orientals understand speed – […] » (p. 190) etc. Dans ce système de représentation, l’Inde et l’Asie sont interchangeables, les Indiens et les Orientaux le sont aussi. Chacun sait que Kipling a vécu en Inde et y a travaillé, et ces éléments biographiques donnent de la valeur au récit et cautionnent le jugement de l’auteur. Puisqu’il y a vécu, ce qu’il écrit sur l’Inde et les Indiens est vrai. Ainsi, les détails autant que les généralités, fournis dans la narration de Kim, sont par conséquent des éléments qui inspirent la confiance basée sur l’expérience intime.
24On comprend mieux pourquoi Kim a eu autant de succès, fut autant imité, et pourquoi ce roman est à la source de croyances faisant foi. Les clichés, cités ci-dessus, prouvent non seulement que le narrateur est au fait de la « réalité indienne » mais qu’il est aussi spécialiste du monde oriental ou asiatique. À travers le regard de Kim, ces généralités confèrent au narrateur une supériorité certaine sur le lecteur. L’étendue de ses connaissances dans les domaines dépeints ne peut que susciter l’admiration et encore une fois la confiance. Ce qu’il dit est forcément la vérité. Kim est par ailleurs un personnage crédible ; peu de personnes oseraient remettre sa parole en doute puisqu’il est né en Inde et qu’il y vit. Ce qu’il pense, dit et fait repose sur sa parfaite connaissance du pays. Pour preuve, sa manie de citer des proverbes, un indice qu’il a bien intégré la culture indienne. La capacité à réciter les proverbes d’un pays, signifie le lien intime entre le locuteur et la culture qui l’habite. Kim est un enfant de la culture indienne ; il en connaît les codes et le fonctionnement. Le proverbe, tel le mythe, soude l’individu à la nation, et soude les individus entre eux à cette même nation. Les auteurs de l’entrée « Proverbe » dans le Lexique des termes littéraires, précisent qu’il s’agit d’une « formulation condensée et frappante d’une vérité de l’expérience quotidienne ». C’est une définition faite pour Kim. Il est l’incarnation de cette « vérité de l’expérience quotidienne ». L’expérience est synonyme de vérité. On pourrait avancer l’hypothèse que le personnage Kim est la caution de l’écrivain Kipling. Les deux individus ont une profonde connaissance de l’Inde, et tout se passe comme si la biographie de l’auteur s’était glissée dans le personnage fictionnel pour apporter plus de crédit au récit et à son héros. Voyons ce que dit l’écrivain et critique Robert Escarpit au sujet de la vérité de Kipling :
L’Inde de Kipling a la vérité des choses qu’on croit reconnaître même si on ne les a jamais connues. Vieux troupiers au service de la reine, Parsis énigmatiques, Afghans à demi sauvages, babous suants de graisse et d’onction, coolies chapardeurs, prêtres malins, musulmans retors, mendiants crasseux et hiératiques, toute cette foule qui se presse pour accueillir le lecteur est juste celle qu’on attendait […]. (Rudyard Kipling, p. 88)
25Le narrateur de The Day of the Scorpion de Paul Scott fait une remarque similaire à l’occasion de la description d’un coucher de soleil :
At midday the Fort’s outline is distorted by the shifting, shimmering air. At a suitable distance it takes on the look of a mirage and at certain times of the year, when climatic conditions are right, actually produces one – a replica of itself, hovering above ground, sometimes upside down. English people, observing the apparition, used to find themselves thinking of Kipling […]. (p. 15)
26Nous pouvons, je pense sans exagérer, appliquer la description du coucher de soleil à celle du roman anglo-indien. L’influence de Kipling sur d’autres écrivains apparaît en filigrane. Les substantifs, « mirage », « replica », « apparition », mais aussi les verbes « distorted », « shifting », « shimmering » sont, me semble t-il, autant d’indications pour nous mettre sur la voie du mimétisme des auteurs anglo-indiens. Sans être des copies exactes du modèle kiplignien, les récits s’en approchent et s’en inspirent. Le lecteur est ainsi dans l’expectative.
27Ainsi, Kim de Kipling répond à des attentes, et le narrateur met tout en œuvre pour faire de la fiction un récit de vérités. La récitation des proverbes, dans le roman de Kipling, est une manière indirecte d’impliquer que Kim est indien, et que, par conséquent, ce qui se dit à travers sa voix est la vérité rien que la vérité. Ce qui signifie qu’en affirmant que les Orientaux sont ceci ou cela, que l’Orient est ceci ou cela, le narrateur se protège derrière l’expérience de Kim. Selon cette logique, le cliché devient vrai, une vérité éternelle, une essence. Qui plus est, et comme pour cautionner les propos et les pensées de Kim, cette remarque est valable pour tous les natifs de l’Inde représentés dans le roman et récitant des proverbes. Ainsi, le jeune soldat donnant sa définition du sikh. Le sikh, autre figure typique d’un roman anglo-indien, est né de cette construction lapidaire, réductrice et sans appel :
Let thy hair grow long and talk Punjabi […] quoting a northern proverb. […] That is all that makes a Sikh. (p. 81)
28Ainsi, les jugements de Kim sont-ils corroborés par de « vrais » Indiens de façon à donner plus de poids à la vérité. Tout se passe comme si le narrateur avait compris la nécessité de créer plusieurs témoins venus d’horizons différents. Kim, donc, comprend et lit l’Inde comme un natif. Mais pourtant, de façon assez étrange, Kim n’est pas aussi indien que la narration voudrait bien nous le faire croire au premier abord. Kim, « Little Friend of all the World » est, par exemple, terrorisé par les serpents : « I hate all snakes », nous dit-il page 91. C’est une phobie partagée par tous les Occidentaux selon le narrateur : « No native training can quench the white man’s horror of the Serpent » (p. 91). Quelques pages plus loin, la même angoisse à l’idée de rencontrer un serpent réapparaît : « […] Kim, making sure that there were no snakes, lay down in the crotch of the twisted roots. » (p. 103). Pourquoi alors Kim, presque plus indien qu’un Indien dans d’autres circonstances, a-t-il aussi peur des serpents ? La citation de la page 91 fait état d’un sentiment de terreur généralisée en ce qui concerne le serpent et l’Occidental juste après la déclaration de Kim au sujet de sa détestation personnelle des serpents, comme si Kim était considéré, avant tout, comme un Occidental. Il a certes la peau blanche mais il est natif de l’Inde, et n’a jamais franchi aucune frontière. Il est indien dans tous ses comportements quotidiens comme l’ensemble du roman le prouve. Benita Parry le confirme dans son ouvrage Delusions and Discoveries, « Kim not only dresses like an Indian, in fact like many different Indians, with Indian prejudices and preferences in the marrow of his bones. » (p. 217). Et le lama, à son tour, atteste de l’étendue des connaissances de Kim, des connaissances témoignant de sa relation intime avec l’Inde : « […] no white man knows the land and the customs of the land as thou knowest » (p. 139).
29Un autre exemple de symbiose avec le pays est la récurrence d’un adverbe concernant sa façon d’être en Inde, sa façon de se comporter. Il s’agit de l’adverbe « mechanically », répété à plusieurs reprises, dont aux pages 149, 182, 261. Cette insistance sur le comportement mécanique du personnage a bien pour but de démontrer son degré d’intégration au pays. Kim agit de façon instinctive, et c’est d’ailleurs pour cette raison que ses services sont requis pour participer au Great Game. La mécanique des agissements et de la récitation des proverbes participe du même effet d’intégration et d’assimilation du personnage. Il ne devrait donc pas avoir besoin du « native training » dont parle le narrateur page 91 puisque tout porte à croire qu’il est natif. Pourquoi, alors, encore une fois, craint-il les serpents ? Il est possible d’apporter deux éléments de réponse à cette question. Premièrement, dans l’esprit du narrateur, Kim est bel et bien un homme blanc et sa biologie prime sur tout le reste. Kim est donc « victime » de sa biologie. Il est blanc, donc il a peur des serpents, et il se considérera d’autant plus blanc qu’il craindra les serpents. Là réside l’une des grandes contradictions du roman de Kipling. Son personnage est soi-disant fondu dans le paysage indien alors qu’il demeure à jamais un homme blanc. Deuxièmement, il semble que Kim soit sous l’emprise d’une phobie qui, à moins d’avoir été expérimentée, mais on ne nous le précise nulle part, lui a été narrée d’une façon ou d’une autre, à un moment donné. Il s’agit ici non plus de la peur de l’objet concret mais de la peur d’une idée, une peur indirecte. Kipling introduit ici la peur de la peur dont il sera à nouveau question plus loin.
30Le rôle de la transmission est particulièrement évident à travers l’exemple du serpent bien que la source de la transmission de la phobie reste non dite. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une vérité éternelle. À moins que le narrateur veuille nous faire croire que la peur des serpents est inscrite dans les gènes des hommes blancs ! Et après tout, c’est peut-être ce qu’on essaie de faire comprendre à Kim lorsqu’il entend par deux fois, « Once a sahib, always a sahib. » (p. 136, 155). Quoi qu’il en soit, la technique narrative à l’œuvre dans Kim, repose sur une loi de la transmission non révélée.
31Ce qui importe, pour le propos de ce chapitre, et à travers l’exemple du serpent, est la constatation que le roman de Kipling a servi de modèle à des générations d’auteurs qui se sont inspirés de Kim à tous les niveaux de la structure narrative. La transmission via la répétition, la redondance des discours, est l’un des piliers du roman de Kipling : répétition des gestes du quotidien, répétition des proverbes et des clichés, répétition de la phobie des serpents, autant de gestes littéraires répétitifs qui serviront de base à d’autres auteurs dont les protagonistes sont des avatars de Kim. Ces protagonistes pourront se déguiser à l’envi et passer pour des Indiens lorsque les circonstances l’exigent par simple répétition des faits et gestes de Kim, des clichés, des proverbes et des phobies parce que Kipling les a convaincus que Kim est intégré à la société indienne. La transmission est par conséquent rendue possible par l’acceptation des règles de création de Kipling. L’habileté de son style à distiller sa façon de concevoir la vérité a convaincu des générations d’écrivains à suivre son modèle. La méthode est d’autant plus efficace que Kipling avait déjà publié The Jungle Book et The Second Jungle Book qui utilisent le même motif du protagoniste natif, Mowgli, « Master of the Jungle » (p. 156), spécialiste de la jungle indienne et dans lesquels le lecteur retrouve une partie des clichés liés à l’Inde et aux Indiens : la chaleur, la poussière et l’obsession des serpents. Au travers et au-delà de la répétition de thèmes singuliers, la répétition de la supériorité de l’Occidental sur l’univers indien constitue ce que la narration entreprend de souligner. C’est le motif même de la répétition, plus que les motifs répétés, qui est remarquable (au sens neutre du terme) dans le roman de Kipling. Et c’est ce même motif qui est répété et transmis par les générations d’écrivains suivants. L’héritage littéraire est transmis intact. Il est momifié et rarement remis en question. Les motifs de la chaleur, de la poussière, du serpent et de tant d’autres fonctionnent comme des tics narratifs qui, s’ils ne sont pas renouvelés, appauvrissent la création littéraire. Mais en même temps et surtout, ils altèrent l’image de l’Autre et laissent place à une série de portraits expéditifs et de visions schématiques. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que Kipling n’a pas vécu en Inde pendant une très longue période, mais seulement six ans, de 1882 à 1888. Six années représentent une période trop courte pour prétendre à la vérité, et sa vie en Inde ressemble plutôt à un passage en Inde. De la même manière, sa connaissance des Orientaux ou des Asiatiques, pour reprendre ses propres expressions, était réduite au strict minimum. Comme le fait remarquer Robert Escarpit,
Géographiquement, les Indiens de Kipling s’expliquent par l’Inde que Kipling a connue, c’est-à-dire celle du Nord, et surtout du Nord-Ouest. (ibid., p. 91)
32De surcroît, ses descriptions sur le « caractère » indien, comporte des lacunes, comme le souligne à nouveau Robert Escarpit :
Comme journaliste et comme individu, le jeune Kipling ne manquait certes pas de curiosité, mais elle se trouvait en fait limitée aux domaines où s’exerçait son activité professionnelle ou personnelle. (ibid. p. 97)
33Les généralités sur « les » Indiens deviennent dès lors difficiles à accepter, et les vérités sont non recevables. Kipling ne connaît qu’une infime partie du continent et de ses habitants. Ce qu’il a construit ou ce qu’il s’est construit est en réalité un petit monde, celui qu’il a saisi en tant que journaliste sur une période limitée. Kim fut publié en 1901, soit presque quinze ans après son départ de l’Inde. Tout se passe comme si la distance spatiale et temporelle n’avait rien changé à son point de vue initial, que le recul n’avait pas opéré, comme si l’expérience n’éclairait que le chemin parcouru, pour reprendre Confucius. Cela signifie que la conservation d’un certain type de représentation comporte des raisons idéologiques évidentes dans le sens où elle renforce l’opinion occidentale de supériorité.
34Si la chaleur, la poussière et les serpents peuvent paraître anodins et sans grandes conséquences pour l’image des Indiens, d’autres obsessions sont en revanche scientifiquement fausses et dommageables. Pensons, à cet égard à « His Chance in Life », une nouvelle extraite du recueil Plain Tales from the Hills, dans laquelle le narrateur, blanc, occidental, fait un portrait sans concession des Eurasiens. La nouvelle commence par des généralités sur les sang-mêlé dont le narrateur dégage les caractéristiques en séparant le blanc du noir comme on séparerait le blanc du jaune d’un œuf pour en examiner la substance :
The Black and the White mix very quaintly in their ways. Sometimes the White shows in spurts of fierce, childish pride – which is Pride of Race run crooked – and sometimes the Black in still fiercer abasement and humility, half-heathenish customs and strange, unaccountable impulses to crime. (p. 91)
35Kipling est le père de ces mots et de ces maux, répétés par la suite dans nombre de romans anglo-indiens. L’Eurasien n’est pas perçu comme individu unique et singulier mais comme deux entités biologiques distinctes, l’une noire, l’autre blanche, chacune ayant sa spécificité. Il est observé et étudié à travers sa seule biologie qui, selon les circonstances, le pousse à agir ou à réagir de telle ou telle manière. La biologie blanche est ici valorisée. Comme nous l’avons vu au deuxième chapitre, les différences biologiques ont servi à établir une hiérarchie entre les individus. Ce fait est à nouveau vérifiable dans « His Chance for Life ». Ainsi, Michele D’Cruze, un employé eurasien est désigné, par un policier indien, pour disperser une émeute, justement à cause de sa biologie :
[…] the Police Inspector, afraid, but obeying the old race-instinct which recognizes a drop of White blood as far as it can be diluted, said, « What orders does the Sahib give ? »
The « Sahib » decided Michele. Though horribly frightened, he felt that, for the hour, he, the man with the Cochin Jew and menial uncle in his pedigree, was the only representative of English authority in the place. (p. 94)
36Dans cet extrait, les deux personnages sont également humiliés par la narration. L’Indien passe pour un couard en se soustrayant à ses responsabilités, à son devoir de policier compétent. Nous est par ailleurs révélé son caractère servile lorsqu’il délègue sa tâche à qui il pense être son supérieur. De son côté, Michele est humilié par un rappel inopportun (il y a urgence, nous sommes dans une situation de crise) de sa généalogie alors que cette dernière a déjà fait l’objet d’un paragraphe deux pages plus tôt. Il y a donc répétition d’une biographie considérée comme biologiquement peu gratifiante (« a drop of White blood ») dans le but, me semble t-il, de mettre en valeur d’autres mots et expressions comme « White blood », « Sahib » et « English authority ». La fin de la nouvelle force le trait. En effet, l’arrivée d’un représentant du gouvernement anglais est une occasion supplémentaire de rappeler au lecteur la biologie de Michele.
[…] in the presence of this young Englishman, Michele felt himself slipping back more and more into the native ; and the tale of the Tibasu Riots ended […] in an hysterical outburst of tears […]. It was the White drop in Michele’s veins dying out, though he did not know it.
But the Englishman understood ; […] (p. 95)
37De « sahib », Michele est devenu « the native », émotif, efféminé selon les critères de l’époque. Bref, il manque de dignité. Incapable de prendre sur lui, Michele est aussi incapable de faire son autocritique, et c’est le narrateur qui pense pour lui. J’ai gardé le tout début du paragraphe suivant, « But the Englishman understood », parce qu’il est révélateur du message que veut faire passer la narration, à savoir la différence des comportements due à la différence biologique. Cette courte phrase suggère, en effet, la bonté d’âme de l’Anglais ou plutôt suggère cette bienveillance que l’on accorde à quelqu’un que l’on considère comme son inférieur.
38Le personnage de Lispeth dans la nouvelle éponyme subit un traitement identique à celui de Michele. Indienne au teint pâle, elle a tantôt des allures d’Anglaise tantôt un comportement de véritable fille des collines c’est-à-dire « savage by birth » (p. 35), « wild » (p. 36), « heathen » (p. 37), « infidel » (p. 37) etc. Ces dernières caractéristiques priment à la fin de la nouvelle lorsqu’elle retourne dans les montagnes, parmi les siens « her own unclean people » (p. 37) Entre temps, elle avait osé caresser l’espoir d’épouser un Anglais :
[…] it was wrong and improper of Lispeth to think of marriage with an Englishman, who was of a superior clay, besides being promised in marriage to a girl of his own people. (p. 36)
39Cette phrase sort de la bouche d’un personnage et non du narrateur mais elle s’inscrit dans les conventions narratives à caractère racial de la plupart des nouvelles. Le lecteur remarque aussi que l’impossibilité du mariage provient d’abord du fait que Lispeth soit indienne ; l’autre argument, que l’on pourrait considérer comme prioritaire, ne vient qu’en second lieu.
40La technique narrative de « Beyond the Pale », une autre nouvelle de Plain Tales from the Hills, est similaire à celle de « His Chance in life ». Je fais allusion ici à l’incipit des deux récits qui, d’emblée, annonce les couleurs, pour ainsi dire. Le narrateur part de généralités puis illustre sa théorie d’un exemple concret. Tout se passe comme s’il écrivait la morale de l’histoire avant l’histoire elle-même afin de ne laisser aucun doute au lecteur sur son point de vue. Ainsi commence « Beyond the Pale » :
A man should, whatever happens, keep to his own caste, race and breed. Let the White go to the White and the Black to the Black. Then whatever trouble falls is in the ordinary course of things – neither sudden, alien, nor unexpected. (p. 162)
41La position du narrateur est ainsi clairement exposée et ne souffre aucune exception. Ces trois phrases fonctionnent comme autant de préceptes. Ce qui est énoncé est une loi qui, d’après le ton sentencieux, doit acquérir une valeur universelle. Le lecteur s’attend presque à lire à la suite de ces trois phrases : « C’est comme ça, et pas autrement, un point c’est tout. » La loi universelle est la loi biologique. L’instinct est celui de la race. En raccourci, cet incipit signifie que chacun doit rester à sa place. Aucune alternative n’est proposée. Aucune alternative n’est même envisageable, comme s’il s’agissait, encore une fois, de LA vérité, une et unique. Tout semble trop vrai pour pouvoir en douter. Ce que j’entends démontrer ici est que Kipling, homme d’expérience et écrivain talentueux, avait toutes les chances de convaincre à la fois les lecteurs et les auteurs envisageant d’écrire un roman sur l’Inde britannique. Les conventions narratives, toute tacite soient-elles, sont posées, mises en place pour les contemporains et les générations à suivre. Dans le même esprit, la nouvelle intitulée « Yoked with an Unbeliever » impose, dès l’incipit, sa vision du monde de façon quasi irrévocable :
When the Gravesend tender left the IP & O. steamer for Bombay and went back to catch the train to Town, there were many people in it crying. But the one who wept most, and most openly, was Miss Agnes Laiter. She had reasons to cry, because the only man she ever loved […] was going out to India ; and India, as every one knows, is divided equally between jungle, tigers, cobras, cholera, and sepoys. (p. 62)
42Une phrase, telle que la dernière de ce passage, pourrait être lue au second degré, et le serait, sans doute, sous la plume d’un autre écrivain comme George Orwell ou J. G. Farrell ou celle d’un écrivain transcolonial. Cette phrase, à cette condition, serait la compilation ironique, des supplices que l’Inde inflige au visiteur occidental. Mais chez Kipling, elle constitue certes une compilation, mais elle est sérieuse, elle est celle des centaines de représentations, des Livres de la jungle, de Kim, des poèmes et recueils de nouvelles, que l’auteur a lui-même composées. Le lecteur remarque que tous les termes de cette phrase sont négatifs. Même les plus neutres comme « jungle » et « sepoys » sont, sous la plume du narrateur, symboles et synonymes de danger. Ils perdent leur neutralité parce qu’ils sont associés aux autres termes de la liste, comme par contagion, mais aussi parce que chacun d’eux, surtout le deuxième, « sepoys », est ancré dans l’imaginaire britannique et inscrit à jamais comme traumatisme majeur du xixe siècle et des suivants. Avec ces deux mots « neutres », Kipling joue sur les connotations, sur la peur, sans la dire mais en la suggérant. Comme dans l’extrait précédent, cette vision du monde ne souffre aucune exception. L’Inde est « divided equally », un point c’est tout. La seule différence, ici, par rapport à la citation précédente, est la caution populaire, la doxa, exprimée dans « as every one knows », ce qui permet au narrateur de se protéger en quelque sorte d’une subjectivité trop évidente.
43Nous venons de voir combien l’Inde est cadrée, pour ainsi dire, par les conventions et les convictions de Kipling. L’Inde et les Indiens sont brimés et privés d’une autre version des faits. Tout se passe comme si Kipling ne leur laissait aucune chance d’être autre chose que ce qu’il a décidé qu’ils seraient, comme s’il ne doutait pas. Certaines phrases, comme celles relevées plus haut, font frémir autant par ce qui dit que par le ton employé. J’ai précédemment évoqué un ton sentencieux, mais il est aussi solennel. Cela m’amène à penser que finalement, il ne laisse pas non plus beaucoup de chance aux écrivains de son temps puis à ses descendants littéraires, d’écrire autre chose que ce qu’il a écrit lui-même, fort de son expérience, de sa verve et de son autorité. Il me semble que, par moment, le ton frise l’avertissement. Si l’on reprend les incipit de « His Chance in Life » et de « Beyond the Pale » concernant la biologie, le ton employé, assertif et définitif, n’incite pas un futur écrivain, de l’époque coloniale ou postcoloniale, à le contredire. Autrement dit, il emploie un ton susceptible de dissuader toute tentative de regarder par soi-même. De la même manière, ce même ton pouvait influencer un lectorat encore hésitant sur sa position vis-à-vis de l’idéologie de la colonisation et de ses principes, et qui n’avaient besoin que d’un Kipling pour finir de les convaincre. Comment, sinon, expliquer le fait que tant d’auteurs aient repris ses thèmes et ses arguments ? Reprenons un exemple.
In India, where life goes quicker than at Home, things are more obviously tangled, and therefore more pitiful to look at. Men speak the truth as they understand it, and women as they think men would like to understand it ; and then they all act lies which would deceive Solomon, and the result is a heart-rending muddle that half-a-dozen open words would put straight. (« Bitters Neat », Plain Tales from the Hills, p. 57)
44Dans cette nouvelle de Kipling, nous entendons d’autres voix, d’autres narrateurs d’autres romans. De nombreux critiques relèvent que le mot « muddle », par exemple, est l’obsession singulière de E. M. Forster et de son roman A Passage to India. Mais Kipling l’avait associé à l’Inde avant Forster. Le mot apparaît une fois dans cette citation, si l’on omet son quasi synonyme « tangle », mais le paragraphe suivant, composé de quatre lignes et demi, comporte trois fois le mot « muddle ». Forster est pourtant considéré comme un auteur à part, soi-disant émancipé des clichés de ces congénères. Quand à l’allusion au mensonge, on ne compte plus les écrivains qui se sont servis de ce trait de caractère pour bâtir leurs intrigues.
45Comme nous venons de le voir, la plupart des ingrédients du roman anglo-indien se trouvent chez Rudyard Kipling. Ses « vérités » ont façonné l’imaginaire, et ont rendu réel ce qui n’était que fiction. Pensons à tous ces thèmes et à la façon dont ils ont été récupérés à des fins idéologiques, comment ils ont circulé de discours en discours puis ont traversé les siècles. Penchons-nous sur un autre aspect de la théorie de la transmission pour expliquer ce phénomène.
Du pareil au mème
Transmission : l’évolution implique la constitution d’une mémoire, c’est-à-dire la conservation des caractéristiques d’une génération à l’autre.
Pascal Jouxtel, Comment les systèmes pondent, p. 183.
46L’objet autoreproducteur, dont il a été question plus haut, prend sous la plume de Richard Dawkins, le nom de « mème1 ». Dawkins affirme à l’instar de Cavalli-Sforza que la transmission culturelle est analogue à la transmission génétique. Le mème, pour Dawkins, évoque « l’idée d’une unité de transmission culturelle ou d’une unité d’imitation » (Le Gène égoïste, p. 261). Il précise encore que les mèmes sont « des entités qui se reproduisent elles-mêmes une fois qu’elles se répandent où que ce soit dans l’univers […] » (ibid., p. 425). À cet égard, Dawkins donne l’exemple du feu de l’enfer qui s’auto reproduit à cause de son impact psychologique. Les gènes, nous dit-il, sont constitués de molécules (molécules d’ADN) capables de s’auto répliquer, de faire des copies d’elles-mêmes. Dans le domaine culturel, le mème se transmet d’individu en individu et se propage comme par contagion, tel « un virus mental » pour reprendre l’expression de Pascal Jouxtel dans son ouvrage Comment les systèmes pondent (p. 26). Dawkins nomme cette capacité d’autoreproduction « the replicator power ». Les réplicateurs culturels, comme nous pouvons le constater, font de la culture un système vivant, postulat que je soutiens depuis le début de cette étude. La mémétique (science qui étudie la nature et le fonctionnement de la culture) va permettre l’analyse de la littérature anglo-indienne (puis la littérature indo-anglaise) par l’observation des systèmes générateurs de transmission, de variation et de sélection. Cette science paraît, bien sûr, anachronique au regard de la fiction des deux derniers siècles, mais elle a pourtant toujours existé. Le principe a toujours été là, de manière plus ou moins consciente. Il a suffi de l’admettre et de lui mettre une forme. Ainsi, la formulation de « répéteurs-reformulateurs » (ibid., p. 59) a-t-elle remplacé celle d’imitateurs, terme souvent péjoratif et qui n’explique pas grand-chose. Le langage, outil de base de la transmission des mèmes, met ainsi en œuvre une chaîne de locuteurs à l’origine des croyances de masse, ce qui fait du mème un lien communautaire. Ce lien communautaire est particulièrement évident dans les récits sur la révolte des cipayes, le traumatisme majeur de générations de Britanniques, point saillant des livres d’Histoire, nous le savons. Un esprit de solidarité face à l’inattendu, l’impensable, l’inimaginable, le vocabulaire n’est jamais assez hyperbolique dans les livres sur ce sujet, s’est développé pour donner naissance à une certaine règle de conduite, consciente ou pas, mais qui a consisté à démontrer la sauvagerie des Indiens.
47Le corpus littéraire, issu de la révolte, a servi de bouclier aux terreurs inspirées par l’événement. La « réalité » des événements a pris corps grâce à la répétition des mêmes épisodes, des mêmes fantasmes et obsessions de roman en roman. Et par voie de conséquence, cette répétition a repoussé l’Indien vers la marge. Une sorte de code tacite entre les écrivains prenait forme. Pascal Jouxtel, dans Comment les systèmes pondent, précise que « le code, au sens large, véhicule la norme reproductible des comportements, soude les communautés, fixe la mémoire des crises et de leur résolution » (p. 193). Le mème de l’Indien dangereux, information propagée de récit en récit, fonctionne alors comme une parade à l’hystérie collective de l’après-révolte. Le discours négatif sert d’armure de protection censée justifier les comportements ultérieurs : punitions, ostracisme, mépris. Sa seule propagation lui assure une efficacité maximum. L’impact psychologique, comme celui du feu et de l’enfer cité par Richard Dawkins, ne peut être écarté du contexte de la révolte pour la simple raison qu’il était nécessaire de « fixer la mémoire » de l’événement.
48Dans une citation précédente du biologiste Luca Cavalli-Sforza, nous avons pu remarquer que l’une des caractéristiques de la transmission verticale est d’être conservatrice. À partir de cette constatation, il me semble que l’un des facteurs du caractère conservateur de la transmission verticale soit la stéréotypisation, selon l’expression des auteurs d’un ouvrage intitulé Stéréotypes et cognition sociale. D’après ces auteurs, « le processus de stéréotypisation des individus consiste à leur appliquer un jugement – stéréotypique – qui rend ces individus interchangeables avec les autres membres de leur catégorie » (p. 24). En effet, les stéréotypes fixent, dans l’espace et dans le temps, soient des individus, soient des groupes sociaux, soient des traits culturels associés à ces individus ou à ces groupes, et la conservation de ces schémas figés comporte une idée de la vérité dont la survie ne dépend que de sa capacité à se reproduire. La mémoire, et surtout l’entretien d’une certaine mémoire, par la répétition des discours, expliquent le caractère conservateur de ce type de transmission. La croyance profonde des Occidentaux en un essentialisme oriental, par exemple, exige de la transmission qu’elle soit conservatrice puisqu’il s’agit, encore une fois de figer une identité culturelle pour justifier la démarche colonialiste. La production de discours coloniaux stéréotypés à grande échelle (ceux des indianistes relayés par ceux des auteurs de fiction) contient, nous l’avons déjà constaté, des jugements principalement négatifs dont le but est de justifier la colonisation. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les administrateurs britanniques ont, en effet, toujours ressenti la nécessité de se justifier tant leur système d’appropriation de l’Autre a été confronté à un nombre considérable de contradictions. La plus évidente de ces contradictions étant la tension entre d’un côté les valeurs humanistes et tolérantes, filles du libéralisme à l’anglaise, de l’autre la démarche colonialiste, bien entendu en opposition avec les premières. La justification a, seule, permis l’élaboration des théories sur la différence. La justification, à travers les clichés et à travers la répétition, a servi l’empire. Les auteurs de Stéréotypes et cognition sociale, font remarquer le phénomène suivant :
[…] les gens utilisent les stéréotypes comme explications au même titre que les scientifiques utilisent des théories. Une théorie scientifique n’est ni vraie ni fausse, mais utile ou inutile. De la même façon, on ne devrait pas considérer les stéréotypes comme corrects ou incorrects mais comme utiles ou nuisibles. (p. 28)
49La source des discours stéréotypés est donc à chercher dans l’intérêt de leurs auteurs à développer et à faire circuler invariablement les mêmes informations. Dans le cas des récits sur la révolte des cipayes, il était nécessaire de provoquer un effet scandale, de produire du sensationnel dans le but de justifier la présence anglaise en Inde avant la rébellion, et pour justifier la répression puis la distance vis-à-vis des Indiens, les deux phénomènes marquants de l’après rébellion. Quittons momentanément la théorie pour un exemple concret de transmission et de ses effets narratifs.
A Passage to India : Adela Quested au royaume des croyances
[…] l’imitateur n’a qu’une connaissance insignifiante des choses qu’il imite, et […] l’imitation n’est qu’un badinage indigne de gens sérieux […].
Platon, République, Livre X, p. 493.
50E. M. Forster est peut-être l’un des écrivains les plus clairvoyants concernant la diffusion et la persistance des idées reçues à travers la répétition. Peut-être, et à certaines conditions. Une lecture, parmi d’autres, de A Passage to India peut laisser l’impression que le narrateur s’attache à faire une dénonciation en règle du mode d’emploi en vigueur chez les romanciers anglo-indiens. Dans ce roman très controversé, mais qui demeure encore aujourd’hui un texte fondateur, les comportements d’Adela Quested peuvent s’expliquer à la lumière de l’héritage culturel de son époque. Un héritage si encombrant qu’il fait de ce personnage une « victime » des représentations précédentes. La fonction symbolique de l’écho dans les grottes de Marabar serait un moyen d’attirer l’attention sur le pouvoir et la mobilité des représentations. Essayons de voir, si l’on ne craint pas d’affronter le paradoxe, comment le figé acquiert la capacité de se mouvoir.
51Les grottes de Marabar nous sont présentées de la façon suivante : « They are dark caves. » (p. 138). L’adjectif « dark », si souvent associé à la description d’un Orient mystérieux voire dangereux, montre en premier lieu l’attraction du cliché, l’inévitabilité du sujet et le caractère obsessionnel de sa représentation. Cette très courte phrase d’introduction au paragraphe descriptif indique une certaine urgence à donner d’emblée le ton d’ensemble : le danger et la menace, le noir signifiant le mal dans la symbolique occidentale. Ainsi, le narrateur met d’emblée en place une atmosphère sinon de terreur du moins d’angoisse. Mais le lecteur peut se demander à quoi sert cette information. Il est curieux, en effet, que le narrateur ne puisse s’empêcher d’évoquer ce détail particulier des lieux, puisque la caractéristique d’une grotte est, de toute façon, d’être sombre. Ce renseignement n’a donc pas lieu d’être à moins que le narrateur veuille à tout prix nous plonger dans le cœur des ténèbres, dans cette Inde soi-disant dangereuse et mystérieuse pour le visiteur occidental. Ensuite, dans la description de ces fameuses grottes, vient la répétition du couple « the circular chamber » (p. 138, 139), (quatre évocations absolument identiques en deux pages), qui, me semble t-il, est annonciatrice d’un effet d’éternel retour et qui plus tard, rendra compte de l’impossibilité à discerner le vrai de l’illusion. L’insistance sur la circularité des grottes participe de cette autre impossibilité à sortir du cercle vicieux dans lequel se trouve Adela Quested. Puis viennent la multitude d’allusions aux miroirs et aux échos contribuant au même effet de répétition.
52Adela Quested « entend des voix », semble t-il, comme si ces dernières provenaient de son inconscient imprégné de préjugés. La grotte serait alors sa prison mentale, et la pièce circulaire, caisse de résonance, lui renvoie toujours le même son. Elle est venue chercher (comme son nom de famille le suggère peut-être) « the real India » et finit par trouver l’Inde cliché, l’écho d’un écho d’un écho… Paradoxalement pourtant, c’est aussi une Inde « réelle » qu’elle a trouvée, c’est-à-dire celle fournie par les récits réels qu’elle a lus, celle des discours qu’elle a entendus, celle que l’on a voulu faire passer pour réelle, une Inde créée par d’autres, celle à laquelle on veut croire à une époque donnée, bref celle qui satisfait au mieux la pensée occidentale de cette même époque. À force de vouloir vérifier la véracité des descriptions sur l’Orient, sur l’Inde « insaisissable », elle s’est trouvée prisonnière d’une grille de lecture établie par d’autres, et est dépassée par cette toile d’araignée intertextuelle. La circularité des lieux a pour effet de renvoyer sans cesse le même son. Adela a été happée par les représentations fantasmatiques de l’Inde au point de croire qu’elle a été violée. Les clichés font ricochet, dont l’écho est ici la manifestation. Comme le fait remarquer Norman Page dans son portrait de E. M. Forster,
[…] the « evil » has come not from Aziz but from within herself and is the product of not of anyone’s deed but of the culture of her nation and class, English middle-class puritanism, which fears sex and is distrustful of love. (E. M. Forster, p. 112)
53Ainsi, l’équation – pays étranger, personnage à la peau blanche, visite de la grotte avec un Indien, obscurité des lieux, viol – est la parfaite illustration du « message » romanesque anglo-indien. Tout se passe alors comme si sa compréhension de l’Inde réelle devait, à tout prix, passer par l’Inde imaginée, par le filtre du « on dit », celui de la doxa ou par les deux types de transmission évoqués plus haut.
54Toute démarche vers la connaissance de l’Autre est lourdement punie. À vouloir trop approcher l’Autre, on entre dans un engrenage infernal. Ainsi, un phénomène identique à celui décrit dans A Passage to India se produit dans le premier roman du Raj Quartet de Paul Scott, The Jewel in the Crown, dans lequel la jeune Anglaise, Daphne Manners paie les conséquences d’une trop grande intimité avec Hari Kumar, un Indien accusé de l’avoir violée. C’est ce qu’explique le policier britannique chargé de l’enquête, Ronald Merrick, devenu Captain Ronald Merrick dans le deuxième tome du Quartet, The Day of the Scorpion :
[…] Daphne had come down […] from Pindi to see what she called something of the real India. […] She didn’t see why a line had to be drawn – has to be drawn. But it’s essential, isn’t it ? You have to draw a line. I attempted to stop her – well, crossing the road. She didn’t seem to know she was crossing it. […] it destroyed her. (p. 259-260)
55Quarante-quatre ans après la publication de A Passage to India, le roman anglo-indien n’a pas évolué dans sa conception de l’Autre. Merrick est obsédé par les frontières, et surtout par le respect de ces dernières lorsqu’il tente d’expliquer à une autre jeune Anglaise, Miss Layton, qu’elle doit savoir dès le départ où se trouve sa place. Le mot « line » est le pivot de son argumentation sur ce qui s’est passé dans les jardins du Bibighar le soir du viol, une argumentation qui n’est pas autre chose qu’une mise en garde : tout franchissement est sanctionné. Le viol est le prix à payer pour une trop grande proximité, et cela doit être inscrit dans l’inconscient collectif. Les représentations anglo-indiennes se propagent sur cette base, cette pression tacite, « the biological pressure that makes a white girl think she mightn’t like being touched by an Indian » (ibid., p. 262). Les deux romans se répondent ainsi en écho et alimentent les clivages entre les deux peuples.
56Le rôle de l’inconscient collectif est à nouveau mis en évidence dans une autre scène de A Passage to India. Un phénomène similaire à celui de l’écho dans les grottes se produit lorsque Adela Quested pense avoir vu un serpent sur le chemin menant aux grottes.
Again, there was a confusion about a snake, which was never cleared up. Miss Quested saw a thin, dark object reared on end at the further side of a water-course, and said, « A snake ! » […] But […] she found it wasn’t a snake, but the withered and twisted stump of a toddy-palm. So she said, « It isn’t a snake. » The villagers contradicted her. She had put the word into their minds, and they refused to abandon it. (p. 152)
57Dans cet épisode, Adela est à nouveau victime des générations littéraires passées. Elle s’attend à trouver des serpents en Inde, et en conséquence en trouve un. Puis, tout comme elle est revenue sur son jugement concernant Aziz, elle revient sur sa position concernant le serpent. Les palinodies d’Adela sont les preuves qu’elle ne peut maintenir, en même temps, deux idées contradictoires : les préjugés et les clichés d’un côté, l’Inde « réelle » de l’autre. Elle ne peut échapper à ses fantasmes et à sa propre caricature d’Anglaise « fresh from England » qui s’effarouche une fois sur place. Tout se passe comme si elle était soumise à un test, qu’elle était confrontée aux pièges tendus par la narration (un Indien dans une grotte et dans le noir, et un serpent) et qu’elle tombait dedans à coup sûr. Ces pièges seraient donc des mises à l’épreuve. Qui plus est, il semblerait que la narration veuille insister sur la difficulté, peut-être l’impossibilité de s’extirper de ce qui a été affirmé, ne serait-ce qu’une fois. La ruse narrative par laquelle le narrateur implique les personnages indiens, dans cet extrait particulier, serait un moyen de faire accepter au lecteur l’idée que le problème est universel, ce qui dédouane de fait les Britanniques. En effet, la fin de la citation semble aller dans cette direction. Les habitants du village, des Indiens, croient eux-mêmes qu’il s’agit d’un serpent, et ne veulent pas en démordre (« they refused to abandon it ») parce que quelqu’un l’a dit, et que cette parole a suffi pour les convaincre. La phobie occidentale est transmise aux Indiens par une voix qui semble faire foi, et c’est une voix anglaise.
58La part de responsabilité de l’idéologie dominante, dans la propagation des idées reçues, est clairement dévoilée lorsque Mrs Moore, victime du même « mal » que celui d’Adela, et aussi à la recherche de l’Inde « réelle », reprend le bateau pour quitter l’Inde définitivement.
As she drove through the huge city which the West has built and abandoned with a gesture of despair, she longed to stop, though it was only Bombay, and disentangle the hundred Indias that passed each other in its streets. […] and presently the boat sailed and thousands of cocoanut palms appeared all round the anchorage and climbed the hills to wave her farewell. « So you thought an echo was India ; you took the Marabar Caves as final ? » they laughed. (p. 214)
59Cet extrait, est un coup porté à l’opinion unique, à la vision d’une Inde répandue de façon unilatérale. La référence aux « centaines d’Indes » suggère à la fois la multiplicité culturelle du pays, de laquelle doit ou devrait résulter une multiplicité de points de vue et le courage (un acte difficile exprimé par le verbe « disentangle ») de regarder par soi-même, d’accepter la diversité, donc de renoncer à répéter les mêmes antiennes. Mais plus encore, cette citation incite Mrs Moore à s’interroger sur la validité de ses jugements sur l’Inde. Elle s’enfuit sous les sarcasmes de milliers d’arbres qui remettent en cause l’écho et son attitude à l’égard de cet écho. Les constructions de l’Inde sont détruites par ce chœur de reproches résumés dans la dernière phrase, construite à la forme interrogative, et qui fonctionne presque comme un avertissement, du moins une mise en garde. Tout comme les grottes véhiculent des échos, les arbres sont porteurs de discours. Ils sont personnifiés et ont justement cette fonction de chœur, comme dans une tragédie grecque, c’est-à-dire le rôle de commenter l’action. Cette scène, sur le port de Bombay, est aussi un écho à la scène des grottes. Mrs Moore ne peut échapper, semble t-il, aux messages que lui envoie l’Inde.
60L’absence de dates au sens strict dans la diégèse, même si l’on sait que les événements se situent pendant la présence anglaise en Inde, peut être une façon indirecte de montrer combien l’Inde est dépendante de certains schémas. Une Inde éternelle si l’on veut, pour reprendre à notre tour un cliché, c’est-à-dire une Inde éternellement perçue de la même façon par l’Occident. Cela explique pourquoi les deux Anglaises principales de A Passage to India, ont la même sensation de malaise, et souffrent de ne pouvoir sortir de leurs contradictions. Le conflit intérieur qu’elles expérimentent est probablement la clé du roman. Les autres personnages anglais (les membres du club en particulier), en dehors de Cyril Fielding, n’ont pas ce cas de conscience tant ils sont persuadés de leur supériorité vis-à-vis des Indiens.
61Lorsque le lecteur revient sur certaines scènes du roman, des scènes en apparence anodines, du moins celles concernant la progression de l’intrigue, le motif de l’écho devient un écho de lui-même, et par conséquent fonctionne comme pilier de la structure narrative. Ainsi, quand Aziz avertit Fielding de la rumeur qui a circulé sur Adela Quested et lui pendant son absence en Angleterre, le processus de répétition est à nouveau à l’œuvre : « It’s all over the town, and may injure your reputation. » (p. 269). La rumeur, ici colportée au niveau local, n’est pas différente, dans son principe, des discours élaborés sur l’Inde. Dans les deux cas, il s’agit bien d’une construction, d’un montage, et dans les deux cas, la réputation de quelqu’un est en jeu. Quelques pages plus loin, après son retour, Fielding s’interroge sur le comportement de ses compatriotes.
[…] the more the Club changed the more it promised to be the same thing. […] Everything echoes now ; there’s no stopping the echo. The original sound may be harmless, but the echo is always evil. (p. 272)
62Cette citation expose le mécanisme néfaste de la répétition et de la rumeur à travers la même métaphore de l’écho. C’est en effet le procédé répétitif de la fabrication des discours qui fut à l’origine d’un mythe de différence, d’exotisme, d’immobilisme, comme si le disque était rayé ou que le même film passait inlassablement d’une génération à l’autre. Cette vision pessimiste du narrateur de A Passage to India (« there’s no stopping the echo ») semble signifier qu’il n’y a pas d’issue possible, que la mécanique d’autoréférence et d’auto validation gangrène tous les discours, des discours pourtant validés par le narrateur, anonyme, qui semble lui-même pris au piège, comme nous l’avons vu plus haut. Les transmissions verticale et horizontale, tacitement désignées par la métaphore de l’écho, se situe ainsi à l’échelle d’une nation toute entière. Le thème de l’écho, repris dans An Indian Day, un roman de Edward Thomson, fournit un exemple supplémentaire de transmission. Ici, elle est horizontale. Lorsqu’une équipe d’administrateurs anglais trouve une cache d’armes, la nouvelle brute, sans plus d’informations, sans questions de bases pouvant apporter des preuves formelles – qui, quand, pourquoi, comment – se répand comme une traînée de poudre d’un bout à l’autre du pays.
The clubs – this club, the clubs everywhere – were echoing the newspaper talk. (p. 187)
63Nous avons affaire ici à un autre type d’écho mais dont le processus et le résultat final reviennent au même que dans A Passage to India. La panique, matérialisée par la répétition du mot « club », elle-même suractivée par l’emploi du verbe « echoing », est palpable dans cette phrase de quelques mots. À nouveau, il est nécessaire de faire circuler ce type d’informations, par tous les moyens, dans le but de conforter l’idée d’une Inde dangereuse pour l’Européen. La récupération d’un fait par différents moyens de communication, prouve l’interdépendance de ces derniers dans la fabrique de l’information. Cette méthode est l’une des techniques les plus efficaces pour asseoir une idéologie.
64Si l’on accepte l’hypothèse de A Passage to India comme un roman dénonçant les phénomènes de répétition et de transmission, alors il s’agit d’une dénonciation spécifique du roman anglo-indien, pris au piège de sa propre création. Le chapitre suivant analyse quelques préoccupations narratives inhérentes à la situation coloniale.
La machine à créer ou la voix de leur maître
Inde cisgangétique ou Hindoustan […] Suivant les différences de latitude et de hauteur, on y rencontre toutes les diversités de température et de climat : au sud, surtout sur les côtes, la chaleur est intolérable ; la peste s’y développe, et plusieurs des épidémies, comme le choléra, nous sont venues de l’Hindoustan.
Dictionnaire d’histoire, de biographie, de géographie et de mythologie, 1877
65J’ai dit plus haut que Kipling était le père de tous les mots. Cela est vrai si l’on tient compte du nombre d’émules qui lui ont succédé. En effet, il a servi de modèle à nombre de romanciers coloniaux et postcoloniaux, qui relatent tous, à des degrés divers, la même chose, accentuant tel ou tel phénomène, tel ou tel trait, selon l’obsession du narrateur, et dans une mécanique d’autoréférence. Cela n’est pas tout à fait vrai si l’on tient compte d’autres discours, comme nous l’avons vu dans la première partie de cette étude, et de la phrase ci-dessus, mise en exergue de ce chapitre. Extraite d’un dictionnaire, c’est-à-dire un ouvrage de références, je la cite pour montrer que d’autres discours, même ceux que l’on considère les plus neutres, ont contribué aux clichés, et en l’occurrence à l’image d’une Inde impitoyable, caractéristique d’une majorité de romans anglo-indiens. Dans cette phrase, c’est à travers la propagation de la maladie, venue de « l’Hindoustan » que l’Occident souffre. Le narrateur d’un roman anglo-indien s’évade rarement des schémas imposés par ces prédécesseurs comme si, d’une certaine manière, il ressentait la nécessité de se justifier et de se rassurer. L’uniformité des instances narratives est liée à un phénomène de solidarité face à ce qui échappe, face à la conviction du savoir mais dont on pressent qu’il s’effrite. Pensons, à cet égard, à la révolte des cipayes, la plupart du temps nommée « mutinerie », dévoilant ainsi clairement le positionnement idéologique des romanciers. Le martèlement narratif des atrocités de la révolte est réconfortant : « tout le monde le dit, tout le monde l’écrit, c’est donc vrai ». La confiance dans les écrits des autres et dans l’utilité de la multiplication des discours encourage ces auteurs à poursuivre dans la même ligne de pensée. Perçue sous un certain angle, la coalition narrative ressemble à une thérapie collective, une sorte de psychanalyse de masse destinée d’une part à renforcer la certitude en la mission civilisatrice et d’autre part à soulager un peuple de sa culpabilité inconsciente ou mal admise. En construisant une « réalité » qui leur est propre, et à force de répéter cette réalité, les romans finissent par y croire et se prouvent à eux-mêmes qu’ils ont raison. Les clichés relatifs à la révolte remplissent insidieusement une fonction politique puisque l’accent sur le sensationnel et les détails crus (relatés par exemple au jour le jour dans les journaux intimes) évite de se remettre en question, de chercher les véritables causes du soulèvement indien, et par conséquent légitime les comportements ultérieurs. La « sauvagerie » de la révolte sert, dans cette hypothèse, de prétexte et d’alibi à la domination anglaise. La révolte n’est qu’un exemple de solidarité parmi d’autres. C’est encore aujourd’hui, pour beaucoup, LE fait marquant de la relation anglo-indienne. Mais les autres obsessions, en apparence plus banales et superficielles, participent du même principe de cohésion. Voyons ce qu’un écrivain transcolonial tire de ses lectures de romans anglo-indiens.
66Le narrateur de The Trotter-Nama, un roman de l’auteur indien I. Allan Sealy, évoque le phénomène quasi endémique de la répétition dans un condensé à la fois ironique et jubilatoire des représentations romanesques où il fournit les composants essentiels à la recette du roman anglo-indien. Telle une recette de cuisine, en effet, transmise de mère à fille, la recette du roman anglo-indien est transmise de génération en génération, d’hommes et de femmes.
I wish to shew how the Raj is done. […] You must have the following ingredients. (It matters little if one or another be wanting, nor is the order of essence. Introduce them as you please, and as often.) Let the pot boil of its own.
An elephant, a polo club, a snake, a length of rope, a rajah or a pearl of price (some use both), a silver spoon, a dropped glove, a railway junction, some pavilions in the distance, […] a chapati, […] gunpowder, […] a greased cartridge, […] two-pax of Britannica, […], a second snake or a mangoose, […]. (p. 560)
67La liste est très longue, mais ces quelques lignes suffisent à démontrer que chacune de ces lexies est puisée dans les scénarios romanesques anglo-indiens. Un lecteur averti reconnaît, sans peine, les romans de Rudyard Kipling, Maud Diver, E. M. Forster, M. M. Kaye, d’Edward Thompson ou encore de John Masters. Le narrateur montre, par cette liste, que finalement n’importe quel roman anglo-indien fait l’affaire. En reprenant un thème ou une partie de titre ou de texte, même si ces reprises sont déformées ou incomplètes, le narrateur de The Trotter-Nama, nous fait faire un tour d’horizon du corpus anglo-indien. Tout se passe comme s’il voulait s’adresser à un futur auteur désireux de se lancer dans l’écriture d’un roman sur l’Inde britannique, et qui ne saurait comment s’y prendre. Il parle de recette à la portée de tous puisqu’il n’est pas nécessaire d’avoir un talent particulier. La longue parenthèse de la première partie de la citation indique que le texte s’écrit tout seul. Le lecteur assiste également ici à une forme de contagion des clichés et à leur fixation dans la culture occidentale, puis à la participation collective d’un certain type de discours. Cette citation est sans conteste une dénonciation de la complicité romanesque, mais aussi une palingénésie que nous pouvons prendre dans son sens strictement biologique c’est-à-dire « la réapparition de caractères ancestraux » (Petit Robert). Cette « armée de stéréotypes », pour reprendre une expression de Roland Barthes, reproduit l’esthétique du roman anglo-indien, et montre comment les récits se racontent plus qu’ils ne racontent l’Inde. La répétition des mêmes schémas de représentation est telle, elle est tellement imprimée au sens propre et au sens métaphorique, que l’un des personnages indiens du roman indo-anglais, The Namesake de Jhumpa Lahiri, s’étonne de la question « décalée » d’un autre personnage, occidental, résidant à New York.
What’s Calcutta like ? Is it beautiful ?
The question surprises him. He is accustomed to people asking about the poverty, about the beggars and the heat. (p. 134)
68Cette citation met l’accent sur le caractère inévitable des réactions occidentales. La diégèse de ce roman n’a plus rien à voir avec l’époque coloniale au sens strict. Pourtant le passage du temps, l’évolution des moyens de communication et la plus grande facilité de contact avec l’Autre n’ont pas changé les habitudes descriptives. Le lecteur peut constater, à travers ces deux exemples, combien le monde indien tourne en rond ou sur lui-même, il serait plus juste de dire combien on le fait tourner toujours sur le même axe. Les choix arbitraires des thèmes de la littérature anglo-indienne font, de ce que les romanciers appellent pourtant la mosaïque indienne, un monde en modèle réduit, un microcosme de pauvreté, de serpents, de scorpions, de boue, de dangers ou encore :
[…] the heat and dust, the teeming marketplace, the terrorist, the courtesan, the Asian despot, the child-like native, the mystical East. (Postcolonial Theory, Leela Gandhi, p. 77)
69Et lorsque les ouvrages non fictionnels s’y mettent aussi, la scène indienne prend des allures de déjà-vu. Ainsi, parle un livre d’art :
Et après plus de deux millénaires, quand les révolutions si profondes ont changé tant de fois la face de la terre, le voyageur qui débarque aujourd’hui à Bombay éprouve encore la même surprise : ascètes presque nus, barbouillés de cendres, le front marqués de signes énigmatiques, charmeurs de serpents avec leur cortège de reptiles, processions bruyantes, multitudes en extase, idoles obsédantes, puériles et grandioses, tout dénonce une vie singulière. (Aux Indes : sanctuaires, Sylvain Levy, p. 1)
70L’introduction de ce voyage en Inde à travers ses sanctuaires, publié dans les années dix-neuf cent cinquante met l’accent sur l’immobilisme du pays par rapport aux « révolutions si profondes » du reste du monde. La portion de phrase, « encore la même surprise », associe la répétition à la nouveauté. Tout se passe comme si la surprise était liée au fait que rien n’a changé, alors que tout autour, « la face de la terre » a évolué. Pour le narrateur, cela revient à dire que c’est une surprise décevante. Ce qui n’a rien de nouveau en revanche, et ne relève pas de la surprise est le lexique lié aux descriptions narratives. L’immobilisme est plus le fait de la narration que de l’objet décrit.
71Le tri que les écrivains opèrent, en sélectionnant les informations, ne peut dès lors aboutir qu’au discours unique, et donc à la dangereuse dérive vers la pensée unique. Mais alors que tout régime démocratique dénonce cet éventuel dérapage, la pensée unique semble être pourtant l’effet recherché ou du moins semble être une ligne de conduite dont les écrivains ne sont peut-être même pas totalement conscients tant la répétition fait foi de vérité. On peut considérer, d’autre part, que l’uniformité des descriptions crée un présent éternel, une essence, une notion commode pour prouver que l’Inde est figée dans le temps, et a besoin de l’intervention européenne. Le lecteur a dès lors l’impression que tous les détails (dont Sealy donne un aperçu) prennent une importance capitale. Le moindre écart par rapport à la norme connue est magnifié. Le détail devient primordial par la seule inertie de la répétition.
72Parmi les obsessions littéraires du discours anglo-indien, nous avons déjà signalé celle du serpent, présenté comme l’une des phobies de l’Occidental(e) en Asie. En dehors des romans du xixe et du xxe siècle, les récits de voyages, les journaux intimes de l’époque abondent de références au serpent comme animal indien par excellence, comme objet de terreur perpétuelle et de menace pour l’Occidental. Nous avons déjà évoqué Kim et Adela Quested à ce sujet. Parmi les auteurs de journaux intimes, citons entre autres, le fameux recueil, Letters from India de Lady Wilson, cité plus haut ou le célèbre journal de l’après révolte des cipayes de Harriet Tytler, intitulé An Englishwoman in India. The Memoirs of Harriet Tytler 1828-1858 et écrit entre 1903 et 1906. La présence obsessionnelle du serpent, dans ces discours, semble suggérer bien plus que l’omniprésence du danger en Inde. Au-delà, en effet, la présence obsessionnelle a pour fonction de représenter l’extrême courage des Britanniques face à une nature hostile. L’allusion au reptile dans les mémoires d’Harriet Tytler, par exemple, apparaît dès la troisième page de son récit, comme si dans ses souvenirs, le serpent prenait la première place après un séjour de plus de trente ans en Inde.
It was a jungle place, with little or no habitation, and full of snakes and scorpions, not small brown ones, but huge creatures of some six or seven inches long and almost black in colour, loathsome-looking brutes. (p. 7)
73La terreur palpable est accentuée par le caractère hyperbolique de chaque élément descriptif de la phrase située, encore une fois, en tout début de récit. Notons qu’il ne s’agit pas d’un serpent en particulier mais de l’ensemble des reptiles, ce qui signifie que c’est une phrase que l’on peut très bien imaginer servir d’avertissement aux futurs voyageurs en Inde. C’est une généralisation (les serpents, les Indiens etc.) typique de toute description sur l’Inde de l’époque. Ce genre de discours, colporté de romans en récits de voyages, acquiert une fonction référentielle. Le recueil de lettres de Lady Wilson est subdivisé en courts chapitres dont chacun porte un titre (probablement une idée de l’éditeur), lequel donne le ton de la lettre en question. L’une de ces têtes de chapitre est intitulée « A snake in the grass » (p. 39) ! L’épisode du serpent, qui n’a fait qu’une brève apparition dans l’environnement immédiat de Lady Wilson ce jour-là, est pourtant considéré comme l’événement majeur de la journée. Nous pourrions en déduire, à la lecture de ces journaux qu’il s’agit d’une phobie typiquement féminine. Mais, comme nous l’avons vu, même Kim, éprouve de la terreur à la seule idée de rencontrer un serpent sur son chemin. Cela signifie que la distinction ou le rapport de force féminin/masculin a disparu, qu’il y a à nouveau concordance des opinions, union des différents acteurs de la colonisation afin de marginaliser l’Autre.
74Dans un article sur la langue de la littérature africaine, le critique Ngugi wa Thiong’o, montre que l’obsession du serpent n’est pas le seul apanage de la littérature anglo-indienne. Les pays colonisés par l’Occident, quel que soit le continent, recèlent les mêmes craintes comme si l’éloignement du « centre », de la sphère du connu et du maîtrisable, impliquait de facto la menace. Et c’est sans doute en partie à cause de ces craintes et de ces menaces que les pays colonisés sont d’emblée stigmatisés.
In his autobiography This Life Sydney Poitier describes how, as a result of the literature he had read, he had come to associate Africa with snakes. So on arrival in Africa and being put up in a modern hotel in a modern city, he could not sleep because he kept on looking for snakes everywhere, even under the bed. (Colonial Discourse and Post-colonial theory, p. 444)
75Cette citation, en soi risible, est révélatrice de ce qui a été démontré jusqu’ici. La portion de phrase « as a result of the literature he had read » est une preuve supplémentaire du pouvoir des représentations écrites ou de ce fameux écho dont parle E. M. Forster. Sydney Poitier a fait l’expérience d’un discours indirect ou l’expérience virtuelle du serpent. Il a éprouvé la peur de la peur.
76Mais il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps pour s’apercevoir que le serpent fait toujours partie des obsessions de certains ouvrages sur l’Inde. Pour cela, il nous suffit de parcourir un essai récent, publié en 2005 et intitulé Children of the Raj, dont le sujet est justement l’histoire des enfants des administrateurs britanniques en Inde, leurs bonheurs et surtout leurs malheurs. L’essai s’appuie sur des témoignages oraux et écrits qui, cela n’est pas surprenant, évoquent tous les clichés dont il a été question plus haut dans ce chapitre, dont le serpent. Ce qui est plus étonnant, en revanche, est l’entrée spécifique « snakes » que l’auteur de Children of the Raj, a cru bon d’insérer dans l’index !
77Ainsi, le narrateur de The Trotter-Nama, semble avoir raison. Rien de très original n’émerge de la littérature anglo-indienne. Ce qu’il nous montre est la fabrication d’une Inde en série. Les orientalistes du xixe siècle avaient fabriqué de l’hindouisme, des mystiques, une essence, bref ils avaient fabriqué de l’Orient. La littérature anglo-indienne a fabriqué de la mutinerie, des terreurs liées au climat, à la maladie et aux animaux et des viols en série.
78Les souffrances atroces, les actes cruels ou la mort violente sont mises en abyme. Ainsi en témoignent les pierres tombales sur lesquelles l’horreur est inscrite en toutes lettres, pour le souvenir. Les tombes, symboles de mémoire, rappellent au visiteur les circonstances effrayantes des conditions de vie durant la colonisation. Allan Sealy, dans son roman The Everest Hotel, nous emmène visiter l’un de ces cimetières, ironiquement nommé, « Ever-rest », et nous fait faire le tour de quelques tombes sur lesquelles on peut lire les épitaphes suivantes :
Sacred to the memory of
Josiah Stephen Bilpin
Additional Magistrate of this City
Murdered in his bed by dacoits […] (p. 50)
79Puis :
Meredith Carling, of cholera. Sophie Hope Ware, of brain fever. Lieutenant Arthur Eldred Leacock, in action against the Gurkhas. Jeremy Rowland, stung to death by wasps. (p. 50)
80Nous avons, dans ces deux extraits, un échantillon, si je puis dire, des différentes causes de décès parmi la population britannique en Inde. C’est une liste typique d’un roman anglo-indien dont la forme et le contenu réapparaissent dans des romans transcoloniaux, souvent à des fins parodiques, ou dans des romans comme celui de Ruth Prawer Jhabvala, Heat and Dust, un roman dans lequel Olivia pense qu’une trop grande fréquentation des cimetières l’empêche d’être enceinte. Voyons cette liste :
Sometimes she thought it might be due to psychological reasons – because she had been so frightened by all the little babies in the graveyard, dead of smallpox, dead of cholera, dead of enteric fever. (p. 105)
81La répétition de l’adjectif « dead » renforce la cruauté du milieu indien que le personnage entend transmettre. Dans le roman de Sealy, la mise en évidence des causes de décès, par des caractères typographiques différents de ceux des noms de famille, est une autre façon d’attirer l’attention du visiteur sur les périls encourus, plus que sur la personne enterrée. Nous remarquons aussi que personne n’est épargné, homme ou femme ; la page précédente rend compte de la mort d’un enfant « aged eleven years and two months » (p. 49). Ces deux extraits de The Everest Hotel présentent un tableau effrayant de l’univers indien. Tout se passe comme si ces inscriptions avaient été établies pour montrer que la nature et les hommes se conjuraient contre la population anglaise. Paul Scott a aussi une histoire de cimetière à raconter :
[…] the humpy graves in the English cemetery of St Luke’s in the oldest part of the cantonment, many of whose headstones record an early death, a cutting-off before the prime or in the prime, with all that this suggests in the way of unfinished business. (The Day of the Scorpion, p. 12)
82Même si, dans cet extrait, la narration ne fournit pas de détails aussi précis que dans les citations précédentes, l’intention est bien de faire comprendre au lecteur que l’Inde n’épargne personne. Ma thèse est ici l’existence d’une mise en scène à travers les discours, certes brefs, mais discours tout de même, des épigraphes. J’y reviendrai dans les pages suivantes.
83En tout cas, l’Inde de la fiction anglo-indienne est donnée à imaginer. Elle est tour à tour ou tout à la fois fascinante, étrange, déroutante et dangereuse autant pour le corps que pour la pensée occidentale, et donc une menace pour son esprit rationnel. La logique de la création littéraire semble être la suivante : plus les éléments descriptifs sont négatifs, plus la présence britannique en Inde est pertinente. D’un autre côté, plus l’Européen fait de sacrifices, plus il s’investit dans sa mission, plus grands sont les risques pour sa santé et son équilibre mental, mais aussi plus il est loué pour son courage et son héroïsme.
84An Indian Day, d’Edward Thompson, semble réunir tous ces aspects et conclut que l’Inde a un effet négatif sur l’Européen. D’abord, elle anéantit les rêves comme le montre le point de vue de l’un des personnages féminins.
What a squalid business was this of living – untidy, disordered, sprawling ! It was worse, it was unjust and unclean. You began with enthusiasms, and dreams, with faith and hope and boundless joy and fathomless despair. (p. 188)
85Puis l’Inde tue.
Marjorie Findlay’s fever had been continuous since the vessel dropped down the Hugli. Blood-poisoning had set in, and her life was ebbing with the day. […] Suddenly the doctor waiting beside the dying child looked up. (p. 214-215)
86Enfin l’Inde rend fou.
He had let Marjorie and Joan go through those years of growing weakness and pain, which had ended in death and the madness which leapt into death. […] he felt insanity closing on his brain. (p. 237)
Then Findlay’s mind broke. […] this was the land that had fooled him, the false deity for which he had flung away his jewel. […] And the land was living, it was a demon […]. (p. 238) Findlay was mad. (p. 239)
87On le voit, à travers ces exemples dont on trouve l’équivalent dans d’autres romans, l’Inde est un monstre vivant : la fillette, Marjorie, meurt de la fièvre, sa mère, de désespoir, se jette par le hublot du navire en route pour l’Angleterre, et son père a perdu la raison. Les réactions, violentes et extrêmes des parents de Marjorie, semblent avoir été créées dans le but d’établir un lien de cause à effet et de constituer une réponse à la violence de l’Inde. Mais ces descriptions d’une Inde effrayante finissent, dans le même temps, par devenir rassurantes et commodes.
88Il me semble, à ce stade, que tout se passe comme s’il était nécessaire que le discours sur l’étrange et l’étranger devienne un discours familier, que l’inconnu se transforme en connu ou supposé connu. Puisque l’objet d’étude, l’Inde, est insaisissable, il est nécessaire de le revêtir d’une parure familière qui devient, entre autres choses, une parade contre la terreur inspirée par un pays qui dépasse l’entendement rationnel. Il est dès lors dans l’intérêt du narrateur anglo-indien de ne pas s’écarter du modèle et de propager la même image que ses prédécesseurs ou de ses contemporains pour que les représentations coïncident. L’efficacité du sous-entendu idéologique atteint alors son comble dans le martèlement des informations distillées par les romans. À travers la fiction d’auteurs comme Rudyard Kipling, John Masters, E. M. Forster, M. M. Kaye, Paul Scott, Edward Thompson ou Victoria Holt, parmi tant d’autres, ou à travers les récits d’historiens ou de voyageurs parmi lesquels Richard Collier, Harriet Tytler ou Lady Wilson, l’Inde doit rester figée dans ses stéréotypes. L’Inde des voyageurs, mais aussi celle de la fiction censée la représenter. Une Inde, libérée de ses clichés, est une Inde indépendante, libre, autonome. Or, pour continuer à justifier la mission civilisatrice, l’Inde et les Indiens doivent rester dépendants d’une certaine image. C’est bien ce à quoi, semble t-il, sert la machine à créer. C’est pourquoi aussi la pensée anglo-indienne, à travers sa littérature, s’est emparée de tous les sujets indiens susceptibles de lui fournir des prétextes à justifier la bienfaisance de l’Occident par la mise en évidence de ce qu’elle ne comprenait pas et qu’elle considérait par conséquent comme inacceptable. Multiplier les points négatifs de l’Autre est le plus sûr moyen de s’attirer, sinon la sympathie, du moins la compréhension de ses compatriotes. La mise en évidence des dangers que représente l’Autre, par le biais de la transmission, est un élément nécessaire à la mécanique coloniale. Elle renforce le sentiment patriotique en même temps qu’elle permet de justifier les actions entreprises dans le pays colonisé. C’est sans doute pour cette raison que l’on entend parler, encore de nos jours, des bienfaits de la colonisation.
89Dans cet exercice de montage binaire, tout élément incompréhensible de la culture de l’Autre, doit être récupéré. Ainsi, la liste de The Trotter-Nama peut-être complétée à l’envi. Par exemple, le suicide des veuves indiennes sur le bûcher funéraire de leur mari, la sati, ne figure pas dans la liste de I. Allan Sealy, citée plus haut, mais s’inscrit pourtant dans bon nombre de romans anglo-indiens. Le traitement de ce thème vise à démontrer la barbarie d’une civilisation et en parallèle l’humanité de l’Occident. L’exploitation du thème de la sati, dans The Far Pavilions de M. M. Kaye, est significative de cette tendance à valoriser la mission civilisatrice de l’Occident. Pas moins de huit références sont consacrées au sujet dans ce roman qui compte, il est vrai, quelque 950 pages. Mais plus importantes que les simples allusions à ce trait culturel spécifique sont les descriptions scrupuleuses de la tradition et dans le même temps le rappel systématique de son abolition par l’autorité britannique. Ainsi sur les huit allusions, cinq fonctionnent selon le schéma suivant : détails horribles de la description puis rappel immédiat et renforcé de l’interdiction de ce rite par les Britanniques. Les trois allusions restantes évoquent l’un ou l’autre des deux aspects. On imagine qu’une seule référence, la première, aurait suffi à éclairer le lecteur sur le sujet. Or, tout se passe comme s’il fallait à chaque fois insister sur la cruauté et la sauvagerie de la tradition pour mieux souligner la générosité occidentale face à l’inacceptable. La technique d’écriture de ce thème particulier dans ce roman particulier a donc bien pour but de contraster deux mondes en totale opposition. Et plus les descriptions sont atroces plus la démarche « humanitaire » des Britanniques paraît justifiée, et inversement, plus la démarche humanitaire doit être justifiée plus les descriptions doivent être atroces. Le vocabulaire évolue d’une description de base du type « burned alive » (p. 45, 512, 295) « immolating herself » (p. 83) à des commentaires plus crus censés faire réagir le lecteur : « The girl was in ashes long before anyone could interfere » (p. 232) puis à des questions rhétoriques comme « what must it be like to have one’s whole body thrust into fire ? » (p. 296), enfin à un jugement sans appel : « The British had forbidden the barbaric custom of suttee. » (p. 82). Le lecteur est ainsi guidé, si l’on peut dire, vers une conclusion qui ne peut que soutenir la position idéologique de l’auteur. Par cet exemple, on s’aperçoit que le romancier ou la romancière ne se contente plus du seul sujet de la sati, de sa valeur documentaire, mais se soucie davantage du martèlement de l’information, de sa répétition et donc de l’effet à produire sur le lecteur. La répétition ne s’effectue plus seulement de roman en roman mais à l’intérieur même d’un roman donné. La dénonciation de la barbarie de la sati, par la répétition, vise à faire connaître au monde les coutumes inadmissibles des Indiens et, surtout, vise à asseoir la réputation du Royaume Uni comme sauveur de l’humanité. L’objectif de la démarche d’écriture est par conséquent double.
90Plus de quatre-vingts ans avant la publication de The Far Pavilions, on pouvait noter le même phénomène dans un autre genre de discours. Dans un livre d’histoire, datant de 1902, l’auteur Arthur D. Innes, présente les bienfaits de la présence britannique en Inde :
[…] there was room for progress in two directions : one the abolition of customs in their nature barbarous and dating from barbarous ages ; the other, the introduction of positive improvements tending to raise the material, moral and intellectual condition of the people, by public works, education, and the force of example. (History of the British in India, p. 206)
91Comme nous pouvons le constater, la technique d’écriture, reposant sur une construction binaire, est identique à celle de The Far Pavilions : la barbarie est contrastée à la civilisation. Dans ce livre d’histoire, l’opposition, marquée par la répétition « barbarous » d’un côté, et une liste relativement longue des « bienfaits » de la colonisation de l’autre, est inscrite dans une seule et même phrase de façon à provoquer, chez le lecteur, une réaction allant dans le sens de la pensée de l’auteur. Aux détails glauques succèdent les éléments positifs et constructifs. Placés en deuxième instance, ces éléments sont ceux que retient le lecteur.
92Il semble que les discours participent à une mise en scène programmée écrite au rythme des fantasmes, des frayeurs et des obsessions de grandeur. Si l’on remarque que la construction stéréotypée est globalement négative, c’est parce qu’elle est nécessaire à l’exaltation des vertus de l’Occident, posé, encore une fois, comme modèle. C’est aussi pour mettre en avant l’étendue des connaissances des Occidentaux sur le monde oriental, une tendance récurrente des observateurs européens. En prenant l’exemple de l’homme d’État et philosophe Arthur James Balfour et de sa relation à l’Égypte et aux Égyptiens, Edward Said signale le fait suivant :
Still, he does speak for them in the sense that what they might have to say, were they to be asked and might they be able to answer, would somewhat uselessly confirm what is already evident : that they are a subject race, dominated by a race that knows them and what is good for them better than they could possibly know themselves. (Orientalism, p. 35)
93La machine à créer repose ainsi sur ces deux pôles de la connaissance ou de la présumée connaissance et du négatif. Le savoir devient justification de l’entreprise coloniale et le négatif fonctionne comme un mot d’ordre. L’adjectif « négatif », lorsque celui-ci est invariablement répété, et touche tous les domaines d’une culture, est lourd de conséquences. Il l’est d’autant plus dans l’histoire coloniale. Si l’on s’arrête un instant sur les définitions des dictionnaires généralistes concernant cet adjectif, on s’aperçoit que celle concernant la photographie est particulièrement intéressante lorsqu’elle est appliquée à la situation coloniale :
Le négatif sert au tirage des épreuves positives. (Larousse)
A negative photographic image on transparent material used for printing positive pictures. (Webster)
94Dans ce domaine particulier qu’est la photographie, le négatif est obligatoire pour obtenir une image positive c’est-à-dire la photo elle-même. On parle d’ailleurs à ce moment-là d’un cliché. L’intérêt de cette analogie, réside d’une part dans l’entre deux, dans ce qui se passe entre les deux étapes, derrière, dans la chambre noire, dans le laboratoire colonial pourrait-on dire, c’est-à-dire la manipulation pour obtenir le cliché. Mais la première étape, celle qui consiste à sélectionner un sujet, animé ou pas, est également digne d’intérêt. Ce sujet est examiné puis saisi sous un angle précis, une lumière particulière pour que le résultat corresponde à ce que le photographe a voulu montrer. C’est semble t-il ce qui s’est passé lors des constructions successives de l’Inde. En sélectionnant toujours le même angle, la même lumière et les mêmes sujets, on peut considérer que le résultat sera toujours identique. Il ne reste plus qu’à reproduire et à agrandir tel ou tel détail. Il ne reste plus qu’à répéter. Le cliché sera tiré à grande échelle jusqu’à ce que l’objet photographié soit définitivement figé dans tel ou tel cadre immuable. L’épreuve photographique, prise au sens figuré ici, servira ainsi de preuve irréfutable de la différence de l’Autre, de son immobilisme, de son incapacité à accéder à l’universalité et à atteindre le degré de civilisation que connaît l’Occident. Si l’écriture est comparée à l’activité du photographe, alors l’activité d’écriture romanesque, construite à partir du négatif, sert à produire une image positive de l’écrivain. Elle est aussi révélatrice du danger qu’elle représente, car tout système de représentation a ses failles. De façon assez ironique, le procédé d’agrandissement des traits caractéristiques des Indiens, le grossissement de leurs défauts, énumérés par la rhétorique occidentale, a pour résultat non pas tant la caricature des Indiens que celle des Occidentaux eux-mêmes, de leurs phobies, de leurs fantasmes et de leurs faiblesses. Tout se passe comme si le peuple britannique conquérant, sans peur et sans reproche, se trouvait paradoxalement à la merci du pays qu’il colonise. Il est soumis à son tour. Mais il se trouve aussi pris au piège de ses propres discours qui ne font qu’entretenir la terreur générale et les phobies particulières. La peur n’a plus d’objet si ce n’est elle-même. La peur s’auto génère dans un cercle vicieux, au point de devenir son propre objet d’étude. La peur de la peur devient un genre à part entière.
95La répétition, moteur de la machine à créer un Autre, moteur de l’usine de production orientale, est révélatrice d’une complicité générée, me semble t-il en grande partie, par le refus d’admettre l’échec de la colonisation rendu évident, entre autres, par le mouvement contestataire des cipayes. Ce phénomène avait déjà été souligné, au deuxième chapitre, lorsque j’avais émis l’hypothèse que les différentes visions de l’Inde et les contradictions qui en émanaient provenaient justement de ce refus d’admettre l’incapacité à comprendre. La répétition prend la forme d’une complicité entre chroniqueurs et auteurs de fiction. L’étranger, l’Autre leur échappe, et la force répétitive de leurs arguments les soudent dans leur incompréhension. L’impossibilité à comprendre alliée au refus de l’admettre ne peut aboutir qu’à une forme de solidarité nationale dirigée contre l’Autre qui ne se laisse ni apprivoisé, ni dominé. Dans son ouvrage, Orientalism, Edward Said explique comment circulent les informations d’un texte à l’autre en soulignant ce que j’ai appelé une complicité :
The unity of the large ensemble of texts I analyze is due in part to the fact that they frequently refer to each other : Orientalism is after all a system for citing works and authors. […] Accordingly my analyses employ close textual readings whose goal is to reveal the dialectic between individual text or writer and the complex collective formation to which his work is a contribution. (p. 23-24)
96La complicité se révèle par un procédé mimétique dont le résultat est la disparition de l’engagement personnel au profit de la collusion collective. Il devient par conséquent malaisé de parler de création littéraire. Le terme de production littéraire semble plus adéquat.
97L’une des œuvres les plus représentatives de cette production littéraire est celle de John Masters (1914-1983), un auteur maître de la répétition. Non seulement il nous renvoie inlassablement de roman en roman l’image du héros britannique sans peur et sans reproche mais les personnages eux-mêmes sont soumis à cette loi tacite de l’apprentissage de la répétition par les voix de leurs prédécesseurs. Sa nostalgie de l’époque du Raj se fait jour dans une série de romans consacrés à l’Inde britannique, publiés entre 1951 et 1976, un cycle romanesque dont le fil rouge est la biologie au sens strict du terme puisqu’il met en scène une seule et même famille, les Savage, dont les aventures s’étendent des environs de 1600 à 1947, et au sens métaphorique lorsque les narrateurs s’emparent de la rhétorique des ancêtres, et la transmettent. Ainsi huit romans, supposés être représentatifs des grands événements de la présence britannique en Inde, de l’arrivée des premiers marchands au grand départ, présentent un héros unique, maître du temps et de l’espace. Mais le projet initial de John Masters était beaucoup plus vaste. En effet, il avait l’intention de produire une trentaine de romans sur cette même famille fictive, un fait qui semble t-il confirme la volonté d’éterniser la période impériale. Coromandel !, le premier roman de la dynastie Savage, publié en 1955, est la preuve écrite de l’efficacité de la transmission. Sous le couvert d’un roman d’aventures (la quête d’un soi-disant trésor en Inde) et d’un parcours initiatique, dont le personnage focal, Jason, est un jeune écervelé issu de la campagne anglaise profonde, le narrateur peine à dissimuler les ficelles du pouvoir colonial. Nous sommes en 1627 dans le Wiltshire, comté rural du sud de l’Angleterre et, Jason Savage, que le travail à la ferme est loin de satisfaire, rêve d’un ailleurs plus prometteur et plus passionnant. Mais il ne sait ni lire ni écrire. Sa seule source d’information vient, par conséquent, de ce qu’il a entendu dire. Son informateur principal est, à ce titre, un pauvre hère qui a soi-disant fait le tour du monde à une époque et dans des circonstances que le lecteur ne connaîtra jamais. Pourtant ce vendeur de rêves a des choses à dire : « Old Voy, the poacher, the strange talker, the seller of nostrums and teller of stories. » (p. 17). La vie du vieil homme est centrée sur les histoires qu’il raconte à qui veut bien l’entendre. Il s’en nourrit. Il est aussi en possession de livres qu’il porte sur lui en permanence dans un vieux sac mais dont on ne sait s’il les a lus (sait-il lire d’ailleurs ?). Il cherche également à vendre la carte du supposé trésor. Il décrit la fameuse carte dans le détail et fournit des informations sur le peuple censé habiter cette carte, mais les questions de Jason Savage dépassent ses « connaissances ». Avouant finalement que l’Inde est le seul pays qu’il n’a jamais visité, et l’appât du gain présidant tout autre motivation, il rebondit en citant d’autres narrateurs, et en se basant sur ce qu’il a entendu dire sur la fameuse côte de Coromandel. Ainsi, il prend place dans le chapelet de conteurs. La chaîne de narrateurs connus ou inconnus est donc sans fin. Tous ces récits, enchevêtrés et répétés s’autoalimentent d’une façon qui échappe à tout contrôle. Le fait que Jason Savage et Old Voy aient comme passe-temps favori le braconnage sur les terres interdites, celles du propriétaire terrien, confirme, de façon symbolique, le procédé de pillage des histoires, de l’appropriation des discours des autres. Mais au fond l’attitude du narrateur de Coromandel ! n’est pas différente. Par voie de conséquences, l’Inde devient doublement étrange puisque l’écriture valide le discours oral de Old Voy dans ses clichés et ses imprécisions. La diégèse prépare le lecteur, avec la description de la carte de Old Voy, à l’étrangeté et au danger, nourris par la redondance des discours que représente l’Inde :
There were horsemen galloping over the empty spaces on that part of the map, and waving spears in the air. Devil faces blew wind over the sea. It was a blue and black map on yellow paper, with the bloodstain in a corner. (p. 24)
98Le lecteur est d’emblée victime d’une réalité qui n’a d’autre vérité que celle des récits oraux ou de la rumeur. Les deux discours imbriqués, celui de Old Voy et celui du narrateur de Coromandel !, fonctionnent de façon redondante et finalement casse toute attente de nouveauté ou de surprise. Le point d’exclamation, attenant au titre, est pourtant annonciateur de l’inattendu ou du moins d’un nouveau départ. La ponctuation expressive est aussi censée refléter la spontanéité. Or, il n’en est rien ; la seule spontanéité qu’il exprime est celle de l’instinct du répétitif.
99À force de répéter les mêmes discours, de les transmettre et de les entendre à nouveau en retour, il semblerait qu’on finisse par y croire. L’Inde devient une terre promise au sens propre, au sens où ce qu’on y trouve correspond à la promesse faite par les discours précédents. Tout se passe comme si chaque discours fictionnel devait, coûte que coûte, être fidèle à ses prédécesseurs. Les écrivains anglo-indiens sont unis par ce lien quasi sacré de la répétition, de la promesse de la répétition, garante d’une certaine vision de la vérité. La supposée réalité, déclarée vérité, par la seule force répétitive devient un mythe, une croyance puissante qui ne doit et ne peut être remise en doute. C’est ainsi qu’est créé ce qu’on appelle une essence. On a créé du réel, un réel qui doit s’inscrire dans la durée. Prise dans la nasse des discours, la vérité est évanescente. La réalité devient fiction et la fiction est admise sans réserve. La vérité n’a même plus d’importance du tout dans cette optique, car comme le déclare Henri Laborit : « Nous croyons à la’’réalité’’non seulement des choses […] mais à la réalité des mots que nous choisissons pour les décrire. » (Biologie et structure, p. 37).
100Faut-il en conclure que John Masters ait voulu attirer l’attention du lecteur sur le pouvoir des discours et la transmission néfaste de ces derniers lorsqu’elle est irraisonnée, comprenons lorsqu’elle est seulement basée sur la répétition stérile ? On peut se permettre d’en douter à la lumière de l’évolution du héros focal. La machine à créer se nourrit bien évidemment du langage, lequel devient un grand jeu. Restons avec Coromandel ! et son héros.
Mise en scène et grand jeu
Was it possible that they could go on week after week, year after year, repeating the same evil-minded drivel, like a parody of a fifth-rate story in Blackwood’s ? Would none of them ever think of anything new to say ?
George Orwell, Burmese Days, p. 33
101Tout au long du roman, Jason Savage va faire du langage, un instrument de pouvoir privilégié. La morale de l’histoire, si tant est que l’on puisse parler de morale, est que l’apprentissage des langues s’avère nécessaire à tout dessein hégémonique. Jason Savage en joue, en use et en abuse. Dans le contexte historique de la diégèse de Coromandel !, les balbutiements de la Compagnie des Indes Orientales, Jason Savage, tout analphabète qu’il est, comprend par exemple, qu’il doit maîtriser la langue de ses interlocuteurs pour, non pas découvrir un autre peuple, échanger et communiquer avec lui, mais pour manipuler les foules, les rois aussi bien que les petites gens.
The first thing he must do was to learn Tamil properly. Then gradually he would work his way up until he became rich and powerful. (p. 118)
[…] Jason had learned enough Urdu […] to be able to talk easily in it […]. (p. 229)
102Quel exploit pour un analphabète ! Motivé par l’appât du gain, il parle, en l’espace de deux ans, deux langues (le tamoul et l’urdu) que d’autres, plus lettrés mettent des années à maîtriser. On reconnaît là la propension de la plupart des romanciers anglo-indiens à surestimer les compétences de leur héros anglais, à valoriser leurs compétences jusqu’à l’absurde. L’acquisition de la ou des langues de l’Autre n’a pas d’autre but que de le contrôler et de le manipuler pour son propre compte, celui de l’empire, celui de la patrie. L’appropriation de la langue anglaise par nombre d’auteurs indiens continue, jusqu’à nos jours, de déchaîner les passions, mais l’on oublie souvent que nombre d’administrateurs britanniques ont fait « l’effort » d’apprendre des langues indiennes dont l’objectif principal était de donner des ordres ou de contrôler tel ou tel aspect politique ou économique qui leur aurait échapper sans cette connaissance fondamentale. Apprendre la langue du colonisé a servi à le manœuvrer (comme dans Coromandel !) et l’exploiter. Si l’on en croit Francis Bacon, cité par le Frère Guillaume de Baskerville, l’un des personnages du célèbre roman d’Umberto Eco, Le Nom de la rose « la conquête du savoir passe par la connaissance des langues » (p. 180). La conquête du savoir donc la conquête du pouvoir. Dans son ouvrage L’Homme, ce roseau pensant., le généticien Axel Kahn déclare la chose suivante :
De la science au savoir, des savoirs au pouvoir technique, de la technologie au progrès économique, du progrès économique à la puissance, y compris militaire, de la puissance et de la richesse au développement scientifique et technique, voilà l’enchaînement auto amplificateur, né en Europe, qui fut et reste le moteur principal de l’histoire moderne. (p. 129)
103L’équation, savoir égal pouvoir est clairement posée dans Coromandel !, qui dans sa totalité, pose la problématique du discours, en passant de l’apprentissage des langues aux ruses langagières pour devenir puissant, s’enrichir ou sauver sa peau. De leur côté, les personnages indiens sont présentés comme des êtres dont la sincérité est sans cesse remise en doute : ils sont viles, menteurs et manipulateurs. Mais les Indiens se comportent comme Jason Savage, jouent son jeu. C’est à qui trompera ou manipulera mieux l’autre. Car, les Indiens détiennent la palme du mensonge à en croire nombre de discours occidentaux. En effet, l’équation, Indien égal menteur est une constante des romans anglo-indiens. Le mensonge fait partie de ces stéréotypes transmis par la tradition littéraire. Ainsi, le roman d’Edward Thompson, An Indian Day, dans une scène où deux personnages britanniques discutent du « caractère » indien,
Now there’s nothing that Indians resent so much as being called liars.
That’s because they know they are liars […]. (p. 232)
They would rather tell a lie than give pain. (p. 233)
104Cette caractéristique est donc intégrée à la mémoire collective anglaise. Cela signifie que dans Coromandel !, les personnages indiens, viles, menteurs et manipulateurs n’ont aucune chance d’être autre chose que viles, menteurs et manipulateurs dans la mesure où ils sont victimes d’un système littéraire préconstruit. Presque trente ans se sont écoulés entre la publication de An Indian Day et celle de Coromandel ! On pourrait s’attendre à ce que les choses aient changé, que les stéréotypes aient disparu, qu’une vision personnelle de l’Inde naisse enfin. Or, il n’en est rien. Nous l’avons vu : l’environnement indien est détestable, et de la même manière le caractère des Indiens est haïssable. Les dés sont pipés. Le lecteur est prisonnier d’une dialectique entre vérité et mensonge et d’une grille de lecture, et se voit à son tour manipulé par un véritable jeu de dupes. Dans ce système, Jason Savage est le seul véritable héros, qui n’a pas d’autre moyen de se sortir des situations inextricables que par le mensonge. La narration nous fait comprendre qu’il n’est pas responsable : s’il ment ou s’il est obligé de ruser pour obtenir ce qu’il veut, ce sont les circonstances, c’est-à-dire le caractère indien, qui le forcent à agir de la sorte. Bref, il est plus victime que coupable. Mais il s’en sortira très bien. Le mensonge fait de lui un véritable héros puisque c’est grâce à lui, la suite de la saga Savage le prouve, que la Compagnie des Indes connaîtra le succès. Il a été plus menteur que le plus menteur des Indiens, et son habileté lui vaut les honneurs de la narration qui lui confère une place de choix en Inde ainsi qu’à ses descendants. C’est grâce à sa rhétorique, à sa manipulation du langage ; c’est sur cette base que le narrateur a créé son personnage, que Coromandel ! a une suite. Une suite, construite sur le même schéma. Malgré ses défauts, Jason Savage a l’étoffe du héros type tel que le conçoit Martin Green dans son ouvrage Dreams of Adventure, Deeds of Empire.
[…] adventure seems to mean a series of events, partly but not wholly accidental in settings remote from the domestic and probably from the civilized (at least in the psychological sense of remote), which constitutes a challenge to the central character. In meeting this challenge, he/she performs a series of exploits which make him/her a hero, eminent in virtues such as courage, fortitude, cunning, strength, leadership, and persistence. (p. 23)
105C’est bien le portrait de Jason Savage mais son statut de héros se fait au prix du meurtre, du mensonge et de la duperie. Peu importe semble t-il. Jason Savage est avant tout anglais, ce qui excuse sans doute quelques faiblesses. Le héros de John Masters est saisi dans ce qu’on pourrait appeler une essence littéraire, dans des données invariables. Cette essence est éminemment positive, comme il se doit, comme on s’y attend. Par conséquent, les personnages indiens, par contraste, sont saisis dans une essence littéraire négative, dans le but de mettre en valeur la supériorité des uns et l’infériorité des autres. Le grand jeu a donc moins à voir avec les exploits du jeune héros qu’avec ceux du narrateur habile à distiller, sous couvert d’un éventail de péripéties, les qualités intrinsèques du caractère anglo-saxon. Par le biais de la fiction, en l’occurrence du roman d’aventures, le narrateur parvient à faire passer les caractéristiques du parfait colon. Mais pire encore, l’âge du héros (vingt ans), donc sa jeunesse, donc son inexpérience, sa relative innocence ou une certaine insouciance font de lui un personnage idéal, à l’abri de tout soupçon, à l’abri des critiques anticolonialistes. L’âge, selon le dicton populaire, excusant bon nombre d’erreurs. Bref, il peut presque tout dire et tout faire. En fin de compte, l’Inde est sacrifiée au profit des discours censés la représenter. Coromandel ! est le titre d’une promesse : le voyage, la liberté, la découverte, un parcours initiatique. Mais le discours est prisonnier de lui-même puisqu’il est mu par la répétition de discours déjà connus. Autrement dit, le roman est à la fois ouverture (la promesse d’horizons lointains, l’exploration d’un nouveau monde, la surprise) et repli sur lui-même ou fermeture, comme s’il renonçait à l’enseignement qu’il avait voulu transmettre. L’ouverture, moteur initial du roman, si l’on en croit le titre composé d’un nom géographique auquel est accolé un point d’exclamation, signe d’aventures à lui tout seul, est bridée par des contraintes inhérentes au texte lui-même. Coromandel ! constitue l’un des rouages du grand jeu littéraire anglo-indien initié par Kipling dans son roman Kim.
106La fiction anglo-indienne propage le mythe du héros censé incarner les valeurs que la mission civilisatrice exige, à savoir la bravoure, les prouesses physiques, la moralité, le tout, il va de soi, dans un environnement hostile. Plus l’environnement est hostile plus le héros s’attire la sympathie du lecteur et plus sa mission prend de valeur. La répétition de ce schéma, de roman en roman, finit par former l’esprit du lecteur à un certain type de héros qui effectuera un certain type d’actions. Ainsi, ce même lecteur s’attend, à chaque nouveau roman, à retrouver le même héros doté des mêmes qualités. Et c’est encore la répétition, qui à ce niveau, va brouiller la frontière entre réalité et fiction. Dans un contexte historique déterminé, comme c’est le cas dans la fiction anglo-indienne, la frontière s’estompe d’autant plus rapidement que la fiction est concomitante de la réalité historique, comme c’est le cas dans Kim. Quant aux romans liés à un contexte historique révolu, la répétition des exploits du héros sert de justification au comportement de tous les héros fictionnels contemporains de la réalité historique. C’est sans doute ce qui fait dire à Martin Green, dans Deeds of Adventure – Deeds of Empire, que « adventure obscures imperialism » (p. 55). La mise en fiction de l’Histoire fonctionne comme une sorte de code tacite. Et la répétition devient un grand jeu : celui du donnant donnant. C’est un jeu entre le romancier, ses lecteurs et les attentes de ce dernier. C’est un jeu aussi entre les romanciers, un jeu narratif impulsé par les transmissions verticale et horizontale. La répétition est ici à nouveau révélatrice d’une complicité.
107Mise en scène et grand jeu sont les deux ressorts indissociables, à mon sens, du roman anglo-indien, initiés par le portrait-type du héros anglo-indien à savoir Kim dont l’omniprésence, dans le roman de Kipling, ne laisse aucun doute sur la nécessité d’établir fermement la présence anglaise en Inde. Les incipit sont révélateurs à ce sujet.
108Comme nous le savons, l’incipit permet la mise en place d’un univers fictionnel. L’incipit peut être comparé à une naissance, le premier acte de création. Dans la plupart des romans anglo-indiens, création rime avec répétition. À nouveau Kim joue un rôle de précurseur, et nombreux sont les auteurs prompts à adhérer à une norme romanesque tacite : un roman anglo-indien, digne de ce nom, se doit d’imposer la présence anglaise, c’est-à-dire le héros, dès les toutes premières lignes. Kim le premier. C’est aussi le cas de tous les romans de John Masters (en dehors de Bhowani Junction dont le héros est de sang mêlé), de Paul Scott, de M. M. Kaye, Georges MacDonald Fraser parmi les plus prolifiques. E. M. Forster fait figure d’exception dans A Passage to India et le narrateur d’Edward Thomson attend la fin de la première page pour présenter le héros de An Indian Day. Il n’en reste pas moins que les auteurs, soucieux de commencer par une présentation du pays choisi pour l’intrigue, sont rares. L’important est la mise en scène immédiate de l’autorité britannique. Ce procédé, dénoncé par Hari Kunzru dans The Impressionist, une parodie du roman anglo-indien, a pour effet d’ouvrir le roman sur un monde étranger et de le refermer aussitôt. En ouvrant un roman sur l’Inde, le lecteur s’attend en effet à entrer directement dans l’univers indien. Or il se passe exactement l’inverse. Aussi illogique que cela puisse paraître, en effet, le personnage anglais est ce que le lecteur entrevoit d’abord du monde indien, un monde habité par une présence étrangère, et réduit à cette présence. Le héros anglais monopolise le discours, et colonise d’emblée l’espace littéraire. Ce dispositif narratif affirme la présence physique de l’occupant dès le départ. Le héros fictionnel occupe le terrain narratif comme les Britanniques ont occupé le territoire indien. Cela signifie que la place de l’Inde et surtout celle des Indiens est secondaire, voire non nécessaire pour un premier contact avec l’Inde. Le choix d’une telle technique ne laisse aucun doute sur le centre d’intérêt et les priorités du roman et le point de vue selon lequel les événements seront perçus. Cette constatation est corroborée par les reproches de Allen J. Greenberger dans son étude sur le roman anglo-indien, The British Image of India, à l’égard du point de vue unique.
Despite their differences in tone, as much as in theme, which marked these different periods, there are certain similarities which are common to all of them. All approached India from the point of view of Britain. If the image of India is derived from any one point, it is the British view of their own civilization. (p. 203)
109L’incipit sert alors à la fois de point de départ aux aventures britanniques en Inde et de fil conducteur à une idéologie déjà établie. Comme le fait remarquer le neurobiologiste Jean François Bouvet, auteur de La Stratégie du Caméléon,
[…] s’afficher c’est aussi se mettre en scène dans l’espoir d’être regardé, vu, connu, reconnu, remarqué. (p. 17)
110D’incipit en incipit, la présence de l’Anglais, comme symbole du pouvoir absolu, se propage selon la logique du mème, dont nous avons vu le mécanisme plus haut, et ne laisse place à aucune surprise sur le rôle joué par le personnage. Ces débuts narratifs, le plus souvent in medias res, impliquent par ailleurs, la complicité du lecteur, comme si ce dernier possédait déjà toutes les données du contexte colonial, qu’il était lui-même convaincu de l’omniprésence du personnage britannique et de la nécessité de maintenir ce pouvoir, ne serait-ce que par la répétition, suivant un schéma de fabula préfabriquée. Le narrateur assume que la présence britannique va de soi. Les lecteurs assistent dès lors à une mise en scène à grande échelle sur laquelle nombre de critiques et d’écrivains actuels ne manquent pas d’insister. Voilà pour l’incipit et son rôle dans la formation du pouvoir, mais ce n’est qu’un début, si je puis dire.
111La vie des Anglais en Inde, telle qu’elle est exprimée dans la fiction anglo-indienne, comporte toutes les caractéristiques d’une représentation sur une scène démesurée, peuplée d’acteurs somme toute ordinaires mais dont les rôles sont surdi-mensionnés. Dans The Spectacle of Empire, Jan Morris évoque leur deuxième vie, pour ainsi dire, et n’épargne pas ces acteurs grotesques de la mission civilisatrice.
Spectacle was always an instrument of British imperialism. […] it had become a maxim of British imperial method that ostentatious effect was not only necessary to survival, but essential to dominion too. (p. 11)
112L’ensemble de l’essai de Jan Morris est consacré au déploiement des signes extérieurs de supériorité, de progrès et d’autorité. The Spectacle of Empire illustre la vie quotidienne : cette façon de recréer, entre autres exemples, un jardin anglais dans des conditions climatiques impossibles, de faire venir à grand coût des produits « made in England » ou de s’encombrer de vêtements totalement inadaptés. Mais l’ouvrage évoque aussi les occasions particulières telles que les parades militaires ou les réceptions en grande pompe. Retranscrite dans la littérature, cette exhibition permanente, qualifiable de fictionnelle puisqu’elle est créée de toutes pièces, se pare ainsi d’une double irréalité. C’est par ce processus d’échange – la réalité donne à la fiction et la fiction donne à la réalité – par cette superposition de données fictives, par cette métafiction opérée de façon transgénérationnelle que la réalité a permis de nourrir la fiction et vice versa. La micro société du club est une micro fiction à elle toute seule, et une parfaite illustration de la création de rôles. De la même manière, la micro société de Simla, terre de villégiature des Anglais et réplique d’une petite ville anglaise, est aussi une micro fiction. Si le club est un lieu de création de rôles, Simla est de surcroît un lieu de création du décor et des accessoires. The Hill Station de J. G. Farrell analyse le dispositif scénique de l’endroit, ce que le narrateur nomme « a make-believe England » (p. 76) :
[…] Simla […] leaving him ill at ease but unable to say why, unless it were the dislocation between the reality of this place and the dusty plains he could not help glimpsing now and again far below. He felt as if he were an actor in a play set in a factitious England, a play in which all the actors but himself knew their lines. The Bishop’s half-timbered house […] only confirmed this impression ; its Tudor air was familiar to McNab as the backcloth of a thousand attempts to portray Merrie England. (p. 76)
113Cela étant il n’est pas interdit de penser que la seule présence des Britanniques en Inde constitue une fiction. Le système colonial devient dès lors une vaste mise en scène, de la croyance en l’existence de peuples dont le destin est d’être colonisés à l’application de principes, sur le terrain, en harmonie avec cette croyance. Tout se passe comme si cette mise en scène faisait partie d’un projet politique défini, et était la condition même de la réussite coloniale. Edward Said, Jan Morris, Amartya Sen, Martin Green et tant d’autres critiques et écrivains ont dénoncé l’irréalité de l’entreprise coloniale. James Cameron, pourtant si prompt à user de clichés, avoue dans son essai An Indian Summer, que « The whole Imperial episode had been a play. » (p. 70). Il y a bien eu quelques mouvements de résistance cependant.
114L’auteur de The Siege of Krishnapur, J. G. Farrell, a comme beaucoup d’autres écrivains, consacré un roman à la révolte des cipayes. Mais contrairement à la plupart, son roman est une dénonciation de la colonisation spectacle, la remise en question des notions d’héroïsme et de héros et l’impact intertextuel. Alors qu’ils se sont barricadés en vue d’une éventuelle attaque des cipayes, une poignée de personnages anglais, féminins et masculins, qui ne sont plus que des héros fatigués, malades et mourants pour certains ou encore affamés, assoiffés et en guenilles pour d’autres, tentent de préserver leur image d’Anglais en Inde, de colons solidaires face à l’ennemi, persuadés de la pertinence de leur mission, et fermement déterminés à gagner la bataille. Le narrateur de The Siege of Krishnapur propose au lecteur sa vision de la colonisation et des discours de cette dernière. L’Inde fantasmée est disséquée comme rarement cela a été fait par un auteur britannique. L’Inde est le terrain de jeux et d’aventures, ce lieu d’actions tel qu’il a été décrit par tant d’écrivains, où chacun peut réaliser ses rêves en participant à la grande opération coloniale et en devenant, à son tour, le héros de ses lectures d’enfant.
Strangely enough, they listened quite enviously to Harry talking about the musket shot which had « almost definitely » been fired at himself and Fleury. They wished they had had an adventure too, instead of their involuntary glimpse of the abattoir. (p. 95)
[…] Harry Dunstaple, attended by Fleury and a couple of Sikh sowars, had gone to rescue the « fallen woman » from the dak bungalow… this was exactly the sort of daring and noble enterprise that appealed to the two young men’s imagination, rescuing girls at the gallop was very much their cup of tea, they thought. (p. 103-104)
115Ces deux citations sont des exemples de la cible du narrateur de The Siege of Krishnapur, à savoir l’influence de l’entourage textuel. Le narrateur s’en prend à tout un réseau de textes littéraires complices, à travers ce pastiche du roman anglo-indien et plus largement, dans la deuxième citation, du roman de chevalerie. Nous sommes directement plongés dans l’univers de Don Quichotte. On croirait aussi Harry Dunstaple et Fleury directement sortis du vitrail dans l’entrée de l’immense demeure des Sternwood, que décrit Marlowe dans The Big Sleep de Raymond Chandler. Souvenons-nous, c’était plus de trente ans avant la publication de The Siege of Krishnapur :
[…] there was a broad stained-glass panel showing a knight in dark armour rescuing a lady who was tied to a tree […] The knight had pushed the visor of his helmet back to be sociable, and he was fiddling with the ropes that tied the lady to the tree and not getting anywhere. I stood there and thought that if I lived in the house, I would sooner or later have to climb up there and help him. (p. 9)
116Ici, le narrateur autodiégétique se projette, par la pensée, dans une autre histoire qui n’a rien à voir avec celle pour laquelle il se rend chez les Sternwood, mais il pressent qu’il pourrait en être le héros. Comme les deux personnages de J. G. Farrell, il connaît les codes du roman de chevalerie et anticipe le dénouement de sa mission, le courage récompensé. Que le support de la scène, dans le roman de Chandler, soit un vitrail et non un tableau par exemple, est un signe narratif en direction du lecteur : la quasi transparence de l’objet invite, en effet, à chercher une autre histoire.
117Ici, dans The Siege of Krishnapur, nul tableau ni vitrail mais la mémoire et l’imagination en guise de miroir. Alors que d’autres écrivains, sur ce même thème, mettent en valeur, et sans ironie, les dangers auxquels sont soumis les Britanniques, puis leur extrême courage et leur l’héroïsme, le narrateur de The Siege of Krishnapur condamne cet héroïsme qui ne dépend pas du courage spontané physique ou moral dans une situation particulière mais d’un héroïsme appris, factice provenant de lectures, en particulier celles mettant en valeur le « caractère anglais » ou la « race ». Mises au regard l’une de l’autre, les deux citations du roman révèlent l’état d’esprit des jeunes Britanniques pris au piège de leurs lectures et de leur imagination. Tandis que les personnages de la première citation expriment le regret d’avoir raté l’occasion de participer activement à un combat et peut-être l’occasion de devenir des héros, le contexte de la deuxième, en revanche, est plus prometteur et favorable aux deux autres personnages. Tout porte à croire qu’ils cherchaient à tout prix le prétexte de se distinguer, et ils l’ont trouvé. Bien sûr, il s’agit d’une « femme perdue », une femme qui a fauté, mais elle fera l’affaire et après tout, elle est des leurs et donc mérite d’être sauvée.
118J. G. Farrell avait fait de ces héros miniatures son sujet de prédilection. Son autre roman, The Hill Station, aussi consacré à la communauté anglaise en Inde et qui ne fut jamais terminé à cause du décès prématuré de Farrell, reprend de façon aussi systématique et hilarante la même technique intertextuelle.
Teddy Potter, meanwhile, was explaining to the ladies and especially to Emily that the road to Simla was positively infested with hostile tribesmen, with thugs and dacoits of every shape and description who were, moreover, particularly interested in making away with fair young English damsels… yes, it was jolly lucky that he and Woodleigh and Arkwright, […] should be on hand « in the nick of time » to prevent Miss Anderson being carried off to become the unwilling bride of a hooknosed Pathan chieftain with a dagger in his belt. Why, most likely the rascal was already watching them from behind those very trees ! (p. 55)
119Comme dans la citation précédente, le narrateur de The Hill Station, se délecte de la technique du méta-récit. À l’instar de Harry Dunstaple et de Fleury, Teddy Potter, un jeune officier anglais, anticipe les événements, tragiques à souhait, et se voit en héros avant même d’avoir perçu l’ombre d’un danger. Les trois personnages de cet extrait sont aussi sous l’emprise de leurs lectures d’adolescents, un phénomène connu et récurrent au xixe siècle à en croire Anthony Trollope, cité dans un essai de Joanna Trollope, qui déclarait, « young people were more influenced by novels than anything else » (Britannia’s Daughters, p. 26). Dans The Hill Station, l’Inde leur a été présentée comme un terrain de jeu où chacun peut avoir la chance d’échapper à un quotidien lamentable s’il était resté en Angleterre. Par ailleurs, le cliché de l’Inde dangereuse et sournoise puisque l’ennemi guette, tapi derrière les arbres, est tourné en dérision par un narrateur enclin à reprendre les clichés à son compte en les exagérant. Le lecteur reconnaît également la mentalité boy-scout du personnage : « in the nick of time » rappelle en effet la devise des éclaireurs « Be prepared », « Toujours prêt ». Emily, « fresh from England », est donc sous bonne escorte, d’autant plus qu’elle est accompagnée de trois personnages dont les noms de famille dénotent la fiabilité et la force physique exprimée par la terre, le bois et la pierre, des matériaux naturels coïncidant avec le trait naturel du « caractère » anglais, à savoir le courage. Le narrateur se joue de et joue avec les références textuelles anglo-indiennes. Ils les dénoncent en forçant leurs traits obsessionnels.
120Quoi qu’il en soit, pour les personnages de ces deux romans, ce qui semble primer est la nécessité de faire coïncider la « réalité » avec les récits d’aventures que ces héros de petite envergure ont tous en mémoire. On pourra rappeler ici le commentaire de Michel Foucault sur le personnage de Don Quichotte, de sa relation et réaction à la fiction :
Les romans de chevalerie ont écrit une fois pour toutes la prescription de son aventure. Et chaque épisode, chaque décision, chaque exploit seront signes que Don Quichotte est en effet semblable à tous ces signes qu’il a décalqués. (Les Mots et les choses, p. 60)
121Les personnages de The Siege of Krishnapur sont donc inscrit dans « une quête aux similitudes » pour citer à nouveau Foucault (ibid., p. 61). Mais ici, au fond, peu importe la nature de la mission, elle reste une mission. Seule la mission compte, qu’il s’agisse de tuer des cipayes ou de sauver des Anglaises. Même si ces dernières n’ont pas fait montre d’une conduite exemplaire, selon les critères de la société du xixe siècle, mieux vaut qu’elles soient sauvées par des compatriotes que d’être à la merci du cipaye sanguinaire et violeur, cet autre personnage emblématique des récits sur la révolte.
[…] a terrible fate lay in store for an unprotected Englishwoman, […] (p. 103)
Now there was even talk of shooting wives if the situation became hopeless, to spare them a worse fate at the hands of the sepoys. (p. 143)
122Ce type de commentaire se retrouve dans tout roman, qui se respecte, sur la révolte. Mais sous la plume du narrateur de The Siege of Krishnapur, la répétition scrupuleuse de ce motif prend une tournure comique parce que d’une part, elle est la reproduction, quasiment mot pour mot, des discours précédents, c’est-à-dire d’autres romanciers, et parce que d’autre part, elle est factice. En effet, coupés du monde, dans leur enclave, ils n’ont aucun moyen de savoir ce qui se passe ailleurs et n’ont aucune raison de penser que les cipayes sont susceptibles de commettre les pires atrocités. Tout se passe comme si ces personnages britanniques cherchaient le contexte idéal ou, encore une fois le prétexte, pour mettre en application leur dispositif d’héroïsme. Tout participe d’une construction mentale, d’une mise en scène et d’un grand jeu que le narrateur de The Siege of Krishnapur ne manque pas de souligner. À intervalles réguliers, il met l’accent sur l’irréalité de la situation et la mise en fiction, par les personnages eux-mêmes, de l’événement historique.
By acting as if the Company still retained some authority in the region, by staging a pantomime of administrative government to an empty theatre, the Collector had done his best to keep everything going as usual. (p. 106)
123La série de mots de ce passage, tous liés au domaine de la fiction, « acting », « as if », « staging », « pantomime », « theatre », est une dénonciation de l’entreprise coloniale perçue, par le narrateur, comme une erreur de jugement. Mais, comme si cela ne suffisait pas, au manque de discernement de la part des administrateurs britanniques, viennent s’ajouter des rêves de grandeur illustrés par une anticipation sur l’issue de la lutte. Ainsi, au beau milieu d’un combat, l’un des personnages écrit l’avenir.
Fleury found himself appending captions to himself for the Illustrated London News. « This was the Banqueting Hall Redoubt in the Battle of Krishnapur. On the left, Mr Fleury, the poet, who conducted himself so gallantly throughout ; on the right, Lieutenant Dunstaple, who commanded the Battery, and a faithful native, Ram. » (p. 139)
124Ici, Fleury fait l’Histoire tout comme les livres d’Histoire font l’Histoire à leur manière. Non seulement l’issue est heureuse mais les Britanniques se sont comportés en héros. De la même manière, lorsque l’un d’eux tombe au combat, il est élevé de facto au rang de héros. La fin de la phrase est digne aussi d’un commentaire tel qu’on peut les voir dans les livres d’Histoire. En effet, l’allusion à l’Indien fidèle apparaît, certes en fin de commentaire, comme il se doit, puisque la présence indienne passe toujours au second plan mais, cette présence est aussi nécessaire pour prouver que les Britanniques avaient le soutien d’une partie de la population, que le soulèvement des cipayes n’était pas une première guerre d’indépendance ou un effet de masse contre eux, et qu’au bout du compte, ils étaient les victimes d’un complot d’une minorité. Dans la phrase suivante, le narrateur entend souligner la complicité de tous les acteurs de la colonisation, y compris, les hommes d’église.
[…] his deeds can never die. The pages of history will record and rehearse them far and wide, and every Englishman, whether in his island home or a wanderer on some foreign shore, will relate with admiration what George Foxlett Cutter did at the siege of Krishnapur ! (p. 207)
125On voit à travers cet extrait, comment le prêtre, dans son oraison, anticipe sur l’Histoire, comment il fait un héros du lieutenant tout juste décédé. Etre anglais et mourir sur le champ de bataille dans le pays qu’il a colonisé suffisent à élever un participant à un rang supérieur. Les deux verbes « record » et « rehearse » participent à nouveau de cette volonté d’entretenir le souvenir et d’activer la mémoire.
126Les énièmes reconstructions de l’histoire des Anglais en Inde que constituent The Siege of Krishnapur et The Hill Station sont en fait une destruction des schémas littéraires classiques, et reviennent à un renversement de situation. La répétition n’a plus la fonction de consolider la charpente coloniale mais plutôt celle de la détruire.
127Si l’expression « théâtre d’opérations » a un sens, c’est dans ce roman qu’il faut le chercher. La thèse de The Siege of Krishnapur est l’empire spectacle. L’ensemble du roman vise à démontrer que l’entreprise coloniale s’est construite sur une illusion et a fonctionné selon un mode opératoire fictionnel. Dans la plupart des romans anglo-indiens, les Indiens sont absents ou peu représentés ou s’ils ont un rôle de premier plan, c’est celui d’un personnage antipathique, un rôle de traître, de terroriste ou de despote. Ici, les Indiens ne sont rien de tout cela mais portent, au contraire, un regard ironique sur la situation et les acteurs de cet empire en pleine déliquescence. Il est évident que le narrateur de The Siege of Krishnapur prend un plaisir particulier à décrire ces Anglais humiliés par la présence et le regard des Indiens.
During the daytime it had become the custom for a vast crowd of onlookers to assemble on the hill-slope above the melon beds to witness the destruction of the Residency. They came from all over the district, as to a fair or a festival ; there was music and dancing […] there were merchants and vendors of food and drink, nuts, sherbets and sugar cane […] there were the peasants from the villages, the travelling holy men, the cargoes of veiled Mohammedan women, the crowds from the Krishnapur bazaars and even one or two elephants carrying local zemindars, surrounded like Renaissance princes with liveried retainers. This cheerful and multifarious crowd assembled every day beneath awnings, tents and umbrellas to watch the feringhees fighting for their lives. (p. 174)
128L’ambiance festive de ce tableau contraste avec d’autres scènes, celles se déroulant derrière les barricades, où les Anglais, personages à la « Triste Figure » en haillons meurent de faim. L’isotopie de la fête a ceci d’ironique qu’elle récupère les éléments narratifs caractéristiques de romans anglo-indiens classiques (le bazar, les éléphants, les vendeurs ambulants, la vie rurale, le saint homme de service etc.) mais à une fin opposée. Alors que les romans précédents ou contemporains se servent de ces descriptions pour créer une atmosphère exotique ou faire couleur locale grâce à une toile de fond censée rendre compte de la « mosaïque » indienne, et aussi souvent dans le but de marquer l’altérité, ici, elles ont une valeur unificatrice. En effet, l’ensemble de la population indienne semble soudé contre l’ennemi. Les frontières de castes et de classes sont comme effacées. Alors, que beaucoup d’autres romans ont voulu faire croire que les Indiens, en général, étaient favorables à la présence britannique en Inde, que les opposants ne formaient qu’une minorité, ce passage du roman de J. G. Farrell présente une masse hétéroclite mais unie. Mais l’ironie atteint son comble lorsque l’on se souvient que les observateurs sont, en général, les Anglais et non les Indiens. La politique coloniale, nous l’avons vu, a en effet longtemps reposé sur l’observation des comportements de celui que l’on appelait l’Autre pour souligner les différences et faire ressortir ses soi-disant points négatifs afin de justifier la mission colonisatrice. Nous assistons ici à un renversement des techniques littéraires habituelles et des procédés d’appropriation de l’Autre. L’observateur devient, cette fois, l’observé. Telle une exposition universelle à l’envers, le tableau décrit l’Anglais soumis au regard de celui qu’il a un jour mis en scène. Il est l’attraction, la bizarrerie que l’on montre du doigt. L’Indien observé est un fait que le narrateur de The Siege of Krishnapur ne manque pas, bien sûr, de rappeler. Ainsi, au chapitre 2, il fait allusion à cet officier britannique « who had decided as a pastime to study the natives […] » (p. 32). Cette petite phrase montre à quel point l’observation de l’Autre est une véritable manie ou une seconde nature puisque même lorsqu’ils n’ont rien à prouver, certains Anglais ne peuvent s’empêcher d’exercer cette forme de pouvoir qu’est l’observation. Mais les choses changent, et une certaine forme de justice apparaît. Dans la scène précédemment citée, la déchéance des Anglais est devenue un spectacle quotidien pour les Indiens, et le narrateur joue sur cette idée que les Anglais qui ont voulu jouer un rôle en Inde, qui ont voulu se mettre en scène en s’inventant une mission civilisatrice, ont finalement réussi : ils ont une audience, certes, mais dans des circonstances qu’ils auraient sans doute voulu autres. En posant les personnages indiens en spectateurs des Anglais, le narrateur évoque ainsi la possibilité d’une revanche en insistant sur la perte de statut et la perte de pouvoir. Si le lecteur avait encore des doutes sur la visée du narrateur de ce roman, la dernière partie confirme sa conviction d’un empire spectacle.
Hardly had the rains stopped when the spectators began to return to the slope above the melon beds, coming in greater numbers than ever before. No doubt this was because the weather was much better […] it was cooler and the spectators could stroll in the sunshine without needing the shade of umbrellas. Some of the wealthier natives brought picnic hampers in the European manner […] while their banquets were spread out on the carpets they could watch what was going on through telescopes and opera-glasses which they had had the foresight to bring with them… though what they saw […] can hardly have looked very impressive to them : just a few ragged, boil-covered skeletons crouching behind mud walls. But they settled down, anyway, with satisfaction amid the bustle of the fairground, like gentlemen returning to their seats in the theatre after the interval. (p. 277)
129Le rôle attribué aux Indiens est à nouveau celui de spectateurs de la disgrâce britannique. Le narrateur évoque la même ambiance festive et la même satisfaction des Indiens face au spectacle qui leur est offert. On pourra remarquer de surcroît que, alors que les Anglais manquent de tout, les Indiens, par comparaison, sont suréquipés, pour profiter du spectacle dans des conditions optimales. Parmi ces objets, notons l’attention portée aux accessoires (« telescope », « opera-glasses », « hampers »), des objets de la civilisation occidentale dont la fonction symbolique est celle de l’appropriation. Les deux premiers, surtout, outils d’observation, symbolisent l’appropriation du pouvoir de surveillance. Nous avons affaire ici à transfert de pouvoir symbolique judicieusement suggéré. Si, comme de nombreux auteurs et critiques, le narrateur voit, dans la révolte des cipayes, une première guerre d’indépendance du joug britannique, les objets de surveillance deviennent alors les symboles de cette prise de pouvoir. Les termes de Michel Foucault reviennent à l’esprit : surveiller et punir. Les Indiens surveillent la décadence d’une partie de l’empire et punissent les acteurs de leur mépris et de leur insolence.
130The Siege of Krishnapur est à la fois une critique de l’entreprise coloniale et de la fiction qui en a relayé les thèmes et les méthodes. Comme nous le verrons plus loin, The Impressionist de Hari Kunzru a une vocation identique à celle de The Siege of Krishnapur puisqu’il a pour cible le roman anglo-indien et la colonisation spectacle. Le discours du narrateur de The Impressionist tend à prouver que toute la production coloniale (fictionnelle ou pas) et la diffusion à grande échelle de cette dernière, n’a été qu’une absurde comédie dont le but était de justifier l’impérialisme. La comédie des Anglais en Inde prend fin dans « A grand finale » (p. 300), expression extraite d’un chapitre consacré aux représailles après le massacre d’Amritsar en 1919 et la montée du nationalisme indien. Il est évident, à la lecture de ces deux romans, qu’il existe un lien entre théâtre et production romanesque de la colonisation. Pour conclure ce chapitre sur ce que j’ai appelé mise en scène et grand jeu, examinons quelques-uns des points communs nous permettant de faire le lien dont il vient d’être question.
131Si l’on s’interroge sur la fonction du théâtre et sa technique, on s’aperçoit que les romans anglo-indiens suivent une trajectoire parallèle. Le théâtre est, selon Daniel Mesguish, et comme nous l’avons souligné plus haut, l’art de la répétition, ce qui signifie, pour le propos de ce travail, une composante de la transmission. Par ailleurs, chaque représentation est un acte de mémoire éclairant la pièce jouée sous nos yeux. Les auteurs de romans anglo-indiens ont semble t-il pris la définition au pied de la lettre, et sont devenus les maîtres du genre. Mais le théâtre est aussi un art de l’éphémère si l’on considère que chaque représentation est unique, et un art de l’illusion où rien n’est ni totalement vrai ni totalement faux. Nous nous trouvons, par conséquent, face à un paradoxe propre à la situation coloniale. D’une part, nous avons cette génération de Britanniques persuadés du bien-fondé de leur mission mais qui pourtant ne cessent de se justifier par la répétition, et d’autre part une deuxième génération rongée par le doute, consciente de l’échec de sa politique, consciente que cette Inde qu’elle créée lui échappe au fil des décennies, et qui s’obstine à répéter la grandeur de l’empire tout en sachant que l’heure a sonné, et que finalement la pérennité du peuple britannique en Inde n’était qu’illusion. Les écrivains anglo-indiens se nourrissent ainsi d’illusion, la seule « réalité » de l’entreprise coloniale. L’épopée impériale a donc tout d’une vaste représentation théâtrale : appropriation d’un espace scénique, mise en scène, répétition, non permanence, illusion. Les écrivains s’adonnent alors à un grand jeu littéraire, et proclament, coûte que coûte, la supériorité occidentale vis-à-vis du reste du monde. Comme l’a dit Victor Hugo, dans sa préface à Lucrèce Borgia, « Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et haut. » (p. 17) On pourrait comparer la chaire et la tribune dont parle Victor Hugo à l’incipit des romans. Il est la théâtralisation du héros britannique. La transmission de cette grandeur supposée, est tout ce qui reste à ces auteurs, comme si l’échec de la vie devait être compensé par la réussite littéraire fictionnelle. Du haut de leur chaire, ils orchestrent le spectacle. Le héros anglais occupe ainsi le devant de la scène dès l’incipit.
132Rien n’est peut-être plus révélateur de la puissance de l’Anglais en Inde, de la mise en scène de cette puissance puis de la conscience du pouvoir qu’il exerçait que le retour au pays après des années de service. Le retour dans les coulisses de l’Histoire, le retour à l’anonymat. Ce glissement de la grandeur à la décadence psychologique est étudié par Benita Parry dans son essai sur la littérature anglo-indienne, Delusions and Discoveries. Dans un chapitre consacré aux romancières anglaises du début du xxe siècle, elle relève les marques de profonde affliction de ces hommes que le retour en Grande Bretagne prive subitement de tout prestige.
Their representations untouched by irony, these writers hold up Anglo-India for approbation as a society incorporating the highest attainments of the British people, indeed of the human race ; and it is with melancholy and innocent honesty that they lament how the cosmopolitan environment of Britain robs Anglo-Indians of the automatic superiority they had acquired by ruling over Indians. (p. 95)
133Tout se passe comme si, le rideau tombé, ces Anglais devaient quitter la scène coloniale qu’ils avaient eux-mêmes montée, et abandonner le rôle de leur vie :
[…] now here he was in a « bus, squeezed up in a row of very ordinary people, looking very ordinary himself, paying a penny for his fare ! […]. » (ibid., p. 95-96)
134Cette citation, tirée du roman d’Alice Perrin, The Anglo-Indians, publié en 1912, montre comment l’Anglais colonial est devenu l’Anglais banal dans un environnement trivial. Ce sentiment de perte, de quasi deuil, pourrait-on dire, est sans doute à l’origine de l’écriture de romans qui rappellent tous, comme autant de monuments commémoratifs, la grandeur de l’empire et la nécessité de la transmettre. Cette constatation nous ramène au sujet à peine effleuré du chapitre précédent, celui de ces lieux marqueurs de la présence britannique, marqueurs d’Histoire et dont la présence tient lieu de mise en scène.
135Souvenons-nous des citations extraites du roman transcolonial de Allan Sealy, The Everest Hotel. Dans ce chapitre, j’avais seulement évoqué l’éventail des fléaux que la population coloniale devait endurer. Ici, il s’agit de lire les discours des épigraphes sous un autre angle et d’en dégager l’importance d’un point de vue idéologique. Il sera à nouveau question de transmission. Nous verrons aussi qu’il s’agit d’une réactualisation et d’une re-mise en scène de l’héroïsme des Britanniques. Mais avant d’étudier la portée des épigraphes, revenons au roman de Allan Sealy, et plus exactement à la description du cimetière, la façon dont ce dernier est disposé.
They come to where the new graves are, the stones crowded together after the spacious British lines. Here the lines are more irregular, no one tomb squared with the next, every tablet out of true. Whole rows meander, as if heaved up by a quake. Cement has replaced stone ; one grave is decked in kitchen tiles. There is no statuary. What marble there is is in small white slabs laid flat and incised with crude capitals. (p. 131)
136Ce passage nous renseigne peu sur les pierres tombales des Britanniques, mais c’est le recours à la modalité négative, c’est-à-dire en décrivant l’aspect des autres tombes, à la forme négative, que le narrateur permet au lecteur de se faire une idée assez précise de la configuration et de l’état de la tombe d’un Anglais. Cet extrait nous informe d’abord de l’existence de « British lines », tout comme nous apprenons qu’il existe un espace réservé aux Allemands (p. 130). Cela implique par conséquent l’existence d’un espace réservé aux Indiens. Cela signifie, par ailleurs qu’il existe une ségrégation de fait, probablement établie de longue date. L’égalité biologique devant la mort (chaque être humain, quelle que soit sa couleur, est voué à disparaître à un moment donné) s’est donc transformée en inégalité biologique au cimetière. Encore une fois, chacun doit rester à sa place, même sous terre. L’établissement de lignes de démarcation, comme s’il y avait une revendication de l’identité biologique, constitue une première mise en scène. Comme le précise Jean Ziegler, « tout discours sur la mort possède une histoire. Mourir relève de la culture autant que de la nature » (Les Vivants et la mort, p. 300). Ici, la culture coloniale sépare les êtres humains, au moins selon leur couleur. Ensuite, la description des pierres tombales, construite à la forme négative, nous renseigne sur la description de celles des Anglais. Ces dernières sont faites de pierre et de marbre et comportent des statues. Ces éléments sépulcraux (absents mais présents, par contraste, dans la narration de The Everest Hotel) participent, selon moi, d’une mise en scène supplémentaire. Dans un chapitre intitulé « Bones of contention », extrait de son essai Engaging Scoundrels : True Tales of Old Lucknow, Rosie Llewellyn-Jones, archiviste, conforte l’interprétation du lien entre cimetière et mise en scène :
It has been estimated that nearly two million Europeans, the majority of them British, were buried in the Indian subcontinent during the 300 years before 1947. To mark these often short lives, in a country « two monsoons » were reckoned as the average life-expectancy of a new-comer, the most elaborate funerary monuments were erected. Far grander than anything seen in Britain, they were domed, pinnacled and columned rotundas the size of small houses, gothic follies fit for a country estate, enormous pyramids, and huge rusticated columns. More modest tombs were had draped urns, obelisks, or broken columns, to signify a life cut short. (p. 156)
137Nous retrouvons, dans cet extrait, à peu près toutes les caractéristiques du personnage anglais en Inde : démesure, signes extérieurs de supériorité, l’empire spectacle. Parallèlement et de façon implicite, sont rappelés les dangers auxquels les Anglais étaient exposés, et l’accent sur une vie trop vite abrégée. La fiction confirme tous ces éléments. En effet, les tombes britanniques sont particulièrement soignées dans le roman anglo-indien, comme en témoigne, Heat and Dust de Ruth Prawer Jhabvala. Dans ce roman, l’une des promenades favorites d’Oliva, la jeune Anglaise, est de se rendre au cimetière. Elle fleurit les tombes pendant que son mari les désherbe. L’une de ces tombes est ornée d’une statue, « the Italian angel » (p. 105), à la mémoire d’un enfant. Puis la narratrice nous fait visiter les allées :
[.. ] the graves were extremely well-kept. A permanent watchman had been hired, and Mr Crawford himself came regularly for inspection to make sure the English dead were paid the respect due to them. (p. 106-107)
138Ces éléments compensent les pièces manquantes dans l’énumération de The Everest Hotel, mais que l’on a pu reconstituer grâce à la description plus précise de Heat and Dust. Ce qui est remarquable (au sens neutre du terme), à travers ces extraits, est l’obstination de l’ordre, même après la mort. Est également notable, la persistance, à travers la notion de l’ordre, de la supériorité des Britanniques. Tout se passe comme si la mort devait prolonger l’image que l’on a donnée de soi de son vivant, qu’il se produise un effet de continuité, dont le but est d’inscrire le mort dans l’Histoire. Ainsi, la mort, liée aux dangers que représente l’Inde, est doublement inscrite dans le roman anglo-indien. Elle l’est dans les actions et dans les expériences personnelles et collectives puis elle est à nouveau mise en scène sur les pierres tombales. Il s’agit d’une forme de transmission, d’une façon de raviver la mémoire et de lutter contre l’oubli. L’hommage personnel rendu à la personne décédée devient par conséquent une responsabilité collective. Chacun et tout le monde doit, d’une part savoir, et d’autre part se souvenir. Savoir ce qui s’est passé et dans quelles circonstances. Dans ce sens, les détails deviennent presque plus importants que la personne décédée, car les circonstances prévalent. La mort est exhibée dans ses détails, encore une fois, pour souligner l’héroïsme de ces êtres morts pour l’Angleterre sur un sol qui leur était étranger et hostile. Écrire la mort est une façon de ressusciter le passé dans le pays même où se sont déroulés les événements, en l’ocurrence l’Inde. Ce qui signifie que les inscriptions funéraires relèvent du souvenir pour les compatriotes anglais et, en même temps, fonctionnent comme un message rappelant aux Indiens que des hommes ont sacrifié leur vie pour eux. La fiction anglo-indienne met ainsi en scène le danger et la mort et invite le lecteur, par le biais des inscriptions funéraires, à partager l’expérience de la colonisation. Tout se passe comme si la fiction voulait apporter des preuves de l’existence précaire des êtres humains dans le sous-continent indien. Elle veut faire voir ce qu’impliquait la vie en Inde ou comme le dit Jorge Semprun :
Les récits littéraires […] qui dépasseront le simple témoignage, qui donneront à imaginer, même s’ils ne donnent pas à voir. (L’Écriture ou la vie, p. 138)
139Les souffrances, à travers les épitaphes, sont ravivées de façon à ce que chacun « imagine » et refasse, à sa façon, le chemin parcouru de la personne décédée. La tombe fonctionne comme le symbole de la souffrance des Anglais, de leur abnégation, de leur vie tout entière dévouée à la bonne cause, la mission civilisatrice. À cet égard, la fiction anglo-indienne se fait le relais d’un nombre considérable de documents non fictionnels, toujours prompts à relever les moindres preuves de courage et de sacrifice des Anglais en Inde. Voyons comment Charles Allen, écrivain, voyageur et journaliste à la radio, analyse les affres de la maladie et de la mort dans l’Inde coloniale :
[…] it is worth recalling how extreme were the conditions under which the Anglo-Indians lived and worked. Disease, sickness and death were constant companions. Sand-fly fever, malaria, « dhobie itch » and dysentery were part of daily life ; the threat of cholera, typhoid, small pox and rabies never far away. (Raj : A Scrapbook of British India 1877-1947, p. 45)
140Il est évident que Charles Allen participe au processus de répétition des discours sur les souffrances de ses compatriotes, et dont le message implicite est leur sacrifice. Voyons comment il s’y prend. Les causes de la mort sont examinées dans le détail, elles sont soigneusement listées. Puis elles sont reliées entre elles par l’intervention subjective du narrateur (« worth recalling », « extreme », « constant companions », « daily life », « threat », « never far away »), autant de marqueurs dont l’effet est d’exacerber les conditions de vie, et la vocation de rallier le lecteur à son point de vue. Il est donc nécessaire de laisser des souvenirs, des traces écrites, dans les livres ou sur les tombes. Comme le rappelle Paul Ricœur, « Les morts d’aujourd’hui sont les vivants d’hier, agissants et souffrants. » (La Mémoire, L’histoire, l’oubli, p. 495). En précisant les détails de son décès, le mort est resitué dans son présent, il appartient donc aux deux mondes, celui de l’ici et du maintenant et celui de l’hier et de l’au-delà, ce qui a pour effet de le rendre éternel. Il est entré et est définitivement inscrit dans l’Histoire. La mise en scène de la mort, par les cimetières et les tombes, a donc une portée éminemment idéologique.
141La Grande Bretagne est in fine redevable à l’Inde. Sans l’Inde, nombre d’Anglais seraient restés dans l’ombre de l’Histoire. C’est grâce à l’Inde que certains d’entre eux ont acquis une certaine visibilité. Le visible et l’invisible sont deux axes déterminants dans les romans constitutifs du Raj Quartet de Paul Scott. D’une part, nous avons le personnage de Hari Kumar, né en Inde et éduqué, à partir de l’âge de deux ans, en Angleterre puis renvoyé dans sa terre natale seize ans plus tard à la suite du décès de son père et de la faillite financière de ce dernier. Souvenons-nous que l’un des drames de sa vie est justement son sentiment d’invisibilité, au sens de reconnaissance, aux yeux des Britanniques. Devenu un parfait gentleman, le jeune Indien occidentalisé est victime du mépris de la communauté coloniale blanche de Mayapore (« ville d’illusion » en sanskrit) : « Kumar was really an English boy with a brown skin and […] the combination was hopeless. » (A Division of the Spoils, p. 234). De l’autre côté, nous avons le personnage du colon-type, Ronald Merrrick bénéficiant d’une visibilité extraordinaire, d’un éclairage spécial parce qu’il est anglais en Inde. L’un des personnages les plus clairvoyants de la tétralogie de Paul Scott, Sarah Layton, fille d’un colonel anglais, se sert de l’exemple de Merrick, lors d’une conversation avec son père, pour dresser un portrait général de cette classe d’administrateurs privilégiés :
I suppose you can say India’s made him what he is, but after all isn’t it India that’s given us whatever distinction we have ? Without India, I wonder what we’d been ? […] India’s always been an opportunity for quite ordinary English people – it’s given us the chance to live and work like, well, a ruling class that few of us could really claim to belong to. (ibid.., p. 450)
142Ronald Merrick, fils de petits commerçants du nord de Londres et promu colonel dans le dernier roman de la tétralogie, reconnaît lui-même que l’Inde a changé son statut :
Ronald said he imagined if his parents hadn’t died he’d have been shoved into something like insurance or accountancy. (ibid., p. 446)
143Passer de l’invisible au visible fut donc aussi l’un des enjeux de la colonisation. La communauté de « happy few » s’est livrée à un jeu, à une vaste mise en scène dont l’esprit s’est transmis de génération en génération. Les récits anglo-indiens, fictionnels ou non, révèlent leur puissance idéologique lorsque le lecteur prend en compte leur interdépendance dans la fabrique de l’Histoire. Les textes croisés, par la grille de transmissions horizontale et verticale, forment un corpus à forte résonance propagandiste. Dans la fiction, l’un des traits caractéristiques de la manipulation de l’Histoire est l’utilisation du processus de l’hyperbole, et de la répétition de cette dernière, soit pour souligner les défauts des Indiens, soit pour magnifier le héros anglais, et souvent les deux en même temps pour mieux faire apparaître les contrastes. La répétition des mêmes thèmes d’exploration de l’univers indien met en évidence la responsabilité de leurs auteurs qui plient la vérité au gré de la pensée dominante. Dans le jargon journalistique, on appellerait cela l’intox de l’info dont nous verrons un exemple dans Midnight’s Children, le roman de Salman Rushdie. Le principe biologique de transmission d’écrivain à écrivain a donné naissance à un ensemble de données qui font partie du canon littéraire britannique. Certaines œuvres, même si elles sont remises en question aujourd’hui, demeurent des « piliers » de la littérature britannique. Les livres parlent entre eux, nous dit, Umberto Eco dans Le Nom de la rose. Nous pourrions rajouter que, dans le cas de la fiction anglaise sur l’Inde, ils parlent aussi et surtout d’eux-mêmes.
Inceste littéraire
In Delhi I knew I had found a theme for a book : a portrait of a city disjointed in time, a city whose different ages lay suspended side by side as in aspic […].
William Dalrymple, City of Djinns, p. 9.
144J’ose l’expression « inceste littéraire » pour caractériser la fiction anglo-indienne des trois derniers siècles. Les ères coloniale et postcoloniale n’ont pas tant produit des discours, qu’une véritable usine à discours, caractérisée par ce qu’on pourrait appeler un monomorphisme culturel dont la littérature anglo-indienne est finalement la première victime par le choix obsessionnel de sa thématique d’approche de l’Inde. Ce monomorphisme eut pour effet de créer une fabrique anonyme, une mécanique qui tourne à vide dans laquelle les auteurs perdent leur idiosyncrasie puisqu’ils disparaissent derrière des œuvres qui ne veulent plus rien dire. L’œuvre devient vide de sens. En se copiant mutuellement, en se reproduisant c’est-à-dire en reproduisant la même idéologie que l’on peut prendre selon le sens que lui donne Luis Jorge Prieto, c’est-à-dire une idéologie liée à la classification, ils annulent toute possibilité de nouveauté, et mettent à mal la notion même de création. Nous pouvons observer, à ce stade, combien le projet colonial est empêtré dans ses paradoxes. Alors que les représentations des indianistes avaient sciemment créé du vide et du néant pour prouver les lacunes de la civilisation indienne, comme nous l’avons vu au deuxième chapitre, les auteurs de fiction créent un autre vide, à leurs dépens cette fois, en reproduisant selon un principe mimétique, les discours de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains. C’est le vide de la création et de l’imagination individuelle. L’imaginaire collectif a pris le pas sur l’imaginaire individuel.
145La création littéraire se trouve ainsi en porte-à-faux. Il est évident que le principe de base de toute création exige une trame originale, aussi bien dans le sujet abordé que dans l’écriture, et la littérature britannique peut être globalement fière de sa production esthétique depuis des temps immémoriaux. Pourtant, la lecture de bon nombre d’écrivains de la fiction coloniale et postcoloniale déçoivent par leur monotonie et scandalisent par leurs procédés répétitifs. On ne peut que déplorer la fatale attraction du déjà dit, du déjà écrit, dont le but unique consiste à dénoncer sans relâche la barbarie de l’Autre, ses faiblesses, ses défauts ou à évoquer la vie quotidienne des cercles britanniques mise en danger par la présence de l’Autre, à faire l’éloge de l’immense courage de ces serviteurs de l’empire en terre hostile. Ce type d’écriture aboutit à ce que la transmission comporte de plus néfaste et de plus négatif, à savoir le non renouvellement des structures, l’impasse créatrice, et en fin de compte la réplication infinie des mêmes schémas destructeurs. De la même manière, si l’on considère que l’un des aspects positifs de la mondialisation est de rapprocher les peuples, d’ouvrir les esprits à l’Autre quel qu’il soit, de partager les savoirs et les expériences, de freiner les comportements racistes, bref d’envisager une nouvelle conception de la civilisation à travers le prisme de l’échange, il est nécessaire de faire évoluer les discours. Or cet aspect de la mondialisation n’a aucune chance de réussir si la substance des discours n’a pas évolué depuis trois siècles, et si les mêmes obsessions réapparaissent sans cesse. Un exemple, proche de nous dans le temps, montre combien l’Inde suscite toujours la même envie de se répéter. Il s’agit d’une expérience personnelle, vécue par le célèbre auteur de récits de voyages, William Dalrymple. Il évoque son séjour à Delhi dans un ouvrage intitulé City of Djinns : A Year in Delhi, publié en 1993. Ses recherches sur l’histoire de Delhi l’amène à découvrir les lettres d’un certain William Fraser, savant écossais du xixe siècle, adressées à sa famille. Voici ce qui frappe William Dalrymple :
When I first read through the Fraser correspondence, I had noticed that the letters – generally full of observations about the passage of the seasons – were curiously mute about the terrible heat inside Delhi houses during the summer. From my own experience of the hot season, I knew this to be an extraordinary omission. […] it is inevitably the first thing every letter writer mentions when he puts pen to paper. (p. 123)
146Dalrymple relève ici la lacune, quasi impardonnable à l’entendre, de cet auteur de plus d’un millier de lettres, comme s’il ne pouvait concevoir que Fraser ait eu d’autres priorités descriptives, et que son expérience de l’Inde dépassait les simples considérations météorologiques. Des expressions comme « extraordinary ommission » et « it is inevitably the first thing » révèlent à la fois l’étonnement du narrateur, le pouvoir de la transmission et l’impossibilité de s’extirper des schémas anciens. Mais ce qui il y de plus extraordinaire encore, pour reprendre un adjectif de l’auteur lui-même, est que Dalrymple commence justement son propre récit de voyages par une allusion à la chaleur. La troisième ligne ou si l’on veut la deuxième phrase du Chapitre 1 fait apparaître pour la première fois, et de loin la dernière, le lexème « heat » (p. 11). Puis vient le deuxième paragraphe, cinq lignes plus loin, dans lequel la chaleur a fait place à la poussière. Tout se passe comme si rien n’avait changé dans les représentations depuis Kipling. Les pages 11 et 123 se répondent ainsi en écho, et Dalrymple montre indirectement au lecteur sa supériorité, en tant qu’auteur de récits de voyages, par rapport à Fraser. Tout porte à croire qu’il est persuadé se situer dans la bonne ligne de pensée, et que Fraser a par conséquent tort d’omettre les principes de base de toute description sur l’Inde. Dalrymple a beau s’appuyer sur son expérience personnelle de la chaleur, ce que personne ne remet en doute, il n’en reste pas moins que comme la plupart de ses prédécesseurs, il fait de la chaleur et de la poussière les éléments prioritaires de son expérience de voyageur. Le lecteur ne peut s’empêcher d’entrevoir un type de relation consanguine entre les romans et les expériences vécues sur le terrain. Tout se passe comme si ces représentations appartenaient toutes à une seule et même famille de textes. La phrase mise en exergue de ce chapitre, conforte cette intuition, et prend une tournure ironique, sans doute contraire à la volonté de l’auteur. En effet, quasiment chaque lexie individuelle renforce le sens global de la phrase qui, telle que je la comprends, tend vers un éloge au temps suspendu, à « l’Inde éternelle », à « l’essence ». « Le thème de son livre », selon ses mots, est donc la répétition, et il ne semble pas se rendre compte que son ouvrage n’est que cela. Il en donne la tonalité d’ensemble. Le vocabulaire choisi, « disjointed in time », « suspended », et le dernier mot « aspic » qui, comme aucun autre mot ne peut si bien le faire, est un aveu de sa méthode narrative. Tout son réseau métaphorique converge vers l’immobilité. Ainsi, la description, et toutes celles à venir dans City of Djinns, sera arrêtée, bloquée, ou encore gelée de façon à en suspendre l’évolution, puis elle sera moulée dans cette forme définitive que confère la répétition. Par conséquent, on ne s’étonnera pas d’apprendre à la page 8, deuxième page du prologue, que le centre d’intérêt de l’auteur réside avant tout dans les marques du passé : « it was the ruins that fascinated me » (p. 8).
147Les thèmes évoqués aux chapitres 2 et 3, leurs représentations et leurs répétitions n’échappent pas aux écrivains de la littérature transcoloniale. La démarche de la fiction indienne en anglais prend une direction opposée. Comme nous allons le voir, la transmission continue à jouer un rôle considérable dans la structure narrative mais les procédés, les visées et les résultats sont différents. Le roman transcolonial est actif et réactif et donc ouvert. Mais avant d’aller plus loin et de nous pencher sur la fiction transcoloniale, faisons un détour par un auteur que les critiques peinent à classer dans une catégorie définitive. Ainsi, Ruth Prawer Jhabvala est tantôt rangée parmi les auteurs anglo-indiens, tantôt parmi les auteurs indo-anglais. Cela vient du fait que son approche artistique est à la charnière de plusieurs influences. Le roman qui l’a fait connaître Heat and Dust est un exemple du croisement entre deux visions de l’Inde. Voyons ce que Ruth Prawer Jhabvala fait de la chaleur et de la poussière.
Heat and Dust : la troisième dimension
It was so different from what one knew that it was like being not in a different part of this world but in another world altogether, in another reality.
Ruth Prawer Jhabvala, Heat and Dust, p. 85.
148Le titre du roman de Ruth Prawer Jhabvala, Heat and Dust, nous incite d’emblée à classer l’auteur parmi les écrivains anglo-indiens. Et c’est à vrai dire dans cette catégorie que certains critiques la placent. Le contexte choisi, l’Anglo-Inde, les personnages et les actions de ces derniers constituent la base d’un roman anglo-indien type. D’autres critiques soutiennent qu’elle est un auteur postcolonial. De nationalité allemande puis britannique, mariée à un Indien, Jhabvala qui vécut en Allemagne, en Grande Bretagne, en Inde, et passe aujourd’hui une partie de sa vie aux États-Unis, est en quelque sorte un auteur du No Man’s Land littéraire. D’autres encore, la classent parmi les auteurs indo-anglais. Pour cela, ils se basent sur les éléments de sa vie privée et de son expérience personnelle faisant d’elle un auteur qui écrit sur l’Inde de l’intérieur. Son double héritage lui permet ce regard critique qui la caractérise et l’autorise à confronter deux continents. Il semblerait que si elle n’est ni un auteur anglo-indien ni un auteur indo-anglais, elle est un écrivain transcolonial, selon la définition que j’ai donnée à ce terme dans l’introduction.
149Le roman, comprenant deux histoires, celle d’Olivia en 1923 et celle de la narratrice anonyme, parente d’Olivia, deux générations plus tard, pourrait être une allégorie de l’histoire littéraire de l’Inde. Schématiquement, on aurait d’un côté un pur roman anglo-indien (l’histoire d’Olivia) de l’autre, un roman indo-anglais. Les deux histoires se superposent dans Heat and Dust, elles sont liées l’une à l’autre par le va-et-vient que la narratrice anonyme opère en reconstituant l’histoire de son aïeule. Si je considère que Heat and Dust est un roman transcolonial c’est parce qu’il est issu de deux genres littéraires.
150En resserrant l’intrigue sur l’univers de la memsahib (Olivia), sur son mode de vie, son quotidien caractérisé par l’ennui, sa relation quasi inexistante à l’Inde et à la population indienne (par cela, entendons le citoyen ordinaire), la distance qu’elle entretient en ne franchissant jamais la frontière qu’elle a elle-même créée entre les quartiers britanniques et le bazar, ses états d’âme et son manque d’intérêt général pour les langues et les coutumes ou le travail de son mari, l’horizon limité de la memsahib correspond point par point au milieu claustrophobe du roman classique anglo-indien. Le lecteur repère très peu d’allusions à ce que j’appellerai l’Histoire vivante, celle qui se déroule à la porte d’Olivia, en l’occurrence la montée du nationalisme. Son retrait par rapport aux événements pourtant sur le point de fissurer les certitudes du pouvoir colonial, est typique de celui des memsahibs de son époque. Par ailleurs, l’Indien principal de l’intrigue, un nabab, est corrompu et totalement occidentalisé, et constitue par là-même un autre cliché de l’univers fictionnel anglo-indien. Les chapitres consacrés à l’histoire d’Olivia sont aussi marqués par les obsessions de la fiction anglo-indienne, tels que la sati, la chaleur et la poussière, la mort des enfants en bas âge, l’absolue supériorité du personnage britannique, l’éternelle infériorité des Indiens et bien sûr l’incontournable révolte des cipayes. L’Inde est perçue de l’extérieur, victime des généralités et stéréotypes, et sans cesse contrastée au « modèle » européen, encore une fois, dans un schéma propre aux romans anglo-indiens. La reconstruction du schéma fictionnel anglo-indien, sous forme de catalogue, sert par conséquent d’identification préalable. La narratrice compte sur la mémoire du lecteur. Les topoi créent ce lien indispensable entre la narratrice et le lecteur, jusqu’au moment où ce dernier est amené à s’interroger sur les motifs du faisceau de références auquel il est soumis. Ce moment est celui où la narratrice crée un effet de surprise en rompant avec les conventions narratives auxquelles elle nous a habitué : la fuite d’Olivia avec le nabab. Les deux substantifs, dont le titre est composé, sont alors une invite à reconsidérer nos certitudes sur le familier.
151Les deux histoires enchâssées préludent à l’avènement de la fiction transcoloniale, par laquelle la langue anglaise est conservée comme témoin de l’héritage colonial de l’Inde mais elle devient le véhicule d’un discours différent. Ruth Prawer Jhabvala a introduit le changement, le glissement d’un état vers un autre, vers une troisième dimension. La fuite d’Olivia avec le nabab, son « dérapage moral » aux yeux de ses compatriotes, par rapport aux normes en vigueur que la société coloniale avait imposées, est un premier signe de dissidence de l’auteur par rapport aux normes du roman anglo-indien traditionnel où chacun est censé rester à sa place où chacun est censé respecter les lois de la biologie. La transgression d’Olivia sert de prétexte à une transgression narrative. La notion de dépassement est peut-être celle qui caractérise le mieux ce roman. On y voit surtout un dépassement de la peur ; peur du mélange, peur du contact, peur des conventions, peur de l’Autre, peur de la peur. Le roman présente un espace de liberté dont la métaphore est celle du désert, fait de chaleur et de poussière. Ce passage obligé qui conduit Olivia vers le nabab, cet espace qui ouvre sur « un autre monde », « une autre réalité ». Jusque-là symboles de fermeture dans la fiction anglo-indienne, puisqu’il était d’usage de se calfeutrer pour ne laisser entrer ni la chaleur ni la poussière, ces deux substantifs ont fait un demi-tour sémantique complet et se trouvent réincarnés en leur contraire pour signifier à présent, ouverture sur le monde.
152Partie sur les traces d’Olivia, presque cinquante ans plus tard, la narratrice semble avoir hérité cette propension à la liberté et à la connaissance de l’Autre amorcée par Olivia. L’Inde est perçue de l’intérieur, certes toujours à travers le regard d’une narratrice occidentale, mais cette dernière a pris le parti de vivre en Inde et avec les Indiens. Elle transmet au lecteur sa volonté de savoir et de comprendre la civilisation indienne au fur et à mesure de ses découvertes. Le contact et la nécessité de rencontrer l’Autre ont pris le pas sur l’isolationisme et le rejet systématique, faisant ainsi tomber les barrières raciales, du moins le temps d’un roman.
153Heat and Dust révèle deux choses essentielles : d’une part, la langue anglaise est capable de véhiculer un message différent que le message auto référent auquel le roman anglo-indien a habitué le lecteur : l’idéologie s’est déplacée, et l’Anglais super héros omnipotent a disparu. La vision éculée de l’Inde fait place à une nouvelle version. D’autre part, Heat and Dust semble avoir été conçu comme un roman de transition. Le croisement des lettres d’Olivia et du journal de la narratrice est par conséquent une façon d’articuler le colonial et le postcolonial au transcolonial, d’utiliser le colonial, d’écrire avec, pour passer outre, le dominer et raconter une nouvelle histoire. Publié en 1975, Heat and Dust annonce la vague des romans indo-anglais qui a submergé et bouleversé le paysage littéraire au début des années dix-neuf cent quatre-vingt, et ne cesse de croître depuis. Caractérisé par le mélange des influences culturelles, Heat and Dust est l’un des prototypes de ce que l’on nomme l’hybridité culturelle. Ce roman fut sans doute à l’origine d’une version plus moderne, The Alchemy of Desire, dont l’ambition est identique.
154Nous avons vu, l’impact de la biologie dans les discours fictionnels ou non, officiels ou non. Puis, nous avons vu comment la biologie, au sens métaphorique, expliquait, sans excuser, le mécanisme de transmission des informations vécues ou reçues sur l’Inde, par la répétition. La biologie, depuis son invention, est sans doute la discipline la plus manipulée, même encore aujourd’hui, puisqu’elle sert des arguments destinés à nier l’existence humaine d’une partie de la planète. Biologie et culture, biologie et civilisation ont parcouru le même chemin, ont suivi un itinéraire parallèle selon la mécanique de l’éternel retour, ou comme le dit Robert Young dans Colonial Desire,
Culture and race developed together, imbricated within each other : their discontinuous forms of repetition suggest, as Foucault puts it, « how we have been trapped in our own history ». (p. 28)
155Le système discursif, associant biologie et culture, se trouve aujourd’hui face à un ordre de valeurs assujetti aux nouvelles normes que la littérature transcoloniale impose. Les puristes de tous bords, de la « race », de la culture, de la langue, doivent reconnaître la diversité humaine et donc la diversité culturelle de la planète. Mais non seulement doivent-ils la reconnaître mais ils doivent admettre, dans le même temps, l’inévitable interaction ou métissage de ces cultures. Les êtres humains voyagent, se déplacent sans cesse, s’établissent ou repartent mais ils laissent des traces, plus ou moins profondes de leur passage. Les Britanniques ont laissé des traces profondes sur la civilisation indienne. Nombre d’entre eux en sont-ils fiers comme en témoignent certaines discussions actuelles sur la présence impériale et ses conséquences. Persuadés des bienfaits de l’influence britannique en Inde, donc paradoxalement du métissage, ces mêmes personnes déplorent en revanche ce même métissage sur leur propre territoire ou leur propre culture : oui à l’exportation, non à l’importation. Or, la loi de l’échange fonctionne bien évidemment dans les deux sens. La fiction indienne en anglais propose sa version et sa vision de l’échange ; certains diront alors que la littérature transcoloniale est biologiquement incorrecte.
Notes de bas de page
1 Un mot inventé par Dawkins, et dont il voulait qu’il ressemblât au mot « gène » : la prononciation anglaise est identique à celle de gene.
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